Œuvres de Pierre Curie/42

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Texte établi par la Société Française de Physique, Gauthier-Villars (p. 440-443).

SUR LA RADIOACTIVITÉ INDUITE ET SUR L’ÉMANATION DU RADIUM.


Comptes rendus de l’Académie des Sciences, t. CXXXVI, p. 223,
séance du 26 janvier 1903.


Dans un récent travail[1], j’ai étudié les conditions de la disparition de la radioactivité induite par le radium dans une enceinte fermée que l’on soustrait à l’action du radium et que l’on maintient à la température ambiante. L’intensité du rayonnement des parois de l’enceinte diminue en fonction du temps suivant une loi exponentielle

,


étant égal à 4,970 x 105 secondes. L’intensité du rayonnement diminue de moitié en 4 jours.

J’ai trouvé que la loi de désactivation est encore la même lorsque l’enceinte, au lieu de rester à la température ambiante, est maintenue à 450° ou à −180°.

Pour le constater, je fais d’abord, à la température ambiante, des séries de mesures sur les tubes scellés qui se désactivent, puis je porte les tubes, pendant 3 jours, à 450° dans un four électrique. Les tubes sont ensuite ramenés à la température ambiante. On mesure leur activité et l’on trouve que la perte totale, pendant le temps de chauffe, est égale à celle que le tube aurait éprouvée, pendant le même temps, à la température ambiante. J’ai représenté dans la figure ci-dessous le résultat des expériences en portant log I en ordonnées et le temps t en abscisses.

Les courbes (1), (2), (3), (4) sont relatives à quatre séries d’expériences faites à la température ambiante. Ces courbes sont des droites parallèles entre elles, de coefficient angulaire . La courbe (5) donne le résultat d’une expérience faite à 450° : les points de A à B représentent les mesures faites avant la chauffe ; les points de C à D, les mesures faites après la chauffe. Tous ces points sont situés sur une même droite parallèle aux quatre droites précédentes.

Dans un autre essai les tubes étaient refroidis dans l’air liquide

fig. 1.
fig. 1.



à −180°. Le point E [courbe (6)] représente une première mesure faite à la température ambiante. Puis le tube est resté plongé dans l’air liquide pendant 6 jours. On recommence ensuite les mesures à la température ambiante. La première mesure (point F), obtenue immédiatement après réchauffement du tube, a donné une valeur de rayonnement deux fois plus faible que celle qu’on aurait eue si le tube était resté constamment à la température ambiante. Mais l’activité du tube augmente ensuite rapidement pendant une demi-heure environ (points de F à G). Les mesures faites ensuite (de G à H) donnent les valeurs que l’on aurait obtenues si le tube était resté constamment à la température ambiante. La droite GH prolongée passe par le point E ; cette droite a la même inclinaison que les droites (1), (2), (3), (4).

Il y a donc, après retour à la température ambiante, une perturbation que l’on peut attribuer à une modification momentanée du rayonnement de l’enveloppe de verre à la suite du refroidissement. Mais ensuite la loi de décroissement ordinaire se rétablit.

On peut admettre que l’énergie qui est contenue dans l’enceinte et qui entretient l’activité des parois décroît en fonction du temps suivant une loi qui est indépendante de la température entre −180° et +450°. J’ai d’ailleurs montré que cette loi est également indépendante des autres conditions très variées dans lesquelles j’ai fait les expériences (nature et pression du gaz, nature des parois, etc.).

L’énergie produite par chaque atome de radium se dissipe par rayonnement ou par conduction de proche en proche dans les corps fluides. Les expériences actuelles montrent que dans les gaz l’énergie transmise de proche en proche est emmagasinée sous une forme spéciale qui se dissipe suivant une loi exponentielle en provoquant la radioactivité des corps matériels.

Pour expliquer les phénomènes de la radioactivité induite et la transmission de l’activité par les courants des gaz, M. Rutherford a admis que le thorium et le radium émettent une émanation radioactive qui provoque la radioactivité des corps sur lesquels elle vient se fixer. C’est cette émanation qui entretient l’activité induite dans une enceinte fermée activée. M. Rutherford semble croire à la nature matérielle de l’émanation et, dans l’un de ses Mémoires les plus récents[2], il considère comme vraisemblable qu’il s’agit d’un gaz de la nature de ceux du groupe de l’argon.

Je pense qu’il n’y a pas actuellement de raisons suffisantes pour admettre l’existence d’une émanation de matière sous sa forme atomique ordinaire. Nous avons antérieurement, M. Debierne et moi, vainement cherché des raies nouvelles dans les gaz radioactifs extraits du radium. Enfin l’émanation disparaît spontanément en tube scellé. Je considère aussi comme peu vraisemblable que les effets qui accompagnent l’existence de l’émanation aient leur origine dans une transformation chimique. On ne connaît en effet aucune réaction chimique pour laquelle la vitesse de réaction soit indépendante de la température entre −180° et +450°.

L’expression d’émanation est commode et M. Rutherford en a fait constamment usage dans ses nombreux et importants Mémoires relatifs à la radioactivité induite. J’emploierai également cette expression qui pour moi désigne l’énergie radioactive émise par les corps radioactifs sous la forme spéciale sous laquelle elle est emmagasinée dans les gaz et dans le vide. Cette forme spéciale d’énergie dans le cas du radium est essentiellement caractérisée par la constante de temps de la loi exponentielle suivant laquelle elle se dissipe. La radioactivité des parois solides constitue une autre forme de cette énergie radioactive qui se dissipe suivant une loi différente.

On peut faire la théorie suivante de la radioactivité : le radium n’émet pas par lui-même des rayons de Becquerel, il n’émet que de l’émanation. Dans les sels de radium solides, l’émanation, ne pouvant s’échapper, se transforme sur place en rayonnement de Becquerel. Pour une solution placée dans une enceinte, l’émanation se répand dans l’enceinte et provoque la radioactivité des parois ; le rayonnement est extériorisé.

Une question importante à élucider est celle de savoir quel est le support de l’énergie qui constitue l’émanation. On peut, malgré les objections faites précédemment, admettre avec M. Rutherford que le radium émet un gaz qui sert à transporter l’émanation. On peut encore attribuer ce rôle de support pour l’émanation au gaz qui existe nécessairement dans l’espace où elle est répandue ; mais il est difficile alors de comprendre pourquoi la nature du gaz, sa pression, sa température n’ont pas d’influence sur les propriétés de l’émanation. Reste une troisième hypothèse qui consiste à supposer que l’émanation n’a pas pour support la matière ordinaire, et qu’il existe des centres de condensation d’énergie situés entre les molécules du gaz et qui peuvent être entraînés avec lui.





  1. P. Curie, Comptes rendus, 17 novembre 1902.
  2. Philosophical Magazine, t. IV, novembre 1902, p. 566.