Aller au contenu

Œuvres de Lagrange/Pièces diverses/Sur l’origine des comètes

La bibliothèque libre.


SUR
L’ORIGINE DES COMÈTES[1].


(Connaissance des Temps ou des Mouvements célestes, à l’usage des Astronomes et des Navigateurs, pour l’année 1814 ; publiée par le Bureau des Longitudes. — Avril 1812.)


Séparateur


On connaît l’ingénieuse hypothèse imaginée par M. Olbers, pour expliquer les phénomènes de la petitesse des quatre nouvelles planètes, et de l’égalité ou presque égalité de leurs distances au Soleil. Elle consiste à supposer que ces planètes ne sont que des fragments d’une plus grosse planète qui faisait sa révolution à la même distance du Soleil, et qu’une cause extraordinaire a fait éclater en différents morceaux, qui ont continué à se mouvoir autour du Soleil, à peu près à la même distance et avec des vitesses presque égales, mais dans des inclinaisons différentes.

Cette hypothèse lui avait été suggérée par les observations des deux premières de ces planètes, Cérès et Pallas, et elle servit à faire découvrir les deux autres, Junon et Vesta, par l’examen assidu des deux régions du ciel dans lesquelles leurs orbites se coupent, et qui se trouvent dans les constellations de la Vierge et de la Baleine.

L’hypothèse de M. Olbers, tout extraordinaire qu’elle paraît, n’est cependant pas dénuée de vraisemblance. Ceux qui, comme Saussure, Dolomieu et quelques autres, ont fait des observations et des recherches approfondies sur la structure des montagnes, ne peuvent s’empêcher de reconnaître que la Terre a subi de grandes catastrophes, et que les couches qui en forment comme l’écorce ont dû être soulevées, brisées et déplacées par l’action d’un feu intérieur ou d’autres fluides élastiques renfermés dans le globe ; il est même possible que de très-grands morceaux en aient été détachés et lancés au loin, et soient devenus des aérolithes en roulant autour de la Terre et en éclatant de nouveau au moment de leur chute[2], ou de petites planètes plus ou moins excentriques, en circulant autour du Soleil, comme la comète de 1770, que Lexell et M. Burckhardt ont reconnue ne pouvoir être qu’une planète très-excentrique, mais dont la révolution ne serait que d’environ six ans, ou enfin de véritables comètes.

Quoi qu’il en soit de ces hypothèses, j’ai été curieux de rechercher quelle serait la force d’explosion nécessaire pour briser une planète, de manière qu’un de ses morceaux pût devenir comète.

Le problème n’est pas difficile en lui-même, parce qu’on connaît depuis Newton la manière de déterminer les éléments de l’orbite que doit décrire un corps projeté avec une vitesse donnée et suivant une direction donnée ; mais il s’agit d’obtenir des formules qui donnent des résultats simples et généraux.

Je suppose, pour plus de simplicité, une planète qui décrit autour du Soleil un cercle dont le rayon est et je cherche la vitesse qu’il faudrait lui imprimer et la direction de cette vitesse, pour que l’orbite circulaire fût changée en une orbite elliptique dont le demi-axe ou la distance moyenne soit le demi-paramètre soit et l’inclinaison de la nouvelle orbite sur la première soit À l’égard du nœud ou de l’intersection des deux orbites, il est clair qu’il doit être dans le lieu ou la planète aura reçu l’impulsion étrangère.

Soit le rapport de la vitesse communiquée par cette impulsion à la vitesse primitive du corps dans le cercle, et soient les angles que la direction de l’impulsion fait avec le rayon avec une perpendiculaire à ce rayon dans le plan du cercle et dans le sens du mouvement circulaire, et avec une perpendiculaire au plan même du cercle ; on aura

Dans la parabole la distance devient infinie, ce qui fait disparaître, dans les expressions de et de le terme et devient double de la distance périhélie.

À l’égard des comètes rétrogrades, on sait qu’on peut les regarder comme directes, c’est-à-dire allant toujours dans le même sens, mais avec une inclinaison plus grande que l’angle droit. Ainsi, pour les comètes directes qui vont dans le même sens du mouvement circulaire primitif, l’angle devra être pris dans le premier quart de cercle, et pour les comètes rétrogrades qui vont en sens opposé, l’angle devra être pris dans le second quart de cercle.

Pour les comètes directes, sera donc positif, et l’on voit que la plus grande valeur de en supposant l’orbite parabolique, sera mais, pour les comètes rétrogrades, sera négatif, et la plus grande valeur de ira à si le demi-paramètre ne surpasse pas la distance primitive en général, le maximum de sera, pour les comètes rétrogrades, Ainsi est la limite qui sépare les comètes directes d’avec les rétrogrades ; au-dessous elles sont directes, et au-dessus rétrogrades. Ces résultats me paraissent mériter l’attention des géomètres par leur simplicité ; je ne sache pas qu’on les trouve dans aucun des ouvrages connus.

Si l’on veut avoir une solution générale, on supposera que l’orbite primitive est une ellipse quelconque, ayant pour demi-axe ou distance moyenne, et pour demi-paramètre ; et, faisant, pour abréger,

on aura

Et si, au lieu des angles et qui se rapportent au rayon vecteur et à une perpendiculaire a ce rayon dans le plan de l’orbite primitive, on voulait employer les angles que la direction de l’impulsion fait avec la normale et avec la tangente de l’orbite primitive elliptique, on

aurait

l’angle demeurant le même.

Dans le cas du cercle, les quantités et deviennent ce qui donne et l’on a les premières formules. Lorsque l’ellipse est très-peu excentrique, les quantités et sont très-peu différentes de et la quantité est une quantité très-petite de l’ordre de l’excentricité ; les premières formules sont alors très-approchées ; et, comme ce cas est celui de toutes les planètes connues, ces formules sont suffisantes pour notre objet.

En prenant la distance moyenne de la Terre au Soleil pour l’unité, et sa vitesse moyenne pour l’unité des vitesses, on sait que la vitesse d’une planète quelconque, qui décrirait autour du Soleil un cercle de rayon est exprimée par ainsi, pour que cette planète ou une portion de cette planète change tout à coup son orbite circulaire en une orbite elliptique quelconque, il faudra qu’elle reçoive une impulsion qui lui imprime une vitesse exprimée par Pour que ce phénomène ait lieu, il suffit donc de supposer que, par l’action d’un fluide élastique quelconque développé dans l’intérieur de la planète par des causes accidentelles, il se fait une explosion par laquelle la planète éclate en deux ou plusieurs morceaux ; chacun de ces morceaux décrira ensuite une orbite elliptique ou parabolique, conformément à la vitesse que l’explosion lui aura imprimée. Je fais ici abstraction de l’attraction mutuelle des parties de la planète, laquelle, lorsque ces parties ne sont pas très-petites et ne se séparent pas avec une grande vitesse, peut altérer un peu les éléments de leurs orbites.

La vitesse moyenne de la Terre, dans son orbite autour du Soleil, est à peu près de lieues par seconde. La vitesse un boulet de au sortir du canon, est d’environ pieds ou toises par seconde, laquelle est aussi à peu près celle d’un point de l’équateur dans le mouvement diurne de la Terre, celle-ci n’étant que de toises plus grande. Prenons pour l’unité cette vitesse d’un boulet qui est à très-peu près d’un dixième de lieue par seconde ; la vitesse de la Terre dans son orbite sera exprimée par le nombre et la vitesse produite par l’explosion d’une planète devra être et, comme nous avons vu que le maximum de est de pour les comètes directes, et de pour les rétrogrades, les maxima des vitesses seront à peu près et Pour la Terre mais pour Saturne et pour Uranus Ainsi, si l’on supposait que des planètes placées au delà d’Uranus, à une distance du Soleil eussent éclaté, il n’aurait fallu qu’une explosion capable de produire des vitesses moindres que ou fois celle d’un boulet pour en faire des comètes elliptiques ou paraboliques, suivant toutes les dimensions et les directions possibles. Des vitesses plus grandes que ces limites en auraient fait des comètes hyperboliques qui auraient disparu après leur première apparition.

Si l’on veut que les morceaux de la planète brisée continuent à se mouvoir dans des orbites à peu près égales à celle de la planète, mais placées différemment, il n’y aura qu’à faire dans nos formules et l’on aura

étant l’inclinaison de la nouvelle orbite sur la première. Cela est à peu près le cas des quatre petites planètes ; et, comme la plus grande valeur de est de pour Pallas, ce qui donne à peu près

et que pour ces planètes on a les vitesses dues à l’éxplosion seront moindres que

Par rapport à la Terre, si l’on suppose qu’un morceau égal à sa millième partie, et qui sera par conséquent égal à un globe ayant pour diamètre la dixième partie de celui de la Terre, en soit détaché et lancé avec une vitesse capable d’en faire une comète parabolique, cette vitesse devra être exprimée par et le maximum sera, comme nous l’avons trouvé plus haut, de ou suivant que la comète devra être directe pu rétrograde ; mais, dans ce cas, il faudrait ajouter à cette vitesse celle qui sera nécessaire pour vaincre l’action de la gravité ou l’attraction de la Terre, laquelle doit diminuer l’effet de l’explosion et changer un peu les éléments de l’orbite. Il serait difficile de déterminer ces altérations ; mais il est évident que cette vitesse additionnelle ne peut pas être plus grande que celle qu’il faudrait donner à un projectile pour qu’il pût aller à l’infini, abstraction faite de la résistance de l’air. Celle-ci est la même que la vitesse que le projectile devrait recevoir pour décrire une parabole autour de la Terre, et elle est à la vitesse avec laquelle il pourrait décrire un cercle à la même distance de la Terre comme à ainsi que Newton l’a démontré. Or on sait, depuis Huyghens, que pour que la force centrifuge soit à la surface de la Terre égale à la gravité, il faut que la vitesse de circulation soit fois plus grande que la vitesse de rotation d’un point de l’équateur ainsi, en prenant pour l’unité cette dernière vitesse, qui diffère peu de celle d’un boulet, la vitesse imprimée au projectile devra être exprimée par ou par à peu près. Il faudra donc augmenter de les nombres et ce qui porterait les maxima des vitesses d’impulsion à et

Mais le reste de la Terre ne recevrait par la même explosion qu’une vitesse en sens contraire mille fois moindre, laquelle ne produirait que des variations presque insensibles sur son orbite ; mais le choc des matières brisées et le soulèvement subit des eaux de la mer pourraient causer tous les bouleversementsqu’on observe à la surface de la Terre ; il en pourrait même résulter quelque changement dans son axe de rotation ; mais cela doit faire l’objet d’un autre Problème.

Enfin, si l’explosion se faisait de manière que la planète fût brisée en deux morceaux presque égaux et qui reçussent des vitesses renfermées dans les limites données, ces morceaux deviendraient des comètes, dont les éléments dépendraient des vitesses imprimées et de leurs directions. Le cas le plus simple est celui où l’explosion se ferait dans une direction perpendiculaire au mouvement de la planète, supposé circulaire, et produirait, dans deux sens opposés, des vitesses égales à celle de la planète les deux morceaux décriraient nécessairement des orbites paraboliques, Ce résultat aurait lieu aussi en regardant l’orbite de la planète comme elliptique, mais seulement dans ses moyennes distances au Soleil, comme on le voit par les dernières formules, en y faisant et Si l’explosion se faisait dans les autres points de l’orbite, les deux paraboles seraient changées en ellipses ou hyperboles dont le grand axe serait déterminé par l’équation

étant la distance moyenne de la planète au Soleil, et la distance au Soleil du point de l’orbite où l’explosion arriverait. Ainsi, dans les parties supérieures de l’orbite où les nouvelles orbites seraient des ellipses très-excentriques, et, dans les parties inférieures où elles deviendraient des hyperboles peu différentes de la parabole.

Dans le cas où l’orbite de la planète est elliptique, la valeur de qui donne la limite entre les comètes directes et les rétrogrades sera, en faisant infini et

Or, en nommant l’excentricité de la planète, c’est-à-dire le

rapport de la distance des foyers au grand axe, la plus grande ou la plus petite valeur de est la plus grande valeur de est et la plus grande valeur de est donc, comme les radicaux et peuvent être pris en plus et en moins, on aura pour ces deux limites

lesquelles seront d’autant plus rapprochées que sera plus petite. Au-dessous de la première, le mouvement sera direct dans les orbites paraboliques produites par l’explosion de la planète, et au-dessus de la seconde il sera nécessairement rétrograde entre les deux, il pourra être direct ou rétrograde.

Il y aurait plusieurs autres conséquences à tirer de nos formules ; mais je ne m’arrêterai pas davantage sur ce sujet, me contentant d’avoir donné une solution générale du Problème.

M. Laplace a proposé, dans l’Exposition du Système du Monde, une hypothèse ingénieuse sur la formation des planètes par l’atmosphère du Soleil ; mais elle ne s’applique qu’à des orbites circulaires ou presque circulaires, et à des mouvements dirigés dans le même sens. Si l’on y joint l’hypothèse de l’explosion des planètes par l’action du calorique que le passage de l’état aériforme à l’état solide aura concentré dans leur intérieur, on aura une hypothèse complète sur l’origine de tout le système planétaire, plus conforme à la nature et aux lois de la Mécanique que toutes celles qui ont été proposées jusqu’ici.


Séparateur

  1. Lu au Bureau des Longitudes, le 29 janvier 1812.
  2. On pourrait supposer que les aérolithes sont lancés principalement par des volcans situés dans les régions polaires, et qui produisent en même temps les aurores boréales, lesquelles, suivant les observations qu’on trouve dans les Mémoires de l’Académie de Stockholm, sont souvent accompagnées de tremblements de terre dans le Nord. Le fer natif renfermé dans l’intérieur des aérolithes indiqueraitqu’ils viennent de l’intérieur de la Terre, où les minéraux peuvent conserver leur état primitif.