Œuvres de Pierre Curie/07

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CONTRACTIONS ET DILATATIONS PRODUITES PAR DES TENSIONS ÉLECTRIQUES DANS LES CRISTAUX HÉMIÈDRES À FACES INCLINÉES.

En commun avec JACQUES CURIE.



Comptes rendus de l’Académie des Sciences, t. XCIII, p. 1137,
séance du 26 décembre 1881.


Supposons qu’un corps solide, un prisme de verre, par exemple, ayant 1cm² de surface, éprouve une variation égale au millionième de sa longueur. Cette quantité sera très difficilement constatable par un procédé direct.

Mais, si l’on s’oppose d’une manière absolue à cette variation de longueur, le solide éprouvera une variation de pression de près de 1kg. Un système sensible, permettant de constater ou de mesurer cette pression, donnerait donc la possibilité de conclure d’une façon indirecte à la variation de longueur qui aurait pu se produire. On voit que cette méthode est basée sur la faiblesse du coefficient de compressibilité des corps solides.

Nous avons réalisé un appareil remplissant ces conditions, en nous servant de la propriété que possède le quartz de dégager, lorsqu’on exerce sur lui un effort dans certaines directions, des quantités d’électricité proportionnelles aux pressions qu’on lui fait subir.

Nous décrirons cet appareil, en détaillant l’application que nous en avons faite pour mettre au jour le phénomène réciproque de la polarité électrique des cristaux hémièdres.

On sait que, lorsqu’on fait subir à un cristal hémièdre à faces inclinées une variation de pression suivant un axe d’hémiédrie, il se développe aux deux extrémités de cet axe des quantités d’électricité égales et de signes contraires, le sens du dégagement étant lié au signe de la variation de pression.

Nos expériences actuelles viennent prouver que, réciproquement, lorsqu’on charge d’électricités contraires les deux extrémités de l’axe d’un cristal hémièdre, il éprouve, suivant cet axe, soit une contraction, soit une dilatation, selon le sens dans lequel la tension électrique lui a été appliquée.

Les sens des deux phénomènes réciproques sont liés entre eux par la loi générale suivante, dont nous empruntons l’énoncé à M. Lippmann, et qui n’est autre chose qu’une généralisation de la loi de Lenz :

« Le sens est toujours tel que le phénomène réciproque tende à s’opposer à la production du phénomène primitif. »

M. Lippmann, se basant à la fois sur les principes de la conservation de l’électricité et de la conservation de l’énergie, et sur les propriétés du phénomène direct, avait pu prévoir et démontrer d’avance toutes les particularités du phénomène réciproque[1].

Il avait même donné le moyen d’en calculer d’avance la grandeur pour une différence de potentiel déterminée, lorsque l’on connaît la quantité d’électricité dégagée par une pression déterminée.

Nous avons antérieurement mesuré la quantité d’électricité dégagée par la tourmaline et par le quartz pour une pression de 1kg ; on trouve, en faisant le calcul, que des prismes de ces substances éprouveront des variations de longueurs d’environ de millimètre pour une différence de potentiel correspondant à une étincelle de 0m,01 dans l’air.

Voici comment les expériences ont été disposées : l’appareil est formé de deux plaques massives en bronze, unies par trois grosses colonnes qui font corps avec l’une des plaques, traversent l’autre et sont terminées par des vis munies d’écrous[2].

On peut ainsi, à l’aide des écrous, serrer entre les deux plaques une pile d’objets placés les uns au-dessus des autres. Les objets sont partagés en deux systèmes distincts :

Le système inférieur sert uniquement à mesurer les variations de pression : il se compose de trois lames de quartz larges et minces, séparées par des lames métalliques que l’on met en communication avec un électromètre, qui accuse l’électricité dégagée par les variations de pression subies par les lames de quartz.

Le système supérieur sert à produire le phénomène que l’on veut étudier. Dans le cas qui nous occupe, il se composait de trois cristaux hémièdres aussi volumineux que possible, et séparés les uns des autres par deux rondelles de cuivre. Les trois cristaux avaient leurs axes d’hémiédrie parallèles à la direction du serrage. Les deux cristaux des bouts étaient retournés par rapport à celui du milieu, c’est-à-dire que, sur l’une des rondelles de cuivre, se trouvaient appliquées deux bases positives par pression, sur l’autre deux bases négatives.

Les deux bases extérieures des trois cristaux communiquaient avec la terre. Les deux rondelles de cuivre pouvaient être reliées aux deux pôles d’une machine de Holtz.

Nous avons opéré sur la tourmaline et sur le quartz. Pour ces deux substances, lorsque l’on unit la branche positive d’une machine de Holtz à la rondelle de cuivre attenante aux faces des cristaux positives par pression, et la branche négative à la rondelle attenante aux faces négatives, les cristaux tendent à se dilater suivant l’axe de serrage et, par l’intermédiaire du système inférieur, qui subit une augmentation de pression, l’électromètre indique cette dilatation ; quand l’action de la machine cesse, l’électromètre l’indique encore. Enfin, quand on renverse le sens de la tension, les cristaux se contractent et tous les effets se produisent en sens inverse.

Le phénomène est déjà sensible pour une tension correspondant à une étincelle d’un demi-millimètre ; il semble être proportionnel à la différence de tension.

Il nous est impossible, pour le moment, de donner une mesure ; mais un calcul que nous avons fait pour le quartz, calcul grossièrement approximatif, vu les données imparfaites que nous avons employées, nous a montré que le phénomène est du même ordre de grandeur que le phénomène calculé théoriquement[3].

  1. Principe de la conservation de l’électricité (Annales de Chimie et de Physique, 1881, p. 145).
  2. (E) Voir la figure 2, page 40.
  3. Les deux systèmes, celui qui servait à produire le phénomène électrique et celui qui servait à le mesurer, étaient séparés l’un de l’autre, au point de vue électrique, d’une façon parfaite ; ils étaient chacun parfaitement enfermés dans des enveloppes métalliques communiquant avec la terre.

    Nous n’avons pas négligé toutefois les nombreuses vérifications qui permettent de s’assurer que l’on n’a pas affaire à un phénomène d’influence. Ces précautions sont nécessaires, puisqu’il s’agit de constater de très petites quantités d’électricité qui se dégagent en présence des tensions énormes des machines de Holtz.