Œuvres de Pierre Curie/05

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SUR LES PHÉNOMÈNES ÉLECTRIQUES DE LA TOURMALINE ET DES CRISTAUX HÉMIÈDRES À FACES INCLINÉES.

En commun avec JACQUES CURIE.



Comptes rendus de l’Académie des Sciences, t. XCII, p. 350,
séance du 14 février 1881.


I. Quelques années après la publication de ses belles recherches sur la tourmaline, Gaugain a donné une théorie du phénomène de la pyro-électricité. D’après lui, la tourmaline serait assimilable, pendant une variation de température, à une pile thermo-électrique d’une très grande résistance et d’une très grande force électromotrice. Pour montrer la possibilité de l’existence de semblables piles, il fit souder de petits cônes de bismuth et de cuivre alternativement les uns aux autres et cela alternativement par les pointes et par les bases ; lors d’une variation de température, les soudures étroites étaient plus rapidement influencées que les soudures larges et le système constituait momentanément une pile thermo-électrique. Gaugain lui assimilait chaque file de molécules de la tourmaline ; il est facile de voir en effet que cette conception rend compte des lois quantitatives qu’il avait établies. Néanmoins elle ne nous semble pas admissible : 1° elle ne rend pas compte des phénomènes électriques obtenus par pression ; 2° elle n’est pas d’accord avec ce fait que le dégagement électrique n’a lieu que sur les bases des prismes de tourmaline et non sur les faces latérales, fait qui peut être établi par les expériences suivantes.

Si l’on recouvre les deux bases d’une longue tourmaline avec deux feuilles d’étain que l’on met en communication avec la terre, et si l’on provoque le dégagement de l’électricité, on n’en peut pas constater latéralement à l’aide d’un anneau métallique en communication avec un électromètre, même quand cet anneau se trouve très près d’une des extrémités du cristal. Au contraire, la quantité d’électricité dégagée sur les bases est toujours la même, que la surface latérale soit recouverte ou non par une feuille d’étain reliée à la terre.

Gaugain, mettant une des bases en communication avec la terre, laissant l’autre isolée, entourait le milieu du cristal d’un fil de platine relié à un électromètre ; il constatait, lors du refroidissement, un dégagement d’électricité de même nom que celle de la base isolée. Cette expérience n’a rien de contradictoire avec ce qui précède ; l’électricité qui se dégage sur la base isolée charge la dernière couche du cristal, et celle-ci joue le rôle de l’armature d’un condensateur dont le cristal est la lame isolante. De l’électricité de même nom se dégage par le fil de platine ; de l’électricité de nom contraire est attirée et condensée, ce qu’il est facile de montrer. Il suffit pour cela, après avoir déchargé le fil de platine et l’avoir relié à l’électromètre, de décharger la base restée isolée jusqu’alors ; l’électricité de nom contraire, qui était condensée, donne à travers le fil de platine une déviation.


II. Les hypothèses sur la polarisation des molécules qui avaient été émises plus ou moins vaguement dès 1825 (Becquerel, Forbes, etc.) peuvent, mieux que celle de Gaugain, rendre compte du phénomène. Telle est, du reste, l’opinion de M. Thomson : comme Forbes autrefois, il suppose que les molécules sont toujours polarisées et qu’une couche d’électricité condensée sur la surface de la tourmaline neutralise leur action extérieure ; la chaleur faisant varier l’état de polarisation, la neutralisation n’a plus lieu.

Notre manière de voir est analogue, car l’idée que les molécules sont polarisées est en parfait accord avec ce fait que l’électricité ne se montre libre que sur les bases. On sait en effet qu’un cylindre formé de molécules uniformément polarisées parallèlement à la génératrice peut être remplacé par deux couches électrisées sur les deux bases.

Nous essayerons de préciser davantage les causes de la polarisation et celles de sa variation, en supposant qu’entre les faces opposées de deux couches successives de molécules existe une différence de tension constante, ce qui entraîne une condensation d’électricité qui dépend de la distance des deux couches ; si par une cause quelconque on change cette distance (variation de pression ou de température), la quantité condensée variera.

Un système propre à faire concevoir ce qui précède serait une pile de lames zinc-cuivre soudées (éléments de Volta), orientées de la même manière et séparées les unes des autres par d’égales épaisseurs d’air.

Soient e cette épaisseur, v la force électromotrice de contact zinc-cuivre. Toutes les lames étant d’abord réunies à la terre, il y a une quantité d’électricité condensée sur chaque face opposée entre deux couches successives, pourvu que ces couches soient suffisamment rapprochées. Lorsque la distance entre les couches varie, cette quantité devient

Les deux lames extrêmes laisseront donc échapper des quantités d’électricité de noms contraires

Quant aux lames intérieures, les électricités de signes opposés mises en liberté dans chacune d’elles se neutralisant, les résultats seraient les mêmes si elles étaient isolées, et c’est le cas qui nous intéresse.

Si l’on néglige dans la dernière formule devant l’unité, la quantité d’électricité dégagée est proportionnelle à la variation de distance de deux couches successives ; elle est proportionnelle à la surface ; elle est indépendante du nombre des couches et, par conséquent, de l’épaisseur de la colonne. Ces lois sont celles que fournissent les expériences faites sur la tourmaline.


III. Amenés, par la discussion des hypothèses que l’on avait émises avant nous, à formuler la manière de concevoir les phénomènes qui nous semble la plus plausible, nous en suivrons les conséquences, tout en ne nous faisant pas d’illusion sur la fragilité d’un pareil terrain.

L’hypothèse dont, nous sommes partis est qu’entre les faces opposées de deux couches successives existe une différence de tension constante.

La tourmaline étant un corps composé, les diverses parties d’une molécule cristalline peuvent être formées de matières différentes, ce qui expliquerait la différence de tension des extrémités opposées de deux molécules.

Mais il est possible que, la matière étant homogène, la forme seule des molécules donne une raison suffisante pour justifier l’hypothèse ; on peut même dire que l’expérience semble concorder avec cette explication bien plus qu’avec la précédente (les considérations ordinaires n’étant probablement plus applicables aux molécules elles-mêmes).

En effet, les théories cristallographiques, quelles qu’elles soient, sont d’accord pour faire remonter aux molécules mêmes l’origine de la dissymétrie qui se révèle à nous par les particularités des formes cristallines. Or nous avons montré que, pour toutes les substances hémièdres non conductrices étudiées, le sens du dégagement de l’électricité est toujours lié à la forme cristalline, de telle sorte que l’extrémité correspondant à l’angle solide le plus aigu est négative par dilatation. Cette relation constante n’étant probablement pas due au hasard, et les analogies entre la forme de la molécule et la forme hémièdre du cristal étant admises, on est conduit à remarquer que l’extrémité aiguë d’une molécule joue toujours par rapport à la base opposée de la molécule suivante le rôle du zinc par rapport au cuivre dans l’exemple d’analogie que nous avons pris, c’est-à-dire est constamment chargée d’électricité positive. La nature de la matière semble donc ne pas entrer en ligne de compte, et la forme de la molécule paraît avoir l’influence prépondérante.