Œuvres de Louise Labé, édition Boy, 1887/II/07

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Texte établi par Charles Boy, Alphonse Lemerre, éditeur (p. 62-70).


VII

L’ODE À SIRE AYMON PAR OLIVIER DE MAGNY. —
DERNIÈRES ANNÉES DE LOUISE LABÉ. —
SON VEUVAGE.



Ce fut Olivier de Magny, un poète, qui ramassa les premiers traits jetés sur Louise Labé, et qui les lui renvoya tous à la fois après les avoir aiguisés. Olivier de Magny, au dire de Baïf, qui le plaisante assez agréablement, avait été un des adorateurs les plus passionnés de la Belle Cordière : il alla jusqu’à en perdre le boire et le manger. Seulement il semblerait — toujours d’après Baïf — qu’il en fut pour ses frais de démonstrations et de belles ardeurs, qu’on le laissa languir dans sa détresse, qu’on resta ingrate et qu’on s’endurcit fièrement contre son amoureux tourment.

L’impression de l’épître de Baïf sur ce sujet, — l’Épitre à ses amis des gracieusetés D. L. L., — à la suite des œuvres de Louise, aurait-elle froissé Olivier de Magny dans un moment où, d’autre part, sa susceptibilité d’auteur pouvait être éveillée par un succès que lui-même n’avait pas encore obtenu ? Le secrétaire de Jean d’Avanson, trompé par de très faciles triomphes sur de très faciles beautés de Rome, aurait-il, en revenant à Lyon, voulu parler dans la rue Confort le langage si libre dont il se sert dans ses Gayetés ; et Ennemond Perrin, arrivant au secours de sa femme, aurait-il mis à la porte l’auteur des Soupirs ? L’abbé Irailh a oublié de nous raconter cette « querelle, » mais nous savons sans lui que, si Olivier de Magny semble en vouloir un peu à Louise, il en veut plus terriblement à son mari. Dans les vers auxquels nous faisons allusion, et qu’il fit imprimer à son adresse, en 1559, sous le titre : À Sire Aymon, le poète représente ce pauvre sire comme un pavillon couvrant la marchandise dont il se vante d’être l’heureux contrebandier. Il résume ces deux pensées dans cette strophe, la dernière :

Et lors qu’avec ton tablier gras
Et ta quenouille entre les bras.
Au bruit de ton tour tu t’égaies,
Puisse-t-elle toujours de mes plaies
Que j’ay pour elle dans le cœur,
Apaiser la douce langueur…


Fit-il pas mieux que de se plaindre ? Du reste le cœur n’était pas pour beaucoup dans les inconstantes amours du poète, qui chante tour à tour ou même simultanément Anne, Marguerite, Madeleine, Loyse, et qui s’écrie :

La nature m’a fait, et la nature est belle
Par la diversité que nous voions en elle ;
Je suis donq naturel, et ma félicité
En matière d’amour c’est la diversité.
Aymons donques partout, et ces sottes constances
Chassons de nos amours et de nos alliances,
Aymant quand on nous ayme, et nous gardant toujours
La liberté d’entrer en nouvelles amours.


Il est vrai qu’en cette matière l’amour-propre joue un grand rôle, et que le poète fait, un jour, dans ses Gayetez, une déclaration dépouillée d’artifice :

Mais aussi, nymphe sémillante,
Si tu pensais à pouvoir lente
À ce complot ne consentir.
Tu pourrois bien t’en repentir.
Parce que volontiers la muse
Se fasche quand on la refuse,
Et que le refus d’un baiser
Ne la peut jamais apaiser,
Tant et tant elle se depite
Quand elle se voit esconduite,
Ou quand trop longtemps on attend
D’accorder ce qu’elle prétend…


De quelque manière qu’on l’envisage, son ode au mari de la Belle Cordière fut une mauvaise action, mais une de ces mauvaises actions qu’on voit commettre journellement, circonstance qui pour certaines consciences les rend pardonnables. C’est d’ailleurs le malheur de la femme célèbre : pour elle, la classique roche Tarpéienne n’est pas à côté du Capitole : elle est faite de chacune des marches de l’escalier qui y conduit. Tant que les quatre murs de sa demeure bornent son horizon, elle peut espérer qu’on la laissera en repos ; mais le jour où, touchée par le feu sacré, elle s’éclaire sur un point quelconque de la sphère intellectuelle, malheur à elle ! l’artiste brille, mais la femme brûle.

Les dames lyonnaises paraissent s’être chargées d’entretenir le feu. Riche et sans enfants, Louise Labé, qui pouvait consacrer à l’étude tout son esprit et tout son temps, trouvait dans la société des hommes instruits un plaisir que les autres femmes ne comprenaient guère et que quelques hommes, même dans son entourage, durent être assez fats pour ne pas s’expliquer. La femme ainsi placée contracte une manière nouvelle de parler, d’agir et surtout de penser ; elle a dû d’abord se faire violence pour rejeter un certain nombre d’idées vraies ou fausses, mais reçues, et plus tard elle finit par se trouver quelque peu mal à l’aise avec ses « sœurs, » très nombreuses, qui ne l’ont pas suivie dans son évolution. Insensiblement elle se débarrasse de quelques-unes des petites obligations gênantes imposées par l’usage à la moitié du genre humain, et elle paraît déserter, en quelque sorte, le poste confié à l’honneur de tout le régiment.

Et puis, chez la Belle Cordière, surtout après la publication de ses œuvres, les savants hommes, espèce à part, ne vinrent plus seuls : ils introduisirent à leur suite « seigneurs, gentilshommes et autres personnes de mérite, » voire, paraît-il, « maint et maint brave capitaine. » Ces hommes de qualité, eux, sacrifiaient sans peine à la jolie femme une grande partie de leurs préjugés ; ils pouvaient facilement, avec un peu d’esprit, s’excuser auprès des hautes et puissantes dames de cette sorte de mésalliance sociale, en disant que le talent, cette signature de Dieu, confère la noblesse aussi bien que la signature du Roi. Mais les hautes et puissantes dames n’aimaient pas à élever leurs pensers jusque-là : pour elles, toutes les raisons qui amenaient leurs fils, leurs frères ou leurs maris, dans la maison de Perrin, devenaient des motifs de suspicion, de jalousie et de haine. Celles qui avaient à leur service quelque lettré pouvaient connaître par ouï dire certain vers de Virgile que Racine devait traduire, et écraser de leur dédain cette cordière,

Fille, femme, sœur et tante de cordiers.


Louise Labé traînait d’ailleurs à son pied, comme un véritable boulet, toute une collection de cordiers, de bouchers, de meuniers, de barbiers, de cordonniers, ses parents ou les parents de ses parents, et, ce qui était bien pire encore, toute la partie féminine de leurs familles. Louise, en vraie grande dame qu’elle était, ne fut pas fière : elle les « hantoit fort privément, » témoin sa cousine Antonia Rollette. Mais que de fois tout ce monde, peut-être après avoir dîné chez elle, dut-il observer de la cuisine ce qui se passait au salon ou dans le jardin ? Voit-on la maîtresse de la maison, fière de la visite d’un personnage, l’accueillant avec une grâce parfaite et avec cette politesse, fort démonstrative, encore en usage au temps de ces femmes qui pour l’amour du grec embrassaient un savant ? Entend-on, derrière la porte, Antoinette Taillard, les bras au ciel, disant qu’elle avait bien prévu tout cela, mais déclarant solennellement qu’elle a fait son possible pour l’empêcher et que sa conscience de belle-mère ne lui reproche rien ? Et alors un mot plus ou moins bien entendu et plus ou moins bien répété, un mot venant des parents eux-mêmes, n’est-il pas suffisant pour faire naître, dans le public, une suite de petites médisances, qui ne tardent pas à donner le jour aux plus vilaines calomnies ? Mais, qu’elles viennent de la sottise ou de la méchanceté, — ces deux sœurs jumelles, — les morsures faites dans la chair d’une jolie femme sont difficiles à guérir, et il n’est pas surprenant que, plus de trois siècles après, on puisse les prendre encore pour les traces du vice.

Il en coûte cher d’écrire quelques vers dont on parle ! a dû se dire parfois Ennemond Perrin. Du Verdier remarque que Louise « étoit mariée à un bonhomme de cordier ; » mais nous ne sommes pas tenus de prendre au pied de la lettre l’expression du noble sieur de Vauprivas, et de considérer Perrin comme le » Jean-Jean » dont parle la Chanson nouvelle de la Belle Cordière. La position de mari d’artiste a toujours eu de quoi faire sourire, même quand ce rôle est tenu par de fort habiles gens, qui savent rester seigneurs et maîtres quoique en demeurant dans la pénombre. Tout en ne supposant pas des qualités supérieures chez Perrin, du moins on a peine à croire Louise Labé si abandonnée des dieux et des hommes que, voulant se marier, elle en ait été réduite à un triple sot peu fait pour inspirer la jolie page du Débat sur l’amour dans le mariage. Autant vaudrait dire tout de suite qu’elle avait pris un mari pour n’en pas avoir, et qu’après lui avoir fait faire un testament en sa faveur elle donna commission à sa terrible cousine, la femme d’Yvard, de l’empoisonner.

Ennemond Perrin vivait encore en 1559, quand Magny, dont les vers ne devaient pas rester en portefeuille très longtemps, lui adressait sa fameuse ode :

Si je voulois par quelque effort
Pourchasser la perte ou la mort
Du sire Aymon…


Supposer le contraire serait charger d’un nouveau méfait la mémoire du poète, et il a été déjà assez coupable envers les vivants, pour ne pas l’accuser gratuitement d’avoir outragé un mort. J’aime mieux croire qu’en 1559 le mari de la Belle Cordière s’occupait encore de son commerce et surtout de ses domaines hors la ville. Il me paraît, en effet, que sans se trouver peut-être entièrement retiré des affaires, Ennemond Perrin, au moins pendant la dernière partie de sa vie, vécut beaucoup plus à la campagne qu’à Lyon, et que Louise Labé devenue veuve y séjourna de préférence. Ainsi, on trouve assez fréquemment dans les pièces de comptabilité de la ville et de l’hôpital le nom de Pierre Labé, qui livre aux Recteurs ou au Consulat des chanvres bruts ou fabriqués, tandis que je n’ai jamais trouvé la moindre livraison faite par Ennemond Perrin, qui était cordier comme lui. Pierre Labé remplit des petites charges, fait des transactions, figure comme témoin dans quelques actes et comme partie dans plusieurs autres ; — d’Ennemond Perrin il est rarement question avant 1551, et à partir de cette date je ne le rencontre plus. Pierre Labé laisse à son fils une fortune toute dans la ville ou à ses portes, tandis que la fortune de Louise — héritière universelle de son mari, au dire de Pernetti — est presque toute dans les Dombes. On peut même remarquer que, de 1557 à 1562, elle fit l’acquisition de plusieurs petites terres aux environs de sa maison de campagne, à Parcieu, et qu’elle avait là son mobilier et ses papiers les plus importants, qu’elle témoigna une véritable affection pour ses voisins de Parcieu, et qu’elle mourut là, ou du moins qu’elle y fut enterrée, après avoir fait son testament, à Lyon, dans la maison d’un ami. Toutes ces raisons me font croire à une demi retraite à la campagne, peu après l’apparition de son livre, et antérieurement à la mort de son mari, qu’il faut placer entre 1559 et 1562.

Les historiens lyonnais ont habitué le lecteur à considérer l’état de Lyon, avant 1562, comme parfaitement calme, et la prise de cette ville par les protestants, dans la nuit du 30 avril, comme un événement tout à fait imprévu. Un simple coup d’œil jeté sur les registres des délibérations consulaires nous apprend, au contraire, que cette surprise se préparait depuis longtemps, au milieu d’une agitation et de troubles bien suffisants pour faire fuir les poètes peu disposés à prendre une arquebuse. Il vint une époque où les riches émigraient malgré les doléances ou les représentations du Consulat, qui menaçait de mettre une taxe sur les immeubles des absents. Ce temps, Louise Labé ne l’a pas connu, mais elle vivait encore lors du fléau de 1564, alors que Claude de Bourges en était réduit à fiancer sa fille Louise « en petit congrégation de gens, pour cause du danger de peste, » et concluait « à faire les épousailles en autre temps plus opportun, » alors qu’il amenait en toute hâte sa famille à Villeurbanne, tandis que le fiancé, Gaspard de Saillans, retournait à Valence, d’où il n’osa bouger de longtemps. Elle vivait encore lorsque en 1562 les protestants s’emparèrent de Lyon et s’y maintinrent quinze mois, pendant lesquels eurent lieu, dès le début, ces excès que Calvin blâmait dans sa lettre du 13 mai. Mais bien avant la peste de 1564, bien avant l’occupation de 1562, l’état de la ville laissait beaucoup à désirer ; et il n’est pas surprenant que Louise Labé se soit retirée à Parcieu.