Œuvres de La Rochefoucauld - T.1/Portrait du cardinal de Retz par la Rochefoucauld

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Texte établi par D. L. Gilbert, Librairie de L. Hachette et Cie (Tome premierp. 15-21).


PORTRAIT
DU
CARDINAL DE RETZ
PAR LA ROCHEFOUCAULD
(1675)

NOTICE.

Ce Portrait du cardinal de Retz par la Rochefoucauld peut être considéré comme une sorte de réplique au Portrait de la Rochefoucauld par le cardinal de Retz, que nous avons donné ci-dessus, aux pages 13 et 14. Il a paru, pour la première fois, dans le tome III, p. 60-63[1] de l’édition des Lettres de Mme de Sévigné, publiée en 1754 par le chevalier de Perrin[2]. On peut supposer que Perrin a fait imprimer ce portrait de Retz d’après la copie même qui se trouvait dans la correspondance de Mmes de Sévigné et de Grignan. Il dit en note : « Comme ce portrait n’a été imprimé ni dans la Galerie des peintures, ni dans les Mémoires de Mademoiselle, où sont insérés la plupart des portraits qui furent faits dans ce temps-là, on a présumé que celui-ci seroit vu avec d’autant plus de plaisir qu’il est fait de main de maitre. » Mme de Sévigné écrit à sa fille, en le lui envoyant le 19 juin 1675[3] : « Voilà un trait qui s’est fait brusquement sur le Cardinal : celui qui l’a fait n’est pas son intime ami ; il n’a aucun dessein qu’il le voie, ni que cet écrit coure ; il n’a point prétendu le louer. Il m’a paru bon par toutes ces raisons : je vous l’envoie et vous prie de n’en donner aucune copie. On est si lassé de louanges en face, qu’il y a du ragoût à pouvoir être assuré qu’on n’a pas eu dessein de vous faire plaisir, et que voilà ce qu’on dit, quand on dit la vérité toute nue, toute naïve. » Elle écrit encore, le 3 juillet suivant[4] : « Ce qui me le fit trouver bon, et le montrer au Cardinal, c’est qu’il n’a jamais été fait pour être vu. C’étoit un secret que j’ai forcé, par le goût que je trouve à des louanges en absence, par un homme qui n’est ni intime ami, ni flatteur. Notre cardinal trouva le même plaisir que moi à voir que c’étoit ainsi que la vérité forçoit à parler de lui, quand on ne l’aimoit guère, et qu’on croyoit qu’il ne le sauroit jamais. » — On s’est étonné (voyez le tome III des Lettres de Mme de Sévigné, p. 505, note 17) que le cardinal de Retz ait pu trouver du plaisir à lire un tel portrait, et l’on s’est demandé si celui que Perrin a publié est bien le même que Mme de Sévigné a envoyé à sa fille. En effet, c’est une objection qui se présente naturellement à l’esprit. Il faut le remarquer cependant : outre que, devant Mme de Sévigné, le Cardinal devait, comme on dit, faire contre fortune bon cœur, il pouvait aussi se trouver satisfait, au moins relativement, car un ennemi, ou, en tout cas, un juge aussi redoutable pour lui que l’était la Rochefoucauld, aurait pu le maltraiter davantage. Pour moi, après une étude attentive du fond et de la forme de ce morceau, je n’hésite pas à le laisser à l’auteur des Maximes. Aucun contemporain, je crois, n’était en état de l’écrire avec cette précision et cette force, voilà quant à la forme ; et quant au fond, on va trouver, dans les notes qui suivent, plusieurs passages des Mémoires et des Maximes où mêmes pensées se retrouvent, quelquefois en mêmes termes.




PORTRAIT

DU

CARDINAL DE RETZ

Paul de Gondi, cardinal de Retz, a beaucoup d’élévation, d’étendue d’esprit, et plus d’ostentation[5] que de vraie grandeur de courage. Il a une mémoire extraordinaire ; plus de force que de politesse dans ses paroles ; l’humeur facile[6], de la docilité[7] et de la foiblesse à souffrir les plaintes et les reproches de ses amis ; peu de piété, quelques apparences de religion. Il paroît ambitieux sans l’être ; la vanité, et ceux qui l’ont conduit lui ont fait entreprendre de grandes choses, presque toutes opposées à sa profession ; il a suscité les plus grands désordres de l’État, sans avoir un dessein formé de s’en prévaloir[8], et bien loin de se déclarer ennemi du cardinal Mazarin pour occuper sa place, il n’a pensé qu’à lui paroître redoutable, et à se flatter de la fausse vanité de lui être opposé. Il a su néanmoins[9] profiter avec habileté des malheurs publics pour se faire cardinal ; il a souffert sa prison avec fermeté, et n’a dû sa liberté qu’à sa hardiesse[10]. La paresse[11] l’a soutenu avec gloire, durant plusieurs années, dans l’obscurité d’une vie errante et cachée. Il a conservé l’archevêché de Paris, contre la puissance du cardinal Mazarin ; mais après la mort de ce ministre, il s’en est démis, sans connoître ce qu’il faisoit, et sans prendre cette conjoncture pour ménager les intérêts de ses amis et les siens propres. Il est entré dans divers conclaves, et sa conduite a toujours augmenté sa réputation[12]. Sa pente naturelle est l’oisiveté ; il travaille néanmoins avec activité dans les affaires qui le pressent, et il se repose avec nonchalance quand elles sont finies. Il a une grande présence d’esprit, et il sait tellement tourner à son avantage les occasions que la fortune lui offre[13], qu’il semble qu’il les ait prévues et désirées. Il aime à raconter ; il veut éblouir indifféremment tous ceux qui l’écoutent par des aventures extraordinaires, et souvent son imagination lui fournit plus que sa mémoire. Il est faux dans la plupart de ses qualités[14], et ce qui a le plus contribué à sa réputation, est de savoir donner un beau jour à ses défauts[15]. Il est insensible à la haine et à l’amitié, quelques soins qu’il ait pris de paroitre occupé de l’une ou de l’autre ; il est incapable d’envie et d’avarice[16], soit par vertu, soit par inapplication. Il a plus emprunté de ses amis qu’un particulier ne pouvoit espérer de leur pouvoir rendre il a senti de la vanité à trouver tant de crédit, et à entreprendre de s’acquitter[17]. Il n’a point de goût, ni de délicatesse ; il s’amuse à tout, et ne se plaît à rien ; il évite avec adresse de laisser pénétrer qu’il n’a qu’une légère connoissance de toutes choses. La retraite qu’il vient de faire[18] est la plus éclatante et la plus fausse action de sa vie ; c’est un sacrifice qu’il fait à son orgueil, sous prétexte de dévotion : il quitte la cour, où il ne peut s’attacher, et il s’éloigne du monde, qui s’éloigne de lui.


  1. Pages 50-52 dans l’édition petit format.
  2. Dans l’édition qui fait partie de la collection des Grands écrivains de la France, on trouvera ce portrait au tome III, p. 486-488.
  3. Tome III, p. 485 et 486.
  4. Tome III, p. 505.
  5. La Rochefoucauld, dans ses Mémoires, dit, en parlant du cardinal de Retz : « Il avoit de l’élévation et de l’esprit ; » et un peu plus loin : « Il avoit de l’orgueil et de la fierté. »
  6. Nous lisons de même dans la partie des Mémoires que nous venons de citer : « Son humeur étoit facile. »
  7. Dans l’édition des Mémoires de Retz, de M. Champollion-Figeac, on a imprimé : solidité, au lieu de docilité.Mme de Sévigné, dans une lettre à sa fille (tome V, p. 519), dit à peu près de même, en parlant du Cardinal : « Jamais je n’ai vu un cœur si aisé à gouverner. »
  8. On peut croire que l’auteur pensait au cardinal de Retz, lorsqu’il écrivait les maximes 160 et 343 : « Quelque éclatante que soit une action, elle ne doit pas passer pour grande lorsqu’elle n’est pas l’effet d’un grand dessein. » — « Pour être un grand homme, il faut savoir profiter de toute sa fortune. »
  9. Néanmoins est omis dans la petite édition de Perrin.
  10. On sait avec quelle hardiesse le Cardinal s’échappa, en 1654, de la prison où il était retenu à Nantes.
  11. Voyez, en consultant la Table des Maximes, les diverses réflexions de l’auteur sur la paresse, qui pour lui est synonyme d’indolence.
  12. En effet le Cardinal joua un grand rôle dans plusieurs conclaves ; il contribua particulièrement, en 1655, à l’élection du pape Alexandre VII, comme plus tard, en 1676, il contribua à celle d’Innocent XI.
  13. Voyez les maximes 57 et 60.
  14. C’est-à-dire, ses qualités ne sont qu’en apparence. — Voyez la maxime 166 et la 13e des Réflexions diverses.
  15. Voyez les maximes 162 et 354. — Dans ses Mémoires, l’auteur ajoute : « Il savoit feindre des vertus qu’il n’avoit pas. »
  16. Dans les Mémoires : « Son humeur étoit… désintéressée. »
  17. C’est en 1676, l’année même où ce portrait fut composé, que le Cardinal entreprit de s’acquitter envers ses créanciers en allant vivre dans la retraite. Il s’acquitta en effet. Mme de Sévigné écrit à Bussy, le 27 juin 1678 (tome V, p. 459) : « Vous savez qu’il s’est acquitté de onze cent mille écus. »
  18. La Rochefoucauld parle sans doute de la résolution que Retz avait prise de se retirer à l’abbaye de Saint-Mihel, et qu’il exécuta en juin 1675, dans le temps même où Mme de Sévigné envoyait le présent portrait à Mme de Grignan : voyez les Lettres de Mme de Sévigné, tome V, p. 482. Quelques mois plus tard, le pape lui ordonna de quitter Saint-Mihel pour aller vivre à Commercy. Il s’était démis depuis plusieurs années de l’archevêché de Paris ; il voulut aussi renoncer à son chapeau de cardinal, mais le pape et le Roi exigèrent qu’il le gardât.