Œuvres de Paul Valéry/Regards sur le monde actuel/Introduction aux images de la France

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Éditions de la N. R. F. (Œuvres de Paul Valéry, t. Jp. 109-130).

INTRODUCTION AUX IMAGES
DE LA FRANCE[1]

Il n’est pas de nation plus ouverte, ni sans doute de plus mystérieuse que la française ; point de nation plus aisée à observer et à croire connaître du premier coup. On s’avise par la suite qu’il n’en est point de plus difficile à prévoir dans ses mouvements, de plus capable de reprises et de retournements inattendus. Son histoire offre un tableau de situations extrêmes, une chaîne de cimes et d’abîmes plus nombreux et plus rapprochés dans le temps que toute autre histoire n’en montre. À la lueur même de tant d’orages, la réflexion peu à peu fait apparaître une idée qui exprime assez exactement ce que l’observation vient de suggérer : on dirait que ce pays soit voué par sa nature et par sa structure à réaliser dans l’espace et dans l’histoire combinés, une sorte de figure d’équilibre, douée d’une étrange stabilité, autour de laquelle les événements, les vicissitudes inévitables et inséparables de toute vie, les explosions intérieures, les séismes politiques extérieurs, les orages venus du dehors, le font osciller plus d’une fois par siècle depuis des siècles. La France s’élève, chancelle, tombe, se relève, se restreint, reprend sa grandeur, se déchire, se concentre, montrant tour à tour la fierté, la résignation, l’insouciance, l’ardeur, et se distinguant entre les nations par un caractère curieusement personnel.

Cette nation nerveuse et pleine de contrastes trouve dans ses contrastes des ressources tout imprévues. Le secret de sa prodigieuse résistance gît peut-être dans les grandes et multiples différences qu’elle combine en soi. Chez les Français, la légèreté apparente du caractère s’accompagne d’une endurance et d’une élasticité singulières. La facilité générale et l’aménité des rapports se joignent chez eux à un sentiment critique redoutable et toujours éveillé. Peut-être la France est-elle le seul pays où le ridicule ait joué un rôle historique ; il a miné, détruit quelques régimes, et il y suffit d’un mot, d’un trait heureux, (et parfois trop heureux), pour ruiner dans l’esprit public, en quelques instants, des puissances et des situations considérables. On observe d’ailleurs chez les Français une certaine indiscipline naturelle qui le cède toujours à l’évidence de la nécessité d’une discipline. Il arrive qu’on trouve la nation brusquement unie quand on pouvait s’attendre à la trouver divisée.

On le voit, la nation française est particulièrement difficile à définir d’une façon simple ; et c’est là même un élément assez important de sa définition que cette propriété d’être difficile à définir. On ne peut la caractériser par une collection d’attributs non contradictoires. J’essaierai tout à l’heure d’en faire sentir la raison. Mais qu’il s’agisse de la France ou de toute autre personne politique du même ordre, ce n’est jamais chose facile que de se représenter nettement ce qu’on nomme une nation. Les traits les plus simples et les plus gros d’une nation échappent aux gens du pays, qui sont insensibles à ce qu’ils ont toujours vu. L’étranger qui les perçoit, les perçoit trop fortement, et ne ressent pas cette quantité de caractères intimes et de réalités invisibles par quoi s’accomplit le mystère de l’union profonde de millions d’hommes.

Il y a donc deux grandes manières de se tromper au sujet d’une nation donnée.

Entre une terre et le peuple qui l’habite, entre l’homme et l’étendue, la figure, le relief, le régime des eaux, le climat, la faune, la flore, la substance du sol, se forment peu à peu des relations réciproques qui sont d’autant plus nombreuses et entremêlées que le peuple est fixé depuis plus longtemps sur le pays.

Si ce peuple est composite, s’il fut formé d’apports successifs au cours des âges, les combinaisons se multiplient.

Au regard de l’observateur, ces rapports réciproques entre la terre mère ou nourrice et la vie organisée qu’elle supporte et alimente, ne sont pas également apparents. Car les uns consistent dans les modifications diverses que la vie humaine fait subir à un territoire ; les autres dans la modification des vivants par leur habitat ; et tandis que l’action de l’homme sur son domaine est généralement visible et lisible sur la terre, au contraire, l’action inverse est presque toujours impossible à isoler et à définir exactement. L’homme exploite, défriche, ensemence, construit, déboise, fouille le sol, perce des monts, discipline les eaux, importe des espèces. On peut observer ou reconstituer les travaux accomplis, les cultures entreprises, l’altération de la nature. Mais les modifications de l’homme par sa résidence sont obscures comme elles sont certaines. Les effets du ciel, de l’eau, de l’air qu’on respire, des vents qui règnent, des choses que l’on mange, etc., sur l’être vivant, vont se ranger dans l’ordre des phénomènes physiologiques ou psychologiques, cependant que les effets des actes sont pour la plupart de l’ordre physique ou mécanique. Le plus grand nombre de nos opérations sur la nature demeurent reconnaissables ; l’artificiel en général tranche sur le naturel ; mais l’action de la nature ambiante sur nous est une action sur elle-même, elle se fond et se compose avec nous-mêmes. Tout ce qui agit sur un vivant et qui ne le supprime pas, produit une forme de vie, ou une variation de la vie plus ou moins stable.

On voit par ces remarques très simples que la connaissance d’un pays nous demande deux genres de recherches d’inégale difficulté. Ici, comme en bien d’autres matières, il se trouve que ce qui nous importerait le plus de connaître est aussi le plus difficile. Les mœurs, les idéaux, la politique, les produits de l’esprit sont les effets incalculables de causes infiniment enchevêtrées, où l’intelligence se perd au milieu de nombre de facteurs indépendants et de leurs combinaisons, où même la statistique est grossièrement incapable de nous servir. Cette grande impuissance est fatale à l’espèce humaine ; c’est elle, bien plus que les intérêts, qui oppose les nations les unes aux autres, et qui s’oppose à une organisation de l’ensemble des hommes sur le globe, entreprise jusqu’ici vainement tentée par l’esprit de conquête, par l’esprit religieux, par l’esprit révolutionnaire, chacun suivant sa nature.

L’homme n’en sait pas assez sur l’homme pour ne pas recourir aux expédients. Les solutions grossières, vaines ou désespérées, se proposent ou s’imposent au genre humain exactement comme aux individus, parce qu’ils ne savent pas.

Voilà des propos assez abstraits, dont quelques-uns de fort sombres, pour ouvrir un recueil d’images. C’est que les images d’un pays, la vision d’une contrée nourrice d’un groupe humain, et théâtre et matière de ses actes, excite invinciblement en nous, comme un accompagnement continu, émouvant, impossible à ne pas entendre, toutes les voix d’un drame et d’un rêve d’une complexité et d’une profondeur illimitées, dans lequel nous sommes chacun personnellement engagés.

La terre de France est remarquable par la netteté de sa figure, par les différences de ses régions, par l’équilibre général de cette diversité de parties qui se conviennent, se groupent et se complètent assez bien.

Une sorte de proportion heureuse existe en ce pays entre l’étendue des plaines et celle des montagnes, entre la surface totale et le développement des côtes ; et sur les côtes mêmes entre les falaises, les roches, les plages qui bordent de calcaire, de granit ou de sables le rivage de la France sur trois mers. La France est le seul pays d’Europe qui possède trois fronts de mer bien distincts. Quant aux ressources de surface ou de fond, on peut dire que peu de choses essentielles à la vie manquent à la France. Il s’y trouve beaucoup de terres à céréales ; d’illustres coteaux pour la vigne ; l’excellente pierre à bâtir et le fer y abondent. Il y a moins de charbon qu’il n’en faudrait de nos jours. D’autre part, l’ère moderne a créé des besoins nouveaux et intenses, quoique accidentels et peut-être éphémères, auxquels ce pays ne peut subvenir ou suffire par soi seul.

Sur cette terre vit un peuple dont l’histoire consiste principalement dans le travail incessant de sa propre formation. Qu’il s’agisse de sa constitution ethnique, qu’il s’agisse de sa constitution psychologique, ce peuple est plus que tout autre une création de son domaine et l’œuvre séculaire d’une certaine donnée géographique. Il n’est point de peuple qui ait des relations plus étroites avec le lieu du monde qu’il habite. On ne peut l’imaginer se déplaçant en masse, émigrant en bloc sous d’autres cieux, se détachant de la figure de la France. On ne peut concevoir ce peuple français en faisant abstraction de son lieu, auquel il doit non seulement les caractères ordinaires d’adaptation que tous les peuples reçoivent à la longue des sites qu’ils habitent, mais encore ce que l’on pourrait nommer sa formule de constitution, et sa loi propre de conservation comme entité nationale.

Les Îles Britanniques, la France, l’Espagne terminent vers l’Ouest l’immense Europasie ; mais tandis que les premières par la mer, la dernière par la masse des Pyrénées, sont bien séparées du reste de l’énorme continent, la France est largement ouverte et accessible par le Nord-Est. Elle offre, d’autre part, de nombreux points d’accostage sur ses vastes frontières maritimes.

Ces circonstances naturelles, jointes à la qualité générale du sol, à la modération du climat, ont eu la plus grande influence sur le peuplement du territoire. Quelle qu’ait été la population primitive du pays, — je veux dire la population qui a vécu sur cette terre à partir de l’époque où sa physionomie physique actuelle s’est fixée dans ses grands traits, — cette population a été à bien des reprises modifiée, enrichie, appauvrie, reconstituée, refondue à toute époque par des apports et des accidents étonnamment variés ; elle a subi des invasions, des occupations, des infiltrations, des extinctions, des pertes et des gains incessants.

Le vent vivant des peuples, soufflant du Nord et de l’Est à intervalles intermittents, et avec des intensités variables, a porté vers l’Ouest, à travers les âges, des éléments ethniques très divers, qui, poussés successivement à la découverte des régions de l’extrême Occident de l’Europe, se sont enfin heurtés à des populations autochtones, ou déjà arrêtées par l’Océan et par les monts, et fixées. Ils ont trouvé devant eux des obstacles humains ou des barrières naturelles ; autour d’eux, un pays fertile et tempéré. Ces arrivants se sont établis, juxtaposés ou superposés aux groupes déjà installés, se faisant équilibre, se combinant peu à peu les uns aux autres, composant lentement leurs langues, leurs caractéristiques, leurs arts et leurs mœurs. Les immigrants ne vinrent pas seulement du Nord et de l’Est ; le Sud-Est et le Sud fournirent leurs contingents. Quelques Grecs par les rivages du Midi ; des effectifs romains assez faibles, sans doute, mais renouvelés pendant des siècles ; plus tard, des essaims de Mores et de Sarrasins. Grecs ou Phéniciens, Latins et Sarrasins par le Sud, comme les Northmans par les côtes de la Manche et de l’Atlantique, ont pénétré dans le territoire par quantités assez peu considérables. Les masses les plus nombreuses furent vraisemblablement celles apportées par les courants de l’Est.

Quoi qu’il en soit, une carte où les mouvements de peuples seraient figurés comme le sont les déplacements aériens sur les cartes météorologiques, ferait apparaître le territoire français comme une aire où les courants humains se sont portés, mêlés, neutralisés et apaisés, par la fusion progressive et l’enchevêtrement de leurs tourbillons.

Le fait fondamental pour la formation de la France a donc été la présence et le mélange sur son territoire d’une quantité remarquable d’éléments ethniques différents. Toutes les nations d’Europe sont composées, et il n’y a peut-être aucune dans laquelle une seule langue soit parlée. Mais il n’en est, je crois, aucune dont la formule ethnique et linguistique soit aussi riche que celle de la France. Celle-ci a trouvé son individualité singulière dans le phénomène complexe des échanges internes, des alliances individuelles qui se sont produits en elle entre tant de sangs et de complexions différents. Les combinaisons de tant de facteurs indépendants, le dosage de tant d’hérédités expliquent dans les actes et les sentiments des Français bien des contradictions et cette remarquable valeur moyenne des individus. À cause des sangs très disparates qu’elle a reçus, et dont elle a composé, en quelques siècles, une personnalité européenne si nette et si complète, productrice d’une culture et d’un esprit caractéristiques, la nation française fait songer a un arbre greffé plusieurs fois, de qui la qualité et la saveur de ses fruits résultent d’une heureuse alliance de sucs et de sèves très divers concourant à une même et indivisible existence.

La même circonstance permet de comprendre la plupart des institutions et des organisations spécifiquement françaises, qui sont en général des productions ou des réactions souvent très énergiques du corps national en faveur de son unité. Le sens de cette unité vitale est extrême en France.

Si j’osais me laisser séduire aux rêveries qu’on décore du beau nom de philosophie historique, je me plairais peut-être à imaginer que tous les événements véritablement grands de cette histoire de la France furent, d’une part, les actions qui ont menacé, ou tendu à altérer, un certain équilibre de races réalisé dans une certaine figure territoriale ; et, d’autre part, les réactions, parfois si énergiques, qui répondirent à ces atteintes, tendant à reconstituer l’équilibre.

Tantôt la nation semble faire effort pour atteindre ou reprendre sa composition optima, celle qui est la plus favorable à ses échanges intérieurs et à sa vie pleine et complète ; et tantôt faire effort pour rejoindre l’unité que cette composition même lui impose. Dans les dissensions intérieures aiguës, c’est toujours le parti qui semble en possession de rétablir au plus tôt, et à tout prix, l’unité menacée, qui a toutes les chances de triompher. C’est pourquoi l’histoire dramatique de la France se résume mieux que toute autre en quelques grands noms, noms de personnes, noms de familles, noms d’assemblées, qui ont particulièrement et énergiquement représenté cette tendance essentielle aux moments critiques et dans les périodes de crise ou de réorganisation. Que l’on parle des Capétiens, de Jeanne d’Arc, de Louis XI, d’Henri IV, de Richelieu, de la Convention ou de Napoléon, on désigne toujours une même chose, un symbole de l’identité et de l’unité nationales en acte.

Mais un autre nom me vient à l’esprit, comme je pense à tous ces noms représentatifs. C’est un nom de ville. Quel phénomène plus significatif et qui illustre mieux ce que je viens de dire, que l’énorme accroissement au cours des siècles de la prééminence de Paris ? Quoi de plus typique que cette attraction puissante et cette impulsion continuelle qu’il exerce comme un centre vital dont le rôle passe de beaucoup celui d’une capitale politique ou d’une ville de première grandeur ?

L’action certaine, visible et constante de Paris, est de compenser par une concentration jalouse et intense les grandes différences régionales et individuelles de la France. L’augmentation du nombre des fonctions que Paris exerce dans la vie de la France depuis deux siècles correspond à un développement du besoin de coordination totale, et à la réunion assez récente de provinces plus lointaines à traditions plus hétérogènes. La Révolution a trouvé la France déjà centralisée au point de vue gouvernemental, et polarisée à l’égard de la Cour en ce qui concerne le goût et les mœurs. Cette centralisation n’intéressait guère directement que les classes dirigeantes et aisées. Mais à partir de la réunion des Assemblées révolutionnaires, et pendant les années critiques, un intense mouvement d’hommes et d’idées s’établit entre Paris et le reste de la France. Les affaires locales, les projets, les dénonciations, les individus les plus actifs ou les plus ambitieux, tout vient à Paris, tout y fermente ; et Paris à son tour inonde le pays de délégués, de décrets, de journaux, des produits de toutes les rencontres, de tous les événements, des passions et des discussions que tant de différences appelées à lui et heurtées en lui engendrent dans ses murs.

Je ne sais pourquoi les historiens en général ne soulignent pas ce grand fait que me représente la transformation de Paris en organe central de confrontation et de combinaison, organe non seulement politique et administratif, mais organe de jugement, d’élaboration et d’émission, et pôle directeur de la sensibilité générale du pays. Peut-être répugnent-ils à mettre au rang des événements un phénomène relativement lent et qu’on ne peut dater avec précision. Mais il faut quelquefois douer le regard historique des mêmes libertés à l’égard du temps et de l’espace que nous avons obtenues de nos instruments d’optique et de vues animées. Imaginez que vous perceviez en quelques instants ce qui s’est fait en quelques centaines d’années, Paris se former, grossir, ses liaisons avec tout le territoire se multiplier, s’enrichir ; Paris devenir l’appareil indispensable d’une circulation généralisée ; sa nécessité et sa puissance fonctionnelle s’affirmer de plus en plus, croître avec la Révolution, avec l’Empire, avec le développement des voies ferrées, avec celui des télégraphes, de la presse et de ce qu’on pourrait nommer la littérature intensive… vous concevez alors Paris comme événement, événement tout comparable à la création d’une institution d’importance capitale, et à tous les événements significatifs que l’histoire inscrit et médite.

Il n’y a pas d’événement plus significatif que celui-ci. J’ai dit à quoi il répond. C’est une production typique de la France, de la diversité extraordinaire de la France, que cette grande cité à qui toute une grande nation délègue tous ses pouvoirs spirituels, par qui elle fait élaborer les conventions fondamentales en matière de goûts et de mœurs, et qui lui sert d’intermédiaire ou d’interprète, et de représentant à l’égard du reste du monde, comme elle sert au reste du monde à prendre une connaissance rapide, inexacte et délicieuse de l’ensemble de la France.

Les idées sur la France que je viens d’exposer, ou plutôt de proposer au lecteur à titre de pures approximations, me sont venues par une conséquence lointaine de remarques que j’ai faites, il y a fort longtemps, sur un sujet tout particulier.

La poésie a quelquefois occupé mon esprit ; et non seulement j’ai consumé quelques années de ma vie à composer divers poèmes ; mais encore, je me suis plu assez souvent à examiner dans leur généralité la nature et les moyens de cet art.

Or, en méditant sur les caractères physiques de la poésie, c’est-à-dire, sur ses rapports avec la musique, et en développant cette étude jusqu’à une comparaison des métriques et des prosodies de quelques peuples, on ne peut pas ne pas apercevoir un fait, qui pour être assez connu et très sensible, n’a pas été, je crois, suffisamment considéré et interrogé.

La poésie française diffère musicalement de toutes les autres, au point d’avoir été regardée parfois comme presque privée de bien des charmes et des ressources qui se trouvent en d’autres langues à la disposition des poètes. Je crois bien que c’est là une erreur ; mais cette erreur, comme il arrive fort souvent, est une déduction illégitime et subjective d’une observation exacte. C’est la langue elle-même qu’il fallait considérer pour en définir la singularité phonétique ; celle-ci bien déterminée, on pourrait chercher à se l’expliquer.

Trois caractères distinguent nettement le français des autres langues occidentales : le français, bien parlé, ne chante presque pas. C’est un discours de registre peu étendu, une parole plus plane que les autres. Ensuite : les consonnes en français sont remarquablement adoucies ; pas de figures rudes ou gutturales. Nulle consonne française n’est impossible à prononcer pour un Européen. Enfin, les voyelles françaises sont nombreuses et très nuancées, forment une rare et précieuse collection de timbres délicats qui offrent aux poètes dignes de ce nom des valeurs par le jeu desquelles ils peuvent compenser le registre tempéré et la modération générale des accents de leur langue. La variété des é et des è, — les riches diphtongues, comme celles-ci : feuille, rouille, paille, pleure, toise, tienetc., — l’e muet qui tantôt existe, tantôt ne se fait presque point sentir s’il ne s’efface entièrement, et qui procure tant d’effets subtils de silences élémentaires, ou qui termine ou prolonge tant de mots par une sorte d’ombre que semble jeter après elle une syllabe accentuée, voilà des moyens dont on pourrait montrer l’efficacité par une infinité d’exemples.

Mais je n’en ai parlé que pour établir ce que je prétendais tout à l’heure : que la langue française doit se ranger à part ; également éloignée, au point de vue phonétique, des langues dites latines ou romanes et des langues germaniques.

Il est bien remarquable, en particulier, que la langue parlée sur un territoire intermédiaire entre l’Italie et l’Espagne se contienne dans un registre bien moins étendu que celui où se meuvent les voix italiennes et espagnoles. Ses voyelles sont plus nombreuses et plus nuancées ; ses consonnes jamais ne sont de la force, ne demandent l’effort qui s’y attache dans les autres langues latines.

L’histoire du français nous apprend à ce sujet des choses curieuses, que je trouve significatives. Elle nous enseigne, par exemple, que la lettre r, quoique très peu rude en français, où elle ne se trouve jamais roulée ni aspirée, a failli disparaître de la langue, à plusieurs reprises, et être remplacée, selon un adoucissement progressif, par quelque émission plus aisée. (Le mot chaire est devenu chaise, etc.)

En somme, un examen phonétique même superficiel, (comme celui qu’un simple amateur pouvait faire), m’a montré dans la poétique et la langue de France des traits et des singularités que je ne puis m’expliquer que par les caractères mêmes de la nation que j’ai énoncés tout à l’heure.

Si la langue française est comme tempérée dans sa tonalité générale ; si bien parler le français c’est le parler sans accent ; si les phonèmes rudes ou trop marqués en sont proscrits, ou en furent peu à peu éliminés ; si, d’autre part, les timbres y sont nombreux et complexes, les muettes si sensibles, je n’en puis voir d’autre cause que le mode de formation et la complexité de l’alliage de la nation. Dans un pays où les Celtes, les Latins, les Germains, ont accompli une fusion très intime, où l’on parle encore, où l’on écrit, à côté de la langue dominante, une quantité de langages divers, (plusieurs langues romanes, les dialectes du français, ceux du breton, le basque, le catalan, le corse), il s’est fait nécessairement une unité linguistique parallèle à l’unité politique et à l’unité de sentiment. Cette unité ne pouvait s’accomplir que par des transactions statistiques, des concessions mutuelles, un abandon par les uns de ce qui était trop ardu à prononcer pour les autres, une altération mutuelle. Peut-être pourrait-on pousser l’analyse un peu plus loin et rechercher si les formes spécifiques de français ne relèvent pas, elles aussi, des mêmes nécessités ?

La clarté de structure du langage de la France, si on pouvait la définir d’une façon simple, apparaîtrait sans doute comme le fruit des mêmes besoins et des mêmes conditions ; et il n’est pas douteux, d’autre part, que la littérature de ce pays, en ce qu’elle a de plus caractéristique, procède mêmement d’un mélange de qualités très différentes et d’origines très diverses, dans une forme d’autant plus nette et impérieuse que les substances qu’elle doit recevoir sont plus hétérogènes. Le même pays produit un Pascal et un Voltaire, un Lamartine et un Hugo, un Musset et un Mallarmé. Il y a quelques années, on pouvait rencontrer, dans un même salon de Paris, Émile Zola et Théodore de Banville, ou bien aller en un quart d’heure du cabinet d’Anatole France au bureau de J.-K. Huysmans : c’était visiter des extrêmes.

Ici se placeraient tout naturellement des considérations sur ce que la France a donné aux Lettres de proprement et spécialement français. Il faudrait, par exemple, mettre en lumière ce remarquable développement de l’esprit critique en matière de forme qui s’est prononcé à partir du xvie siècle ; cet esprit a dominé la littérature pendant la période dite classique, et n’a jamais cessé depuis lors d’exercer une influence directe ou indirecte sur la production.

La France est peut-être le seul pays où des considérations de pure forme, un souci de la forme en soi, aient persisté et dominé dans l’ère moderne. Le sentiment et le culte de la forme me semblent être des passions de l’esprit qui se rencontrent le plus souvent en liaison avec l’esprit critique et la tournure sceptique des esprits. Ils s’accompagnent, en effet, d’une particulière liberté à l’égard du contenu, et coexistent souvent avec une sorte de sens de l’ironie généralisée. Ces vices ou ces vertus exquises sont ordinairement cultivés dans des milieux sociaux riches en expériences et en contrastes, où le mouvement des échanges d’idées, l’activité des esprits concentrés et heurtant leur diversité s’exagèrent et acquièrent l’intensité, l’éclat, parfois la sécheresse d’une flamme. Le rôle de la Cour, le rôle de Paris dans la littérature française furent ou sont essentiels. Le chef-d’œuvre littéraire de la France est peut-être sa prose abstraite, dont la pareille ne se trouve nulle part. Mais je ne puis ici développer ces vues. Il y faudrait tout un livre.

Je n’ajoute qu’une remarque à cet aperçu tout insuffisant : des fondations comme l’Académie Française, des institutions comme la Comédie-Française et quelques autres, sont bien, chacune selon sa nature et sa fonction, des productions nationales spécifiques, dont l’essence est de renforcer et de consacrer, et en somme de représenter à la France même, sa puissante et volontaire unité.

Quant aux beaux-arts, je dirai seulement quelques mots de notre architecture française, qui auront pour objet de faire remarquer son originalité pendant les grandes époques où elle a flori. Pour comprendre l’architecture française de 1100 à 1800, — sept siècles dont chacun a donné ses chefs-d’œuvre et ses catégories de chefs-d’œuvre, cathédrales, châteaux, palais, admirables séries, — il importe de se reporter au principe le plus délicat et le plus solide de tous les arts, qui est l’accord intime, et aussi profond que le permet la nature des choses entre la matière et la figure de l’ouvrage.

L’indissolubilité de ces deux éléments est le but incontestable de tout grand art. L’exemple le plus simple est celui que nous offre la poésie, à l’existence de laquelle l’union étroite ou la mystérieuse symbiose du son et du sens est essentielle.

C’est par cette recherche d’une liaison qui doit se pressentir et s’accomplir dans la vivante profondeur de l’artiste, et en quelque sorte dans tout son corps, que l’œuvre peut acquérir quelque ressemblance avec les productions vivantes de la nature, dans lesquelles il est impossible de dissocier les forces et les formes.

En ce qui concerne l’architecture, il faut s’accoutumer, pour en avoir une opinion exacte et en tirer une jouissance supérieure, à distinguer les constructions dont la figure et la matière sont demeurées indépendantes l’une de l’autre, de celles où ces deux facteurs ont été rendus comme inséparables. Le public confond trop souvent les qualités véritablement architectoniques avec les effets de décor purement extérieurs. On se satisfait d’être ému, ou étonné, ou amusé par des apparences théâtrales ; et, sans doute, il existe de très beaux monuments qui émerveillent les yeux quoiqu’ils soient faits d’une grossière matière, d’un noyau de concrétion revêtu d’enduits menteurs, de marbres appliqués, d’ornements rapportés. Mais, au regard de l’esprit, ces bâtisses ne vivent pas. Elles sont des masques, des simulacres sous lesquels se dissimule une misérable vérité. Mais, au contraire, il suffit au connaisseur de considérer une simple église de village, comme il en existe encore des milliers en France, pour recevoir le choc du Beau total, et ressentir, en quelque sorte, le sentiment d’une synthèse.

Nos constructeurs des grandes époques ont toujours visiblement conçu leurs édifices d’un seul jet, et non en deux moments de l’esprit ou en deux séries d’opérations, les unes relatives à la forme, les autres à la matière. Si l’on me permet cette expression, ils pensaient en matériaux. D’ailleurs la magnifique qualité de la pierre dans les régions où l’architecture médiévale la plus pure s’est développée, leur était éminemment favorable à ce mode de concevoir. Si l’on considère la suite des découvertes et des réalisations qui se sont produites dans cet ordre de choses du xiie au xive siècle, on assiste à une évolution bien remarquable, qui peut s’interpréter comme une lutte entre une imagination et des desseins de plus en plus hardis, un désir croissant de légèreté, de fantaisie et de richesse, et d’autre part, un sentiment de la matière et de ces propriétés qui ne s’obscurcit et ne s’égare que vers la fin de cette grande époque. Ce développement est marqué par l’accroissement de la science combinée de la structure et de la coupe des pierres, et s’achève par des prodiges et par les abus inévitables d’une virtuosité excessive. Mais avant d’en arriver à cette décadence, que de chefs-d’œuvre, quels accords extraordinairement justes entre les facteurs de l’édifice ! L’art n’a jamais approché de si près la logique et la grâce des êtres vivants, j’entends, de ceux que la nature a heureusement réussis, que dans ces œuvres admirables qui, bien différentes de celles dont la valeur se réduit à la valeur d’un décor de théâtre, supportent, et même suggèrent et imposent, le mouvement, l’examen, la réflexion. Circonstance singulière : nous ignorons entièrement les méthodes, la culture technique et théorique, les connaissances mathématiques et mécaniques de leurs grands créateurs.

Je signalerai au passage deux caractères très importants de leurs ouvrages, qui illustreront avec précision ce que je viens de dire au sujet de leur manière de concevoir. Entrez à Notre-Dame de Paris, et considérez la tranche de l’édifice qui est comprise entre deux piliers successifs de la nef. Cette tranche constitue un tout. Elle est comparable à un segment de vertébré. Au point de vue de la structure comme au point de vue de la décoration, elle est un élément intégrant complet, et visiblement complet. D’autre part, si vous portez votre attention sur les profils des formes, sur le détail des formes de passage, des moulures, des nervures, des bandeaux, des arêtes qui conduisent l’œil dans ces mouvements, vous trouverez dans la compréhension de ces moyens auxiliaires si simples en eux-mêmes, une impression comparable à celle que donne en musique l’art de moduler et de transporter insensiblement d’un état dans un autre une âme d’auditeur. Mais il n’est pas besoin d’édifices considérables pour faire apparaître ces qualités supérieures. Une chapelle, une maison très simples suffisent, dans dix mille villages, à nous représenter des témoins séculaires de ce sentiment de l’intimité de la forme avec la matière, par laquelle une construction, même tout humble, a le caractère d’une production spontanée du sol où elle s’élève.

Après tout ce que j’ai dit, on ne sera point étonné que je considère la France elle-même comme une forme, et qu’elle m’apparaisse comme une œuvre. C’est une nation dont on peut dire qu’elle est faite de main d’homme, et qu’elle est en quelque manière dessinée et construite comme une figure dont la diversité de ses parties s’arrangent en un individu. On pourrait dire aussi qu’elle est une sorte de loi, qu’un certain territoire et une certaine combinaison ethnique donnent à un groupement humain qui ne cesse au cours des âges de s’organiser et de se réorganiser suivant cette loi. L’effet le plus visible de la loi qui ordonne l’existence de la France est, comme je l’ai dit plus haut, la fonction de Paris, et la singularité de son rôle. Ce phénomène capital était nécessaire dans un pays qui n’est point défini par une race dominante, ni par des traditions ou des croyances, ni par des circonstances économiques, mais par un équilibre très complexe, une diversité extrêmement riche, un ensemble de différences des êtres et des climats auxquels devait répondre un organe de coordination très puissant. Quant au caractère de la nation, on le connaît assez. Elle est vive d’esprit, généralement prudente dans les actes, mobile à la surface, constante et fidèle en profondeur. Elle néglige assez facilement ses traditions, garde indéfiniment ses habitudes ; elle est sagace et légère, clairvoyante et distraite, tempérée à l’excès, et même infiniment trop modérée dans ses vrais désirs pour une époque où l’énormité des ambitions, la monstruosité des appétits sont presque des conditions normales. Le Français se contente de peu. Il n’a pas de grands besoins matériels, et ses instincts sont modérés. Même il considère avec un certain scepticisme le développement du machinisme et les progrès de cet ordre dans lequel il lui arrive souvent de créer et de s’endormir sur son œuvre, laissant aux autres le soin et le profit de s’en servir. Peut-être les Français pressentent-ils tout ce que l’esprit et ses valeurs générales peuvent perdre par l’accroissement indéfini de l’organisation et du spécialisme.

Ce dernier trait s’accorde bien avec la thèse générale de ma petite étude. Il est clair qu’un peuple essentiellement hétérogène et qui vit de l’unité de ses différences internes, ne pourrait, sans s’altérer profondément, adopter le mode d’existence uniforme et entièrement discipliné qui convient aux nations dont le rendement industriel et la satisfaction standardisée sont des conditions ou des idéaux conformes à leur nature. Le contraste et même les contradictions sont presque essentiels à la France. Ce pays où l’indifférence en matière de religion est si commune, est aussi le pays des plus récents miracles. Pendant les mêmes années que Renan développait sa critique et que le positivisme ou l’agnosticisme s’élargissaient, une apparition illuminait la grotte de Lourdes. C’est au pays de Voltaire et de quelques autres que la foi est le plus sérieuse et le plus solide, peut-être, et que les Ordres se recruteraient le plus aisément ; c’est à lui que l’Église a attribué les canonisations les plus nombreuses dans ces dernières années. Mais peu de superstitions ; je veux dire : moins qu’ailleurs. Il y a en France moins de télépathies, moins de recherches psychiques, moins d’évocations et de thérapeutiques prestigieuses, qu’il n’y en a dans certaines contrées moins superficielles. Je ne veux pas dire qu’il n’y en ait point.


  1. Cet essai a paru en 1927 comme introduction au recueil de photographies : La France, Architecture et Paysages.