Œuvres de jeunesse (Flaubert)/Le Moine des Chartreux

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Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume I (p. 27-30).

LE MOINE DES CHARTREUX
OU
L’ANNEAU DU PRIEUR.

Il y avait déjà huit jours que les caveaux de la Grande-Chartreuse avaient retenti du chant des morts, à l’enterrement du prieur, lorsque le Frère Bernardo, couché dans sa cellule, se rappela toute cette scène de deuil, et les plus petites circonstances de cette triste journée vinrent se représenter à sa mémoire, fraîches et récentes encore.

Il voyait de là sa longue robe, sa ceinture de corde, sa barbe blanche, sa couche de marbre et ses mains posées en croix sur sa poitrine ; à cette pensée il s’arrêta. C’était cette même pensée qui le torturait depuis si longtemps, c’est-à-dire depuis quelques jours, qui ne lui laissait pas un instant de sommeil, pas une heure de repos ; cette même pensée qu’il aurait voulu pour tout au monde effacer, anéantir, et qui se représentait là, toujours plus forte et plus puissante, parce qu’elle était belle et gracieuse. Il se releva, se mit à genoux et chercha un peu de repos dans la prière. Oh ! non, ce fut en vain ; toujours là, toujours là !

Il alla à sa fenêtre pour voir si le charme d’une nuit tranquille, si le silence de la nature endormie n’inspireraient pas à son âme plus de repos que la prière ou la vue d’un christ. Non ! et pourtant l’air était pur, le ciel sans nuage, la lune sereine ; la campagne était belle, quelques cabanes, un bois et un vaste château en formaient l’horizon.

Et son front se rida, et il pensa encore à la tombe du prieur ; la même image vint se représenter à son esprit, et ses lèvres balbutiaient convulsivement quelques mots qui mouraient en naissant : « Oh, l’avoir ! le tenir ! le posséder ! rêver un monde dans une prison, penser à la vie dans un sépulcre ! Oui, j’irai, je le prendrai, cet anneau ! »

En effet, n’était-il pas naturel que ce pauvre homme, qui n’avait pas la réalité pour jouir, souhaitât des illusions pour rêver ? Et on savait dans le couvent que cet anneau de prieur se rattachait à des souvenirs de jeunesse et d’amour, dont sa piété n’avait pu se défaire, car après la passion abattue il reste dans le cœur de l’homme des racines inviolables qui se rattachent à d’anciens souvenirs comme le lierre qui, pourtant mort, embrasse le chêne sur lequel il a grandi !

« Oh ! continuait Bernardo en regardant la forêt, là dedans peut-être se promène un jeune homme qui aspire à longs traits sa vie de bonheur, contemplant avec amour et extase un ciel pur et azuré, couvert de sa robe dorée ; il peut porter au loin ses yeux où respirent la vigueur et l’avenir, sans qu’ils retombent avec dédain sur les barreaux de la cage d’un homme ! »

Puis regardant le châteaux « Oh ! là dedans il y a des hommes qui vivent, la valse peut-être bondit sur le parquet, saccadée et délirante. Il y a des femmes qui tourbillonnent entraînées dans les bras de leurs danseurs ; il y a des laquais aux livrées d’or, des chevaux dont la parure a peut-être coûté plus d’heures de travail que mes heures d’ennui ; il y a des lustres aux mille reflets, des diamants qui brillent dans les glaces ; il y a des roses de la vie ! »

Puis il se remit sur son lit en cherchant le sommeil ; et il voyait dans un coin l’anneau qui brillait, comme si Satan le lui eût présenté sans cesse. Il se retourna, et il vit encore l’anneau dans tout son éclat.

Respirant à peine, il s’assit. « Maintenant, pensait-il en regardant la lune qui se reflétait sur les barreaux de sa cellule et sur le christ d’étain suspendu à son lit, maintenant il y en à qui vivent heureux et contents, sans penser à la veille, au lendemain, à la vie, à l’éternité, et qui vivent pour le jour dont ils recueillent les joies comme le parfum qui s’exhale d’une fleur. Mais partons ! tout dort, le jour va bientôt venir (à peine était-il minuit) », et il lui semblait que l’aube pénétrât dans sa cellule ainsi que son anneau, souvenir du monde, qui allait habiter avec lui dans le tombeau de sa vie.

Aussitôt il prit un sac d’outils et la clef du caveau, qu’il s’était procurés, alluma une lanterne, descendit l’escalier et arriva à la porte de l’église qu’il ouvrit d’une main tremblante.

Chaque pas qu’il faisait lui semblait le pas de quelqu’un qui marchait derrière lui, et il se retournait en frissonnant, aussi pâle que les morts qui l’environnaient.

Il arrive haletant à la porte du caveau, l’ouvre et la referme.

Il descendit tous les degrés ; sur le dernier il s’arrêta et il plongea son regard dans un horizon de sépulcres, — et son regard se reporta ailleurs, et il ne vit encore que la mort, et la mort toujours. « Vite, vite, ouvrons le tombeau ! car peut-être va-t-on bientôt s’apercevoir de mon absence, peut-être même est-on déjà sur mes traces ! » Et il voulut prendre sa lanterne et remonter un degré, mais la lanterne lui glissa des mains et il ne put lever le pied ; il prêta l’oreille, et n’entendit que le cri lointain des chouettes et des hiboux, mêlés au sifflement du vent qui s’en tonnait sous les voûtes. Alors il trembla comme la feuille, ses dents claquèrent, ses jambes pliaient sous lui, car tout ce qui alors lui rappelait la vie était la mort pour son âme en torture. Enfin il avança et se mit à compter les tombes et à lire les inscriptions. À chaque marbre qu’il touchait, il lui semblait que le mort allait se réveiller pour le damner et le maudire.

Pourtant il arrive à la tombe du prieur, l’ouvre, le déshabille de son linceul… l’anneau est là qui reluit comme dans ses rêves.

« Où donc est le forfait, disait-il, de prendre quelque chose à un cadavre ? En jouit-il de son anneau, puisqu’il n’a plus ni vie, ni souvenir, ni monde à rêver ? » et il saisit cette main froide et décharnée, s’arrêta encore un instant et regarda avec peine cette barbe blanche, cet air de majesté répandu sur le visage du vieillard. Oh ! c’est alors qu’il aurait voulu qu’il n’y eût dans le cœur des hommes ni remords ni conscience, qu’il aurait voulu oublier le passé, le présent même, et ne penser qu’à l’avenir et à ses rêves ! Et il touchait la main d’un cadavre !

Il arracha l’anneau, le passa à son doigt avec frénésie, puis reprit ses tenailles et recloua le cercueil. Aussitôt il entendit la cloche qui rappelait les moines à la prière de nuit, se leva..... mais il se sentit retenu avec force par le bas de sa robe ; il tomba à la renverse et alla se fracasser le crâne contre la paroi du caveau, et son sang rejaillit sur le cercueil du prieur.

Une année se passa, puis deux, puis plusieurs, jusqu’à ce que l’on ouvrît le caveau pour enterrer un autre prieur. On trouva un squelette entouré d’une robe dont le bas était pris dans les clous du cercueil voisin ; son crâne était horriblement mutilé, un anneau était à son doigt. On creusa la terre à l’endroit même et on l’enterra par pitié ; le soir on dit un De profundis pour le repos de l’âme d’un corps inconnu que l’on avait trouvé dans les caveaux.

Eh bien ! il avait voulu l’anneau pour avoir la vie, lui ; il avait vécu, car rêver, craindre, attendre, posséder à l’agonie, c’est vivre ; à lui comme à bien d’autres, sa richesse fut dans le tombeau, et ses espérances vinrent se briser sous un suaire de mort.