Œuvres de Pierre Curie/06

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LES CRISTAUX HÉMIÈDRES À FACES INCLINÉES, COMME SOURCES CONSTANTES D’ÉLECTRICITÉ.

En commun avec JACQUES CURIE.



Comptes rendus de l’Académie des Sciences, t. XCIII, p. 204,
séance du 25 juillet 1881.


I. Une lame convenablement taillée dans un cristal hémièdre à faces inclinées et placée entre deux feuilles d’étain constitue un condensateur qui est susceptible de se charger lui-même quand on le comprime. On peut réaliser avec ce système un instrument nouveau, une sorte de condensateur-source qui jouit de propriétés spéciales. Nous allons indiquer ces propriétés, qui résultent des lois que nous avons établies précédemment pour le dégagement de l’électricité dans les cristaux hémièdres ; nous montrerons comment cet instrument peut servir, comme étalon d’électricité statique, à la mesure des charges et à celle des capacités.

Nous donnerons aussi dans cette Note une mesure absolue des quantités d’électricité dégagées par la tourmaline et le quartz pour une pression déterminée.


II. Il est nécessaire de rappeler trois des propriétés fondamentales que possède un cristal agissant comme condensateur-source : 1° les deux faces se chargent de quantités d’électricité rigoureusement égales et de signes contraires ; 2° lorsqu’une des faces est en communication avec la terre, l’autre fournit une quantité déterminée d’électricité pour une pression déterminée ; 3° il y a proportionnalité entre la quantité d’électricité dégagée et la pression exercée[1].

Il résulte de ces propositions que, tandis qu’une pile permet de porter un conducteur à un potentiel déterminé, un condensateur-source permet de fournir à un conducteur une quantité déterminée d’électricité ; de plus cette quantité peut être choisie d’avance au-dessous d’une certaine grandeur.


III. La quantité d’électricité dégagée par un poids de 1kg placé sur une tourmaline est susceptible de porter une sphère de 14cm,2 au potentiel d’un daniell, c’est-à-dire qu’elle est égale à 0,0531 unité C. G. S. électrostatique.

La quantité d’électricité dégagée par un poids de 1kg sur une lame de quartz perpendiculaire à un axe horizontal est capable de porter une sphère de 16cm,6 au potentiel d’un daniell, c’est-à-dire qu’elle est égale à 0,062 unité C. G. S. électrostatique.

Ces nombres mesurent ce qu’on peut appeler les pouvoirs électriques de pression de la tourmaline et du quartz.


IV. Les mesures absolues, dont nous venons de donner les résultats, ont été faites à l’aide d’une potence qui appliquait la pression directement sur le cristal ; mais, quand on veut employer le cristal comme source d’électricité, il est plus commode d’exercer la pression à l’aide d’un levier, et il est indispensable de le maintenir en même temps dans une enceinte sèche. Il vaut mieux alors ne pas s’occuper des bras de levier et déterminer directement, une fois pour toutes, la quantité d’électricité qui se dégage pour un poids de 1kg placé à l’extrémité du levier ; si le cristal n’est jamais dérangé, il pourra servir d’étalon.

Voici, dans tous les cas, comment on peut évaluer la quantité d’électricité qui se dégage : l’aiguille d’un électromètre Thomson-Mascart étant chargée à l’aide d’une pile, on unit une des lames d’étain du cristal à la terre, l’autre lame à l’un des couples de secteurs de l’électromètre et en même temps à un conducteur de capacité connue (sphère, condensateur à lame d’air, microfarad). Cet ensemble de conducteurs étant isolé, on met l’autre couple de secteurs de l’électromètre en communication avec l’un des pôles d’un élément Daniell (l’autre pôle étant à la terre). L’aiguille de l’électromètre dévie, et l’on ajoute des poids agissant sur le cristal jusqu’à ce que l’on ait ramené l’aiguille au zéro (cette opération se fait comme une pesée ordinaire, en plaçant et en retirant des poids, la quantité d’électricité dégagée ne dépendant que de la pression finale). La lame du condensateur-source, l’étalon de capacité et les secteurs de l’électromètre sont alors au potentiel d’un daniell, et l’on connaît le poids qui a été nécessaire pour arriver à ce résultat. On répète la même opération après avoir supprimé l’étalon de capacité. La différence des poids obtenus dans le premier et le deuxième cas représente le poids nécessaire pour porter l’étalon de capacité au potentiel d’un daniell.


V. La méthode que nous venons de décrire renferme en elle un procédé de comparaison des capacités. On peut, en effet, déterminer à l’aide de trois pesées les quantités d’électricité nécessaires pour porter deux conducteurs au même potentiel, d’où l’on tire le rapport de leurs capacités.

Au contraire, en chargeant les deux secteurs avec deux éléments différents, et en cherchant les poids nécessaires pour amener une même capacité aux potentiels de chacun d’eux, on a le rapport des forces électromotrices des deux éléments.

Enfin on peut mesurer une charge avec une grande précision : le corps chargé étant mis en communication avec le condensateur-source et avec un électromètre quelconque, ce dernier accuse la présence de l’électricité ; on ramène au zéro en mettant des poids sur le condensateur.

Ces méthodes ont l’avantage de ramener toujours l’électromètre au zéro ; il ne sert donc plus que comme électroscope, et l’on peut employer une sensibilité plus grande. La détermination des capacités et celle des charges se font ainsi avec précision. L’appareil peut encore servir comme réparateur de charge pour maintenir à un même potentiel un corps qui perd constamment de l’électricité et qui doit rester isolé.


VI. Les constantes d’un condensateur-source sont : 1° la quantité d’électricité dégagée par un poids de 1kg à l’extrémité du levier ; 2° sa capacité. Pour charger les corps de très petite capacité, il y a avantage à avoir un condensateur-source de très faible capacité ; une tourmaline ou un quartz de 0m,01 de hauteur et de quelques millimètres carrés de surface peuvent ne pas atteindre la capacité d’une sphère de 0m,01 de rayon et fournir des quantités d’électricité capables de charger au potentiel d’un daniell une sphère de 3m de rayon. Pour charger des corps d’une capacité un peu plus forte, il n’y a plus grand inconvénient à augmenter la capacité du condensateur-source, et l’on peut obtenir en le faisant des quantités d’électricité beaucoup plus considérables ; nous avons fait construire une pile de neuf lames de quartz, taillées parallèlement entre elles et perpendiculairement à un axe horizontal dans un même canon de quartz bien homogène. Chaque lame a environ 20cm² de surface ; elles sont placées les unes sur les autres en pile, séparées toutefois par des feuilles d’étain ; toutes les lames de rang pair ayant été retournées, il résulte de cette disposition que, lors d’une variation de pression exercée sur la pile, toutes les feuilles d’étain de rang pair se chargent d’une électricité, toutes celles de rang impair se chargent de l’autre. En réunissant tous les éléments en surface, c’est-à-dire en réunissant d’une part toutes les feuilles d’étain de rang pair et d’autre part toutes celles de rang impair, on a un condensateur-source dont la capacité est celle d’une sphère de 3m,5 de rayon. Il fournit facilement de quoi charger de microfarad au potentiel d’un daniell, mais la difficulté qu’il y a à exercer des pressions fortes empêche seule de dépasser beaucoup cette valeur ; d’après des expériences faites avec des lames de dimensions plus petites, la pile de quartz pourrait supporter sans inconvénient, vu sa grande surface, une pression de 6000kg et donnerait alors une quantité d’électricité capable de charger 10 microfarads au potentiel d’un daniell.



  1. Pratiquement, la limite au delà de laquelle cette loi doit ne plus se vérifier n’est jamais atteinte et la proportionnalité se maintient au degré d’approximation des expériences, jusqu’à des pressions voisines de celles qui déterminent la rupture du cristal.