Œuvres de jeunesse (Flaubert)/Deux mains sur une Couronne

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Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume I (p. 40-54).


DEUX MAINS
SUR UNE COURONNE[1]

ou
PENDANT LE QUINZIÈME SIÈCLE
(épisodes du règne de charles vi.)

I

la reine à paris.

Dis donc, Jehan de Montlhery, avez-vous vu le cortège de la reine ?
A. Dumas, La Tour de Nesle.

Dans Paris, ce jour-là, tout était en émoi ; la ville avait un air de fête, et la vieille façade du Louvre semblait même se dérider d’orgueil. Le Paris de 1385 n’était pas le Paris de nos jours, avec ses ponts et ses palais ; mais Paris alors, c’était une forêt de maisons noires, sales, petites, entassées, jetées sans ordre ni symétrie, et à chaque pas vous étiez arrêté par un édifice public qui venait se présenter à vous au milieu d’une rue tortueuse ; Paris, c’était une mer de peuple, une ruche noirâtre d’hommes, de femmes, de mendiants et de soldats.

Les maisons, ce jour-là, étaient tendues, les rues étaient jonchées de fleurs, les toits, les fenêtres, les greniers étaient remplis de toute cette multitude de bons Parisiens qui de tout temps s’est arrêtée avec curiosité pour voir un chien qui se noie ou un roi qui passe.

Charles et la reine devaient entrer par la porte Baudets, de là se rendre à Notre-Dame, puis au Louvre.

Ce fut vers le soir que le roi se présenta aux portes de Paris ; il était monté sur un superbe cheval blanc, ferré d’argent, orné d’un riche caparaçon fleurdelysé ; la reine était derrière lui, en croupe.

La reine ! Oh ! dès qu’on la vit dans les rues, ce furent des cris d’allégresse, des trépignements de pieds, des hourras sans fin, des pluies de fleurs ; de temps en temps elle se retournait vers Charles, et ses grands yeux noirs semblaient lui dire : « je suis heureuse », et sa bouche qui souriait : « je vous aime ».

À côté du roi marchaient à pied le duc d’Orléans, Tanneguy Duchatel, qui tenaient la bride de son cheval ; puis venaient le duc de Flandre, Olivier de Clisson, tout le Parlement avec les insignes de son pouvoir, tous les seigneurs de France et de Bavière, les chevaliers, les varlets, les gens de la suite du roi, tous les prévôts de Paris, tous les docteurs de l’Université, tous les diacres, sous-diacres et abbés, enfin, je crois, tout ce qui dans le royaume portait épée, calotte et bonnet carré.

— Vous avez une belle suite, dit Isabeau au roi, en regardant le duc d’Orléans.

— Et un beau peuple, ajouta le roi en resserrant la bride de son cheval, dont les fers d’argent résonnaient à peine sur le pavé de fleurs.

En effet, il y avait dans toute cette foule qui trépignait et qui hurlait de joie, dans tout ce cortège si rempli de luxe et de magnificence, dans ce couple noble du roi et de la reine, dans le piétinement de tous ces chevaux qui faisait jaillir les fleurs avec les étincelles du pavé, oui, dans tout cela enfin il y avait quelque chose de grand et de majestueux, d’indéfinissable et d’exquis.

Le soir il y eut fête à la Cour, mais une fête comme jamais aucun Français n’en avait vu, une fête avec le luxe effréné d’une imagination jeune exaltée ; une fête, mais une fête à la Isabeau, une fête où la passion était jusque dans la danse, où la musique respirait la volupté ; une fête où, pour la première fois, il y eut des fanfares, des danses impudiques ; une fête où le vin ruisselait à flots, où la mollesse avait été chercher ce qu’il y a de plus raffiné, la richesse ce qu’il y a de plus resplendissant ; une fête ! non, une orgie royale. Le roi avait quitté son diadème, la reine sa pudeur, la femme sa vertu ! Et se dépouillant de toute parure comme d’un manteau, le roi en se montrant semblait dire : « Voilà votre roi qui se vautre dans l’orgie, la reine qui donne des leçons de volupté, les femmes qui sont à vendre ».

Oh ! le vieux Louvre ! Cette nuit-là, il tressaillit de joie, ses galeries étaient illuminées ; mille flambeaux, mille lumières resplendissaient, et les feux semblaient sortir par ses fenêtres. Puis, quand les danseurs furent fatigués, quand les vins furent bus, quand les lumières semblaient mourir à l’aspect du jour, la reine se retira dans sa chambre, le roi dans la salle du trône pour recevoir les députations des bourgeois de Paris, et le monarque fatigué penchait sa tête défaillante sur sa couronne, tandis qu’un peuple se prosternait à ses pieds.

La fête de la nuit, oh ! elle était resplendissante et belle, et la reine, oh ! la reine, c’était l’âme de cette fête. Oh ! il fallait la voir, dans les bras du duc d’Orléans, danser au son des cordes le minuetto de Bavière, il fallait la voir sourire à un sourire, regarder un regard, dire une parole d’amour à une parole d’amour !

Et ces sourires, ces regards, ces paroles d’amour, tout cela c’était pour un seul. Pour le roi ? non ; pour sa couronne ? non ; mais elle avait trouvé dans le comte d’Armagnac une âme qui pût se répandre entière dans son âme, un cœur qui pût s’épancher dans son cœur, une bouche qui pouvait dire : « je t’adore » à sa bouche qui disait : « je t’aime ! ».

Il fallait la voir, Isabeau, penchant son cou fatigué, comme celui d’un cygne, sur l’épaule du duc d Orléans ; il fallait la voir le regardant de ses grands yeux noirs ! Oh ! ces grands yeux noirs, c’était une beauté, c’étaient deux perles, deux diamants, deux soleils !

Et le duc aimait cette beauté, ces deux perles, ces deux diamants, ces deux soleils. Aussi quand, la reconduisant dans sa chambre, il lui demanda :

— Qu’aimez-vous le mieux de tout votre royaume ? Est-ce le roi ?

— Non.

— Son armée ? sa cour ?

— Non.

— Ses richesses ? les trente-sept baronnies ? Qui donc ?

— Quelqu’un, beau duc, répondit-elle en lui donnant une petite claque sur la joue avec le bout de son gant.

II

le duc mort !

Ah ! Paolo poignardé !
A. Dumas, Térésa.

Puis, c’était loin du temps dont nous venons de parler ; on avait donné plus d’une fête à la Cour.

Isabeau revenait du Parlement à l’hôtel Saint-Pol, où elle habitait, quand elle trouva le duc d’Orléans et lui dit d’un air courroucé :

— Oh ! le Parlement ! j’en tirerai vengeance !

Et deux larmes roulèrent dans ses yeux et vinrent tomber chaudes et brillantes sur la joue du duc. Oh ! qu’il y avait d’amour et de passion dans ces deux gouttes d’eau !

— Sais-tu, duc d’Armagnac, sais-tu ? Oh ! le Parlement ! j’en tirerai vengeance !

— Qu’est-il arrivé ?

— Sais-tu ce que c’est que l’envie ? L’envie, c’est quelque chose qui est là bouillonnant et rude ; c’est un serpent qui vous dévore, qui est là dans votre lit, dans vos rêves, qui vous poursuit comme un remords ; c’est comme une goutte de poison qui mange et qui tache le marbre le plus poli.

— Et pourquoi ?

— Le président va m’accuser, va me citer en justice, va me dire à la face, oui à moi, Isabeau, reine de France, il vient de me dire, l’insensé ! que c’était moi qui étais la cause de la folie du roi, des troubles qui ravageaient la France. Et ils m’ont ôté la régence, qu’ils ont donnée à Jean sans Peur, qui se promène maintenant en vainqueur dans les rues de Paris, qui se pavane au Louvre, qui monte même sur les degrés du trône et qui, écartant un fou et une femme, s’y place et s’y étale à son aise. Mais si ce fou est un idiot, la reine écartée ne tombera pas. Oh ! elle le chassera, cette reine ! Elle le fera pendre à Montfaucon, elle lui fera trancher la tête devant la porte du Louvre et fera arroser les plantes de son parterre du sang de ce Bourguignon. Oh ! duc d’Orléans ! je ne me contiens plus de colère ! Quelque chose que je le broie, que je le déchire ; je me meurs de soif ! C’est du vin qu’il me faut, mais du rouge, duc d’Orléans !

— Isabeau, soit ! oui, le Bourguignon mourra, je vous le jure.

— Oui, il mourra, et quand la reine se sera repue de la vue de son cadavre, quand elle aura compté toutes ses blessures, quand elle aura sondé toutes ses plaies, quand elle se sera fait de son corps un marchepied au vieux trône des Valois, elle dira au duc d’Orléans, comte d’Armagnac : « Je vous fais roi de France ».

Le duc répondit par un muet silence, il s’assit aux pieds de la reine et la regarda longtemps sans lui rien dire.

Isabeau penchait sa tête vers lui avec complaisance. Il y avait, dans l’expression des yeux tendres et enflammés du duc à genoux, de l’amour et du bonheur ; dans ceux d’Isabeau, de l’amour et de l’ambition. C’était d’un côté du miel, de l’autre du nectar et du poison.

— Oui, à nous le trône, dit le duc après que cet épanchement mutuel de sentiment se fut opéré, à nous le trône ! toi à moi, moi à toi ! notre cœur pour nous deux ! notre amour pour nous deux ! La France pour toi !

— Oh ! le trône ! être seule et maîtresse ! Y songes-tu ? Seule gouverner tout un peuple, le voir, là, frémir à vos paroles, plier sous votre regard, s’abaisser au niveau de vos pieds pour en essuyer la poussière de vos sandales sur sa tête ! Ah ! le peuple ! mot ridicule et vide de sens, masse aveugle et stupide ! On le gouverne facilement, c’est un troupeau comme un autre, qui porte le nom d’hommes. Le peuple ! Ah ! c’est l’amusement des rois, leur plaisir, leur hochet, quand les rois sont forts, quand ils savent briser une partie de ce hochet, conduire à la boucherie la moitié de ce troupeau ! Tiens, duc, je suis heureuse maintenant, je comprends qu’il faut des passions pour remplir l’âme, sans cela l’âme est morte, elle est sans vie, et je suis heureuse, j’ai connu l’amour, la haine, l’envie ; il me manque quelque chose… la vengeance !

Onze heures sonnèrent à la cloche de Notre-Dame.

— Onze heures ! dit le duc en se levant, il est bien tard, adieu, je pars.

— Partir tout seul, à cette heure, sans personne avec vous ?

— Que craignez-vous donc ?

— Rien, oh ! mon Dieu, rien ; mais enfin, quelquefois, tu sais, on a des pressentiments, de l’inquiétude.

— De l’inquiétude ? pauvre femme !

— Oh ! ne te moque pas de mon inquiétude, car, vois-tu, cela c’est encore de l’amour.

— Allons, encore un baiser, je pars, adieu.

Partir ainsi ? mais où sont donc tes gardes ?

— Je leur ai dit de ne pas venir.

— Imprudent !

Le duc, après avoir échauffé les lèvres d’Isabeau d’un baiser brûlant comme son cœur, partit avec sa bonne épée de Tolède au côté.

La reine était restée seule et pensive, quand tout à coup elle entendit des cris dans la rue, courut à son balcon et vit au loin des flambeaux, des poignards et des épées qui reluisaient dans l’ombre ; elle entendit le cliquetis des armes et les cris, et un homme petit et masqué sortit d’une maison voisine ; il avait une énorme massue et il en déchargea un vigoureux coup sur la tête de la victime en s’écriant : « C’est le coup de Bourgogne ».

Des voisins accoururent, ils relevèrent le corps mutilé et le transportèrent à l’hôtel Saint-Pol ; la reine en l’apercevant se précipita sur lui… C’était le duc.

Celui-ci, tournant vers elle sa figure en lambeaux, ouvrit les yeux, lui donna longuement son dernier regard, son regard d’amour, puis il les ferma lentement et s’endormit.

C’était le déclin d’un beau jour, il souleva sa poitrine et, râlant son dernier soupir, il lui dit adieu, mais un adieu bien tendre ; puis il poussa encore un soupir. Oh ! celui-là c’était le dernier, oh ! le dernier, c’était le bruit d’un tombeau qui se referme.

III

le roi fou.

Le roi avait des moments lucides.
Froissart, Chronique du xve siècle.

Le bruit de l’assassinat du duc d’Orléans se répandit le lendemain dans Paris ; les partisans de celui-ci, Tanneguy Duchatel entre autres, voulaient faire chasser le duc de Bourgogne de Paris et lui déclarer guerre franche et ouverte.

Les uns étaient d’avis d’employer un moyen plus prompt, l’assassinat ; le crime qui punit un crime n’est pas un crime.

D’autres voulaient au contraire mettre le feu à la ville ; enfin le peuple faisait tout ce qu’il fallait pour ne réussir à rien, flottant entre le crime et la vertu, entre son intérêt et l’honneur, deux mots également absurdes, dit Montaigne, l’un égoïste, l’autre conventionnel.

Vers les 3 heures d’après-midi, le Parlement se rassembla. Le roi, ce jour-là, n’avait pas eu de crise, l’enfant n’avait pas crié, l’idiot dormait encore.

Le président lut le procès-verbal et les détails du meurtre de la nuit.

Le roi se leva, la lecture à peine finie, et se dressant de toute sa hauteur sur son fauteuil, il parut calme et tranquille ; il voulait parler, sa voix tremblait.

— Messieurs, dit-il, il y a trop longtemps que de pareils troubles ébranlent notre trône sans que nous n’y portions notre main royale. Cet homme masqué qui a assassiné notre beau cousin d’Orléans, c’est le félon Jean sans Peur ; il vient jusque dans notre royaume porter sa soif de sang, son désir de carnage. Eh mon Dieu ! est-ce qu’il n’a pas assez de sa Bourgogne pour se donner le spectacle d’un assassinat ? Il y a des têtes là, pourtant, il y a des têtes qui devraient tomber, la sienne tout d’abord, messieurs. Ah ! non, non ! On n’ira pas jusque dans notre bonne ville de Paris nous insulter devant notre palais dans nos plus chères affections. Eh ! mon Dieu ! je parie qu’il voudrait bien, lui, le tigre, voir l’Anglais à nos portes, saccager la France ; il se mettrait même à la tête de cette troupe de brigands pour venir sur le trône le souiller et le détruire. Eh ! qu’ai-je appris, messieurs ? hier, vous l’avez reçu dans cette ville, vous ; vous l’avez admis à votre Parlement ! Vous êtes tous des traîtres !

Là, il s’arrêta tout à coup, ses yeux changèrent d’expression, il mit la main sur son front comme pour y recueillir tous ses souvenirs, puis, prenant tout à coup le bras du président :

— Au feu ! s’écria-t-il d’une voix effrayée, roi, ne vas pas plus loin, tu es trahi !

Et ses lèvres tremblaient, ses dents claquaient, il était pâle, ses yeux avaient quelque chose de stupide et d’infernal ; puis il partit tout à coup et courut dans sa chambre, là il se blottit dans un coin et pleura en gémissant.

La reine était présente à cette séance du Parlement. Quand elle sortit, elle alla chez le caissier de la couronne payer 42 sols parisis pour qu’on les remît à la demoiselle Perette la Jacquille, fille d’un marchand de chevaux.

— Voilà, dit-elle en mettant la pièce de monnaie dans la main de Jehan de la Roche, voilà ce qu’il en coûte pour les nuits de mon mari.

Elle sortit en souriant.

IV

à vendre.

Deux cents sequins d’or dans cette bourse pour vous ! et demain matin le double, si vous faites bien tout ce que je vais vous dire.
Victor Hugo, Angelo.

Il y avait longtemps alors que le cadavre de Monseigneur de Bocherville dormait sous son lit funéraire, il y avait longtemps qu’Isabeau avait pleuré, il y avait longtemps qu’elle avait pensé à lui.

Dans une maison sale, petite et encombrée de la rue des Innocents, là, dis-je, il se passait d’étranges choses. Il n’y avait d’autre entrée, et d’autre issue qu’une échelle qui conduisait au premier de cette singulière baraque.

Or c’était là le club des Armagnacs. Une lampe était suspendue au milieu, jetait une clarté vacillante et incertaine dans la salle, et autour d’une table ronde étaient rangés des hommes armés, assis sur des bancs ; tous étaient silencieux. L’un regardait avec préoccupation sa dague ; l’autre, le coude appuyé et la joue dans sa main, s’amusait à écarter avec la pointe de son épée la mèche de la lampe ; les uns jouaient aux cartes, ce qui prouvait qu’ils étaient gens de cour et blasonnés, car ce jeu, tout nouvellement inventé, n’était encore connu que des gens de la suite du roi ; les autres faisaient résonner la salle de leurs vociférations, et les plus paisibles vidaient tranquillement leurs coupes sans cesse vidées et aussitôt remplies. Pourtant, là dedans, qui l’eût dit ? il y avait un sceptre qui devait commander, une gloire briller, une fleur de lis s’épanouir.

— Eh bien ? est-ce pour cela que nous nous sommes assemblés, messieurs ? dit une voix forte qui s’éleva comme un coup de tonnerre, c’était Tanneguy Duchatel, personne de vous ne songe à Armagnac ! personne ne songe qu’il faut nous délivrer du Bourguignon ! N’est-ce pas, Monseigneur le Dauphin, qu’il est bien plus aisé de faire la cour à la dame Agnès ? n’est-ce pas, Pierre de Haute Combe, que la bière de Flandre est meilleure que le sang du duc ? n’est-ce pas, Raoul de Rochepeau, qu’une plaisanterie sur l’ennemi, prononcée derrière et comme un lâche, coûte moins cher qu’une insulte en face ? n’est-ce pas, marquis de Lyon, qu’un coup de dé est plus facile à donner qu’un coup d’estramaçon ? n’est-ce pas, Robert de Brie, qu’il est bien plus amusant d’étendre la mèche pour y voir mieux que de fouiller la poitrine d’un homme pour en avoir son cœur ? Ah, je ne vous reconnais plus là, mes amis, mes fidèles compagnons ! Quoi ! vous laissez ainsi blanchir les os de Bocherville sans les venger ? Eh ! que savez-vous, vous autres, si la vue du cadavre de Jean sans Peur ne fera pas tressaillir dans son lit de marbre Armagnac rêvant ? Que savez-vous si, en arrosant du sang du Bourguignon ces mêmes os altérés, vous ne leur rendrez pas la vie avec la vengeance ? Oui, je le jure par le corps de notre ami, je jure de le venger ! Cet engagement solennel je l’ai recueilli avec son dernier soupir, je le renouvelle sur sa tombe : la tombe d’un autre m’en détachera seule.

— Oui, nous voulons bien, dit le Dauphin.

— Le plus tôt sera le mieux, ajouta Robert.

— Eh bien, à Montereau, par exemple, proposez une entrevue, Monseigneur.

— Oh ! une entrevue, messieurs ? et croyez-vous qu’ainsi la bête fauve viendra se mettre dans le piège ?

— Il faut un appât.

— Soit ! Nous avons dit l’entrevue ?

— Mais il faut un esprit qui le pousse vers cet appât.

— Gagner quelqu’un de sa suite pour le convaincre.

— Oh ! j’y suis ! s’écria le comte de Rochepeau en se frappant le front, j’y suis ; gagner à force d’argent, de prières, de promesses la dame de Giac, sa maîtresse.

— Sa maîtresse, dit le Dauphin, mais croyez-vous qu’elle va ainsi vendre son amant, sa maîtresse ? Oh ! sa conscience le lui reprocherait éternellement.

— Pardon, Monseigneur, dit un manant qui n’avait pas encore parlé, pardon, car j’ai entendu dire dans mon enfance à un homme fort instruit et très judicieux, je l’ai entendu comparer la conscience à une balance. Dans cette balance il y a un côté pour le bien et un côté pour le mal ; chaque fois que vous mettez une pièce de monnaie dans la balance, le côté du bien s’allège, et le cœur est ainsi gagné.

— Eh bien, dit Tanneguy, vous avez raison, mon cher.

— Oui la dame de Giac est à vendre. Tanneguy, je vous charge du marché, vous êtes un homme de parole et d’action, prenez sur notre bourse, ne craignez rien.

Ils se séparèrent, et l’échelle tremblait sous leurs pas.

V

plus de mains ! plus de couronnes !

Le duc craignait fort quelque surprise, enfin il se décida, ce fut pour son malheur.
Barante, Histoire des ducs de Bourgogne.

Je ne sais encore si je dois partir… oh ! ce jour là, si j’en réchappe, aura été pour moi un jour bien cruel ; j’ai assisté à bien des batailles, Henriette, j’ai vu bien des sièges, reçu bien des blessures, entendu siffler bien des balles, eh bien, j’aime mieux la plus sanglante bataille, le siège le plus acharné, les plus larges blessures que ce que j’éprouve maintenant.

— Et pourquoi ?

— Pourquoi ? je n’en sais rien, quelque surprise par hasard.

— Une surprise ? et le visage de la dame changea, oh ! non, ne craignez rien, allez-y donc ; vous perdriez votre nom de Jean sans Peur.

— Oh ! Jean sans Peur, c’était jadis ; maintenant il est mort.

— Mort ! que voulez-vous dire ?

— Je veux dire qu’il le sera bientôt.

— Chassez toutes ces idées lugubres, montez sur votre jument noire. Allons ! ne l’entendez-vous pas piaffer et hennir d’impatience ? tous vos gens sont là dans la cour, à vous attendre. Partez donc, qu’on ne dise pas que vous êtes un homme sans foi et sans courage.

— Eh bien oui, je pars, adieu.

— Adieu, dit Henriette en soupirant, adieu ! revenez bientôt.

À peine la porte fut-elle fermée qu’elle voulut se précipiter vers lui pour l’avertir du péril qu’il courait, mais elle se ressouvint de la promesse faite à Tanneguy.

Quand elle vit le duc à cheval et sautant le seuil, oh ! alors elle ne put résister, elle s’élança sur son balcon et le pria de venir lui parler.

— Prenez bien garde à vous, dit-elle.

Et le duc et sa suite sortirent au galop.

Au bout de cinq minutes, quand elle n’entendit plus le pas des chevaux sur la poussière, quand elle ne vit plus les plumes bleues et rouges du duc flotter au loin, elle se prit à pleurer.

— Eh bien, non, dit-elle tout à coup, non, je veux lui sauver la vie.

Aussitôt elle appela en criant un de ses pages.

— Oh ! mon gentil Paul de Hartcourt, dit-elle, je t’en prie, monte sur le meilleur cheval qui se trouve dans les écuries, cours au duc Jean et dis-lui…

Là-dessus sa tête s’abaissa sur sa poitrine.

— Dis-lui, continua-t-elle tout bas, dis-lui qu’il prenne bien garde à sa loyale personne.

Le page était parti, il n’était plus temps !

Ce fut vers midi qu’eut lieu l’entrevue ; elle se passa sur le pont de Montereau.

Les deux rois entrèrent par les deux côtés opposés et s’arrêtèrent sous une tente en planches dressée à cet effet ; ils firent la courbette réciproquement, et le duc se découvrit le premier.

Voilà deux assassins qui se saluent, deux couronnes qui s’entrechoquent ; voilà Jean sans Peur et Charles VII, voilà le loup et le renard.

— Monseigneur, dit Bourgogne, après Dieu je n’ai tant à cœur que vous et votre royaume ; si l’on vous a fait quelques rapports à ma charge, je vous prie de ne les point croire.

— On ne pourrait mieux dire, dit le Dauphin en le relevant.

Alors Tanneguy, levant sa hache sur le duc, s’écria : « tuez ! tuez ! »

Les Armagnacs répondirent à ce signal par leurs coups d’épée.

Il respirait encore, Olivier Layet le retourna, lui enfonça son poignard dans le dos ; le marquis de Lyon le prit sur ses épaules et le jeta dans la Seine.

Le soir, son corps, qu’on avait repris, fut promené dans les rues, et le cadavre du plus grand des ducs de Bourgogne fut le principal acteur d’une mascarade !

Isabeau mourut peu de jours après, dans la misère et l’opprobre. Ainsi finit celle qui avait réuni l’amour de trois couronnes, car Charles l’aima, Orléans l’aima, Jean l’aima ; le tombeau n’a pas été pour elle un lit de repos, son siècle l’a maudite et les historiens l’ont flétrie.

Quant à Tanneguy Duchatel, dit la chronique, il passa le reste de ses jours fort agréablement, « ayant par jour rançon de 10 sols parisis sur le trésor de l’Etat pour être homme de moult feu et d’action, de bon dire et honneste vouloir et mener promptement toutes choses en besognes ».

  1. Janvier 1836.