Aller au contenu

Œuvres de jeunesse (Flaubert)/Mort du duc de Guise

La bibliothèque libre.
Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume I (p. 33-39).


MORT DU DUC DE GUISE[1].

I

le club du guisard.

— À notre brave duc de Guise !

— À la réussite de ses projets !

— Et mort aux royalistes !

Puis à ces paroles succédaient le bruit des verres qui s’entrechoquaient, le bourdonnement de toutes ces voix, les embrassades, et des serments tout à la fois terribles et féroces, furieux et frénétiques.

— Cher duc, dit La Chapelle-Marteau, ce dîner-là est peut-être le dernier que nous faisons ensemble.

— Le dernier, et pourquoi ?

— Tiens, regarde ce billet et lis.

« Donnez-vous de garde ; on est sur le point de vous jouer un mauvais tour. » (Historique.)

— La plaisanterie est bonne ! Un crayon que je réponde à ce Nostradamus de malheur, un crayon !

Personne n’en avait.

— Eh bien, Mandreville, donne-moi ton poignard.

Et le Balafré, après en avoir noirci la pointe à la lampe suspendue au milieu d’eux, écrivit : « On n’oserait », puis il jeta le billet sous la table.

La Chapelle-Marteau restait pensif, le coude appuyé, et ses yeux se fixaient sur le duc de Guise.

— Eh quoi, ami, dit-il tout à coup, est-ce que ce billet n’éveille pas en vous des soupçons ?

— Sur le roi, n’est-ce pas ?

— Oui, et sur l’entretien qu’il a eu ce matin avec sa mère.

— Eh, savez-vous, dit le cardinal son frère, qui n’avait jusqu’alors desserré les dents que pour laisser sortir quelques bouffées de son tabac d’Égypte, savez-vous que la reine Catherine est roi, et qu’elle vous hait, cher ami ?

— Oui, je le sais, hélas, répondit le duc, dont la physionomie se rembrunissait de plus en plus ; je sais que le roi a de sombres projets et que mon nom l’oppresse et le gêne ; que ma réputation de vaillance et de gloire l’humilie ; je sais que mon regard le fait trembler, lui, Henri de Valois, assis sur son trône ; je sais que s’il n’emploie le bourreau, il se servira de l’assassin… Mandreville, passe-moi la bière !

Et il se versa avec vivacité, puis continua :

— C’est pourquoi, mes bons amis, je voudrais avoir un conseil de vous.

— Nous sommes tous prêts.

Et déposant leurs verres, ils se mirent à écouter en silence.

— Je suis d’avis, dit le Balafré, d’aller passer quelques jours à Orléans.

— Quitter ! partir d’ici ! dit l’archevêque de Lyon en prenant son verre et en le brisant avec violence sur la table, je ne vous reconnais pas là, duc ; comment ? fuir Blois au moment où les États semblent se prêter à vos vues, abandonner une conquête presque déjà finie ? Non ! Non ! Quitter Henri au moment où sa couronne plie sous vos mains fortes et puissantes, au moment où son sceptre va se briser en éclats, où son trône va vous servir de marchepied à un trône, mais à un trône qui remplacera le sien avec plus de grandeur et de gloire ! au moment où vous avez pu convoquer tant de membres de la Sainte-Union, vous, maintenant maître du clergé, du tiers état et de la noblesse ; maintenant que vous êtes roi, vous abandonnez vos titres, votre royaume, le fruit de tant d’adresse et d’industrie, et tout cela pourquoi ? pour une femme qui gronde et un enfant qui menace !

— Croix-Dieu ! dit Mandreville, si l’avis de l’archevêque n’est pas le meilleur que j’aie entendu de ma vie, je veux perdre ma place du paradis. Oui, Henri est un roi faible et imbécile ; c’est un enfant que votre roi, chétif arbrisseau qu’emportera le premier souffle d’une révolution.

— Eh bien soit, dit le Guisard, en prenant sa moustache, soit, je me moque aussi bien d’Henri que du poignard de ses assassins, et puisque la mort doit venir, qu’elle vienne me prendre d’un coup de stylet ou dans mon lit, peu m’importe, « car mes affaires sont réduites en tels termes que je la verrais entrer par la fenêtre, je ne voudrais pas sortir par la porte pour fuir ». (Historique.)

— Vive le duc de Guise ! vive le duc de Guise !

À ce cri ils se retirèrent, puis bientôt l’on n’entendit plus que le bruit de leurs bottes éperonnées qui résonnaient sur les dalles du grand escalier.

II

charlotte de beaune.

Le duc de Guise était revenu à sa place, quand deux coups de marteaux résonnèrent à la porte. Une jeune femme entra, ses dents claquaient, ses cheveux étaient en désordre, ses yeux égarés, ses lèvres tremblaient et une pâleur livide était empreinte sur tous ses traits.

— Oh ! cher Balafré, dit-elle en entrant, tu ne sais pas tout ce que j’ai souffert ; oui, j’étais là à épier le moment, l’instant, la minute où je pourrais te parler.

— Qu’as-tu à me dire ?

— Ce n’est point un trône à t’annoncer, un trône dont tout à l’heure tu élevais déjà la gloire ; écoute, demain, tu dois mourir.

— Terreur d’enfant !

— Oui, tu dois mourir, te dis-je. Non, ce n’est pas une terreur d’enfant, ce ne sont pas des paroles de pauvre femme ; le duc d’Alençon m’a dit que demain…

— Ensuite ?

— Que demain il ne resterait du duc de Guise qu’un cadavre mutilé.

— Comment ?

— Il m’a dit que son frère allait proposer au conseil de t’assassiner demain.

— Lui ? assassiner quelqu’un ? il n’oserait !

— Oh ! de grâce ! quitte Blois !

— Non ! plutôt quitter la vie !

— Oh ! mais tu es bien cruel. Oui, oui, je t’en prie, fuis loin d’ici, repousse-moi, méprise-moi, mais par grâce, fuis !

— Ce ne serait jamais qu’avec toi, avec mon royaume et ma couronne.

— Tu plaisantes, ô mon Dieu !

— Et toi, tu as peur.

— Oui, je tremble, je tremble de crainte pour toi ; mais toi, demain, tu trembleras du frisson de la mort.

— Soit ! mais, Charlotte, un baiser avant la tombe, et je dormirai tranquille.

Et la nuit se passa en caresses et en joyeuses amours.

III

le conseil du roi.

Pendant que le duc de Guise discutait avec ses amis sur le moyen de s’emparer du trône d’Henri III, celui-ci discutait avec les siens sur celui qui serait propre à le conserver. Catherine l’avait prévu ; l’assassinat était alors à la mode. Ayant convoqué son conseil, le roi se leva tout à coup en disant :

— Mes chers amis, il y a trop longtemps que le duc est roi et le roi duc. Maintenant il faut que tout change et rentre à la place où la Providence l’a placé. Oui, oui, M. de Guise voudrait gouverner, il voudrait un trône et je lui donnerai un cercueil ; je veux que, dès demain, la France soit débarrassée de cet autre monarque, et moi de ce compagnon à la royauté.

— Il n’est qu’un moyen, dit le baron de Rieux, un procès en Parlement.

— Et de faux témoins, ajoutait le duc de Maintenon, l’accusant de conjuration, de lèse-majesté, d’attentat sur le roi, que sais-je ! enfin quelque chose de semblable, puis une prison perpétuelle.

— Non, non, dit Henri, « mettre le Guisard en prison, ce serait mettre le sanglier dans un filet trop faible, il romprait nos cordes ». (Historique.)

— Et un procès, vous dis-je, continua le baron de Rieux.

— À lui, un procès ? Oh ! non, il serait capable d’en faire un à ses juges. Oh ! non, non, des épées et des poignards, messieurs. Qui m’aime parmi vous ?

Et huit poignards se brandirent dans l’air.

— Eh bien, demain, dit le roi, demain sa tête tombera, demain il n’y aura d’autre roi que Henri III.

IV

un assassinat par un roi.

— Larchant, tu lui présenteras une requête au bas de l’escalier ; Effrenati, tu te jetteras à ses jambes ; Saint-Malines, tu lui donneras le premier coup ; toi, Saignac, tu l’achèveras.

Et il posa trente gardes dans l’escalier, huit dans le cabinet.

Puis il rentra dans sa chambre. De toute la nuit il ne dormit pas, on eût dit qu’il s’agissait d’une bataille ou du sort de deux peuples. Oui tout ce conseil, tous ces gardes, tous ces assassins, tous ces appareils de guerre ne devaient servir enfin qu’à la mort d’un seul homme ; mais cet homme, c’était le duc de Guise. À la Saint-Barthélemy, Charles vit sans sourciller tout un peuple massacré par ses ordres, prêt à frapper son ennemi, Henri tremblait.

Le matin, le Balafré fut arrêté à la grille du château par un homme qui lui dit, les larmes aux yeux :

— Duc, vous ne sortirez pas d’ici.

— Allons, mon pauvre ami, va, sois tranquille, il y a longtemps que je suis en garde contre les pressentiments.

Arrivé au grand escalier, il se prit à saigner du nez.

— Du sang, encore, dit-il en riant amèrement.

Puis il continua à marmotter quelques paroles.

C’était bien là ce même duc de Guise, ferme et incrédule, et qui laissait échapper de temps à autre quelques marques de faiblesse comme d’autres en laissent échapper de grandeur.

Tout à coup Revol entra en tremblant ; il était pâle et ses jambes pliaient sous lui.

— Monsieur de Guise, dit-il, Sa Majesté vous demande, elle est en son vieux cabinet.

Le duc s’y rendit, et là il n’y vit point le roi, mais quelques gardes qu’il salua ; un d’entre eux lui marcha sur le pied. Était-ce le dernier avertissement de quelque ami ?

Aussitôt Montlery s’élance, le saisit par le bras, et, lui enfonçant le poignard, il s’écrie :

— Traître, tu en mourras !

Effrenati se jette à ses jambes, Saint-Malines lui porte un autre grand coup de poignard de la gorge dans la poitrine, Saignac lui enfonce l’épée dans les reins, Sariac s’approche de lui avec un stylet à lame écossaise et le lui enfonce dans le dos jusqu’à la garde. Le duc de Guise ne peut plus se soutenir, et il va mourir sur le lit du roi son assassin.

Il fallait donc que ce lit si honteux, témoin des débauches des rois, vît mourir en un seul homme toute la gloire d’un siècle !

Quelques minutes après, quand le cadavre fut froid comme le marbre, quand les épées et les poignards furent retirés, alors Henri entra pour contempler sa victime ; il lui donna un coup de pied à la tête en lui crachant au visage.

Un instant pourtant, ayant bien considéré toutes ces plaies profondes, cette terrible et mâle figure et dont les yeux ternes et livides semblaient lui reprocher son crime, oui, un instant, Henri trembla devant le cadavre du duc de Guise.

  1. Septembre 1835.