Œuvres de Louise Labé, édition Boy, 1887/II/06

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VI

LA BELLE CORDIÈRE. — SA SOCIÉTÉ. —
LES GENS DE LETTRES. —
PUBLICATIONS DE SES ŒUVRES.



Tandis que son nom et sa personne étaient ainsi livrés aux appréciations des témoins d’Yvard ; tandis que la Belle Cordière classait dans son appartement agrandi les « bons livres latins et vulgaires, italiens et espagnols, dont son cabinet était copieusement garni, » les gens de lettres prenaient assez fréquemment le chemin de la rue Confort. Parmi les nombreuses cités de France qui alors vivaient d’elles-mêmes, Lyon, placé à la limite du midi et du nord, sur la route de Genève et en relations constantes avec l’Italie, Lyon était un centre intellectuel que Paris n’éclipsait pas totalement. La renommée de ses imprimeries s’étendait au loin, et si l’on donnait le volumineux catalogue des livres imprimés à Lyon, pour des auteurs de tous les points de la France, de l’Italie et de l’Espagne, on serait étonné des noms célèbres qui s’y trouveraient. À ce moment là, on ne se doutait pas encore des effroyables calamités qui allaient fondre sur la ville, chaque poète faisait son petit ramage, et dans le concert donné sur les bords de la Saône se trouvaient des artistes de tous les pays.

Ceux qui se piquaient d’aimer les lettres et les nombreux lettrés de marque qui traversaient la ville ne pouvaient manquer, un jour ou l’autre, de venir admirer le petit phénomène dont on commençait à beaucoup parler. On venait chez Louise Labé, prendre le thé, c’est-à-dire goûter « d’exquises confitures, » en faisant de la musique, en lisant des vers et en devisant des livres nouveaux. Réunions toutes privées, et peut-être plus authentiques que celles de cette Académie angélique de Fourvières dont le P. Colonia nous fait connaître les membres et les règlements, sans parvenir à nous convaincre de son existence.

Aucun voyageur ne nous ayant conservé, dans ses lettres sur Lyon, le récit d’une soirée chez Louise Labé, nous sommes obligés de fouiller les quelques pages qui nous parlent d’elle, pour tâcher de nous la représenter dans son intérieur.

Sous les traits assez raides, gravés en 1555, par Woëiriot, on devine une jolie femme, et quand on anime ce visage si expressif, au dire des contemporains, on comprend qu’elle ait fait tourner des têtes beaucoup moins mobiles que celle d’Olivier de Magny. Du Verdier, qui ne l’avait pas entendue chanter, qui ne l’avait pas vue danser, qui ne l’avait pas écoutée parler, a pu, sur le soir de sa vie, la trouver de « médiocre beauté, » tandis que son voisin, le bon curé de Beaujeu, qui l’avait connue au temps où elle « florissait, » trouve sa « figure plus angélique qu’humaine. » C’est surtout par la grâce — ce parfum de la beauté — qu’était belle cette aimable blonde, aux cheveux frisés, aux grands yeux caressants, à la bouche maligne et au beau front intelligent ; c’est lorsqu’elle chantait, en faisant courir sur son luth cette main comparée par le poète à celle de l’Aurore, qu’elle avait le « regard traitrement gracieux, » à qui nous devons une des plus jolies pièces de Baïf :

Ô ma belle rebelle,
Las, que tu m’es cruelle… ;


c’est lorsque ce corps, souple mais potelé, se balançait dans quelque nouvelle pavane apportée d’Italie, que se révélait toute l’élégance de la femme ; c’est lorsque, « d’un petit geste non autre que céleste, » elle soulignait une fine remarque sur les vers de Pétrarque, son poète favori ; c’est alors tout particulièrement que ses admirateurs subissaient le charme. Il y avait là tour à tour pour l’écouter, Maurice Scève, François de Billon, Baïf, Pontus de Tyard, Olivier de Magny, Fumée, Moulin, Charles Fontaine, Jean de Vauzelle, Paradin, Peletier du Mans, la Tayssonnière, Luigi Alamani, Gabriel Symeoni, Mellin de Saint-Gelais, Guillaume Aubert de Poitiers, le chanoine Gabriel de Saconay, sans doute Marot, et enfin cette intéressante Clémence de Bourges, « la perle des demoiselles lyonnoises. »

Je ne succomberai pas à la tentation de rassembler dans ce cadre étroit tous ceux qui, au milieu du XVIe siècle, brillaient à Lyon dans le monde des lettres, pour me donner le plaisir de faire rayonner au milieu d’eux la spirituelle et gracieuse maîtresse du logis. Ce serait facile, ce pourrait être joli ; mais serait-ce bien vrai ? En recueillant, comme nous venons de le faire, les noms des poètes qui lui ont adressé des vers, ou qui sont cités par l’auteur des Louanges, c’est-à-dire en réunissant tous ceux que l’on peut affirmer avoir connu Louise Labé, et même en acceptant sans discussion les noms mis au bas de plusieurs pièces anonymes, qui trouvons-nous auprès d’elle ? Beaucoup d’écrivains de passage, peu de Lyonnais et une seule femme. En dehors des curieux qui se faisaient conduire chez la Belle Cordière, qui payaient leur bienvenue de quelques vers à sa louange, et qui plus tard utilisaient ces vers ailleurs, comme Baïf, Magny et Pontus de Tyard, le cercle des habitués de la maison ne me semble pas avoir été aussi étendu qu’on le dit généralement.

Au milieu de ces « sçavants hommes, » et en donnant une place toute particulière à Fumée, non pas parce qu’il a fait l’ode De Aloysiæ Labææ osculis, mais parce qu’elle-même a fait imprimer ces vers de lui :

Tant tes vers amoureux t’ont donné los et bruit
Qu’heureux me sens t’ayoir non le premier aimée,
Mais prisé ton savoir avant la renommée ;


au milieu de ces savants hommes et sans doute par leur conseil, Louise Labé revit ses vers et se décida à les faire imprimer. Le mari de Pernette du Guillet avait donné au public ceux de sa « gentille et vertueuse dame, » morte depuis quelques années. Ils avaient eu un vrai succès puisque, en 1552, on en faisait une nouvelle édition, et ce succès ne fut peut-être pas étranger à la résolution de publier ses œuvres, prise par Louise Labé, peu de temps après, car le privilège accordé par le roi est daté du 13 mars 1554. Peut-être aussi devenait-il nécessaire que la Belle Cordière publiât une véritable édition de ses œuvres, qui commençaient à circuler en manuscrit dans la ville et que cette circulation était de nature à altérer d’une façon compromettante, à cause de leur genre amoureux. C’est ce que dit la requête de Louise visée dans le privilège du Roi. Souvent, il est vrai, on arguait de copies subreptices pour obtenir ces privilèges qui ne se refusaient jamais ; mais ici la circonstance à laquelle je fais allusion est si vraisemblable qu’elle peut être tenue pour vraie. En tout cas, il dut y avoir quelque hésitation, hésitation bien naturelle d’ailleurs, car notre poète est, je crois, la seule Lyonnaise de son temps dont les vers aient été imprimés du vivant de l’auteur. De toutes les femmes poètes de Lyon, des Jeanne Gaillarde, Jacqueline Stuard, Jeanne Creste, Claudine, Sybille et Jeanne Scève, des Claudine Péronne et Jeanne Paye, des Sybille Cadière et Clémence de Bourges, de toute la pléiade des plumes dorées célébrées par Marot, il nous reste seulement des noms et quelques vers, conservés dans les ouvrages de l’époque avec les éloges des contemporains. L’inspiration, l’influence d’un événement, les conseils d’une personne, le milieu ou la mode, portaient à écrire des vers qu’on adressait à ses amis ; mais les femmes n’écrivaient pas par calcul et en vue de l’impression : de là, sans doute, une partie du naturel et du charme des ouvrages de ce temps. Aussi la conviction que ses écrits méritaient « quelque gloire » ne suffisait pas à Louise Labé pour la laisser « se montrer volontiers en public seule, » suivant ses propres expressions. C’est alors et à la dernière minute — le 24 juillet 1555 — qu’elle choisit Clémence de Bourges, une toute jeune fille de grande famille lyonnaise, pour lui dédier son livre.

On ne pouvait mettre plus adroitement une sourdine aux « sornettes » qui commençaient à courir, et qui ne devaient pas manquer de s’amplifier au lendemain de l’apparition d’un livre tout entier consacré à l’amour. Aujourd’hui encore, l’épître à cette noble jeune fille, dont elle se signe l’humble amie, est la réponse la plus péremptoire aux « Brocardeurs » de Billon et aux témoins du procès de Genève. Quand la fille de Claude de Bourges mourut, bien jeune encore, sept ans environ après que la Belle Cordière lui avait dédié son livre, les contemporains furent unanimes dans l’éloge, et le peuple lui-même s’associa à ces éloges des poètes et des historiens, alors qu’on la portait au cimetière avec le visage découvert, la robe blanche et la couronne de fleurs des jeunes filles. Du reste, son père et sa mère étaient, mieux que personne, en situation pour savoir ce qui se disait dans la ville, et il est inadmissible que l’un et l’autre eussent laissé publier une dédicace faite à leur fille, presqu’une enfant, par une femme de réputation équivoque. Il faut donc en conclure, ou bien que toutes ces « sornettes » n’avaient pas assez de consistance pour être parvenues jusqu’à l’hôtel de Bourges, ou bien qu’elles y étaient parvenues, mais qu’on n’avait pas cru devoir en tenir compte.

Une grande intimité, a-t-on écrit, suivie d’une brouille éclatante, aurait existé entre Clémence de Bourges et Louise Labé « qui lui enleva son amant. » Cette intimité, cette brouille et cet amant n’ont jamais paru que sous la plume d’Irailh, Cette méchante langue d’abbé du XVIIe siècle a fait battre tous les gens de lettres, depuis Homère, et il nous a donné le spectacle de ces batailles jusque dans leurs plus menus incidents. Il est entré avec des frétillements de joie dans la maison de la Belle Cordière, ce « temple des Muses et de la volupté, » et il a tout vu, tout entendu et tout raconté, sauf le nom de l’heureux mortel dont Clémence et Louise se seraient disputé le cœur ; il sait tout — comme si c’était arrivé — et il nous narre la scène avec une précision et un luxe de détails inimaginables. Son chapitre débute ainsi : « C’étaient les deux Sapho du xvie siècle. Elles lui ressemblaient par la beauté du génie, par leur talent de faire des vers enjoués, délicats et faciles, et par le dérèglement de leur conduite. » Le dérèglement de la conduite de Clémence de Bourges ! — Passons.

Une édition en 1555, deux autres éditions à Lyon et une à Rouen, dans le courant de l’année 1556, révèlent le succès des Œuvres de dame Louise Labé, Lyonnoise. On parla donc de cette femme, on en parla même beaucoup, et, comme il est interdit à une femme de faire parler d’elle, on la punit de la faute qu’elle venait de commettre. Les dames lyonnaises, jalouses de sa beauté ; sa famille, envieuse de ses relations ; et, il faut bien le dire, les poètes, ses admirateurs, froissés peut-être de sa réputation, tous semblent s’être entendus pour l’accuser, ou tout au moins pour ne pas la défendre. Son talent n’étant pas contestable et sa beauté pouvant difficilement être niée, on s’en prit à la femme.