Œuvres de Louise Labé, édition Boy, 1887/II/08

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VIII

THOMAS FORTINI. — MORT DE LOUISE LABÉ.



Ceux que les dieux aiment meurent jeunes ! disaient les anciens. Louise Labé ne fut donc pas aimée des dieux autant que son esprit et sa beauté pouvaient le faire espérer. Tandis que les poètes du temps escortèrent le cercueil de Pernette du Guiliet, qui avait quitté le monde encore jeune et avant l’impression de ses œuvres, aucun de ceux qu’avait charmés la grâce de la Belle Cordière n’a pris soin de préserver sa mémoire de l’injure ni si pierre tombale de la destruction.

Elle vécut onze ans de trop, retirée, semble-t-il, à la campagne, venant de temps à autre à Lyon, où elle fit son testament, le 28 avril 1565, dans une maison qui n’était pas la sienne. L’obscurité la plus complète règne autour d’elle ; et Gaspard de Saillans, le beau-frère de Clémence de Bourges, dont le livre nous entretient de tant de choses, ne fait pas la moindre allusion à celle à cause de qui on prononce encore le nom de la famille de sa femme, ce nom dont il se montre si fier.

De tous ceux qui venaient chez elle faire de la musique et goûter ses exquises confitures, un seul lui fut fidèle jusqu’à la fin. C’est « au lit, malade, » en la maison d’habitation de Thomas Fortini, que la Belle Cordière dicta son testament. C’est lui, qui de son vivant administrait sa fortune, c’est lui qu’elle fit son exécuteur testamentaire, et enfin c’est à lui qu’elle laissa l’usufruit pendant vingt ans de sa propriété de Parcieu, en le dispensant formellement de fournir caution et de « ne prêter ne rendre aucun compte des biens meubles » renfermés dans sa maison de campagne.

Fortini appartenait à cette colonie florentine si importante à Lyon, au xvie siècle, et il nous est facile de le reconnaître auprès de Louise, dès 1559, dans le gentilhomme florentin, « tout habillé de satin, » que l’auteur de la Chanson de la Belle Cordière place en dernier lieu dans sa maison. Riches, industrieux et amis des choses de l’esprit, « messieurs de la nation florentine » ne pouvaient manquer d’être rencontrés chez la belle Louise ; et il n’est pas surprenant qu’elle-même ait cherché, auprès de quelques membres de cette colonie à demi étrangère seulement, un peu de cette sympathie intelligente que lui marchandaient ses compatriotes. Nous n’attachons pas grande importance aux méchants petits vers du chansonnier de 1559 ; mais il faut relever cette dernière phrase du testament de la veuve d’Ennemond Perrin : « Fait et passé à Lyon en la maison d’habitation dudit sieur Thomas Fortini, ladite testatrice étant au lit malade. »

Fortini étant à peu près du même âge que Louise, puisqu’il était né le 22 septembre 1513, ne pourrait-on pas supposer, en la voyant au lit dans sa maison, qu’elle était venue demander au séduisant florentin la consolation des maux passés et des injustices présentes ? J’ai cru trouver la réponse à cette supposition en examinant la conduite tenue à l’égard de Fortini par les Recteurs de l’Aumône générale de Lyon, le jour où ils devinrent les héritiers de Louise Labé. Elle avait institué pour ses légataires universels les deux fils de son frère François et, par substitution, les pauvres de l’Aumône générale. Jacques et Pierre Labé moururent peu de temps après leur tante ; et, le 4 décembre 1569, les Recteurs étaient déjà en pleine possession des biens dépendants de sa succession, moins le domaine de Parcieu grevé pendant vingt ans de l’usufruit de Fortini. Cependant cet usufruit pesait lourdement au cœur des administrateurs du bien des pauvres ; et, dès l’année suivante, on aperçoit des traces évidentes de tentatives faites par eux pour se mettre en jouissance d’une aussi importante propriété.

Ces tentatives furent enfin couronnées de succès le 21 novembre 1574, jour où le domaine fut vendu aux enchères par autorité de justice, à la requête de l’Aumône générale ; mais, dans le cours de cette lutte de cinq ans, le droit de Fortini à son legs ne fut jamais contesté ; il se trouve même nettement reconnu jusque dans l’acte de vente. En effet, la principale raison alléguée par les Recteurs pour exproprier le Florentin de son usufruit est « qu’ils n’en pouvaient jouir de plusieurs années encore ; » aussi, ajoutent-ils, comme par suite de la calamité des temps et de la cherté des vivres, ils ne savent où prendre l’argent pour acheter le blé et nourrir les pauvres, il faut vendre la propriété du sieur Fortini qui est « étranger, » qui « est retourné dans son pays, » qui « régit mal ses terres, » et enfin qui est « de difficile convention. »

Cette pitoyable argumentation nous révèle qu’on n’avait aucune bonne raison à faire valoir pour se débarrasser du florentin, alors cependant qu’on admettait comme axiome de droit que don de concubin à concubine ne vaut, et alors que la notoriété publique se trouvait au nombre des moyens légaux pour faire la preuve du fait. Il faut donc en conclure que les contemporains en général, et les Recteurs en particulier, voyant Louise Labé au lit malade chez Fortini, n’ont pas trouvé là ce que de prime abord nous avions cru y découvrir, c’est-à-dire l’indice d’une vie commune existant, de notoriété publique, entre la donatrice et le donataire. S’il en avait été autrement, l’argent pour nourrir les pauvres serait arrivé dans les caisses de l’Aumône générale au lendemain de la mort des neveux de Louise, et le garde du scel royal, au lieu de tous ses considérants lamentables, nous eût fait part d’un jugement fortement motivé, qui eût déclaré non écrite la clause d’usufruit en faveur de Fortini. La réputation de la testatrice n’aurait pas pu en souffrir puisque les choses auraient été publiques ; dans tous les cas, l’intérêt des pauvres ne devait pas être sacrifié à cette considération ; et enfin l’aumône rachète les péchés. On voit le parti qu’un recteur quelque peu clerc eût pu tirer de la situation pour absoudre Louise Labé, tout en faisant casser la clause du testament.

Nous ignorons la date exacte de sa mort. Pernetti la donne au mois de mars 1566 ; M. Brouchoud croit qu’on peut la placer au 25 avril ; enfin, sur les registres de Delaforest, nous lisons : « Le vendredi, 30 août 1566, Claude de Bourg, tailleur de pierres de Bourg en Bresse, demeurant à Lyon, confesse avoir reçu du Sieur Thomas Fourtin, présent, la somme de douze livres deux sols t., pour avoir taillé une pierre de tombeau et sur icelle fait les escripteaux et armes de la feu dame Loyse Charly pour icelle ériger sur son vase à Parcyeu. »

Cette pierre ne nous a pas été conservée, et il est regrettable que quelque lyonnais, ami de la Belle Cordière, ne soit pas allé faire des recherches dans le cimetière et dans l’église de Parcieu, avant les réparations et les changements qu’ils ont subis l’un et l’autre à deux reprises. Peut-être la pierre tombale de Louise Labé fait-elle aujourd’hui partie du dallage de cette église, à qui elle avait légué soixante-quinze livres « pour employer en réparations » et une pension pour qu’on célébrât perpétuellement une messe basse « à son intention et de ses parents et amis. »