Œuvres de Lagrange/Pièces diverses/Discours sur l’objet de la théorie des fonctions analytiques
DISCOURS
SUR
L’OBJET DE LA THÉORIE DES FONCTIONS ANALYTIQUES.
La théorie des fonctions que je me propose d’exposer cette année, avec plus de détail que je ne l’ai fait dans l’Ouvrage imprimé, a pour objet de faire disparaître les difficultés qui se rencontrent dans les principes du Calcul différentiel et qui arrêtent la plupart de ceux qui entreprennent de l’étudier, en liant immédiatement ce Calcul à l’Algèbre, dont il a fait jusqu’ici une science séparée.
On connaît les difficultés qu’offre la supposition des infiniment petits pour les éviter, Euler regarde les différentielles comme nulles, ce qui réduit leur rapport à l’expression vague et inintelligible de zéro divisé par zéro. Maclaurin et d’Alembert emploient la considération des limites ; mais on peut observer que la sous-tangente n’est pas à la rigueur la limite des sous-sécantes, parce que rien n’empêche la sous-sécante de croître encore lorsqu’elle est devenue sous-tangente.
Les véritables limites, suivant les notions des anciens, sont des quantités qu’on ne peut passer, quoiqu’on puisse en approcher aussi près que l’on veut ; telle est, par exemple, la circonférence du cercle à l’égard des polygones inscrits et circonscrits, parce que, quelque grand que devienne le nombre des côtés, jamais le polygone intérieur ne sortira du cercle, ni l’extérieur n’y entrera. Ainsi les asymptotes sont de véritables limites des courbes auxquelles elles appartiennent, etc.
Au reste, je ne disconviens pas qu’on ne puisse, par la considération des limites envisagées d’une manière particulière, démontrer rigoureusement les principes du Calcul différentiel, comme Maclaurin, d’Alembert et plusieurs autres Auteurs après eux l’ont fait. Mais l’espèce de métaphysique qu’on est obligé d’y employer est, sinon contraire, du moins étrangère à l’esprit de l’Analyse, qui ne doit avoir d’autre métaphysique que celle qui consiste dans les premiers principes et dans les opérations fondamentales du Calcul.
À l’égard de la méthode des fluxions, il est vrai qu’on peut ne considérer les fluxions que comme les vitesses avec lesquelles les grandeurs varient, et y faire abstraction de toute idée mécanique ; mais la détermination analytique de ces vitesses dépend aussi, dans cette méthode, de la considération des quantités infiniment petites ou évanouissantes, et est par conséquent sujette aux mêmes difficultés que le Calcul différentiel.
À considérer ces différentes méthodes, ou plutôt ces différentes manières d’envisager la même méthode, il n’est pas difficile de s’apercevoir qu’elles n’ont d’autre but que de donner le moyen d’obtenir séparément les premiers termes du développement d’une fonction, en les détachant et les isolant, pour ainsi dire, du reste de la série, parce que tous les problèmes dont la solution exige le Calcul différentiel dépendent uniquement de ces premiers termes ; et l’on peut dire qu’on remplissait cet objet sans presque se douter que ce fût là le seul but des opérations du calcul qu’on employait.
La considération des courbes avait fait naître la méthode des infiniment petits, qu’on a ensuite transformée en méthode des évanouissants ou des limites, et la considération du mouvement avait fait naître celle des fluxions. On a transporté dans l’Analyse les principes qui résultaient de ces considérations, et l’on n’a pas vu d’abord, ou du moins il ne paraît pas qu’on ait vu que les problèmes qui dépendent de ces méthodes, envisagés analytiquement, se réduisent simplement à la recherche des fonctions dérivées qui forment les premiers termes du développement des fonctions données, ou à la recherche inverse des fonctions primitives par les fonctions dérivées.
Newton avait bien remarqué, dans sa première solution du Problème sur la courbe décrite par un corps grave dans un milieu résistant, que ce Problème devait se résoudre par les premiers termes de lâ série de l’ordonnée ; mais il se trompa dans l’application de ce principe, et dans la seconde solution il employa purement la méthode différentielle, en considérant les différences de quatre ordonnées successives ; et, quoiqu’il ait laissé subsister le passage où il dit que le Problème se résoudra par les premiers termes de la série, on voit que ce passage n’a plus de rapport immédiat à ce qui précède ni à ce qui suit.
Il est donc plus naturel et plus simple de considérer immédiatement la formation des premiers termes du développement des fonctions, sans employer le circuit métaphysique des infiniment petits ou des limites ; et c’est ramener le Calcul différentiel à une origine purement algébrique, que de le faire dépendre uniquement de ce développement.
Le développement des fonctions, envisagé d’une manière générale, donne naissance aux fonctions dérivées de différents ordres ; et, l’algorithme de ces fonctions une fois trouvé, on peut les considérer en elle\sinêmes et indépendamment des séries d’où elles résultent. Ainsi, une fonction donnée étant regardée comme primitive, on en peut déduire, par des règles simples et uniformes, d’autres fonctions que j’appelle dérivées ; et, ayant une équation quelconque entre plusieurs variables, on peut passer successivement aux équations dérivées, et remonter de celles-ci aux équations primitives. Ces transformations répondent aux différentiations et aux intégrations ; mais, dans la théorie des fonctions, elles ne dépendent que d’opérations purement algébriques, fondées sur les simples principes du calcul.
À proprement parler, l’Algèbre n’est en général que la théorie des fonctions. Dans l’Arithmétique, on cherche des nombres par des conditions données entre ces nombres et d’autres nombres ; et les nombres qu’on trouve satisfont à ces conditions sans conserver aucune trace des opérations qui ont servi à les former. Dans l’Algèbre, au contraire, les quantités qu’on cherche doivent être des fonctions des quantités données, c’est-à-dire, des expressions qui représentent les différentes opérations qu’il faut faire sur ces quantités, pour obtenir les valeurs des quantités cherchées.
Dans l’Algèbre proprement dite, on ne considère que les fonctions primitives qui résultent des opérations algébriques ordinaires ; c’est la première branche de la théorie des fonctions. Dans la seconde branche on considère les fonctions dérivées, et c’est cette branche que nous désignons simplement par le nom de Théorie des fonctions analytiques, et qui comprend tout ce qui a rapport aux nouveaux calculs.
Les fonctions dérivées se présentent naturellement dans la Géométrie, lorsqu’on considère les aires, les tangentes, les rayons osculateurs, etc., et dans la Mécanique, lorsqu’on considère les vitesses et les forces. Si l’on regarde, par exemple, l’aire d’une courbe comme fonction de l’abscisse, l’ordonnée en est la première fonction dérivée, ou fonction prime ; l’angle que la tangente de la courbe fait avec l’axe a pour tangente la fonction prime de l’ordonnée, et par conséquent la seconde fonction dérivée, ou fonction seconde de l’aire ; le rayon osculateur dépend des deux premières fonctions dérivées de l’ordonnée, et ainsi de suite.
De même, en regardant l’espace parcouru comme fonction du temps, la vitesse en est la fonction prime, et la force accélératrice en est la fonction seconde. Ce n’est pas un des moindres avantages de la théorie des fonctions de fournir, pour ces éléments de la Géométrie des courbes, et de la Mécanique, des expressions aussi simples et aussi intelligibles que le sont les expressions algébriques des puissances et des racines.