Œuvres de saint Denys l’Aréopagite/Article deuxième

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Traduction par l’abbé Darboy.
Sagnier et Bray (p. lxxxii-clxxvi).


ARTICLE DEUXIÈME.
Où l’on expose la Doctrine de saint Denys et l’influence qu’elle a exercée.

Quelle valeur possèdent, comme monuments, les livres de saint Denys, et peut-on les invoquer pour connaître et prouver la croyance des temps apostoliques ? C’est une question que nous avons essayé de résoudre dans les pages qu’on vient de lire.

Quoi qu’on en pense, et lors même qu’on s’obstinerait à les dépouiller de ce caractère de haute et vénérable antiquité que nous leur attribuons, il resterait encore à se demander si, comme corps de doctrines, ils ne tiennent pas un rang distingué parmi les œuvres théologiques et philosophiques que nous a léguées l’antiquité. C’est ce que nous voulons examiner maintenant.

Or la solution de cette seconde question est prévue par le lecteur, et ne peut être douteuse pour personne. On a vu quelle foule de grands noms escorte le nom de saint Denys, et quels génies lui ont décerné une sincère et glorieuse admiration ; je rappelle seulement ici le moyen âge, et dans le moyen âge saint Thomas, qui commenta le livre des Noms divins. Il est vrai que saint Denys fut atteint par la proscription de la Renaissance ; car ses doctrines, catholiques par le fond, orientales dans la forme, ne pouvaient plaire au paganisme prosaïque qui envahit alors la science et l’art : aussi le mépris de ceux-ci et l’oubli de ceux-là lui échurent. Dès lors, presque tous les historiens de la philosophie se sont abstenus de citer et d’analyser des livres que pourtant très-peu d’autres égalent, et qu’aucun autre assurément ne surpasse en sublimité. Aujourd’hui donc, ne peut-on espérer pour notre auteur une réhabilitation ? Son orthodoxie, sa piété et sa science, le devraient rendre cher aux théologiens ; la physionomie de ses écrits, qui semblent avoir servi de modèle aux productions de l’école d’Alexandrie, et la gravité des questions qu’il traite, devraient lui concilier l’attention de ceux qui aiment et étudient les doctrines antiques et élevées. Ce serait pour tous un curieux spectacle, et peut-être un enseignement utile de voir comment le dogme chrétien, au lieu d’attendre que la philosophie entreprît de l’élever doucement jusqu’à elle, descendit, avec la conscience de son incontestable supériorité, sur le terrain de sa rivale, éclaira de sa lumière ce pays de ténèbres palpables, introduisit l’ordre au sein de l’anarchie intellectuelle, et remplit de sa vie puissante les formules mortes de la science humaine. On constate et l’on décrit les évolutions que les intelligences accomplissent dans l’erreur, et des extravagances quelquefois énormes ne manquent pas d’éloquents interprètes ; d’où vient qu’on néglige d’observer le retour d’un esprit aux saines doctrines, et son mouvement fécond dans la vérité ?

Toute grâce excellente, tout don parfait vient d’en haut, et descend du Père des lumières. C’est par ces mots inspirés que saint Denys ouvre le traité de la hiérarchie céleste, placé en tête de ses autres écrits ; c’est par ces mots également qu’il convient de débuter dans l’appréciation de ses doctrines.

Oui, tout bon livre, comme toute bonne action, a son principe en Dieu, qui fait à la ténébreuse indigence de nos esprits l’aumône de sa splendide lumière, et arme d’un courage surnaturel nos cœurs originellement lâches et pervers. Sans cet élément fécond et vital, l’homme s’agiterait en vain dans l’obscurité de son ignorance et dans l’ignominie de ses penchants, capable seulement de quelques rares accès de vertu païenne, mais totalement impuissant à mériter la gloire des cieux. Car il n’y a de salut que par le nom du Seigneur, et on ne peut prononcer ce nom que par le Saint-Esprit. La grâce est accordée à tous les hommes ; car Dieu est le Père de l’humanité entière, qu’il a bénie en Jésus-Christ son Fils. Mais elle leur est distribuée à des degrés différents, pour la commune gloire de la société spirituelle, comme il fut départi aux membres du corps des fonctions diverses, pour la plus grande utilité du corps lui-même. Toutefois, que celui qui a moins ne se plaigne pas, car il ne lui fut pas fait d’injustice ; et que celui qui a plus, prenne garde d’être infidèle, car on demandera beaucoup à qui l’on aura donné beaucoup[1].

Mais l’homme possède une activité propre, nécessaire résultat de sa nature intelligente ; c’est pourquoi il peut réagir, et il réagit en effet sur l’impulsion qui lui est communiquée, soit pour l’accepter et s’y soumettre, soit pour y résister et s’en défaire. Comme une harpe que les vents du ciel feraient frémir et vibrer, l’homme touché par le souffle d’en haut résonne en harmonie ou en désaccord avec la volonté divine. Mais dans l’un et l’autre cas, il anime ses chants par le caractère propre de sa personnalité, et accuse la spontanéité de son concours ou de sa résistance. Ainsi, toutes nos œuvres portent le sceau de notre liberté et l’empreinte de notre valeur individuelle ; l’intelligence qui conçoit le bien et l’activité qui l’exécute, créent la forme spéciale, la physionomie particulière sous laquelle vit et apparaît sur terre la grâce divine, qui est l’âme de nos bonnes actions.

Il y a quelque chose de plus : dans la vie présente, Dieu et l’homme ne se rencontrent pas, d’ordinaire, directement et sans milieu. Le pur rayon de la grâce se voile sous les choses sensibles, et le monde entier est un sacrement général par lequel Dieu descend vers l’homme, et l’homme peut s’élever vers Dieu. Il y a dans toutes les créatures un rejaillissement de la beauté incréée, et les cieux et la terre laissent entendre comme un faible retentissement et un lointain écho de la parole divine : harmonies éloquentes et prédication mystérieuse, qui sont pour les intelligences droites et les cœurs purs une leçon de vertu et un motif d’amour. Il est donc raisonnable et pieux que l’homme puise quelque inspiration dans les circonstances qui l’environnent et dont il subit nécessairement l’influence ; car elles éveillent et excitent ses facultés, quelquefois elles en restreignent ou même en paralysent l’exercice ; de son côté, il les plie souvent à sa volonté, du moins il peut toujours en tirer un parti salutaire. Notre vie à tous est donc comme une sphère que le temps et les événements limitent, et dans laquelle l’inspiration céleste et notre activité personnelle se trouvent providentiellement circonscrites et déterminées ; et par cette considération encore, il faut dire que le bien ne nous est possible qu’à de certains degrés et sous une certaine forme.

L’impulsion divine, la réaction de la créature, les circonstances de temps et de lieu dans lesquelles la grâce et la liberté humaine s’unissent en une sorte d’embrassement fécond qui produit la vertu : tel est donc le triple élément qu’il faut connaître pour apprécier une œuvre pieuse en général, et spécialement le livre que nous voulons examiner ici. Or on devrait trouver sur ce point les documents les plus complets dans la biographie de notre écrivain ; car c’est là qu’on pourrait juger avec quelle vigueur la grâce vint le saisir, avec quelle docilité il répondit à l’appel divin, et comment des circonstances, soit générales, soit particulières, exercèrent quelque influence sur ses actions. Il y a donc convenance, et même utilité, à retracer au moins brièvement la vie de saint Denys.

La vie de saint Denys l’Aréopagite s’écoula entre la 9e et la 120e année de l’ère chrétienne ; il naquit la 50e année du règne d’Auguste, et mourut la 1re de l’empire d’Adrien. Ainsi la Providence le plaça en face des deux plus grands spectacles qui puissent être donnés à un homme : il vit la force matérielle élevée à sa plus haute expression dans le plus vaste empire qui ait jamais existé, et la force morale subjuguant, sans aucun prestige de richesse, de gloire et de génie, des âmes que l’enivrement du pouvoir et de la volupté semblait avoir corrompues sans retour. Certes, c’était pour l’observateur un sujet de graves réflexions, que cette stérilité de la force matérielle, qui trouvait dans son extension même et dans son développement d’inévitables dangers et une condition prochaine de ruine, et qui d’ailleurs ne pouvait rien pour le bonheur public et privé, rien pour la véritable gloire de la famille et de la société. Et d’une autre part, n’était-ce pas une instruction saisissante, que cette fécondité de la force morale, qui apaisait la fièvre de toutes les passions, répandait la lumière parmi l’obscurité des esprits, réchauffait les cœurs pleins d’égoïsme au feu inconnu de la charité céleste, et transformait si glorieusement les individus et les peuples, en domptant ce qu’il y a de plus noble et de plus puissant dans l’homme, la conviction ?

Ce qui ajoutait à l’intérêt et à l’utilité de ce double spectacle, c’est que les deux forces dont nous parlons, au lieu d’attendre la chute l’une de l’autre, parmi les douceurs de la paix et de l’indifférence, s’attaquèrent mutuellement avec une formidable énergie, et avec toutes les armes dont elles disposaient. C’étaient deux géants qui avaient pris l’univers pour arène, et qui sous l’œil de Dieu, juge du combat, soutenus et condamnés par le genre humain, où chacun avait son parti, se mesurèrent du regard, se saisirent corps à corps, et se tinrent serrés dans cette étreinte ennemie qui devait durer trois siècles, jusqu’à ce que l’un fût étouffé dans les bras de l’autre. Car, d’un côté, douze bateliers de Galilée, qui avaient osé se partager le monde, s’en allèrent, une croix à la main, la pureté dans le cœur, la prière sur les lèvres, dénoncer aux dieux de César que leur temps était fait ; et soudain les dieux et leurs autels se renversèrent. D’autre part, étonné de cette proscription générale, et dont les effets se produisaient si subitement, l’empire tira l’épée, et de cette épée, dont la lueur sanglante faisait seule pâlir toutes les nations, il frappa sans relâche, comme sans succès, des hommes ignorants et timides pour la plupart, de pauvres femmes, de jeunes vierges et des enfants. Mais si la bonne foi lui manquait pour voir où était la justice, le bon sens aurait dû lui apprendre l’issue probable de la lutte ; car le sang des martyrs était merveilleusement fécond pour enfanter de nouveaux chrétiens.

Il y avait dans ce tableau, non-seulement de la grandeur et une lumière qui instruit, mais encore de l’émotion et un mouvement qui électrise ; car les choses ont un muet langage qui éclaire, frappe et remue. Les grandes révolutions politiques ou religieuses impriment aux esprits et aux cœurs je ne sais quel ébranlement plein de force et de vie, et l’énergie latente qu’ils recelaient se dégage et se manifeste avec éclat parmi ces chocs solennels. De plus, à côté des crimes énormes que les hommes commettent, Dieu place toujours de sublimes vertus. Quelle que soit la cruauté des bourreaux, elle rencontre dans les victimes un courage supérieur ; la piété des bons resplendit par-dessus l’irréligion des méchants ; et, pour la gloire de l’humanité, c’est une loi du monde que la somme des vertus, non-seulement fasse équilibre avec la somme des crimes, mais encore la couvre et la dépasse. Même le scandale excite le zèle, et l’excès au mal détermine une réaction vers le bien. Aussi, dans les circonstances que nous venons d’exposer, quelle secousse profonde dut subir l’âme du néophyte Denys, lorsque, l’empire avec toutes ses lois et toutes ses légions s’avançant à la rencontre du christianisme, l’univers entier retentit du bruit de ce combat ! avec quelle ardeur le philosophe embrassa la vérité connue ! avec quel amour le disciple du Crucifié défendit la vérité attaquée ! Et, comme à chaque effort que fait l’homme pour s’élever à Dieu correspond une grâce par laquelle Dieu daigne descendre vers l’homme, quelle charité se répandit sur ce cœur, que les événements avaient préparé, et dont la libre correspondance provoquait l’effusion des dons célestes !

À ces circonstances générales il faut ajouter les circonstances particulières qui environnèrent saint Denys. Athènes, qui le vit naître, ne défendait plus alors sa liberté que par le prestige de son ancienne grandeur, et par un dernier reflet de gloire dont la littérature et les arts éclairaient sa décadence. Effectivement, enveloppée dans la ruine de Pompée, puis de Brutus et de Cassius, et enfin de Marc-Antoine, qu’elle avait successivement appuyés, elle ne dut qu’à la mémoire de ses grands hommes de ne pas devenir dès ce moment une province romaine. Ce n’est qu’un peu plus tard, sous Vespasien, qu’on soumit définitivement au joug qui pesait sur le monde ces Grecs remuants, qui ne voulaient point obéir, et qui ne savaient pas être libres. Mais au temps de saint Denys, Athènes conservait encore son ancienne forme de gouvernement, et l’on pouvait juger d’une manière expérimentale ce que la législation païenne avait fait pour le bonheur du peuple. Sous le rapport religieux, Athènes était ensevelie dans une ténébreuse et immense superstition ; car, de peur que quelques divinités ne vinssent à se plaindre de son oubli, elle avait dressé un autel au dieu inconnu, ou, comme le rapporte saint Jérôme d’après d’anciennes autorités, à tous les dieux inconnus et étrangers. Ce qu’il y a de certain, c’est que l’Olympe entier semblait avoir envahi la ville, tellement, dit un poëte du temps, qu’il était plus facile d’y trouver un dieu qu’un homme. Pourtant la philosophie régnait là sans contrôle ; toutes les anciennes écoles avaient leurs chaires et leurs adeptes. Mais, là comme ailleurs, alors comme toujours, la sagesse purement humaine ne faisait autre chose que tourner incessamment dans un cercle d’erreurs énormes ; et ses représentants, plus occupés de paraître savants et spirituels que d’être vrais et utiles, commettaient le crime inexpiable de donner le mensonge en pâture à des esprits que Dieu avait créés pour la vérité.

Telles furent donc les conditions de temps et de lieux dans lesquelles vécut saint Denys. Quant à sa famille, elle était distinguée comme sa patrie. Son éducation fut digne de sa naissance. Jeune encore, et par amour de la science, il visita l’Égypte, mère des superstitions grecques, et sanctuaire renommé de la philosophie religieuse. Il était dans une ville de ce pays, à Héliopolis, comme il nous l’apprend lui-même, lorsque apparut cette éclipse miraculeuse par où fut annoncée au monde la mort du Seigneur. De retour en sa patrie, son mérite, autant que son origine illustre, lui ouvrit la carrière des charges publiques, et il fut successivement élu archonte et membre de l’Aréopage. C’est au sein de ces honneurs, légitime récompense d’une sagesse mondaine, que la grâce de Dieu vint le saisir au cœur et lui révéler une meilleure sagesse, source d’une plus désirable gloire. Déposé en cette conscience loyale, le germe heureux de la parole évangélique se développa rapidement, et devint plus tard un arbre couvert de verdure et de fleurs, à l’ombre duquel se vinrent reposer dans la foi et dans la charité des âmes fatiguées par le doute et par le crime. Effectivement, plein du désir de réparer une vie de quarante ans dispersée dans l’erreur et l’iniquité, et aspirant à louer Dieu, son Sauveur, par des œuvres parfaites, il entra dans sa vocation chrétienne avec une ardeur excitée et nourrie par le souvenir du passé et par les espérances d’un avenir immortel.

Assurément cette conversion subite et éclatante émut la ville. Il est donc permis de penser que la foi du néophyte fut soumise à quelques épreuves, et que ses compatriotes, ses amis et ses parents, ne lui épargnèrent pas les contradictions, les railleries et les injures : c’est là ce qui manque le moins aux chrétiens. On rapporte communément à cette époque de la vie de saint Denys, la discussion qu’il eut avec Apollophane, son ancien ami, et qu’il rappelle dans sa lettre à saint Polycarpe. Comme le courage et les forces du soldat s’augmentent parmi les périls et les fatigues de la guerre, la vertu s’accroît parmi les difficultés qu’elle rencontre. Qu’on joigne à cette condition naturelle de progrès, les instructions du saint personnage Hiérothée et du grand Apôtre, et surtout l’influence de la grâce, et l’on aura l’idée du rapide avancement de saint Denys dans la science théologique et dans la perfection chrétienne. Aussi fut-il élevé par saint Paul au gouvernement de l’Église d’Athènes, soit qu’il en ait été le premier évêque, comme le rapporte son homonyme Denys de Corinthe, soit qu’il en ait été le second seulement, comme le témoignent les ménologes grecs. Quel zèle et quelle sainteté il lui fallut déployer dans ce difficile ministère, parmi ces philosophes qu’aveuglait l’orgueil de la science humaine, parmi ce peuple brillant et futile que fascinait l’enchantement des bagatelles ! Quel courage pour fonder une société disciplinée et chaste au sein de l’indépendante et voluptueuse Athènes !

C’est un point établi par les écrivains ecclésiastiques, que les premiers prédicateurs de l’Évangile, à l’exemple des apôtres, leurs maîtres, parcouraient les diverses provinces de l’empire pour y répandre la bonne odeur du nom de Jésus-Christ. Il faut peut-être rapporter à ces courses qu’entreprit saint Denys son voyage en Palestine, où il assista au trépas de la vierge Marie ; à moins qu’on aime mieux dire qu’il fut miraculeusement averti de la prochaine mort de la sainte mère de Dieu, comme la tradition rapporte que cela se fit pour les apôtres, et la plupart des disciples du Seigneur, et qu’il se rendit en Orient seulement à cette occasion.

Une semblable incertitude enveloppe un autre événement de la vie de saint Denys, et rend par conséquent problématique ce qui nous resterait à dire des dernières années du pieux écrivain. Il s’agit de savoir si notre Aréopagite est le même personnage que saint Denys, premier évêque de Paris, et apôtre de la France. Or, je désire ne pas entrer dans une discussion approfondie de la question ; il suffit, pour l’intérêt de mon sujet, d’exposer brièvement les arguments dont s’appuient les deux opinions qui existent sur ce point.

Ceux qui croient à l’identité des deux personnages du nom de saint Denys, que l’histoire place sur les siéges épiscopaux de Paris et d’Athènes, 1o font observer que, lorsque la controverse présente s’éleva pour la première fois, sous Louis-le-Débonnaire, les Français et les Grecs s’accordèrent à reconnaître que Denys l’Aréopagite, d’abord évêque d’Athènes, était ensuite passé dans les Gaules, et y avait fondé et gouverné l’Église de Paris. 2o Remarquant que l’on trouve fort peu de renseignements sur saint Denys l’Aréopagite dans les écrivains grecs des premiers siècles, ils estiment qu’il a quitté sa patrie, et qu’on ne saurait expliquer le silence des historiens orientaux sur un si grand homme, que par ses voyages dans l’Occident. 3o Ils invoquent les témoignages de Siméon Métaphraste, de Nicéphore Calliste et de quelques autres hagiographes, pour démontrer qu’effectivement saint Denys vint à Rome, où il reçut du pape saint Clément une mission apostolique pour les Gaules. 4o Ils recommandent leur sentiment de l’autorité des historiens, chronographes ou annalistes, Vincent de Beauvais, saint Antonin, Génébrard, Mariana, Baronius. 5o Ils rappellent plusieurs biographies et certaines indications du martyrologe romain, où l’on nomme compagnons de saint Denys l’Aréopagite des saints qui ont vécu dans les temps apostoliques, ou du moins dans les premières années du deuxième siècle, et dont les travaux et la gloire eurent exclusivement les Gaules pour théâtre. Ils rappellent les ménologes grecs, le livre très-ancien du martyre de saint Denys et de sa mission dans les Gaules, plusieurs bréviaires, missels et martyrologes gallicans d’une époque fort reculée.

Ceux qui pensent que Denys d’Athènes et Denys de Paris sont deux personnages distincts, se déterminent par les considérations suivantes : 1o Plusieurs martyrologes latins, d’une très-haute antiquité, et en particulier l’ancien martyrologe romain, celui de Bède et celui d’Adon, placent la fête de saint Denys l’Aréopagite au 3 octobre, et celle de saint Denys de Paris, au 9 du même mois : distinction qui semble indiquer la diversité des personnages. 2o Grégoire de Tours rapporte que saint Denys de Paris ne fut envoyé dans les Gaules que sous l’empire de Décius, c’est-à-dire au milieu du troisième siècle. 3o Un autre historien de la même époque, Sulpice-Sévère, écrit qu’il n’y eut aucun martyr dans les Gaules avant le règne d’Antonin-le-Pieux ; d’où il suivrait que saint Denys l’Aréopagite n’a pu, comme le prétendent cependant les défenseurs de la première opinion, être martyrisé à Paris sous le règne d’Adrien, prédécesseur d’Antonin[2].

Quoi qu’il en soit, et en quelque lieu que saint Denys ait passé les dernières années de sa vie, on peut affirmer deux choses : la première, c’est que ses lettres, et en particulier celles qu’il écrivit à Démophile, à saint Polycarpe, à saint Jean, datent du temps où il gouvernait l’Église d’Athènes ; la seconde, que toutes les autorités établissent unanimement, c’est que la couronne du martyre vint orner les cheveux blancs du laborieux pontife.

Il y a des existences dignes d’envie que les décrets divins prédestinent à tous les travaux et à toutes les gloires. Telle fut celle de saint Denys : illustre dans sa mort, comme dans sa vie, il confirma de son sang la foi qu’il avait prêchée dans ses livres. Les œuvres de son génie et ses exemples nous restent comme une grâce et un encouragement ; sa prière est puissante et féconde, comme sa vertu fut pure et élevée. Les rois de France ont mis quelquefois à ses pieds la plus belle couronne de l’univers ; Dieu accorda de nombreux et éclatants miracles à son intercession ; et ainsi le ciel et la terre se sont réunis pour honorer et consacrer sa mémoire.

Après ce préambule que nous devions aux exigences de notre sujet, venons à l’exposé des doctrines de saint Denys ; et afin que l’appréciation qu’il s’agit d’en faire devienne plus facile, marquons d’abord le point d’où il part ; puis nous réduirons à quelques chefs principaux ses spéculations diverses.

Le caractère le plus général de la philosophie de saint Denys, c’est une sorte d’éclectisme, dont la foi catholique est le principe, la règle et le terme. Et c’est là la seule philosophie véritable.

L’ordre surnaturel étant supposé, trois choses en résultent : 1o Des vérités incompréhensibles se surajoutent aux vérités qui sont le nécessaire patrimoine de la raison ; même celles-ci reçoivent de celles-là une sorte de rejaillissement lumineux et plein de grâce divine, par où elles deviennent objectivement plus manifestes, et subjectivement plus certaines. D’où il suit que la raison rigoureusement suffisante pour certains points, radicalement impuissante pour quelques autres, est secourue ou suppléée avec bonheur par la révélation, qui est ainsi le principe obligé de toute affirmation sur l’origine, les moyens et la fin de l’humanité. 2o Il est impossible que la philosophie ait jamais droit contre la révélation, et puisse entreprendre justement de la régler. Car ce qui est principe, et cela seulement, porte en soi la règle de ce dont il est principe, la raison d’agir ne pouvant résulter que de la raison d’être. Mais ce qui appartient à une sphère moins élevée ne peut ni créer, ni régir ce qui appartient à une sphère plus sublime. Voilà pourquoi, d’une part, la philosophie, ou l’ordre naturel, ne doit pas estimer qu’elle est destinée à contrôler l’ordre surnaturel, la foi ; et de l’autre, la révélation qui est le principe de nos affirmations les plus graves et les plus nécessaires, en doit être aussi la règle. 3o La subordination hiérarchique des choses, quelles qu’elles soient, ayant pour base leur valeur respective, ce qui est moins noble relevant toujours de ce qui est plus noble, et non pas réciproquement ; la raison, moyen naturel, est subordonnée à la foi, moyen surnaturel. Par suite, non-seulement la raison doit s’incliner sous le joug de la foi, mais encore toutes recherches rationnelles doivent avoir pour but la justification, le triomphe de l’enseignement révélé. Dépendante dans sa fin, comme dans ses actes, la science ne peut se rapporter légitimement qu’à la révélation qui se trouve être par là le terme ultérieur, comme le principe et la règle de toute vraie philosophie.

Aussi saint Denys annonce positivement qu’il ne puise pas ses inspirations en lui-même, mais bien dans les Écritures, dont l’explication est donnée par les dépositaires de l’enseignement catholique. L’homme ne saurait en effet ni comprendre, ni exprimer ce qu’est la suprà-substantielle nature de Dieu ; il n’en sait que ce qu’en disent les divins oracles ; et c’est à leur lumière seulement qu’on peut découvrir quelque chose de cette majesté inaccessible. En un mot, la vérité n’est pas la conquête de l’homme, c’est un don du ciel ; l’homme ne s’en saisit pas comme d’une dépouille, il la reçoit d’une libéralité purement gratuite.

Placé ainsi dans la sphère de la foi, le philosophe chrétien ramasse toutes les forces de son esprit et explore ces régions immenses, dont les bornes lumineuses reculent, par une sorte de magie sacrée, à mesure qu’on marche pour les atteindre. Sa raison n’a pas descendu, elle a grandi ; car la foi est une transfiguration et non pas une dégradation de l’intelligence. Sa raison n’a pas faibli ; car la foi est une victoire et non une pusillanimité. Sa raison n’est pas contrainte, mais protégée ; car la foi est un libre mouvement dans la vérité immuable.

Cet éclectisme catholique, le seul qu’on puisse admettre, parce qu’il a pour point de départ et d’arrêt un principe absolu et infaillible, diffère essentiellement, comme on voit, de l’éclectisme alexandrin, qui, en dehors de l’Église, ne pouvait être, et ne fut en effet qu’un syncrétisme, ou rassemblement d’affirmations multiples, groupées autour d’une idée flottante, incertaine, contestable. Il diffère au même titre de l’éclectisme actuel, dont le principe n’a qu’une valeur relative et arbitraire, et la méthode qu’une portée étroite et trompeuse : frêle et triste production que le génie de son père aurait peut-être fait vivre dans une atmosphère païenne, mais que le soleil du christianisme a fait sécher sur pied. Car l’Église en donnant sur toutes les plus graves questions des solutions claires, précises, élevées, et en créant une philosophie populaire qui est passée à l’état de bon sens public, a rendu inutiles les travaux du rationalisme, et son triomphe impossible.

Armé de ce principe, comme d’un réactif puissant, saint Denys soumit à l’analyse les doctrines philosophiques, qui avaient pris possession des intelligences ; il conserva ce qui put résister, et rejeta ce qui dut succomber à l’épreuve dans cette opération de chimie intellectuelle, si l’on me permet ce mot. Ainsi furent épurées, et au moyen de cette transformation, ramenées à la hauteur de la pensée chrétienne les conceptions qui avaient fait le plus d’honneur à l’esprit humain. Le platonisme et la philosophie orientale prêtèrent leurs formules pour exprimer ce résultat nouveau[3]. Tel fut le premier système de la philosophie catholique : système vaste, plein de force et d’harmonie : œuvre qui porte le sceau d’une intelligence profonde et d’une foi pure.

Voici les chefs principaux qu’expose ce catéchisme sublimé :

I. De Dieu.

Le principe des choses étant aussi leur raison d’être et leur fin, toute science profonde, exacte et complète est la science des origines. L’origine de tout, c’est Dieu ; Dieu doit donc avant tout être étudié et connu. Toute autre question s’illumine de l’éclat de celle-ci ; toute autre solution trouve dans celle-ci son germe.

Or Dieu peut être connu de diverses manières. D’abord en lui-même, par les propriétés et les perfections qui ornent la richesse de son essence, qui lui appartiennent nécessairement, et sont substantiellement incommunicables : telles sont l’unité de nature et la trinité des Personnes ; tels sont les autres attributs que nous adorons en Dieu.

Dieu est connu par le moyen des créatures dont il est le père, la providence et le terme. Car, comme tout ce qu’elles ont de réel vient de Dieu, il s’ensuit que les noms qu’elles portent, et qui expriment leurs propriétés, peuvent être appliqués à leur cause féconde, qui est ainsi manifestée par ses effets. Ce qu’on sait du monde on le transporte à Dieu, dont les invisibles beautés sont devenues intelligibles, en se voilant dans la création.

Enfin l’homme peut connaître Dieu, en s’élevant par delà toute chose finie, soit sensible, soit intelligible, en s’abdiquant lui-même. Car dans cette sublime et universelle abstraction, l’âme purifiée, puis touchée du feu de la charité, et émue par la douceur de la grâce, s’élève et se précipite vers Dieu qu’elle atteint sans le comprendre. Mais cette union pleine d’ignorance sublime, cette intuition pleine d’amoureuse extase est précisément le plus haut degré de science où puisse monter l’intelligence soit humaine, soit angélique.

Or ce qu’on sait de Dieu par ces voies diverses, c’est qu’il existe en une seule et indivisible essence, ornée des plus riches attributs, éternelle, bonne et puissante, et en trois personnes non pas séparées, ni divisées, mais distinctes et inconfuses. Saint Denys avait traité ces deux points du dogme catholique dans son livre spécial des Institutions Théologiques, lequel ne nous est point parvenu. Toutefois le livre des Noms divins, quoique destiné particulièrement à nous faire savoir ce que Dieu a communiqué aux créatures, ne pouvait totalement omettre ce que Dieu est en lui-même. C’est donc de là que nous extrayons la doctrine qui suit :

Ce qui se conçoit comme antérieur à tout, c’est l’être ; car l’être est le fond sur lequel repose toute propriété. Il est vrai que, si l’on considère Dieu par rapport aux créatures, la bonté apparaît comme le premier de ses attributs : car les choses étant possibles, avant d’être produites, et la production n’étant qu’une communication de l’être déterminée par la bonté, il s’ensuit que la bonté qui détermine la production est antérieure à l’être communiqué. Ainsi, en partant de la création, le plus fondamental, le dernier des attributs auquel on arriverait par l’analyse, c’est la bonté. Mais il s’agit ici de concevoir Dieu, non pas encore dans ses œuvres, mais bien en lui-même. Or, ce qu’il y a de plus profond, de plus général, de plus indépendant et de plus absolu, si on peut le dire, dans Dieu et dans quoi que ce soit, c’est l’être assurément. Logiquement on est, avant d’être de telle façon. Aussi Dieu, ayant daigné se faire précepteur de l’humanité, nous a-t-il appris par Moïse que son vrai nom est l’Être : Je suis celui qui suis ; tellement que les créatures n’ayant qu’un être d’emprunt ne méritent vraiment pas le nom glorieux d’être. C’est donc ce double aspect qu’il faut envisager en Dieu pour comprendre ce que saint Denys, après les platoniciens, affirme quelquefois de l’antériorité du bien, et quelquefois de l’antériorité de l’être.

Mais tout ce qui est, a une raison d’être ; et autant elle est large et puissante, autant l’être a d’extension et d’intensité. Or, comme Dieu existe par la nécessité éternelle de sa nature, il est donc éternellement, il est en tous sens, il est immensément. On sait qu’il est : mais on ne sait pas ce qu’il est ; car ce n’est point un objet de compréhension, mais de foi. Il échappe à toute force d’esprit, non pas que nous manquions d’arguments pour le connaître ; mais notre connaissance n’est véritablement qu’une ignorance. Il dépasse donc, et d’une façon transcendante, toute définition : la notion la plus exacte qu’on en puisse avoir, c’est que nous n’en avons pas la notion. Rien effectivement ne donne l’idée complète de cette bienheureuse essence, et nulle parole ne l’exprime. Tout ce que la pensée humaine peut concevoir, tout ce que le langage humain peut dire, c’est qu’il possède par droit de nature, par anticipation, et d’une manière suréminente, la totale plénitude de l’être. Il est.

Et Dieu n’est pas plus limité dans la durée que dans les degrés d’être : voilà pourquoi l’éternité lui appartient. Il a été, il est, il sera. Il est le principe et la mesure des êtres, et comme il les borne dans leur nature, il les borne aussi dans leur existence. Il dispense la perpétuité aux substances immortelles, et le temps aux substances périssables. Il est l’Ancien des jours, parce que toutes choses trouvent en lui leur temps et leur durée, et qu’il précède les jours, le temps et la durée. Exempt de variations, inébranlable en ses mouvements, il se meut sans sortir de lui-même, et dure sans que rien puisse mesurer sa durée : car il est sans succession, et son règne est le règne de tous les siècles.

D’après ces principes, il est bien impossible de caractériser dignement l’auguste nature de Dieu. Tous les noms lui conviennent ; car les mots étant les signes des réalités, on peut appliquer tous les noms à qui possède éminemment tout ce qui est réel. Et aucun nom ne lui convient ; car les mots ne représentant que ce que l’homme conçoit, les noms que nous donnons à Dieu expriment ce que nous savons de lui, et non ce qu’il est en lui. Ces explications et ces restrictions données et comprises, nous osons appeler Dieu du nom des choses que notre intelligence connaît.

Or toutes choses se présentent à nous sous la raison d’unité, soit que l’on considère en général la totalité des êtres, soit que l’on considère à part chacun d’eux : car chaque propriété réside en une substance qu’elle constitue, et chaque être entre dans l’universalité qu’il complète. L’unité supposée, les attributs qu’elle supporte et qu’elle possède, se résument assez bien en force, beauté et bonté : toutes choses qui doivent s’entendre d’une manière relative et analogue aux différentes espèces d’êtres.

Tout ce que le langage humain peut affirmer de Dieu, sera donc compris sous cette quadruple dénomination.

Dieu est donc Un. Le Un est absolu, éternel, indivisible. L’unité qui brille dans les créatures n’est qu’un faible rayonnement de cet Un ineffable ; mais il y a une différence incommensurable entre le Un incréé et l’unité créée. Unes, quand on les prend individuellement ; unes, quand on les considère dans leur totalité, les choses ne sont véritablement unes sous ce double rapport, que par leur participation à l’Un essentiellement simple ; et si cette empreinte d’unité que portent les choses venait à disparaître, les choses elles-mêmes s’anéantiraient : tant est puissante l’unité !

Dieu est force, d’abord parce que éternellement il possède en lui toute puissance à un éminent degré ; ensuite parce qu’il a produit et qu’il maintient toutes choses. Ainsi il dépasse toute force soit réelle, soit imaginable. On ne peut ni exprimer, ni connaître la vigueur extraordinaire de cette puissance qui conserverait encore toute sa fécondité et toute son énergie, lors même qu’elle se serait exercée de mille manières à la production de mondes infinis. Tout ce qui existe vient de lui ; même le possible a sa raison en lui. Sa force éclate en ce qu’il étreint et protège toutes choses par une sorte d’inexprimable embrassement : il tempère et harmonise entre eux les éléments ; par lui persiste l’union de l’âme et du corps, et les purs esprits lui doivent leur permanente immortalité. Il commande aux mondes, et les gouverne avec une pleine et forte indépendance ; et toutes choses subissent son joug, et convergent vers lui par une naturelle inclination.

Dieu est beauté ; et par là il faut entendre qu’il est l’intelligence et la sagesse qui découvrent, disposent et déterminent la fin et les moyens ; qu’il est l’harmonie de ces combinaisons diverses, et le charme de cette harmonie. Ainsi Dieu sait tout, et rien n’échappe à son œil vigilant. L’entendement divin pénètre toutes choses par une vue transcendante ; il n’étudie pas les êtres dans les êtres eux-mêmes ; mais de sa vertu propre, en lui et par lui-même il possède et contient par anticipation l’idée, la science et la substance de toutes choses. Il ne les contemple pas dans leur forme particulière ; mais il les voit et les pénètre dans leur cause qu’il comprend tout entière. Puis donc qu’elle se connaît, la divine sagesse connaît tout ; elle conçoit immatériellement les choses matérielles, indivisiblement les choses divisibles, la diversité avec simplicité, et la pluralité avec unité. Dieu n’a donc pas une connaissance particulière par laquelle il se comprend, et une autre connaissance par laquelle il comprend généralement le reste des êtres ; mais cause universelle, dès qu’il se connaît, il ne saurait ignorer tout ce qu’il produit. Telle est donc la plénitude de la divine sagesse. Et cet ordre, cette harmonie de vues, c’est la beauté, qui se reflète ensuite dans les créatures, selon le degré de leur capacité, et en des formes diverses. Dieu est donc beauté absolue, suréminente, radicalement immuable, qui ne saurait commencer, ni finir, augmenter, ni décroître ; une beauté, où nulle laideur ne se mêle, que nulle altération n’atteint, parfaite sous tous les aspects, pour tous les pays, aux yeux de tous les hommes. Dieu est beau, parce que de lui-même, et en son essence, il a une beauté qui ne résulte pas de la variété ; parce qu’il possède excellemment, et antérieurement à tout, le fonds inépuisable d’où émane tout ce qui est beau. Et effectivement, les choses créées ne sont belles, que parce que le beau qui les a produites, a imprimé sur elles ses radieux vestiges ; et c’est lui qui crée en elles l’harmonie des proportions et les charmes éblouissants, qui leur verse à flots lumineux les émanations de sa beauté féconde et originale.

Dieu est bonté ; la bonté est son essence. Comme le soleil, par le fait seul de son apparition, éclaire toutes choses, autant que leur organisation le comporte ; de même la bonté résulte nécessairement de la nature divine, ou plutôt, c’est cette nature elle-même. Par la bonté sont produits et subsistent tout être, toute faculté et toute perfection : les esprits angéliques avec leur glorieuse immortalité ; les âmes avec la prérogative de leur raison et les richesses de la vertu ; le reste des créatures enfin avec les propriétés qui les caractérisent. Après les avoir créés, la bonté maintient et perfectionne les êtres, dont elle est la mesure, la durée, le nombre, l’harmonie et le lien puissant. Comme elle est cause et providence, la bonté divine est aussi fin dernière ; elle appelle en son sein, par un mystérieux attrait, toute la foule des êtres, qui sont, pour ainsi dire, à un état de dispersion ; et tout ce qu’elle frappe de ses rayons vivants, la désire et se précipite vers elle, les purs esprits et les âmes par l’intelligence, les animaux par la sensibilité, les plantes par ce mouvement végétatif, qui est comme un désir de vivre, les choses sans vie et douées de la simple existence, par leur aptitude à entrer en participation de l’être. Tel est l’amour divin : il a sa source dans le cœur de Dieu qui s’aime d’une inexprimable sorte. Telle est la charité, suave écoulement de l’unité, force simple, spontanée ; qui établit l’union et l’harmonie entre toutes choses, depuis le souverain bien, d’où elle émane, jusqu’à la dernière des créatures ; et de là remonte par la même route à son point de départ, accomplissant d’elle-même, en elle-même et sur elle-même une révolution invariable, un cercle éternel, dont elle est à la fois le plan, le centre, le rayon vecteur et la circonférence, et qu’elle décrit sans sortir d’elle-même, et en revenant au point qu’elle n’a pas quitté.

L’amour, la beauté, la force réunies dans l’unité ; voilà la perfection. Aussi Dieu est-il parfait, d’abord parce qu’il possède essentiellement la perfection, et qu’il trouve en lui et par sa nature propre sa forme immuable, et que tous ses attributs sont absolument parfaits ; ensuite parce que sa perfection dépasse celle de tous les êtres, et que tout ce qu’on nomme infini trouve en lui sa limite, et qu’il s’étend à tout et au-delà de tout par ses inépuisables bienfaits et ses opérations incessantes. Voilà la perfection divine : sous quelque aspect qu’on la considère, et, par suite de quelque nom qu’on la désigne, on doit l’affirmer de Dieu à un double titre, et parce qu’il la possède éternellement et éminemment, et parce qu’il l’a communiquée aux créatures.

Mais Dieu existe en trois personnes qui possèdent avec des distinctions relatives une même et indivisible substance. C’est pourquoi, après avoir nommé et décrit l’unité de la nature divine, il faut nommer et expliquer la trinité des personnes. Or il n’est pas douteux que dans le livre des Institutions Théologiques, saint Denys n’ait revêtu des formes de sa philosophie ce dogme dont il traitait spécialement. Mais il ne nous reste de lui que quelques lignes où il rappelle les principales affirmations de la doctrine catholique sur ce point.

Il n’y a qu’un seul Dieu Père, un seul Seigneur JésusChrist, un seul et même Esprit saint dans la simplicité ineffable d’une même unité. Ce qu’il y a de commun entre les trois personnes, c’est la vie, l’essence, la divinité ; ce qu’il y a de distinct, c’est le nom et la personne du Père, du Fils et du Saint-Esprit, tellement qu’on ne saurait faire, dans le premier cas, des affirmations particulières et exclusives, ni, dans le second cas, des affirmations réciproques et absolument générales. Le Père est la source de la divinité ; le Fils et le Saint-Esprit sont, pour parler de la sorte, les fruits merveilleux de sa fécondité, les fleurs et l’éclat de cette riche nature. Il y a donc en Dieu distinction et pluralité dans les personnes, et unité, identité dans l’essence.

De là on peut et on doit conclure que tous les attributs essentiels, les propriétés absolues de la divinité, et, de plus, les œuvres extérieures qu’elle produit, sauf l’Incarnation, appartiennent sans distinction et au même titre aux trois adorables personnes. Ainsi la Trinité a tout produit, tout ordonné ; en elle tout subsiste et se maintient ; tout reçoit d’elle son complément, et tout se dirige vers elle. Et il n’est pas un seul être qui ne doive ce qu’il est, et sa perfection et sa permanence à cette unité transcendante que nous reconnaissons en la Trinité. On doit donc louer la Trinité et l’unité céleste, comme le principe unique, indivisible des choses, qui précède toute singularité et pluralité, toute partie et totalité, toute limite et immensité ; qui, sans altération de son unité, produit et constitue tous les êtres. Et ce qui a été dit plus haut de la nature divine en général, est parfaitement applicable à cette Trinité et unité : nous ne pouvons ni la comprendre,, ni la décrire. Car il n’est ni trinité, ni unité ; il n’est ni singularité, ni pluralité, ni nombre ; il n’est ni existence, ni chose connue qui puisse nous dévoiler l’essence divine, si excellemment élevée par dessus tout.

Ainsi à la Trinité tout entière appartient la bonté, essentiel attribut de la divinité, l’être, la vie, la domination. Car ce que le Père possède, le Fils en hérite ; ce que le Père et le Fils possèdent, le Saint-Esprit le reçoit. En effet, tout ce qui est au Père, est également au Fils ; et ce qui lui est commun avec le Père, comme d’opérer des œuvres divines, de recevoir un culte religieux, d’être féconde et inépuisable causalité, et de distribuer les dons de la grâce, le Fils le transmet et le communique au Saint-Esprit dans une union substantielle. Mais cette intime et parfaite communion des trois personnes entre elles suppose, ce qui est vrai, que les trois adorables personnes habitent persévéramment l’une dans l’autre, tellement que la plus stricte unité subsiste avec la distinction la plus réelle. C’est ainsi que dans un appartement éclairé de plusieurs flambeaux, les diverses lumières s’allient, et sont toutes en toutes, sans néanmoins confondre ni perdre leur existence propre et individuelle, unies avec distinction, et distinctes dans l’unité. Effectivement, de l’éclat projeté par chacun de ces flambeaux, nous voyons se former un seul et total éclat, une même et indivisée splendeur, et personne ne pourrait, dans l’air qui reçoit tous ces feux, discerner la lumière de tel flambeau d’avec la lumière de tel autre flambeau, ni voir celle-ci sans celle-là, toutes se trouvant réunies, quoique non mélangées en un commun faisceau. Si l’on vient à enlever de l’appartement une de ces lampes, l’éclat qu’elle répandait sortira en même temps ; mais elle n’emportera rien de la lumière des autres, comme elle ne leur laissera rien de la sienne propre ; car l’alliance de tous ces rayons était intime et parfaite, mais elle n’impliquait ni altération, ni confusion. Or, si ce phénomène s’observe dans l’air, qui est une substance grossière, et à l’occasion d’un feu tout matériel, que sera-ce de l’union divine, si infiniment supérieure à toute union qui s’accomplit non-seulement entre les corps, mais encore entre les âmes et les purs esprits ?

Pour les attributs relatifs, ils sont propres à chaque personne, et lui doivent être exclusivement réservés. Ainsi dans la génération éternelle, toutes choses ne sont nullement réciproques : le Père seul est source substantielle de la divinité ; et le Père n’est pas le Fils, et le Fils n’est pas le Père. Également, quand il est question du salut qui nous fut accordé par la divine miséricorde, il y a lieu à distinction : car c’est le Verbe sur-essentiel, qui seul a pris véritablement notre nature en tout ce qui la constitue ; qui seul a opéré et souffert les choses que Dieu opéra et souffrit par cette sainte humanité. Ni le Père, ni le Saint-Esprit n’eurent part en ce mystérieux abaissement, si ce n’est qu’on veuille dire que pourtant ils n’y furent point étrangers, à raison du pardon plein d’amour qui nous fut octroyé, à raison encore de la valeur surhumaine et ineffable des actes que produisit par son humanité celui qui est un seul et même Dieu avec le Père et le Saint-Esprit.

Telle est la Théodicée de saint Denys. Si l’on veut voir comment le christianisme donne à la pensée humaine sécurité, élévation et justesse ; que l’on compare les notions pures, splendides, positives que nous venons d’exposer avec les affirmations douteuses, incohérentes, contradictoires de Platon, d’Aristote et des philosophes alexandrins, tous privés de la révélation chrétienne ; les uns parce qu’ils la précédèrent, les autres parce qu’ils ne voulurent pas l’accepter. Je choisis et je rappelle les deux plus beaux noms de la sagesse antique, afin de mieux mettre en lumière l’impuissance du génie humain dans les questions les plus vitales ; je choisis et je rappelle les philosophes alexandrins, parce que leur doctrine a un air de parenté avec celle de saint Denys, et qu’ainsi sera rendue plus sensible la différence qu’établit entre des théories analogues une docile soumission aux tutélaires enseignements de la foi.

Certainement Platon a écrit sur Dieu des lignes admirables que les Pères ont citées avec éloge, et que les siècles relisent encore, comme pour se consoler des erreurs du génie humain durant l’ère misérable du paganisme. La grave raison d’Aristote, si calme ordinairement et si didactique, s’élève jusqu’à l’éloquence, lorsqu’elle invoque le témoignage du monde entier pour établir l’existence de l’Être absolu. Mais pourquoi faut-il que ces puissants esprits n’aient marché qu’en chancelant dans le chemin de la vérité, et qu’ils n’aient pas su discerner le mensonge des opinions humaines d’avec la voix pure des traditions primitives ? Car le premier a détruit la vraie notion de la divinité, en admettant d’abord des idées absolues, substantielles, indépendantes de Dieu, puis une matière nécessaire, éternelle, et qui échappe ainsi à toute action divine. Le second, moins irréprochable encore que son maître, fait à Dieu je ne sais quelle activité solitaire et égoïste qui met en mouvement un monde qu’elle n’a pas produit, qu’elle régit sans le connaître, et sur lequel pèse ainsi la loi d’une aveugle et invincible fatalité.

Quant au dogme de la Trinité qui complète la notion catholique de Dieu, Aristote n’a pas un seul mot qui semble y faire même une lointaine et obscure allusion. C’est gratuitement aussi, selon nous, qu’on prétendrait qu’à la lueur de l’enseignement traditionnel, Platon aurait entrevu le mystère capital de notre foi : l’incertitude des commentateurs qui sont loin de s’accorder sur l’essence et la constitution intime de la trinité platonique, la discussion des textes qu’on allègue ne permettent guère de penser que le philosophe athénien ait été mieux instruit sur ce point important que tous ses contemporains. Ensuite les philosophes alexandrins, qui s’agitaient dans l’indépendance de leur raison, pour créer un système de doctrines qui pût être opposé au symbole chrétien, et commander l’assentiment de l’univers, ont-ils obtenu plus de succès ? Les conquêtes scientifiques qu’ils ont faites doivent-elles inspirer aux hommes de foi, et à saint Denys en particulier, le regret de n’avoir exercé leur activité intellectuelle que dans les limites de la croyance catholique ? Il ne paraît pas. La théorie des attributs divins, telle qu’on peut la déduire des Ennéades de Plotin et des écrits de Proclus, les deux plus illustres représentants de l’école d’Alexandrie, est-elle plus élevée, plus pure, plus complète que celle de saint Denys ? Cette unité primordiale, source et terme de toute réalité, n’est-elle pas trop semblable, dans l’éternelle inertie qu’on lui prête, au Saturne enchaîné de la mythologie grecque, au Brahm des Indous, au Bythos des Gnostiques ? Qu’est-ce que cette triade imaginée pour faire concurrence à la Trinité chrétienne, et dont les éléments ne furent jamais assignés et reconnus d’un commun accord, Alcinoüs, Numénius et Plotin ayant fourni chacun des indications diverses ? Est-ce autre chose qu’une reproduction de la doctrine orientale des émanations, et qui implique, par conséquence ultérieure, ou bien la pluralité de dieux inégaux, ou bien la multiplicité des formes purement nominales d’une seule et même substance ?

II. De l’origine des choses.

La question de l’origine des choses appelle et défie à la fois la curiosité de l’intelligence humaine. D’où vient la matière ? comment est-elle l’œuvre de Dieu immatériel ? La simplicité est-elle la raison formelle et la cause du multiple ? Y a-t-il quelque chose de réel sous tous ces phénomènes que nous voyons ? Ces degrés d’être qui constituent, distinguent et classent hiérarchiquement les choses diverses que présente le monde, comment sont-ils hors de Dieu, qui est l’infinité, l’immensité ? ou s’ils sont en lui, comment ne sont-ils pas lui ? Dans nos conceptions, le sujet et l’objet ne sont-ils pas une dualité imaginaire et une unité réelle, une parfaite identité ? ou l’un seulement est-il réel, et l’autre fantastique, et alors lequel des deux n’est qu’une ombre ? Toutes questions que l’homme a le besoin profondément senti d’étudier, et dont la véritable solution peut être clairement connue, mais non pas pleinement comprise.

Il n’y a pas de philosophe de quelque renom, qui n’ait sondé ces difficiles secrets, et cherché laborieusement l’explication de ce grand-mystère : mais de tous ceux qui n’ont pas connu, ou qui n’ont pas accepté le dogme catholique de la création, pas un seul n’a fourni une théorie raisonnable de l’origine des choses ; c’est pourquoi en ce point, comme en beaucoup d’autres, la raison humaine s’est précipitée dans de graves erreurs, faut-il dire dans de nombreuses extravagances ? Mais quoiqu’on puisse faire une longue histoire de ces travaux malheureux, on peut aussi les résumer en quelques courtes formules.

En effet, ou bien Dieu et le monde sont une seule et même chose, deux faces distinctes d’un même objet, et alors le panthéisme règne ; ou bien Dieu et le monde sont deux réalités, non-seulement distinctes, mais encore séparées essentiellement, et alors reparaît une double hypothèse ; car ces deux réalités se conçoivent ou comme parallèles, absolues, réciproquement indépendantes, et c’est le dualisme ; ou comme soutenant des rapports mutuels de supériorité d’une part et de dépendance de l’autre, et c’est ce qu’affirme le dogme chrétien. Ainsi, panthéisme et dualisme, ces deux mots expriment toutes les erreurs connues et possibles touchant l’origine des choses. Chacune d’elles ensuite se teint pour ainsi dire de la couleur propre du système entier dont elle fait partie.

Saint Denys ne se propose pas de réfuter positivement ces assertions impies. Son but n’est pas de détruire, mais d’édifier ; car, comme il le dit lui-même, il n’y a qu’un difficile et ingrat labeur à démonétiser l’une après l’autre toutes les opinions que produit l’esprit humain, et il vaut mieux établir directement la vérité, qui alors trouvera dans sa force le principe d’un total triomphe, et dans sa permanence, la réfutation de ses contradicteurs. C’est pourquoi il enseigne que les choses ont pris naissance et sont venues par création, et de la sorte se trouve combattu le dualisme qui admet l’éternité de la matière. Et parce que les panthéistes reçoivent le mot de création, sauf à y rattacher l’idée d’émanation, saint Denys enseigne que les choses ont une existence différente de celle de Dieu et une tout autre substance.

Voici donc, touchant la création, l’ensemble des conceptions de saint Denys. On y distinguera le dogme chrétien dans toute sa pureté, puis des explications scientifiques qui sont du domaine de l’opinion. Je rapprocherai de sa théologie et de sa philosophie les doctrines auxquelles il fait allusion, ou bien qui se trouvent implicitement condamnées par ses affirmations, afin que les unes et les autres puissent être mieux saisies et plus facilement appréciées.

1o Tout vient de Dieu, et les substances et leurs qualités, soit essentielles, soit accidentelles, et leur être et leur perfection. Telle est l’origine des purs esprits auxquels il est donné de saisir par intuition directe les vérités dont ils se nourrissent ; telle est l’origine des hommes, âmes attachées à des corps, et qui, par suite, ont une vie complexe et des moyens multiples de la maintenir et de la mener à sa fin ; telle est l’origine du reste des êtres doués de sensibilité, d’organisation ou de simple existence. La grâce qui déifie les natures intelligentes, la force de connaître et d’aimer qui les caractérise essentiellement, la vie animale des brutes, le mouvement végétatif des plantes, la marche régulière et harmonique de tous les mondes ont en Dieu même leur point de départ. De là encore les choses tiennent leur mesure, soit dans l’être, soit dans le temps, soit dans l’espace : sous quelque forme enfin que le réel apparaisse, de quelque nom qu’on le désigne, tout ce que possèdent les créatures, tout ce qui les constitue, trouve en Dieu sa source féconde.

Cette affirmation est un point de croyance catholique. La philosophie ancienne, transfuge des traditions primitives, et se confiant en la seule raison, a constamment professé une doctrine opposée ; ses plus nobles représentants, Aristote et Platon, admettaient l’éternité du monde. Le panthéisme de tous les temps peut dire sans se compromettre, et dit en effet comme nous, que tout vient de Dieu ; mais il se réserve d’expliquer à sa façon comment il conçoit le mode de cette procession mystérieuse. C’est ce qu’on verra plus loin.

2o Les choses viennent de Dieu par voie de création.

On conçoit qu’une chose puisse sortir d’une autre en plusieurs sortes : d’abord par procession, la substance ne se divisant pas, ne se déchirant pas, mais se distinguant seulement en personnalités multiples ; puis par émanation ou évolution, la force féconde se dédoublant, pour ainsi dire, et plaçant en dehors d’elle des réalités semblables, mais non pas consubstantielles, ou produisant de simples modifications dont elle est le principe et le sujet ; enfin par création, l’existence suprême donnant une forme, un vêtement extérieur à des êtres finis, imparfaits, relatifs, dont elle est la cause libre, la raison éternelle et la fin absolue. C’est en la première façon que s’accomplit sans cesse le mystère ineffable par lequel les trois personnes de la Trinité habitent l’une dans l’autre, se pénétrant intimement, unies par la substance, distinctes par les relations. C’est en la seconde manière que les panthéistes exposent leur doctrine sur l’origine des choses, admettant, soit des émanations substantielles, soit de pures modifications. C’est en la troisième sorte que se conçoit le dogme chrétien de la création et qu’il faut l’expliquer.

Tout ce qui existe se conçoit comme possible préalablement à son existence ; comme ayant une raison d’être réalité véritable plutôt que simple possibilité ; comme passant en acte et se produisant au rang des choses. La création n’existe donc que parce qu’elle a un type sur lequel elle a été modelée ; que parce qu’il y a un motif déterminant de son existence ; que parce qu’il y a une force qui l’a produite.

La création, avant d’apparaître, avait éternellement en Dieu son type, son exemplaire. L’exemplaire des choses, c’est le concept que Dieu en a ; car il voit dans sa riche unité, dans sa simplicité indivisible, qu’il peut produire la distinction, la multiplicité. En contemplant ainsi les possibles sous leurs limités naturelles et avec leur essence respective, Dieu contemple également la raison de produire les uns et de ne pas produire les autres. Ces concepts des choses, ces raisons de les créer, sont donc nommés exemplaires, types, idées : idées, types, exemplaires, raisons vivantes, substantielles, immuables, incréées, éternelles, qui ne sont autre chose que l’essence de Dieu et ne s’en peuvent distinguer. C’est pourquoi, envisagées ainsi et dans leurs exemplaires, les choses sont Dieu en Dieu, Deus in Deo. C’est de la sorte que le comprirent aussi plus tard Clément d’Alexandrie, saint Augustin, Boëce et la plupart des Pères et des docteurs de l’Église. Cette explication était empruntée au platonisme, mais purifiée par la foi catholique ; car, pour les platoniciens, les idées étaient formes improduites, éternelles, et ceci n’est point faux ; mais, de plus, et cela ne peut être admis, les idées, pour eux, étaient formes douées de valeur propre et de subsistance indépendante ; elles résidaient en Dieu, mais n’étaient pas Dieu ; comme Dieu d’une part, et la matière de l’autre, elles étaient un des trois principes de l’existence.

La création a une cause déterminante, c’est la bonté. Dieu est bon par essence. Sa bonté est infinie en soi ; elle rayonne dans l’être qu’elle daigne produire et dans le néant qu’elle couvre de sa fécondité puissante ; elle réalise les possibles ; elle a créé le monde. Ainsi le monde ne vient pas de Dieu comme un éclair sort fatalement d’un nuage ou comme une fleur de sa tige, ainsi qu’a rêvé l’Orient ; le monde n’est pas une forme de Dieu devenant l’objet de sa propre contemplation et acquérant conscience de lui-même, comme dit la philosophie allemande ; le monde n’est pas le résultat éternel d’une causalité absolue, cause parce qu’elle est substance, et ne pouvant pas plus s’empêcher d’être l’une que l’autre, comme on s’est exprimé en France. Le monde est tout simplement le produit contingent d’une activité éternelle, essentielle, mais parfaite et heureuse, et s’exerçant librement et avec une pleine indépendance en dehors d’elle-même.

Ces idées, ces types, qui sont l’objet des concepts divins, et que la bonté veut réaliser en dehors d’elle, la puissance leur donne un vêtement, une forme, des limites ; elle les individualise. Car en Dieu la force, comme l’intelligence et l’amour, ne reconnaît pas de limites. Si la distinction et la multiplicité n’étaient pas choses possibles, l’intelligence divine ne les concevrait pas. Puisqu’elles sont choses intrinsèquement possibles, Dieu peut les réaliser ; autrement, il n’aurait qu’une force bornée et restreinte. Dieu peut donc créer.

Mais comment ces raisons exemplaires qui sont Dieu en Dieu deviennent-elles, en prenant forme et individualité, créatures hors de Dieu ? C’est une question évidemment insoluble. La création se conçoit comme un rapport institué entre l’infini et le fini. Or, les rapports étant fondés sur la nature et les propriétés des deux termes, il s’ensuit que les rapports ne seront jamais connus qu’au degré même où sont connues les natures mises en regard. Puisque l’infini dépassera toujours le fini, il implique que la création n’offre pour l’homme aucun mystère.

Toutefois voici comment on pourrait se représenter l’apparition des êtres individuels.

Entre eux et le créateur, il y a des réalités qui participent de Dieu, et sont participées par chaque créature : c’est pour cela qu’on les nomme participations.

En soi, dans son fond intime, en tant qu’infinie, l’essence de Dieu est incommunicable, c’est-à-dire, qu’elle ne peut devenir commune à aucun être. En d’autres termes, les créatures ne participent point de Dieu, comme les espèces participent du genre, ni en ce sens qu’elles auraient avec lui une existence confondue, et par suite indiscernable et identique. Mais les créatures participent de Dieu, comme un effet participe de sa cause.

Cela étant, les participations se conçoivent comme propriétés ou vertus divines, qui resplendissent dans la création ; elles se conçoivent comme un miroir à double face, qui d’un côté reçoit le rayonnement des perfections infinies, et de l’autre les réfléchit, et en fixe l’empreinte sur les êtres individuels. Il suit de là que les participations soutiennent deux rapports : l’un avec Dieu qui les a produites, l’autre avec les êtres individuels dont elles sont l’essence.

En conséquence, les créatures individuelles sont des formes temporaires et finies sous lesquelles subsistent et vivent, comme principes constitutifs, les participations ou propriétés divines participées. Les créatures trouvent dans ces participations l’essence qui les fait ce qu’elles sont, les qualités qui les distinguent, l’espèce et le genre auxquels elles se rapportent, le rang qu’elles occupent dans l’ordre universel. L’inégale nature des êtres est déterminée par l’inégale répartition de ces participations vivantes.

En résumé, le moment solennel où les propriétés divines, qui de toute éternité brillent au dedans d’elles-mêmes d’un éclat uniforme, immense, inamissible, laissèrent échapper en dehors d’elles les lueurs multiples, bornées et contingentes, reflets lointains du soleil éternel : ce moment-là fut celui de la création. L’acte par lequel se produisirent dans le temps et dans l’espace ces lueurs qui sont la réalité, la dignité et la bonté des êtres, et qui rayonnent du plus haut sommet jusqu’au plus humble degré de l’univers, cet acte fut celui de la création. Ces réalités qui sont venues du sein de la seule réalité parfaite, et que l’homme admire sous les noms et les formes multiples d’intelligences célestes, d’âmes raisonnables, de cieux et d’astres étincelants, de force, de vie et de beauté, ces réalités imparfaites sont l’œuvre de la création.

3o Tout subsiste en Dieu. Il conserve les choses, comme il les a créées ; la même force qui les a posées dans l’existence, les y maintient ; et si Dieu retirait sa main, base puissante qui porte l’édifice de la création, à l’instant les êtres s’évanouiraient dans le néant d’où ils avaient été tirés. Dieu les maintient donc dans l’état et dans le rang qu’il leur assigne au moment de leur apparition. Chaque chose subsiste, opère et vit par les facultés dont elle est naturellement pourvue ; elle entre dans l’harmonie générale, et exécute sa partie dans l’universel concert de la création. Le principe et le régulateur de ce vaste mouvement, la vie de ces vies multiples, la force de toutes ces forces, c’est Dieu, qui soutient et régit les existences d’une manière analogue à leur constitution respective, attirant avec suavité et douceur les êtres libres, déterminant avec souveraine intelligence les mouvements aveugles des êtres matériels, ou privés de spontanéité.

Mais quoiqu’elles subsistent en Dieu, qu’elles y vivent, et qu’elles s’y meuvent, les choses ne sont pas confondues en lui, ni avec lui ; elles en sont substantiellement distinctes, et même séparées ; elles conservent l’existence propre, individuelle, spéciale que le Créateur leur a départie. À la vérité, Dieu se les rattache par une inexprimable étreinte ; sa providence, dans une sorte de mystérieux embrassement, les couvre et les protège ; mais il est parfaitement indépendant d’elles, et par la plénitude et l’excellence de son être, il se crée comme une solitude auguste, inaccessible, où il vit d’une incommunicable vie. En un mot, la conservation des êtres n’étant autre chose qu’une création continuée, il n’y a pas plus de confusion et d’identité entre les mondes et Dieu qui les conserve, qu’entre les mondes et Dieu qui les produit.

4o Conséquences qui résultent de ces affirmations pour le langage théologique. Les paroles sont l’image des pensées ; mais les images ne sont pas des identités, et par suite elles ne reproduisent pas l’intime réalité des choses. Les pensées à leur tour n’ont que la largeur et la puissance de l’esprit qui les conçoit ; et parce que l’esprit humain est frêle et borné, nos pensées ne peuvent qu’être débiles et imparfaites. Ainsi, ni nous ne saurions comprendre Dieu et ses actes, ni nous ne saurions exprimer dignement le peu que nous en savons : nos paroles trahissent notre intelligence, comme notre intelligence elle-même est au-dessous de la vérité. Cela serait vrai, alors même que notre science serait intuitive ; c’est bien plus vrai puisque notre science est expérimentale ; car les choses invisibles de Dieu sont devenues intelligibles à l’homme par le spectacle de la création. Dieu ne nous est donc connu que par ses œuvres soit naturelles, soit surnaturelles. Or, parce que l’artisan possède sans doute ce qu’il a mis dans les merveilles de son art, on peut affirmer de celui-là les perfections qui resplendissent en celui-ci. Mais parce que les beautés que présentent les miracles de l’art sont chez l’artisan sous une forme plus excellente et plus pure, on peut nier en un certain sens de celui-ci ce qu’on affirme de celui-là. C’est pourquoi Dieu étant le créateur de tout, nous lui appliquons sans crainte les noms de toutes les réalités connues ; puis réfléchissant que son excellence dépasse toute perfection, nous refusons de le désigner par les noms des choses même les plus sublimes que l’on sache.

Il y a donc deux théologies, ou manières de s’exprimer touchant les attributs divins : l’une affirmative, l’autre négative. La première, comme le mot l’indique, consiste à tout affirmer de Dieu ; la seconde consiste précisément à tout nier de Dieu.

L’une et l’autre théologie est juste. D’abord on peut tout affirmer de Dieu, parce que, dès l’éternité, il possède en soi d’une manière suréminente toutes les perfections ; ensuite parce que c’est lui qui a répandu sur les créatures tout ce que nous leur voyons de bon et de beau. Ainsi il est éternité, intelligence et vie ; il est force, lumière et amour ; il est gloire, félicité et justice ; il est cause, moyen et fin de toutes choses ; il est la raison et la mesure des êtres. Et quoiqu’on s’abstienne de lui appliquer certains noms, à cause de l’idée d’imperfection qu’ils emportent, cependant parce que les exemplaires et prototypes des choses sont en lui, on peut dire que les choses elles-mêmes sont en lui, non pas formellement et substantiellement, mais bien d’une façon suréminente et suprà-substantielle. C’est d’après cette explication, et dans ce sens, que saint Denys affirme que Dieu est tout en tous.

D’un autre côté, on peut véritablement tout nier de Dieu ; car il est si excellemment au-dessus de tout ce que nous connaissons, qu’il semble inconvenant de lui appliquer les noms des choses créées. Ainsi l’on dira sans erreur que Dieu n’est ni connu ni compris ; qu’il n’a ni figure, ni forme ; qu’il n’est ni substance, ni vie, ni lumière, ni sentiment, ni sagesse, ni bonté. Car les mots, en tant qu’expressions de nos concepts subjectivement considérés, ne représentent que des objets limités et circonscrits, et par suite ils vont mal à la réalité infinie. C’est pourquoi la négation appliquée à Dieu n’est pas repoussante, comme on serait tenté de le croire au premier coup d’œil, et d’après les règles ordinaires du langage ; car ici elle n’implique pas le néant, et ne désigne pas la privation, mais elle exclut toute borne, et se comprend dans un sens transcendental.

De ces principes résultent plusieurs conséquences. D’abord les affirmations et les négations précitées ne sont pas contradictoires ; elles frappent, il est vrai, le même sujet, mais non pas sous le même rapport ; elles peuvent donc être employées au sens qu’on vient de dire. Ensuite les négations offrent une plus sublime idée que les affirmations ; car celles-ci posent des limites que celles-là font disparaître, et le philosophe catholique s’élève mieux à la pureté de l’Être divin par abstraction totale, que par positive conception. Enfin, ni les négations ne sont impies, ni les affirmations panthéistiques : car les premières signifient simplement que nos concepts, si on les regarde comme subjectifs, ou bien encore comme représentant qui se trouve dans les créatures, sont inexacts, quand on les applique au Créateur, au point qu’il est permis de s’exprimer ainsi : Dieu n’est pas bon, c’est-à-dire, Dieu n’a pas la bonté telle que nous la concevons, ou telle que la possèdent les êtres contingents. Les secondes au contraire protestent que nos concepts, si on les considère objectivement, et dans la réalité qu’ils représentent, sont d’une parfaite et transcendante vérité, au point qu’on pourrait s’exprimer de la sorte : Dieu est, et Dieu est seul, et Dieu est tout, c’est-à-dire, les choses finies ne possédant qu’un être d’emprunt ne méritent pas qu’on leur donne le nom d’être, qui appartient excellemment à Dieu, source profonde, abîme immense, océan infini de l’être. Il est bon d’observer toutefois que ces locutions, qui ne manquent certes pas de justesse et d’élévation dans le langage philosophique, et avec les commentaires que leur donne saint Denys, ne doivent pas être employées témérairement et sans explication préalable dans le discours ordinaire. Au reste, chacun sait fort bien qu’une proposition, outre le sens grammatical qu’elle a nécessairement, emprunte aux affirmations parmi lesquelles on la rencontre, un sens accidentel, et une valeur logique, et que c’est par ce dernier endroit qu’elle doit être définitivement appréciée : c’est un x qui reçoit sa signification spéciale, quand on applique la formule aux données du problème. Aussi le sens commun innocente et même approuve avec raison en tel livre la parole qu’il flétrit et condamne avec non moins de raison dans tel autre livre.

III. De l’origine du mal.

Le mal existe : c’est ce dont chacun se plaint. Toute vie, en effet, semble n’être qu’un inconsolable gémissement et un douloureux effort contre des puissances ennemies. Les lumières de nos esprits ne sont pas sans ténèbres ; la raison connaît les angoisses du doute ; la volonté a ses chancellements et ses hésitations, et la conscience, ses remords. Nulle félicité n’est absolument pure, et le soleil de nos plus beaux jours se prend à verser tout à coup sur nos joies je ne sais quelles teintes malheureuses et sombres. L’univers matériel apparaît lui-même comme le théâtre d’une hostilité flagrante, et l’on dirait que l’ordre général et la vie universelle fussent attachés à la persistance de ces rivalités effroyables. L’air et les flots sont pleins de tempêtes ; les profondeurs de la terre recèlent la destruction et la mort qu’elles vomissent de temps en temps parmi d’horribles feux ; les saisons sont armées de ririgueurs funestes ; la maladie et la guerre fatiguent et ravagent le genre humain devant qui reste toujours béant l’inévitable abîme du tombeau.

Mais autant il est facile de constater l’existence du mal, autant il est impossible d’en expliquer l’origine. Plus l’on remonte ou plus on descend dans l’investigation des choses, plus apparaît l’infirmité de l’esprit humain. Il se trouve ébloui ou frappé de vertige ; il est également confondu par le spectacle de l’infiniment grand et de l’infiniment petit ; et la raison, déconcertée et vaincue, ne peut assigner, même à la lueur des clartés révélées, la limite précise où se rencontrent et se concilient, sans confusion ni mélange, Dieu et la création, l’être et le non-être, le souverain bien et la possibilité du mal. Nous savons que ces choses sont et coexistent, mais nous ne comprenons pas comment s’établit et persiste leur harmonie.

Oui. D’où vient le mal ? Comment est-il possible ? Pourquoi lui est-il permis d’exister ? Quelle est sa nature précisément et comment rentre-t-il dans le plan général de la création ? Sur toutes ces graves questions, la philosophie a fait ses réponses, vain et lamentable résultat de recherches aussi longues que témérairement conduites ; car elle a prononcé ou qu’il n’y a pas de mal, parce que tout est Dieu et que Dieu est le bien absolu, ou que le mal est le produit nécessaire d’un éternel et tout-puissant principe qui existe, parallèlement au principe du bien. Dans l’un et l’autre cas, panthéistes et dualistes arrivent également à la négation de toute culpabilité et à l’apothéose du crime. L’antiquité adopta ces solutions hideuses et les traduisit dans sa religion et sa vie morale. Du pied de l’autel de ses dieux scélérats, elle se levait pour commettre en leur nom d’abominables œuvres.

Mais le christianisme, en réparant notre nature, a donné au sens moral des peuples une énergie et une délicatesse qui rendent désormais impossible le règne de semblables doctrines. Il a jeté parmi les profondeurs de la conscience humaine des lumières vives, efficaces ; il a manifesté au monde ce qu’il y a de sainteté et d’amour en Dieu ; il a fortifié les courages et multiplié la puissance des remords. Par ces mystérieux enseignements, nous avons appris que le mal n’est pas une réalité absolue et objective, mais qu’il est purement subjectif et ne se trouve que chez l’être contingent ; qu’il résulte d’une activité libre, éclairée sur sa destination, attirée doucement et non pas soumise à l’empire d’une nécessité invincible. Nous avons appris que, comme l’immensité infinie de l’Être éternel n’exclut pas la possibilité et l’existence des substances créées, ainsi la souveraineté absolue du bien n’exclut pas la possibilité ni l’existence du mal ; et qu’ainsi les créatures sont des substances placées en dehors de Dieu qui les a produites par amour, et également le mal est l’abus réel d’une liberté qui se conçoit comme un bienfait.

Voici comment saint Denys expose philosophiquement ses doctrines, qui furent aussi les doctrines des grands métaphysiciens du christianisme, et en particulier de saint Augustin, de saint Anselme, de saint Thomas. En principe général, le mal n’est rien de positif, de substantiel ; conséquemment, il n’émane pas de Dieu ; il n’a pas son origine ni sa raison en Dieu. Le mal n’est qu’une limitation, une privation, une déchéance du bien. Or, cette privation, c’est la borne même et le terme nécessaire de tout ce qui n’est pas infini, et on ne peut la nommer proprement un mal. Pour la déchéance, elle s’accomplit par l’exercice déréglé de la force libre dont sont armées les natures intelligentes ; elle est donc le résultat négatif d’une activité faussée : voilà le seul mal qu’il y ait au monde. Ainsi :

1° La privation du bien, l’imperfection naturelle, ou, comme on dit dans l’école, le mal métaphysique n’est véritablement pas un mal ; c’est seulement un moindre bien. Tout ce qui est créé reconnaît des bornes, car il n’est ni éternel ni infini. Ces bornes constituent l’imperfection, la privation : imperfection et privation qui sont dans la nature des choses, qui se conçoivent positivement, et qui ne pourraient disparaître sans laisser après elles une contradiction flagrante ; car il répugne, même dans les termes, que ce qui a commencé soit éternel, et que ce qui a reçu l’être le possède en propre. Que l’imperfection et la privation soient un moindre bien, c’est ce qui demeure évident ; car ou il y a imperfection totale, et alors il ne reste plus rien, pas même le sujet de la privation, et le mal lui-même a disparu avec la substance en laquelle il était possible ; ou il n’y a qu’imperfection partielle, et alors il existe quelque chose de bien, ne serait-ce que le sujet de la privation avec les propriétés qui le constituent nécessairement et avec la capacité de recevoir des perfectionnements ultérieurs. Ainsi on ne saurait dire qu’il y ait ici aucun mal ; il y a seulement un bien qui n’est pas complet et absolu.

2° Le mal physique, c’est-à-dire la variabilité, la production, le développement, la lutte mutuelle et la destruction des choses matérielles n’est pas non plus un mal. Cela est mauvais pour une nature particulière qui la combat, l’affaiblit et la dépouille de ses instincts et de ses facultés propres. Mais ce qui la modifie, ce qui la développe et la limite, comme il arrive aux choses qui se produisent par génération, cela n’est point un mal. La nature totale, l’ensemble des mondes étant formé d’êtres divers dont les lois respectives ne sont pas les mêmes, il s’ensuit assurément que ce qui convient à l’un ne convient pas à l’autre. Mais dans cet antagonisme même, dans ce déplacement des forces et des éléments de l’univers, il n’y a qu’une transformation au bénéfice de l’ordre général, et ce qui semble périr sous une forme revit en réalité sous une forme nouvelle.

D’après cela, la fureur et la convoitise des brutes et les autres qualités qu’on nomme ordinairement funestes parce qu’elles fatiguent et brisent d’autres organisations, ne sont point un mal. Ôtez au lion sa force et sa fureur, ce n’est plus un lion ; ôtez au chien sa sagacité à discerner les personnes de la maison pour les accueillir d’avec les étrangers pour les écarter, ce n’est plus un chien, et vous avez privé le monde de deux classes d’êtres qui l’embellissent, le complètent, et entrent dans l’ordre universel pour y remplir d’utiles fonctions. Prenons encore pour exemple la laideur et la maladie, qui sont l’une privation et l’autre désordre. Or, il n’y a pas ici mal absolu, mais seulement moindre bien, puisque si toute beauté, toute forme, toute ordonnance avait disparu, le corps lui-même périrait. Même la perte de la vie n’est pas pour les corps une complète ruine et une entière destruction ; car, en se décomposant, ils conservent encore quelques qualités et manières d’être, et les éléments dont ils étaient formés retrouvent une place dans la totalité des choses et continuent de subsister, du moins à l’état passif et avec la capacité de recevoir des modifications nouvelles et une organisation ultérieure.

3° Le mal moral, le péché est le seul mal qu’il y ait au monde. Mais il n’est pas créature de Dieu, et il n’abolit pas dans les êtres où il se trouve les propriétés naturelles qui les constituent, et son existence se peut concevoir sous un Dieu bon.

D’abord le mal n’est pas créature de Dieu ; car Dieu est le bien absolu. Or, comme la lumière ne répand pas les ténèbres, le bien ne produit pas le mal. Le mal n’a donc pas d’existence propre, il n’est pas une substance ; il n’y a pas de mal objectif. Quand donc les intelligences trompées et les volontés séduites se décident pour un parti condamnable et choisissent le mal, l’objet préféré ne leur apparaît pas sous la raison du mal, mais sous la raison du bien ; car le mal pur et simple n’existant pas, il n’a un semblant d’existence que par son alliance avec le bien, c’est-à-dire parce qu’il réside en un sujet qui a quelque chose de bon. Par exemple, l’homme qui se laisse aller à la colère tient au bien par le fait même de son émotion et par son désir de redresser et de ramener ce qu’il estime mauvais à un but qui lui semble louable. De même l’impudique, d’un côté, s’exclut du bien par sa brutale convoitise, et, comme tel, il n’est qu’un non-être, et les choses qu’il désire sont un non-être ; mais, d’autre part, il participe encore au bien, en ce sens qu’il garde un reste d’amitié et une certaine manière d’alliance avec ce qui est.

Mais que deviennent les propriétés naturelles des êtres quand ils ont accompli le mal ? Jamais les choses ne se détériorent, ne se corrompent, en tant qu’elles sont essence et nature ; car, s’il en était ainsi, elles cesseraient d’exister, une altération qui frappe l’essence abolissant ce qui existait et produisant ce qui n’existait pas. Mais les essences et les natures subsistant, elles peuvent violer les lois par où elles sont régies ; alors se trouble et s’affaiblit l’harmonieux accord de leurs facultés, et ce désordre a dans leur conscience un retentissement douloureux, et elles continuent d’exister dans cet état d’angoisses. Elles ne sont donc pas détruites ; mais leur bien-être est anéanti. De la sorte, les esprits sont réputés mauvais, non point à raison de ce qu’ils ont, mais à raison de ce qu’ils n’ont pas ; car une nature bonne leur fut départie, puisqu’ils sont l’œuvre d’un principe bon ; mais ils peuvent perdre leur excellence originelle, parce qu’ils ne possèdent qu’une connaissance et un amour imparfaits et faillibles. Ils ne sont donc pas dépouillés de tout bien malgré les fautes qu’ils commettent et la punition qui les atteint ; car il leur reste l’existence, la vie, l’intelligence et le désir : toutes choses bonnes en soi et accordées à la créature dans une bonne intention et pour une bonne fin. Ils en ont abusé, en quelque manière que ce soit, par excès ou par défaut, et voilà le mal ; mais ils n’en sont pas totalement déchus. Bien plus, et voici le malheur, quand le temps de leur épreuve est écoulé, ils jouissent toujours de leur activité, mais ne peuvent plus l’exercer dans le sens de leur destination primitive. Leurs facultés natives persistent, mais égarées et maudites, et elles semblent s’appliquer à fuir d’une effroyable et éternelle fuite le but où elles devaient tendre et où elles furent même providentiellement inclinées. Le mal est donc la transgression de l’ordre établi ; c’est une force se déployant à contre-sens ; ce n’est pas une conquête réelle, c’est une pure déchéance et une vanité d’efforts ; c’est l’affaiblissement, l’abandon, la ruine de cette énergie intime qui maintenait la créature libre dans les limites du bien.

Enfin, peut-on concevoir le mal, même subjectif, et comme accident, sous l’empire de la Providence ? Sans aucun doute. Et d’abord il faut rappeler que le mal n’est pas une réalité distincte, et qu’il n’a de subsistance propre en aucun être. Ainsi le mal n’existant pas sans mélange de bien, tous les sujets dans lesquels il réside ont quelque chose de bon, et à ce titre sont l’objet des soins de la Providence divine : car elle embrasse dans sa sollicitude tout ce qu’elle a produit dans son amour, et tout ce qui est bon à quelque titre vient d’elle. Il y a plus ; elle se sert des choses devenues mauvaises pour leur amélioration, ou pour l’utilité générale ou particulière des autres, et elle pourvoit à toutes, comme il convient à leur nature respective. En un mot, la Providence qui gouverne se conçoit logiquement comme postérieure à la puissance qui a créé, et à l’intelligence qui a présenté les types et raisons des choses. De là vient que Dieu ne violente pas les natures, mais les régit selon les exigences et les besoins dont elles sont essentiellement pourvues. Toujours il verse ses bienfaits avec une libéralité splendide, mais toujours aussi en des proportions qui conviennent à chaque être. Il veille sur les créatures libres, sur l’univers entier et sur chacune de ses parties spécialement, en tenant compte de la spontanéité, de la totalité et des particularités, et selon que les objets sont naturellement susceptibles de ses soins pleins de tendresse. Si donc les êtres libres tombent dans le mal, on ne peut l’imputer à la Providence, qui ne doit pas les entraîner forcément à la vertu, puisque leur nature sollicite une législation de liberté, et non pas une tyrannique nécessité ; on ne peut l’imputer à la Providence qui prévient d’ailleurs par des grâces suffisantes la détermination de ses créatures. Parce que nous sommes libres, nous pouvons méconnaître l’ordre ; parce que nous pouvons le respecter, nous sommes inexcusables de l’enfreindre. Ce n’est point une injustice de nous punir ; ce ne fut point un mal de nous armer de la liberté.

En résumé, le mal n’est point un être, et il ne subsiste proprement en aucun être. Le mal, en tant que mal, n’est nulle part, et quand il se produit, ce n’est pas comme résultat d’une force, mais d’une infirmité naturellement inhérente à la créature. Pour être fondé à dire que le mal moral ne peut exister sous l’empire d’un Dieu bon, il faudrait, d’après ce qu’on vient de voir, prouver que l’idée d’une créature libre est répugnante, absurde, et qu’elle ne saurait par là même devenir l’objet d’un concept divin. En effet, ce que la sagesse infinie conçoit, l’amour peut le vouloir, et la puissance l’exécuter ; car la raison d’aimer et d’agir se trouve dans l’intelligence. Mais il est clair par tous les moyens qui rendent une vérité certaine, évidente, palpable, que les deux notions de créature et de liberté ne s’excluent nullement, et sont au contraire parfaitement compatibles. Donc Dieu a pu créer des êtres libres. Cette liberté des créatures est nécessairement imparfaite ; autrement une chose essentiellement finie aurait des propriétés infinies, ce qui est absurde. Or c’est cette imperfection, cette infirmité qui rend le mal possible. Donc pour détruire la possibilité du mal, il fallait ou bien gouverner les natures libres par une impulsion fatale et irrésistible, ou bien supprimer la classe entière des êtres doués d’intelligence et de liberté. Le premier expédient serait une véritable folie ; le second est opposé à l’intelligence que Dieu a eue du monde, et à l’amour par lequel il a daigné créer.

IV. De la fin des choses, et des moyens qu’elles ont d’y parvenir.

Une intelligence a produit et ordonné l’univers ; une intelligence le conserve et le régit. Dans la création, comme dans le gouvernement des choses, cette intelligence laisse éclater une merveilleuse sagesse : car des lois constantes et harmonieuses règlent la marche des mondes ; et, dans leur succession ininterrompue, les êtres semblent former une chaîne vivante, dont les anneaux se rattachent, l’un par l’autre, au trône de la fécondité divine. Un éclair de cette sagesse illumine les esprits créés, dont les libres mouvements sont aussi soumis à des lois sacrées, quoique souvent méconnues, et va se refléter ensuite dans la constitution des sociétés particulières, et dans la vie totale des peuples. Les cieux et la terre, le monde intellectuel et le monde sensible proclament donc l’existence et la gloire de la sagesse éternelle.

Or la sagesse n’agit pas sans but. Elle apprécie les choses avec exactitude parfaite ; elle leur fixe un terme analogue à leur nature respective, et les ordonne entre elles par rapport à la fin prévue. Il y eut donc pour la sagesse infinie un motif de produire, plutôt que de ne produire pas ; de faire les êtres comme ils sont plutôt qu’autrement. Ce motif, cette raison ultérieure se nomme la fin des choses.

La fin des choses ne saurait se trouver ailleurs que dans leur principe. Celui qui produit porte éminemment en lui le type de son œuvre ; ce type présente à la fois et les facultés qui constituent et enrichissent l’objet conçu, et le but auquel ces facultés doivent définitivement conduire. Sans aucun doute les idées de principe et de fin sont corrélatives et s’impliquent nécessairement. On est la fin au même titre qu’on est le principe. Voilà pourquoi l’homme ne trouvant ni en lui, ni en aucune chose finie, son propre principe, ne saurait placer sa fin ni dans les créatures, ni en lui-même. Voilà pourquoi il faut chercher et voir en Dieu seul le terme comme la cause de tout ce qui est.

Mais on pourrait concevoir que les êtres fussent immédiatement, et à l’instant même de leur création, placés dans leur fin, ou bien qu’ils ne dussent y parvenir qu’après des conditions remplies, et à la suite d’une épreuve : c’est ce dernier partage qui leur est échu. Cette épreuve, ils la traversent, armés de facultés qui sont comme un milieu entre ce qu’ils étaient dans leur principe et ce qu’ils seront dans leur fin. Puisque ces facultés sont un milieu, un moyen, elles participent de la nature des deux extrêmes qu’elles unissent, et soutiennent un rapport avec la sagesse d’où elles émanent et avec le but où elles tendent. D’une autre part, les êtres étant constitués par la collection de leurs facultés ou propriétés, tout ce qu’ils possèdent essentiellement, et même tout ce que les lois physiques, intellectuelles et morales, combinées ensemble, leur permettent d’atteindre et d’employer, tout cela est un moyen ; et ils n’ont été faits ce qu’ils sont, que pour devenir ce qu’ils doivent être. Ainsi aux créatures purement matérielles et dépourvues de moralité, des lois fatales et une fin inévitable ; aux créatures intelligentes et libres, la lutte, le mérite et le bonheur avec la gloire. Ainsi encore toutes choses sont comme une voix de Dieu, qui nous appelle à lui ; le monde entier apparaît comme un autel immense, où l’homme s’offre en holocauste, s’immole et meurt, comme brillent les étoiles, et comme gémissent les flots, pour l’honneur de l’Éternel.

Oui, quelle est la fin, et quels sont les moyens des êtres ? C’est la seule question qui importe véritablement à l’homme ; et de la manière dont elle est résolue et traduite en pratique dépend notre vie présente et future. Aussi l’Église a-t-elle placé en tête de ce cours de philosophie sublime qu’on nomme le catéchisme, les demandes et les réponses que voici :

Qui vous a créé et mis au monde ? — C’est Dieu.

Pourquoi Dieu vous a-t-il créé et mis au monde ? — Pour le connaître, l’aimer et le servir sur la terre, et le posséder éternellement dans le ciel.

Savants, voilà votre principe, vos moyens, votre fin. Après cela, traduisez avec quelque génie des systèmes allemands que vous mêlerez dans un peu de philosophie écossaise ; écrivez des pages profondément pensées, comme disent vos amis, sur le progrès et sur l’humanité ; tracez d’une plume autrefois magique des esquisses d’une philosophie nouvelle : si vous tenez compte des deux lignes de notre catéchisme, vous avouerez que l’on pourrait ne pas se soucier beaucoup de vos découvertes ; car il n’y a vraiment qu’une chose nécessaire[4]. Si vous n’en tenez pas compte, il vous eût été bon de mourir avant de faire vos livres ; car il est dit : Malheur à celui par qui le scandale arrive[5] !

Avant d’aborder la question de savoir quelle est notre fin, il faut se souvenir que deux ordres de choses sont possibles, celui de nature et celui de grâce ; et que c’est en ce dernier que les créatures intelligentes furent et demeurent placées. Par suite, outre la vie d’instinct et de raison qu’ils possèdent, s’ils sont doués d’organes corporels et soumis à une science de déduction et d’expérience, comme nous autres hommes ; outre la vie d’intelligence pure, comme peuvent et doivent nécessairement l’avoir des natures affranchies de la matière, telles que sont les anges ; les esprits déifiés ont acquis une vie merveilleuse que la théologie nomme vie de la grâce ou surnaturelle.

Il ne s’agit pas ici de marquer comment s’avanceraient vers leur fin les esprits soit angéliques, soit humains, dans un ordre de choses purement naturel ; il s’agit seulement d’exposer comment ils entrent en possession de leurs destinées, dans l’ordre de choses existant, qui est l’ordre surnaturel. Mais alors la solution cherchée ne peut être fournie par la raison, ni même par l’intellection pure, qui ne sont que des moyens naturels de connaître ; elle ne nous viendra que par la foi, principe de l’illumination mystique, et source de connaissances surnaturelles. D’où il suit que le philosophe chrétien doit se borner à reproduire, touchant notre fin, et les moyens de l’atteindre, ce que la parole de Dieu nous a fait savoir : sa doctrine ne sera donc point une théorie de valeur contestable, mais bien le développement de la croyance catholique et des enseignements révélés.

Or voici ce que renferment nos Écritures. Le principe d’où sont sorties les intelligences créées, c’est Dieu ; par suite, la fin où elles doivent tendre et arriver, c’est encore Dieu, pureté non souillée, lumière splendide, infinie perfection. Elles ne peuvent entrer dans la gloire, qu’à la condition d’être conformes à leur principe et à leur fin, c’est-à-dire, purifiées, illuminées et parfaites, chacune à son degré, et selon sa vocation particulière. Tels étant le point de départ et le point de retour, et de plus, les moyens devant avoir avec les extrêmes une exacte analogie, dès lors toute vie créée ne sera autre chose qu’un travail de purification, d’illumination et de perfectionnement.

Ce travail est le résultat d’une double force, de la force divine, qui attire l’être fini, le soutient et opère avec lui ; et de la force créée, qui accueille, seconde et met à profit les sollicitations de la grâce. Le milieu où se rencontrent Dieu et la créature, c’est la hiérarchie, reflet de la sainteté absolue, et type de la sainteté relative. C’est pourquoi la hiérarchie est, comme son principe, pureté, lumière et perfection ; par suite elle tend à purifier, illuminer et perfectionner ; et en effet, à son image, et par son énergie, ses membres deviennent purs, illuminés et parfaits.

1o La hiérarchie est pureté, lumière et perfection. Sans doute il n’y a pas de grâce qui n’ait ce triple caractère, et par là même toute bénédiction divine se résout, pour ainsi dire, en ce triple bienfait. Effectivement la pureté est une essentielle condition de l’illumination divine, et elle la provoque ; l’illumination, à son tour, en frappant les esprits, les porte vers Dieu et les perfectionne ; enfin la perfection réagit sur le sujet en qui elle éclate, et le transforme en versant sur lui les charmes d’une pureté plus complète et d’une lumière plus belle.

Mais, quoique essentiellement une et simple, la grâce divine apparaît comme multiple, en ce qu’elle se proportionne par providentielle bonté à nos besoins divers, et opère des effets plus particuliers, à raison des dispositions, ou même des obstacles qu’elle rencontre. Si elle descend sur ceux qui sont encore pécheurs, on dit qu’alors elle purifie ; si l’esprit qu’elle visite est dégagé de tout lien d’iniquité, on dit qu’elle illumine ; enfin si elle atteint un cœur déjà enrichi des révélations saintes, on dit qu’elle perfectionne.

Telle est donc la grâce ; et telle la hiérarchie, canal de la grâce, et efficace moyen de salut : pureté, lumière et perfection, voilà son essence.

2o La hiérarchie tend à purifier, illuminer et perfectionner. Elle est constituée dans ce but, et ses membres s’ordonnent, l’un par rapport à l’autre, de manière à obtenir ce résultat. Car elle se divise en trois rangs principaux, dont le plus humble représente et exerce la vertu purifiante ; le premier et le plus digne possède et communique la perfection ; le second, qui est intermédiaire, brille de la lumière qu’il transmet ensuite à ses subalternes. Ainsi est constituée la hiérarchie des anges qui comprend trois ordres, et la hiérarchie humaine, qui renferme l’épiscopat, le sacerdoce et le diaconat.

Mais tout pouvoir supposant un sujet sur lequel il s’exerce, on doit trouver une triple classe de subordonnés puisqu’il y a un triple ordre de supérieurs. Aussi les natures angéliques sont soumises, le troisième ordre au deuxième et celui-ci au premier, qui relève immédiatement de Dieu, et tous trois trouvent dans cette initiation respective pureté, lumière et perfection. Également la hiérarchie humaine nous offre les pécheurs qui ont besoin d’expiation, et qui sont spécialement l’objet de la sollicitude des diacres ; puis le peuple saint qui aspire à l’illumination et la reçoit par le ministère des prêtres ; enfin les parfaits et surtout les moines auxquels l’épiscopat se réserve d’enseigner la voie d’une sainteté plus élevée. Au reste, tout ordre hiérarchique et, dans l’ordre, tout esprit, quelque degré qu’ils occupent dans le classement général, reçoivent, en raison de leur capacité respective, un écoulement plus ou moins direct ou médiat, plus ou moins abondant ou faible de la pureté non souillée, de la lumière infinie, de la perfection sans bornes.

Telle est donc la constitution des hiérarchies. Au-dessus de toutes les créatures, par delà les plus sublimes essences, se place Jésus-Christ, hiérarque suprême, initiateur et pontife général. Les flots de sa grâce, qui est pureté, lumière et perfection, inondent l’armée angélique, qui comprend trois ordres, dont chacun se divise en trois chœurs. Après avoir traversé les rangs célestes, le don divin, orné de sa triple splendeur, nous est départi par les mains des anges, nos initiateurs, et se reflète dans nos évêques, nos prêtres et nos diacres, qui, à leur tour, le transmettent aux parfaits, au peuple saint et aux pécheurs.

D’après cela, les hiérarchies céleste et terrestre et les membres qui les composent ont des traits de similitude frappante et de dissemblance profonde. Il y a similitude en ce que la même grâce leur est accordée, sous les mêmes conditions de subordination rigoureuse et de sainte dépendance ; il y a dissemblance en ce que la grâce leur est accordée à des degrés divers et par des moyens différents. Ainsi, parmi les anges et parmi nous, le supérieur préside à l’initiation de l’inférieur, et celui-ci ne s’ingère pas témérairement dans les fonctions de celui-là. Ainsi encore, la hiérarchie céleste n’a pas de sacrements ; elle reçoit la lumière par intuition pure. La hiérarchie humaine, au contraire, participe à la grâce par voie indirecte et par le moyen de signes sensibles.

3° Ceux qui appartiennent à la hiérarchie en reçoivent pureté, lumière et perfection.

Par la pureté que la hiérarchie communique, il faut entendre l’expiation des péchés antérieurs, les mesures destinées à prévenir des péchés nouveaux et même cet effort constant de l’esprit pour reculer les limites de sa perfection et s’avancer en sainteté. D’où il résulte, 1o que ceux-là ont besoin de purification qui ne sont jamais sortis de l’erreur et du mal ; ceux encore que la grâce avait absous et que la passion a précipités une seconde fois sous l’empire des puissances ténébreuses, et ceux qui, véritablement changés de mal en bien, n’ont cependant pas encore la constance de la vertu ni une sainteté à toute épreuve. Leur expiation s’opère au moyen de la lecture des saints livres, qui menacent, promettent, encouragent, et qui, par là, redressent l’intelligence égarée, abattent l’insolence du crime audacieux et fortifient les cœurs pusillanimes. C’est le diacre qui, par la vertu de son ministère, engendre spirituellement ces âmes, les forme et les prépare à une vie plus pure et plus heureuse. Il résulte, 2o que les diacres eux-mêmes, les prêtres et les évêques et même les anges, cependant si purs, doivent être également soumis au travail de l’expiation ; mais alors cette expiation a pour but de dilater, pour ainsi dire, l’horizon des esprits déjà purifiés et de répandre autour d’eux une atmosphère plus lumineuse : tellement que des choses jusque-là dérobées à leur vue puissent désormais leur apparaître, et qu’ils se voient élevés à la gloire d’une intuition plus puissante et d’une science plus profonde.

L’illumination est la grâce par laquelle se manifeste à l’intelligence créée le spectacle des beautés divines, au degré où elle est particulièrement digne de cette communication sacrée ; car, d’ange à ange et d’homme à homme, l’illumination diffère, et, à plus forte raison, l’ange et l’homme ne sont pas également illuminés. Les clartés à la lueur desquelles les anges voient Dieu, leur principe et leur fin, deviennent plus intenses et plus vives par le bienfait de l’illumination, et des secrets que ne saurait atteindre la pensée, ni chanter l’amour humain, leur sont révélés. C’est donc en un redoublement de science que consiste l’illumination des anges. Pour les hommes, la vérité divine resplendit à leurs yeux lorsque, affranchis du péché et fixés dans la vertu avec un inébranlable courage, ils aspirent à la communion des augustes mystères et des réalités dont ils sont le symbole. Méditer dans le silence des passions les sacrements qu’ils reçoivent, correspondre docilement aux sollicitations de la grâce, imiter la vie parfaite de Jésus-Christ, considérée surtout dans sa charité eucharistique ; enfin, s’élever au dessus des pensées terrestres et échapper aux illusions de leur propre esprit et de leur cœur : telles sont les conditions auxquelles ils obtiennent avec abondance, conservent avec un soin fidèle et augmentent sans cesse le trésor de la lumière désirée. L’objet livré à la contemplation des créatures sanctifiées, anges et hommes, c’est Dieu et toutes choses, en tant qu’elles sont expression et miroir de Dieu. Les perfections adorables de la Trinité, son amour pour tous les êtres et principalement cette charité qui a réparé le monde, les voies merveilleuses par lesquelles la Providence dirige les élus et rend le salut possible à tous, la valeur infinie de la grâce qui nous est accordée sur terre et les charmes de la gloire qui nous attend au ciel : tels sont les secrets que sondent d’un œil respectueux les intelligences illuminées.

La perfection est le terme ultérieur et le complément définitif de toute vie. La perfection est l’oubli de tout et même de soi ; c’est un sublime élan vers la seule réalité véritable et une mystique et ineffable union avec la source même de toute grâce. Les parfaits atteignent et saisissent le sens profond, l’esprit des choses saintes ; ils adorent Dieu par un culte sincère et pleinement spirituel ; ils ramènent leur âme, du milieu de la distraction et des choses multiples, à l’unité et à la pureté du saint amour. Totalement purifiés, non-seulement parce qu’ils sont exempts de tout péché et supérieurs à toute imagination et désir terrestres, mais aussi parce qu’ayant reculé les bornes de leur sainteté et multiplié leurs forces, ils maintiennent glorieusement en Dieu leur constante activité, il leur est donné de puiser, dans ces rapports de familiarité sacrée, une science profonde de la vérité et un immense et invincible amour de la beauté qu’ils contemplent. Arrivés à cette hauteur, ils n’ont plus ni science ni entendement ; ils ne connaissent pas et ne voient pas ; ils sont aveuglés et tombent dans une totale ignorance. Mais cette ignorance est sublime et transcendentale ; on ne comprend pas Dieu, on en sent la présence. Alors, enivrée de félicité et comme liquéfiée dans l’amour, l’intelligence perd ce qu’elle avait d’imparfait et se trouve déifiée. Tels sont les laïques plus avancés dans la vertu et surtout les moines ; tels sont les diacres et les prêtres ; tels sont les évêques, maîtres et types de la sainteté consommée et sous l’inspiration desquels les ordres inférieurs de la hiérarchie humaine s’exercent au noble et pieux travail de la perfection. Il y a plus de sublimité encore dans la perfection des anges ; car leurs moyens de connaître étant plus relevés et plus puissants, le résultat obtenu doit être plus complet. Ils vont à Dieu avec plus de ferveur, se précipitent en lui par une contemplation plus aimante et lui sont plus éperdument unis.

Telle est la théorie de saint Denys touchant la vie qui doit mener à leur fin toutes les intelligences créées, et spécialement l’âme humaine. C’est un écho de la parole évangélique qui nous a révélé que Dieu est notre père et le ciel notre héritage, et que ceux-là sont prédestinés à la gloire qui, après avoir vaincu les appétits d’une nature dépravée, se rapprochent, autant qu’il est possible à l’homme, de la perfection céleste. C’est un reflet des lumineux exemples de Jésus-Christ, splendeur du Père et sagesse infinie, qui, placé au sommet de la création comme un signe visible à tous les siècles et à tous les peuples, nous donna le spectacle de sa vie laborieuse, de sa mort et de sa résurrection, leçon mystique de cette mort, de cette résurrection et de cette vie par où l’homme répare les ruines de sa déchéance originelle, reprend son innocence perdue et se transforme à l’image de son Sauveur. C’est une esquisse que saint Paul avait largement tracée dans ses épîtres, où il enseigne que la vie chrétienne consiste, 1° en une véritable mort qui se commence dans le baptême, puis se continue et se consomme par une libre pénitence ; et, 2° en la transfiguration de nous-mêmes par la foi qui éclaire et élève l’entendement soumis, et par la charité qui règle, épure et sanctifie nos affections. Or, sous le pinceau de saint Denys, cette esquisse revêtit une teinte philosophique ; et, devant ce tableau, appendu, pour ainsi dire, aux murailles de l’Église de Dieu, le moyen âge, comme un artiste plein d’amour, vint s’agenouiller, étudier et prier, et c’est là qu’il trouva le secret de ces douces et suaves compositions de théologie mystique qu’il nous a léguées, ainsi qu’il sera dit plus loin.

Nous avons achevé l’exposé analytique des doctrines de saint Denys, en les ramenant à ces quatre chefs : Dieu, la création, l’origine du mal et la fin et les moyens des choses. On pourrait désirer de plus amples renseignements sur des points particuliers qui sont proprement du domaine de la philosophie. Or, il semble que notre auteur les avait traités dans quelques écrits dont il ne nous reste plus que les titres. Ainsi, le livre de l’Âme et celui des Choses intelligibles et des choses sensibles renfermaient sans doute un cours de psychologie et résolvaient la question si grave de l’origine de nos connaissances. Quoi qu’il en soit, et telles qu’elles nous sont parvenues, les œuvres de saint Denys se recommandent à l’attention des savants par leur caractère élevé, comme on l’a vu, et par le rôle important qu’elles ont joué dans le monde théologique, comme il s’agit de le montrer. Suivons donc la marche de ces doctrines à travers les différents siècles du christianisme, et marquons la trace qu’elles ont laissée en passant dans les écoles.

Dire quelle influence les livres de notre auteur exercèrent à leur origine n’est pas chose facile. L’obscurité et le silence qui semblent avoir accueilli leur apparition prouvent d’abord qu’ils ne jouirent pas de la faveur populaire ; même ils ne pouvaient la conquérir, à raison de la métaphysique transcendante qu’ils renferment. Mais faut-il penser du moins qu’ils ne furent pas inconnus des premiers Pères, qui se les transmirent de main en main comme expression d’une doctrine ésotérique à l’usage des disciples plus avancés ? En cas d’affirmative, on concevrait encore que les spéculations de saint Denys ne durent avoir sur l’esprit public qu’une action restreinte ; car alors c’était le temps de combattre, plutôt que d’ouvrir des écoles ; c’était le temps de pratiquer dans les fers et sur les échafauds la doctrine chrétienne, plutôt que d’en apprendre la théorie et de la rédiger en un savant système. Ainsi le peu de retentissement qu’eut dans cette période le nom de saint Denys s’explique par l’ingratitude des circonstances, et non par le dédain qu’on aurait fait de ses enseignements.

Les livres de saint Denys furent-ils en vogue dans les écoles d’Alexandrie, soit dans l’école catholique, où brillèrent tour à tour saint Pantène, Clément et Origène ; soit dans les écoles néo-platonicienne et éclectique, que rendirent célèbres Philon, Numénius, Ammonius-Saccas, Plotin et Proclus[6] ? Nous croyons devoir répondre par les considérations suivantes :

1o Entre les conceptions philosophiques de saint Denys et celles de saint Pantène, de Clément d’Alexandrie et d’Origène, il y a quelque analogie, mais non pas une exacte ressemblance. Saint Pantène expliquait l’Écriture dans le sens allégorique, comme firent, après lui, Clément et Origène. Ce que disent de cet auteur Eusèbe et saint Jérôme permet de penser que sa doctrine mystique différait peu de celle de saint Denys[7]. Clément d’Alexandrie était profondément versé dans la science de la philosophie païenne. Nul des anciens Pères n’a expliqué l’origine et les systèmes des sectes diverses avec plus de sagacité et de justesse. Il nous avertit lui-même qu’il fut initié à ces connaissances variées par des maîtres grecs et orientaux[8]. C’est pourquoi il ne faudrait pas s’étonner de trouver chez lui, comme dans les œuvres de saint Denys, les formules philosophiques de la Grèce et de l’Orient. Cette remarque s’applique également à Origène dont les écrits ont un caractère prononcé de platonisme et d’orientalisme. C’est même à ce culte exagéré de la philosophie qu’il dut l’espèce d’anathème qui pesa sur sa mémoire ; et aujourd’hui encore la postérité déplore que la splendeur de cette belle intelligence se soit voilée quelquefois sous les ténèbres de la sagesse des Gentils.

2o Entre la forme dont saint Denys revêt ses explications du dogme catholique et la forme sous laquelle les Alexandrins cachèrent quelques vérités, beaucoup d’erreurs et une foule de choses inintelligibles, il se rencontre vraiment une similitude frappante. C’est ce que manifeste la confrontation du livre des Noms divins avec les Ennéades de Plotin, et avec les Traités et Commentaires que nous a laissés Proclus. Nous pensons assurément que la ressemblance signalée est plutôt dans les mots que dans les choses. Car on peut en croire les Alexandrins eux-mêmes qui avaient le christianisme pour odieux, et la secte des Galiléens pour méprisable, et qui par suite n’auraient pas voulu accepter intégralement nos doctrines. Ensuite c’est un fait que la critique établit sans peine : si d’une part, dans quelques questions de théologie naturelle, de métaphysique et de morale, Plotin et Proclus parlent comme saint Denys ; d’un autre côté ils n’admettent, au lieu de la Trinité catholique, qu’un polythéisme déguisé sous le nom de triade ; qu’un panthéisme réel à la place du dogme de la création, et qu’une confusion totale de l’âme humaine avec Dieu, au lieu de l’union mystique qu’enseigne saint Denys et tous nos théologiens[9].

3° Or il y a deux raisons possibles de ces analogies au moins verbales : la première, qui ne demande aucune explication, c’est que l’un des écrivains aurait imité l’autre ; la seconde, c’est que, sous l’influence de circonstances identiques, chrétiens et philosophes auraient conçu et exprimé leurs théories à peu près en la même forme. Cette assertion se fonderait sur la remarque, que les livres sont l’expression d’une époque, autant que l’expression d’un homme, et que les doctrines de l’époque elle-même sont le résultat des croyances qu’elle trouva vivantes autour de son berceau, et qui la nourrirent de leur lait, autant que le résultat de sa propre activité et de son libre choix. Car, et il est vrai que chacun vit jusqu’à un certain point de la vie de son siècle et de son pays, et il est vrai que les idées, comme les races humaines, ont leur généalogie. Hommes et choses, esprits et événements, nous avons tous racine dans le sol des temps passés. Ainsi, dans l’espèce, Plotin l’éclectique continuait le néoplatonicien Numénius, qu’il fut même accusé de reproduire trop fidèlement. Numénius, à son tour, se rattachait par un endroit aux gnostiques et à Philon, qui de leur côté rappelaient la Kabbale et l’antique Orient[10]. Or cette rencontre des doctrines chrétiennes, philosophiques, orientales et grecques, se fit au commencement de notre ère. La lutte dura cinq siècles avant que les rivales vaincues se vinssent ranger, avec plus ou moins de perte, sous la loi inflexible de la vérité catholique. Il y eut donc des études et longues et fortes, des comparaisons attentives, des rapprochements lumineux, par où les partis durent apprendre à s’apprécier mutuellement. C’est pourquoi il est rigoureusement possible que saint Denys connût la philosophie grecque et orientale, dont ses œuvres offrent les formules, sans le secours de Plotin et de Proclus ; et que ceux-ci connussent du symbole chrétien ce qu’en rappellent leurs écrits, sans le secours de notre Aréopagite.

4° En fait, laquelle de ces deux raisons possibles est la véritable ? D’abord nous regardons saint Denys comme antérieur à l’école d’Alexandrie ; nous ne saurions donc admettre qu’il soit allé dérober à Plotin et à Proclus ses sublimes contemplations et ses hiérarchies mystiques, par un accès de piété naïve, comme on l’a dit, et pour décorer les sombres autels du christianisme persécuté[11]. Nous ne pensons pas davantage que notre docteur soit un néoplatonicien converti, qui aurait voulu transférer sa philosophie dans l’Église, et même subordonner la religion du Christ à sa science humaine, par ignorance pitoyable, ou par dangereux enthousiasme[12]. Ensuite que les œuvres de saint Denys aient exercé quelque influence sur les Alexandrins, c’est ce que nous sommes inclinés à croire, d’abord sur le témoignage de critiques anciens que nous avons cités plus haut, puis par cette considération que l’école d’Alexandrie, dans le désir de présenter une contre-épreuve du christianisme aux esprits fascinés par le dogme nouveau, dut mettre à profit tous les écrits de nos maîtres, et que d’ailleurs il est facilement admissible qu’elle ait connu les œuvres de l’Aréopagite. Toutefois nous respectons trop la vérité et le lecteur pour dire que ce fait soit chose absolument démontrée.

Nous entrons maintenant dans le champ de l’histoire, et nous pouvons constater avec certitude complète, et décrire les destinées de saint Denys et de sa doctrine.

En l’an 532, ou, d’après Bini, en 533, les écrits de l’Aréopagite sortent du secret, où des circonstances, que nous n’avons point à rechercher ici, les avaient longtemps retenus. L’empereur Justinien, dans le dessein de pacifier les églises d’Orient, avait réuni les évêques catholiques et sévériens, afin qu’une discussion suivie et réglée éclairât les esprits prévenus, et corrigeât l’erreur. Le récit de cette conférence devenue célèbre nous fut transmis par une lettre d’Innocentius, évêque de Maronia[13]. Or dans le cours des débats, les hérétiques, entre autres témoignages dont ils s’appuyaient, invoquèrent l’autorité de saint Denys. À la vérité, les catholiques, pour se dispenser d’entreprendre l’examen du texte cité, opposèrent préalablement le silence où était demeuré jusqu’alors ce docteur prétendu ; mais il faut croire que bientôt cette difficulté disparut devant des recherches soigneuses ; car tous, orthodoxes et hétérodoxes, s’accordèrent à reconnaître l’authenticité qu’on avait d’abord essayé de combattre.

Dès lors la publicité s’empara de ces écrits avec une faveur extraordinaire. Ils furent l’objet d’études et de méditations ardentes, de notes pleines de science, et de paraphrases nombreuses. À leur apparition, Jean de Scythopolis, dont Photius parle avec éloge dans sa bibliothèque, les enrichit de scholies estimées[14]. Le célèbre philosophe et moine saint Maxime y ajouta des notes, pour appeler l’attention du lecteur sur les passages du texte les plus importants[15]. Outre ce travail, qui atteste et son estime et son amour pour l’Aréopagite, il composa divers écrits, où apparaissent les mêmes sentiments. Ainsi il reproduit les considérations du livre de la Hiérarchie ecclésiastique dans son traité de la Mystagogie, ou explication des cérémonies sacrées. Dans son commentaire sur l’Écriture, il définit et caractérise le mal, comme avait fait saint Denys, et enseigne qu’on y échappe par la connaissance et l’amour accordés toujours à l’homme qui s’est purifié : ce qui rappelle les doctrines de la Théologie mystique[16].

Mais le plus beau titre de gloire que saint Denys se soit créé en Orient, c’est saint Jean Damascène, dont il fut le maître par ses écrits : car les hommes sont ce que les fait leur étude. Or, d’une part, Jean de Damas s’est acquis un grand nom dans la science théologique, et de l’autre, il avait en haute estime, il connaissait à fond, et reproduisait saint Denys l’Aréopagite.

L’érudition de Jean, sa justesse et sa force d’esprit, la précision et l’exactitude de son style sont louées par tous les critiques. Il a véritablement dépassé les théologiens ses prédécesseurs, et il a ouvert une route nouvelle à ceux qui vinrent après lui. Génie ferme et organisateur, il réduisit la doctrine chrétienne en système complet, et gratifia l’Orient de cette méthode puissante que saint Anselme devait bientôt faire connaître à l’Occident, sous le nom de scholastique. Aussi Antoine Arnaud et le ministre Claude n’ont pas craint de prononcer qu’il fut le saint Thomas des Grecs du Bas-Empire. C’est ainsi que la postérité a jugé Jean de Damas.

Ses œuvres sont réellement une encyclopédie, où toutes les connaissances ont trouvé place, depuis la science élémentaire des langues jusqu’aux plus relevés enseignements de la foi. Ses principaux écrits, réunis sous le titre de Source de la science, formaient comme un manuel de philosophie à l’usage du moyen âge[17]. Ils comprennent la philosophie, où sont établies les règles de la dialectique et les principes de l’ontologie ; la théologie historique et critique, où il expose et réfute toutes les hérésies jusque-là connues ; enfin la croyance catholique qui se trouve expliquée dans le livre célèbre de la Foi orthodoxe. Dans cet édifice de doctrines, on peut distinguer les matériaux choisis par l’artiste, et le moyen par lequel il les mit en œuvre. La méthode de Jean de Damas est empruntée à la philosophie d’Aristote ; mais ses conceptions appartiennent à l’école de saint Denys.

En effet, il enseigne, comme le docteur de l’Aréopage, que l’essence de Dieu et son premier nom, c’est la bonté ; qu’il y a deux manières de s’exprimer touchant la divinité, ou deux théologies, l’une affirmative et l’autre négative ; qu’il y a en Dieu des attributs relatifs dont il faut parler par distinctions, et des attributs essentiels dont il faut parler dans un sens absolu ; qu’enfin les trois adorables personnes habitent perpétuellement l’une dans l’autre, et que Dieu exerce sa fécondité merveilleuse en dehors de lui, mais sans sortir de lui-même[18]. Dans saint Jean Damascène, comme dans saint Denys, la création est attribuée à l’amour ; les anges sont rangés en trois ordres, dont chacun se divise en trois chœurs ; l’homme, objet d’une providentielle bonté, est créé pour le bonheur, mais soumis à une rigoureuse justice[19]. L’incarnation est expliquée dans l’un comme dans l’autre écrivain ; l’opération théandrique, résultat unique de deux principes distincts, est admise par tous deux ; seulement, à raison des erreurs d’Eutychès et des monothélites, Jean de Damas entre dans des détails que ne pouvait donner l’Aréopagite[20]. Enfin, de part et d’autre, et presque dans les mêmes termes, il est établi que la suressentielle bonté de Dieu a voulu opérer le salut de tous les hommes ; que Dieu n’est pas, ne peut pas être l’auteur du mal, et qu’ainsi ceux-là périssent, qui ont négligé de prendre les moyens de se sauver[21].

Il est vrai que les noms de saint Denys et de Jean de Damas ne purent se protéger par leur force propre, et il faut rechercher dans les malheurs de l’empire le principe de la stérilité qui frappa la doctrine de ces grands hommes. Durant deux cents ans, le trône fut occupé par des espèces de fous cruels, qui ne pouvaient ni maintenir la tranquillité au dedans, ni faire honorablement la guerre au dehors, et qui, pour se venger sans doute de cette impuissance ignominieuse, commandaient à l’Église en tyrans, s’immisçaient dans les discussions théologiques, et décapitaient ceux que la logique impériale trouvait invincibles. Ce gouvernement brutal et sanguinaire devait nécessairement empêcher l’apparition et le développement des idées nobles et des sentiments généreux, comme, dans une atmosphère lourde, les plantes se flétrissent et meurent d’étiolement. L’hérésie des iconoclastes, destructive comme tout ce qui est opposé à la vérité, combattait les arts aussi bien que le dogme catholique ; et cette guerre contre les symboles devait réagir sur la philosophie religieuse dont ils représentaient une face. Si l’on joint à ces causes les fréquentes agressions des Barbares, et en particulier le voisinage inquiétant des Turcs, dont le cimeterre semblait toujours levé sur Constantinople, on comprendra la décadence des arts, des sciences et de la philosophie. Même les défenseurs-nés de la vérité furent souvent infidèles à leur mission ; il y eut des moines, des prêtres et des évêques qui ne furent pas meilleurs que les princes ; et quand Photius, consommant le schisme longtemps préparé, eut privé l’Orient de la sève du catholicisme et de la vivifiante protection des papes, l’Église grecque, en perdant la vraie charité qui est l’unité des cœurs, perdit aussi la science qui est l’unité des esprits.

Dans cette nuit obscure et froide que le despotisme faisait autour de lui, comme une lampe, près de s’éteindre, jette longtemps encore des lueurs dont chacune menace d’être la dernière, la philosophie et la théologie inspirèrent encore quelques esprits distingués, dont l’histoire a conservé les noms. Parmi eux se rencontre Pachymère, qui semble s’être livré avec ardeur à l’étude de la philosophie et à la contemplation mystique. Il composa, pour l’intelligence des œuvres de Denys, une savante paraphrase, où les pensées de l’Aréopagite, exprimées quelquefois d’une façon trop concise, reçoivent une explication ultérieure et un utile développement, dont la fidélité est suffisamment garantie par la connaissance qu’avait Pachymère des diverses philosophies grecque et néoplatonicienne. C’est du reste le dernier hommage que saint Denys recueillit sur cette terre depuis longtemps inhospitalière, mais autrefois si douce à ceux qui la foulaient.

Mais l’Occident réservait à saint Denys un triomphe complet. Parmi les modernes, les uns ont maudit, les autres ont loué l’influence qu’il exerça ; mais tous l’ont unanimement constatée. Du reste, elle a laissé de profondes et glorieuses traces, surtout dans les écrits de l’école mystique, et ces suaves accents d’amour divin qu’on entendit durant trois siècles, dans tous les monastères de l’Europe, n’étaient que des hymnes dont l’Aréopagite avait fourni, pour ainsi dire, le riche et fécond motif.

L’histoire fait connaître que les éléments divers, dont le mélange harmonique devait former les sociétés modernes, veillaient aux portes du puissant empire de Charlemagne, attendant un regard de ses yeux, ou un signe de son épée pour entrer, et prendre leur place. Mais ils firent invasion tous ensemble autour du trône de ses débiles successeurs, et le travail d’assimilation réciproque et de constitution définitive, au lieu d’être régulier et insensible, fut violent et plein d’un trouble immense. Là se rencontrèrent les derniers débris de l’esprit romain, le caractère natif des races vaincues, mais non pas éteintes, la mâle énergie et la valeur indomptée des conquérants, la dure et âpre religion du Nord, et la mansuétude à la fois douce et ferme du christianisme. Il faut tenir compte encore de ce qu’apporta l’Orient ; son influence fut avant tout une influence de doctrine ; il envoya ses arts, ses sciences et sa philosophie visiter l’Europe, qui, un peu plus tard, lui rendit cette visite, la croix sur la poitrine, et le glaive à la main.

Or, un jour l’empereur de Constantinople, Michel-le-Bègue, fit présent à Louis-le-Débonnaire des œuvres de saint Denys[22]. Soit qu’alors elles n’aient point été traduites, soit que la traduction trop incorrecte fût tombée dans le mépris, Charles-le-Chauve en demanda une nouvelle à Jean Scot, que l’on nomme encore Scot Érigène, parce qu’il était descendu des montagnes de la verte Érin, aujourd’hui l’Irlande, pour venir s’asseoir au foyer protecteur des rois francs[23].

Non-seulement Scot Erigène traduisit les écrits de l’Aréopagite, et les commentaires de saint Maxime, mais il en adopta les doctrines, qui devinrent ainsi la base de ses propres travaux. Considéré comme philosophe, cet homme n’a pas d’aïeux dans la société qui l’a nourri ; il faut remonter au moins quatre siècles, pour trouver dans les Pères grecs et surtout dans saint Denys quelque chose à quoi il se rattache. Il est placé au seuil du moyen âge, avec une science mystérieuse et une langue inconnue, comme une pyramide chargée de caractères hiéroglyphiques ; et l’on ne peut expliquer son apparition qu’en admettant un passé dont il a recueilli l’héritage. Or, de tous les philosophes qui l’ont précédé, c’est Denys de l’Aréopage qu’il a choisi pour maître ; même on doit dire qu’il le reproduit avec toute l’ardeur d’un disciple dévoué. Il y a plus ; ceux qui l’ont nommé le dernier représentant du néo-platonisme avouent qu’il n’a pas connu Plotin, ni Proclus, et que la métaphysique des Alexandrins lui est parvenue par les Pères de l’Église grecque, Grégoire de Nysse, Origène et notre saint Denys[24].

Cette conclusion est rendue évidente par l’analyse du grand ouvrage d’Érigène sur la Division de la nature, comme il dit lui-même[25]. C’est là son titre à la réputation de philosophe, et la preuve irrécusable qu’il a subi l’influence de saint Denys. — Jean Scot se propose donc de concilier la raison avec la foi. Au début de son œuvre, il recherche la nature et fixe les limites de l’autorité et de la raison, en des termes où l’on désirerait plus d’exactitude théologique[26]. Armé de ces deux moyens de connaître, il contemple l’ensemble des choses qu’il nomme nature. Au sommet de tous les mondes, et par delà toute conception, Dieu habite une inaccessible lumière. Ce que nous savons de lui, nous ne pouvons l’exprimer qu’imparfaitement ; et même prononcer qu’il n’est pas ce que nous connaissons, c’est un langage sublime. D’où il suit que tous les attributs et tous les noms lui conviennent, et qu’il ne convient d’affirmer de lui aucun attribut, ni aucun nom[27]. C’est textuellement, comme on voit, la doctrine de l’auteur des Noms divins. — De ces hauteurs, le philosophe redescend vers la création ; mais entre elle et le créateur, l’esprit conçoit un abîme insondable, immense. Pour le franchir, Érigène jette par-dessus, comme un pont sublime, la théorie des causes premières, ou principes absolus, que saint Denys nomme participations, et que nous avons précédemment décrits. L’ardente imagination de Scot l’a peut-être entraîné bien loin, ou les expressions l’ont mal servi dans le développement de ses idées sur la création ; car il semble difficile de n’y pas voir une doctrine panthéiste[28]. Scot donne ensuite du monde visible, et en particulier de l’homme, des explications allégoriques ou mystiques qu’il emprunte aux Pères grecs. Là se remarque une psychologie qui nous manque dans saint Denys[29]. Le retour de toutes choses en Dieu, qui est principe et fin, s’accomplira un jour. En passant par le tombeau, l’homme deviendra ce qu’il était primitivement ; son corps prendra un vêtement de gloire ; son âme rentrera au sein de Dieu. La terre sera transfigurée dans le ciel, le monde sensible dans le monde intelligible, la créature dans le créateur. Toutefois il n’y aura pas confusion, mais distinction permanente ; il n’y aura pas identité, mais union mystique[30].

Que Scot Érigène ait franchi, par quelques expressions du moins, les limites de l’orthodoxie, et que, de la sorte, il se soit écarté de la pensée de saint Denys ; que Bérenger d’abord, puis les avant-coureurs de ces sectes manichéennes, panthéistes et follement mystiques qui ravageaient avec tant de cruauté et de licence le pays de Vaud, le nord et le midi de la France et les bords du Rhin, se soient placés sous le patronage d’Érigène, invoquant son nom et ses doctrines, et qu’il faille, en conséquence, tenir ses œuvres pour suspectes, c’est ce que nous ne songeons pas à contester[31]. Toutefois il est juste d’observer deux choses : la première, c’est que les panthéistes Amaury de Chartres et David de Dinan ont pu abuser des paroles de Jean Scot et lui imputer des théories qui ne furent pas précisément les siennes ; la seconde, c’est que les propositions d’Érigène, comme celles de saint Denys, comme celles de tous les livres et de tous les hommes, ne doivent pas être appréciées isolément et en dehors du système total dont elles font partie, et où elles trouvent leur signification définitive et leur valeur complète. Il résulte de là que les reproches encourus par Érigène, fussent-ils aussi graves qu’ils paraissent fondés, ne sauraient en aucune manière retomber sur saint Denys comme sur leur cause responsable.

Le moyen âge venait de s’ouvrir. Tandis que les guerres et la politique, sous l’œil de la religion, initiaient à la civilisation les sociétés modernes encore au berceau, la science, également dirigée par la foi, formait, à l’ombre des cloîtres, la mâle raison et la puissante intelligence des peuples européens. La théologie et la philosophie, se donnant la main comme deux sœurs qu’unit une douce amitié, parcouraient ensemble le champ des connaissances humaines. En dépit de quelques querelles domestiques témérairement soulevées par le dérèglement de certains esprits, et que l’Église finissait par calmer assez bien, on peut dire que l’harmonie dura jusqu’au quinzième siècle : glorieuse et féconde période qui fonda le droit public des nations occidentales, couvrit le sol de monuments prodigieux et organisa la science en de vastes et magnifiques synthèses. La direction générale des esprits était donc religieuse avant tout, et la théologie constituait le fond de la science, qui avait la philosophie pour vêtement et pour forme.

Or, la théologie, même au point de vue de son unité intime, se présentait, comme tout ce que regardent les intelligences finies, sous des aspects multiples. Laissant de côté ceux qu’il est inutile de décrire ici, nous dirons seulement qu’elle avait deux tendances distinctes : l’une intellectuelle et l’autre morale. Sans doute ces deux tendances doivent coexister et s’unir dans la théologie objectivement considérée ; mais, dans le théologien, si parfois elles se rencontrent heureusement alliées, souvent aussi l’une ou l’autre prédomine ou même règne exclusivement. Ainsi, dans le moyen âge, à une époque donnée et chez quelques hommes, la tendance intellectuelle fut victorieuse ; plus tard et chez d’autres hommes, la tendance morale l’emporta : entre ces deux triomphes solennels et en quelques âmes d’élite, l’harmonie, une savante et douce harmonie s’établit. La scholastique pure et le mysticisme eurent tour à tour leur temps et leurs adeptes.

Il s’agit maintenant de rechercher et de faire connaître si les œuvres de saint Denys ont déterminé, et jusqu’à quel point elles ont réglé cette double direction de la théologie.

D’abord si la scholastique subit l’influence de l’Aréopagite, c’est plutôt dans les solutions qu’elle donna que dans la forme dont elle les revêtit ; c’est aussi plutôt dans la généralité de ses théories que dans les questions particulières.

Reprenons. La science, comme elle était conçue et enseignée alors, aspirait à tout embrasser dans une vaste étreinte. Les livres de ce temps apparaissent comme des encyclopédies, et les hommes qui les écrivaient, comme des géants. Cet esprit d’universalité s’est personnifié plus complètement dans Albert, nommé Grand par ses contemporains stupéfaits. Il connut la théologie, la morale, la politique, les mathématiques, la physique ; il s’occupa d’alchimie et même de magie, disent les chroniques du temps[32]. Malgré cette dispersion de forces, qui semblait devoir affaiblir l’énergie des intelligences, on put encore porter une curiosité âpre et une infatigable ardeur dans quelques questions de détail : une querelle où peut-être on ne vit d’abord qu’une bataille de mots, mais où se trouve véritablement impliquée la valeur objective de nos conceptions, la querelle des réalistes et des nominaux appela et nourrit longtemps l’activité des esprits, et quatre siècles ont retenti du fracas de ces tournois scholastiques. Là devait naturellement intervenir le nom de saint Denys. Sa théorie sur les idées archétypes, principes absolus ou participations qui forment l’essence et déterminent l’individuation des êtres, comme on disait, le range de droit parmi les réalistes ; et, de fait, ceux que l’histoire représente comme ayant le plus scrupuleusement étudié ses écrits devinrent les adversaires ardents du nominalisme. Mais quel degré d’influence exercèrent en ce point les doctrines de l’Aréopagite, c’est ce qu’il n’est pas possible de fixer avec précision. Il est permis seulement d’affirmer qu’il contribua sans aucun doute à susciter et à entretenir ces fécondes luttes de la pensée humaine.

Il demeura beaucoup plus étranger à la méthode qui s’introduisit dans les études. On sait qu’elle était éminemment péripatéticienne. Les conceptions de l’ordre de foi s’encadraient dans les formes qu’avait dessinées Aristote, et que l’Occident connaissait par les traductions de Victorin et de Boëce[33]. « La dialectique du stagyrite présida dès l’origine, elle présida constamment aux études du moyen âge ; elle en devint le pivot, à mesure que leur cercle s’étendit ; elle en détermina l’esprit, elle en marqua la forme. Cette circonstance est peut-être le caractère le plus général et le plus constant de la scholastique[34]. » Or, ainsi qu’on a déjà eu plusieurs fois l’occasion de l’observer, saint Denys est platonicien ; la forme de sa philosophie a de l’indépendance et cette élasticité qui caractérise la méthode d’induction. Par suite, elle ne pouvait devenir que médiocrement chère à la théologie, qui, prenant l’autorité pour point de départ et pour règle, est beaucoup mieux garantie par la méthode de déduction contre les écarts possibles. La philosophie de Platon est plus en harmonie que celle d’Aristote avec les principes de la théologie ; mais les procédés logiques du péripatétisme servent plus utilement une science qui naît toute faite et qui, avec raison, se proclame immuable, que n’eussent fait l’originalité et la liberté aventureuses des académiciens. On voit comment le moyen âge fut naturellement incliné à chercher ailleurs que dans saint Denys la forme selon laquelle il procédait en ses investigations.

Il en est autrement de la série d’affirmations qui se déguisaient sous cette méthode ; elles n’ont aucun air de parenté avec l’aristotélisme, du moins dans la première période de la scholastique. En effet, à part les livres organiques dont on vient de parler, les autres écrits d’Aristote, et particulièrement sa métaphysique, ne pénétrèrent en Occident que sur les pas des Arabes vainqueurs de l’Espagne ; ils passèrent en France, d’abord à l’aide de simples commentaires, puis en des versions faites sur l’arabe ; ce n’est qu’au treizième siècle qu’on put les étudier enfin dans la pureté originale du texte grec. Or, même à partir de ce moment, le règne de la métaphysique aristotélicienne ne devint pas exclusif. Précédée dans les écoles par les doctrines de Denys l’Aréopagite, elle eut à en soutenir la concurrence permanente, qui devint encore plus redoutable quand on connut les œuvres de Platon. La dispute acharnée des réalistes et des nominaux, le développement immense du mysticisme dont il sera bientôt question, les défenseurs que trouva au quinzième siècle le fondateur de l’Académie : tout cela fait voir que la fortune d’Aristote éprouva, durant les diverses périodes du moyen âge, des variations considérables, et que sa métaphysique fut moins constamment heureuse que sa méthode. Aussi les doctrines du Lycée n’entrèrent pas si avant qu’on le croit vulgairement, dans le sol de ces sociétés méconnues qui préparaient la nôtre ; le platonisme y fleurit avec éclat ; et pour ceux devant qui le fond ne disparaît pas entièrement sous la forme, il restera certain qu’on a beaucoup trop déclamé contre ce qu’on nomme la tyrannie d’Aristote et la servilité de ses disciples. Certes, notre époque si éclairée ne compterait pas autant d’intelligences véritablement indépendantes qu’en produisirent ces prétendus siècles de fer, et surtout ils eurent des tendances plus platoniciennes que les nôtres.

Deux faits appuient cette conclusion, et donnent lieu d’apprécier l’estime dont jouit saint Denys, et la faveur que lui accordèrent les théologiens scholastiques : c’est, d’une part, le grand nombre et la renommée de ceux qui alors commentèrent ses écrits, ou y puisèrent des inspirations ; et d’un autre côté, c’est le caractère et l’ensemble des doctrines qu’ils professaient eux-mêmes.

Il y a une immense foule d’illustres docteurs qui étudièrent la pensée de saint Denys, en firent une explication savante, et allumèrent leur génie à la flamme du sien. Tels furent le célèbre évêque de Poitiers, Gilbert de la Porée ; Jean de Salisbury, dont les écrits théologiques, philosophiques, moraux et politiques seraient même aujourd’hui consultés avec utilité et intérêt[35] ; Pierre Lombard, connu par son livre des Sentences, qui lui valut des applaudissements universels, et devint le texte des leçons théologiques pour l’âge suivant ; Alexandre de Halès, qui le premier fit entrer la psychologie dans les écoles par sa glose du traité d’Aristote sur l’âme humaine ; Guillaume de Paris, dont les aperçus préludent aux théories de la métaphysique moderne, et que l’étendue de son érudition et sa manière de penser et d’écrire rendaient supérieur à ses contemporains[36] ; Vincent de Beauvais, qui mena de front toutes les sciences[37] ; Albert-le-Grand, dont les vastes connaissances ont fait l’admiration de son siècle, et qui fut le maître de saint Thomas ; enfin saint Thomas lui-même, ce hardi investigateur du monde intelligible, et en qui les universités anciennes ont reconnu la puissance, la profondeur et la sûreté d’un esprit angélique. Tous ces hommes, et tant d’autres, placés à la tête de l’enseignement public, et destinés par suite à guider les peuples dans les voies de l’avenir, marchaient le flambeau de la science théologique à la main. Ils se le passaient successivement ; et pendant cinq siècles, du haut de leurs chaires, ils faisaient descendre sur l’élite des intelligences réunies à leurs pieds les flots de cette féconde et céleste lumière, qui débordait ensuite sur la politique, sur les sciences naturelles et sur les arts. Car, en sortant de là, ils se trouvaient mêlés aux affaires religieuses et civiles, publiques et particulières, et protégeaient, en la représentant, l’idée du droit que les durs fondateurs de nos sociétés essayaient souvent de confondre avec la force de leur épée et les caprices de la victoire. Si la direction générale des esprits, et l’ingratitude d’une langue qui n’était pas faite, ne leur permirent pas de produire, du moins ils eurent le goût intelligent de conserver des chefs-d’œuvre de littérature ; aux lettres grecques et romaines fuyant devant ces barons qui ne voulaient pas savoir écrire, ils accordèrent compassion et hospitalité, et la scholastique sauva dans les pans de sa robe le génie de la civilisation moderne. L’art catholique leur doit aussi la gloire dont alors il rayonna, d’abord parce que la vie et l’inspiration artistiques dérivent de la science religieuse, dont ils avaient le secret ; ensuite parce que plusieurs d’entre eux se firent même les architectes de nos cathédrales, les sculpteurs des statues et les dessinateurs des verrières qui les décorent.

Or on ne peut trop remarquer, à la gloire de notre saint Denys, que l’ensemble et le caractère de ses théories sont précisément l’ensemble et le caractère des théories qu’adoptèrent ces illustres maîtres de la théologie scholastique. La division générale des questions qu’ils embrassent semble calquée sur les écrits de notre Aréopagite ; comme lui, et à son imitation, ils traitent de Dieu, de la création, des moyens de réparation accordés à l’humanité déchue et de la vie future. Les œuvres du grand évêque d’Hippone purent bien accréditer ce plan d’études théologiques ; néanmoins ils ne l’avaient pas inspiré. Car depuis longtemps les clercs des Gaules étaient versés dans la lecture des anciens Pères, et en particulier de saint Augustin ; mais on ne voit pas qu’aucun d’eux ait rédigé en corps de doctrine systématique les vérités de la religion, peut-être parce que les hérésies, les guerres, les oscillations d’une société qui se dissout pour se reconstituer sur une nouvelle base, n’avaient pas permis aux intelligences de prendre une direction philosophique. Sur le champ de bataille, le soldat pratique la bravoure, il n’écrit pas des théories. Mais lorsque le souffle de Charlemagne, en passant sur l’Europe, eut fécondé ce chaos, la philosophie avec les belles-lettres et les arts vint saluer le grand empereur, qui les revêtit de son manteau. Les hôtes illustres trouvèrent aussi un asile dans les évêchés et les abbayes[38] ; et c’est dans ce commerce mutuel que les meilleurs esprits se familiarisèrent avec les langues anciennes, se préparèrent à étudier les modèles dans les trésors même où leur pensée était fixée comme sur l’airain, et contractèrent ces habitudes de synthèse et d’analyse, qui augmentent la sagacité, assurent le jugement, et multiplient les forces intellectuelles.

Tel était l’Occident, lorsque les écrits de l’Aréopagite y arrivèrent. Nous avons déjà vu comment Scot Érigène, en les traduisant, s’était intimement pénétré de sa doctrine, et l’avait reproduite dans le livre de la Division de la Nature. Génie moins fougueux, mais aussi indépendant et plus ferme qu’Érigène, saint Anselme, le grand métaphysicien du onzième siècle, et le prince de la philosophie scholastique, adopta également les doctrines du livre des Noms divins et de la Hiérarchie céleste. En passant par cet esprit si rigoureux et si profond, les conceptions orientales de saint Denys prennent un caractère plus logique et se présentent dans un ordre de déduction plus sévère. C’est la même chaîne de vérités conçues sous la même forme, mais disposées selon une autre méthode. À travers ces deux hommes, l’action de saint Denys pénètre jusqu’au treizième siècle. Car les divisions précédemment indiquées se perpétuent dans les écoles théologiques, et les historiens de la philosophie font observer que c’était là le cadre obligé, ou du moins universellement reçu de l’enseignement public[39].

Au reste, si l’on pouvait conserver encore quelques doutes à cet égard, ils seraient facilement levés par la lecture du livre des Sentences, auquel on fit si brillante réception dans les écoles du temps, et dont les plus renommés maîtres devinrent les interprètes et les humbles commentateurs. Le plan de Pierre Lombard se reproduit sous des proportions plus larges dans la Somme de saint Thomas, une des belles créations de l’esprit humain : métaphysicien profond, et profond moraliste, la haute portée de ses conceptions et la sagacité de son analyse font de cette œuvre quelque chose de plus vaste et de plus complet que les Sentences ; mais c’est la même idée autrement traduite. Ce qui le prouve, et ce qui montre de plus que l’ensemble des doctrines théologiques continua d’apparaître dans les écoles sous la même forme, c’est que longtemps on choisit indifféremment pour texte des leçons publiques les Sentences de l’évêque de Paris, ou la Somme du docteur napolitain. En Espagne, Salamanque et Alcala ; en Flandre, Louvain et Douai gardèrent cet usage, qui cessa en France dès le règne de François Ier ; mais tout en rédigeant leurs traités ou leurs thèses, les professeurs parisiens n’établirent ni une méthode nouvelle, ni une autre division des matières théologiques.

Voici donc ce que répète de siècle en siècle la voix de ce solennel enseignement.

Dieu est l’essence suprême ; la vie, la sagesse, et la force et la bonté s’unissent en cette bienheureuse nature à un degré infini ; et ces attributs éternels, absolus, immuables la constituent et la perfectionnent. Cette essence unique, indivisible, subsiste en trois personnes qui se pénètrent mutuellement, et sont unies avec distinction, et distinctes dans l’unité. Unité et trinité, mystère inexplicable que la raison ne peut amener sous son regard pour en sonder les profondeurs, mais qui rayonne dans la création, et imprime sur les êtres je ne sais quels obscurs et radieux vestiges de lui-même. C’est ce que nous savons de Dieu[40].

Les créatures viennent de Dieu qui les a produites en la force de son bras, d’après les conseils de sa sagesse, par un décret de son amour. Elles sont en Dieu, sans se confondre avec lui : elles sont hors de Dieu, sans échapper aux embrassements de sa providence. Comparées à l’infini, elles ont si peu d’être, qu’on pourrait dire qu’elle ne sont pas, quoique pourtant on ne doive pas les nommer un pur néant. À la tête de la création entière sont les anges, substances immatérielles, vivantes, actives, douées d’intelligence. Puis vient l’univers sensible avec la totalité des êtres qu’il renferme ; entre tous, il faut distinguer l’homme, placé aux confins des choses matérielles et des choses intelligibles, pour unir et rattacher en lui ces extrêmes. Composé d’une âme et d’un corps qui ont leurs droits et leurs devoirs, leur travail et leur mérite respectifs, l’homme est soumis à une législation complexe, qui a de plus un caractère particulier, à raison de l’ordre de grâce, où nous fûmes originairement constitués. Dieu soumit à une épreuve les créatures intelligentes : des anges tombèrent ; mais leur faute fut personnelle ; l’homme aussi fut vaincu, et il entraîna sa postérité dans sa ruine. Le mal existe donc ; mais ce n’est point une substance que Dieu a faite ; c’est le résultat d’une activité qui peut s’égarer, parce qu’elle est imparfaite, et qui s’égare, parce qu’elle le veut librement[41].

Mais Dieu qui n’a pas produit le mal daigne y porter remède. Le Verbe, sans altération de sa substance divine, prend la nature blessée de l’homme, et la guérit en mourant dans sa chair. Il remonte aux cieux, et laisse après lui son Église, qui est comme un prolongement de l’incarnation ; il l’enrichit des trésors de la grâce, déposée dans le canal des sacrements, où va puiser tout homme qui veut participer à la vie divine[42].

La vie ainsi réparée, on la maintient, et on la développe par le travail de la vertu, qui consiste à détruire en nous les restes du mal, et à imiter Dieu, notre principe, notre modèle et notre fin. La mort ouvre devant l’homme un monde nouveau, où les actes du temps présent doivent avoir un retentissement éternel. Vicieux sur terre, un affreux malheur nous attend au delà du tombeau. Justes ici-bas, la félicité des cieux nous est réservée : le corps sera transfiguré ; l’âme verra Dieu et l’aimera, et dans un frémissement d’adoration et d’amour, les élus abaisseront leurs couronnes devant le trône de l’Éternel en disant : Amen ! et les échos de l’éternité répéteront sans fin : Amen ![43].

Ces analogies entre la scholastique et saint Denys furent constatées par quelques historiens de la philosophie ; mais comme ils ne se sont exprimés qu’en de courtes paroles, et comme, en outre, ils ne se proposaient pas de signaler ce fait à la gloire de saint Denys, leur aveu n’a pas eu, sous le rapport qui nous occupe, la portée qu’il mérite ; et par suite notre sentiment pourrait sembler contestable et paradoxal. C’est facile pourtant d’en établir la vérité, et même l’évidence. Il faut croire en effet que ce point d’histoire fait saillie, et brille d’une éclatante lumière sur le fond obscur des événements anciens, puisque le peintre habile, qui, dans un cadre étroit, groupe les accidents variés d’une période de sept siècles, donne place à l’idée que nous exposons. « Scot Érigène savait le grec, et il a traduit Denys l’Aréopagite, et comme Denys l’Aréopagite est un écrivain mystique, qui contient à peu près le mysticisme alexandrin, Scot Érigène avait puisé dans son commerce une foule d’idées alexandrines qu’il a développées dans ses deux ouvrages originaux, l’un sur la prédestination et la grâce, l’autre sur la division des êtres. Ces idées, par leur analogie avec celles de saint Augustin, entrèrent facilement dans la circulation, et grossirent le trésor de la scholastique[44]. » En un mot, le résultat acquis des recherches modernes, c’est que les œuvres de saint Denys sont la source de la philosophie d’Érigène, et que des œuvres d’Érigène sort la philosophie du moyen âge et par suite la science moderne[45].

Au reste, pour résoudre à l’avance les objections possibles, et donner la mesure de nos assertions, il serait utile de faire quelques remarques. 1o Les tendances que saint Denys a développées, que même il a jusqu’à un certain point déterminées, auraient fini par naître, et se maintenir sans lui ; car elles sont fondées sur la nature de l’homme et sur le christianisme qui est un ennoblissement, et non pas une destruction de la nature humaine. Mais de ce que les philosophes chrétiens auraient pu apparaître et se succéder, en dehors de l’action exercée par saint Denys, il n’en résulte nullement qu’il ne leur ait pas tracé la route, et qu’il n’ait pas le premier attaché à l’autel de la foi la chaîne des vérités philosophiques. 2o Les faits intellectuels, comme les faits moraux, et comme ceux de l’ordre physique, cachent toujours, sous leur unité apparente, l’intervention de causes multiples, la raison composée de plusieurs forces. Car tout ce qui tombe dans le temps a son principe dont il relève, son but qu’il faut atteindre par le travail ou le mouvement, enfin un milieu qu’on ne traverse jamais sans frottement et sans effort. C’est pourquoi rien de ce qu’opèrent les créatures n’est le résultat simple d’une cause unique et indécomposable. Ainsi les recherches précédentes ont pour but de constater quelle part d’influence échoit à saint Denys dans la direction qu’a prise la scholastique ; mais elles ne tendent point à nier que d’autres éléments soient intervenus pour fortifier et accroître la tendance indiquée. 3o Ainsi qu’on va le voir, le mysticisme du moyen âge reconnaît positivement saint Denys pour maître ; l’histoire atteste la fidélité scrupuleuse du disciple, et la parenté des doctrines de l’un et de l’autre se trahit au premier coup d’œil. Or, pour quiconque sait comment, dans les profondeurs de l’âme humaine, la pensée et le sentiment, l’esprit et le cœur se trouvent, pour ainsi dire, enlacés dans les liens d’un fraternel embrassement et d’une indissoluble union, il sera clair que la tendance intellectuelle et la tendance morale de la science ont dû se pénétrer intimement, et exercer et subir une influence réciproque. Tout ce que nous pourrons dire touchant l’effet des doctrines de saint Denys sur le mysticisme chrétien, prouvera donc l’effet de ces mêmes doctrines sur la scholastique.

Qu’était donc le mysticisme du moyen âge, et comment se rattache-t-il au nom de saint Denys ?

Considéré dans son principe subjectif, dans l’âme humaine, le mysticisme est un soupir plein de regret et d’amour que nous poussons vers les cieux perdus, mais espérés. C’est le souvenir mélancolique que l’homme emporta de l’Éden et que Dieu daigne nous laisser dans l’exil pour ramener vers la patrie notre pensée et nos vœux. De là vient qu’en passant par cette blessure qui fut faite à notre cœur, toutes les joies terrestres se revêtent d’amertume et d’ennui, et que nous traversons la vie avec cette plénitude de douleur que nulle langue mortelle ne saurait exprimer. De là vient encore que, dans les grands spectacles de la nature qui nous élèvent au-dessus des réalités grossières, il y a comme une voix douce et triste qui nous entretient de Dieu, de la vanité du temps présent et d’un meilleur avenir. De là vient surtout que, parmi les fêtes et les enseignements de la religion, parmi les pratiques sacramentelles que Jésus-Christ a instituées, il s’opère dans l’âme un renversement mystérieux par où sont réputées fausses et amères les choses du temps, et véritables et suaves celles de l’éternité. Mais cette révélation, lointain écho des hymnes du paradis, n’arrive qu’à l’oreille des cœurs purs, et ceux-là ne l’entendent pas qui sont étourdis par le tumulte d’une journée impie et par les entraînements du crime, ou même par les frivolités d’une vie mondaine et distraite.

Le principe objectif, la cause créatrice du sentiment mystique, c’est Dieu, qui le fait naître dans l’âme de l’homme d’un rayon de lumière et d’amour surnaturels, et qui, de la sorte, appelle et attire en son sein les créatures exposées aux sollicitations des sens et aux séductions de la terre. Partie d’une source si pure, cette grâce ne saurait tendre à égarer l’homme ; peut-être même semblerait il tout d’abord qu’on ne dût pas oser tracer à ce fleuve un cours régulier et fixe ; car il n’y a rien de spontané, de noble et d’indépendant comme l’amour divin. Mais l’homme abuse souvent de sa liberté pour altérer et corrompre les meilleures choses. Bon comme tous les sentiments que Dieu met dans notre âme, le mysticisme peut être mal compris et mal appliqué. Vivant et énergique comme tout ce qui jaillit du cœur, il peut dégénérer en exaltation délirante. Arbre fécond, il faut le cultiver avec amour, mais aussi avec intelligence, de peur que sa sève divine ne se perde en productions inutiles ou funestes. On peut pousser le courage jusqu’à la fureur, la bonté jusqu’à la faiblesse et le sentiment mystique jusqu’aux erreurs de l’Évangile éternel et aux folies théosophiques de Jacob Bœhme[46]. Ce sentiment vague et indécis par lui-même a donc besoin d’être discipliné. Aussi, afin qu’il ne reste pas aux hommes de bonne volonté l’occasion inévitable de s’égarer eux-mêmes ou de séduire les autres, des principes sont consacrés et une doctrine existe par où la vérité se distingue de l’erreur et la véritable dilection, des mouvements d’un extravagant amour. Le mysticisme doit, par conséquent, être l’objet de la théologie qui règle les rapports de l’homme avec Dieu.

Comme les autres sciences, la théologie mystique fut pratiquée avant d’être réduite en système scientifique ; car tous étant destinés à rechercher et aimer Dieu, il faut qu’on puisse arriver là sans ces théories habiles que la foule ne comprend jamais bien. Par cette raison et parce que toutes choses sur terre ont leurs périodes diverses d’accroissement et de décadence alternatifs, le mysticisme se développe, fleurit et fructifie, puis semble avoir ses hivers qui amènent de nouveaux printemps. De nombreuses et variées circonstances déterminent, accélèrent ou retardent la végétation de la céleste plante ; mais elle n’en est pas moins, à quelque siècle que ce soit, le grand arbre où l’âme religieuse, colombe attristée par l’éloignement du bien-aimé, vient chercher le repos et l’ombrage jusqu’au soir de la vie et se consoler des souffrances de son amour dans la douceur de ses plaintes.

Telle est, en effet, l’histoire du mysticisme catholique. Il a charmé les longs jours des patriarches et fortifié la foi des prophètes. Il eut sa plus haute expression pratique dans la vie mortelle, et sa plus haute expression doctrinale dans les enseignements du Seigneur. Il remplit la sainte âme des apôtres. La parole évangélique en dispersa le précieux parfum parmi toutes les nations de la terre. Les solitudes de l’Égypte et de la Palestine, le voisinage des temples chrétiens et le cœur de chaque fidèle en furent embaumés. L’Orient tout entier se peupla promptement de laures où, parmi les mortifications et la pénitence, des hommes vivaient comme des anges et jouissaient de la sainte familiarité de Dieu. Bientôt le reste de l’univers eut son tour ; et du haut du Mont-Cassin, la grande voix de saint Benoît, qui apparaissait comme transfiguré, convia les chrétiens de l’Occident au banquet de la vie mystique. D’un autre côté, les évêques réunissaient autour de leur église comme une famille de clercs choisis. Une discipline exacte conservait dans la sainteté les serviteurs de Dieu, et l’étude et la prière les façonnaient à la contemplation. Il y a plus, si on veut l’observer : tout véritable enfant du christianisme est moine par l’esprit ; il détache ses affections de toute entrave matérielle, et, créant dans son cœur une sorte d’isolement mystique, il s’exerce à une connaissance parfaite et à un sublime amour de Dieu. C’est la vie de Jésus-Christ qui se manifeste en ses disciples.

Le mysticisme était donc pratiqué par les clercs réguliers, par les moines et par les pieux fidèles. L’Évangile, les écrits des apôtres, les règles tracées par les pères de la vie ascétique, les lettres et les traités moraux des docteurs de l’Église : tel est le code qui régit d’abord la vie mystique. Plusieurs siècles s’écoulèrent avant qu’on s’occupât de réunir en corps de loi tous ces préceptes complets, mais épars. Comme tout ce qui fait l’objet de l’activité intellectuelle des hommes, la théologie mystique subit, dans sa forme, les modifications que subissait lui-même l’esprit général des peuples chrétiens. Des recherches analytiques précédèrent, par où elle vit les divers points de son domaine reconnus et éclairés ; puis la synthèse suivit, qui résuma les travaux de l’âge antérieur et les constitua définitivement à l’état de doctrine scientifique.

Or, pour le mysticisme, comme pour sa sœur la scholastique, l’époque de cette transformation fut précisément l’apparition des œuvres de saint Denys. Il y a plus : les théories du docteur athénien devinrent la base des travaux que nous allons rappeler, et la forme même sous laquelle apparurent les idées et les sentiments des théologiens mystiques. C’est, en effet, au nom de saint Denys que se rattache la longue chaîne des maîtres de la vie spirituelle. C’est de ses livres, comme d’un ardent foyer, que jaillissent tous ces feux à la lueur desquels les chrétiens même du temps présent sont guidés par leurs chefs dans les sentiers de la perfection. Il a laissé fortement empreinte la trace de son essor vers les réalités célestes ; il a transmis aux hommes des âges postérieurs le secret de son intuition si profonde ; il a, pour ainsi dire, armé l’œil des contemplatifs d’instruments délicats et puissants. Du haut de ses enseignements, comme d’un observatoire élevé, ils ont pu mesurer l’étendue des cieux spirituels et voir comment toutes les vérités, soleils intelligibles, gravitent autour du soleil de la vérité suprême et incréée. Dans l’enivrement des spectacles que leur avait préparés le maître initié par saint Paul aux secrets du monde supérieur, ils ont puisé l’inspiration mystique et le sublime délire de leur amour. C’est en descendant de ces régions, hélas si peu explorées maintenant ! et en se retrouvant dans l’exil de cette terre, que leur grande âme déchirée laissait échapper d’ardents soupirs et des gémissements inconsolables, et le nom de la patrie, en tombant de leurs lèvres alors, émit si doux à entendre que le siècle lui-même inclinait l’oreille en passant pour ouïr la mélodie de ces cantiques.

Ces assertions ne sont pas dictées par les exigences d’une opinion préconçue ; elles sont fondées sur le témoignage de l’histoire et sur l’aveu positif des mystiques eux-mêmes. Dès que Scot Érigène eut fait connaître les livres de saint Denys, le mysticisme, d’ailleurs naturel à l’homme, surtout sous le règne de la théologie, tendit à prendre un caractère arrêté et systématique[47]. C’est au douzième siècle que ce travail fut poussé avec plus d’activité, et qu’on s’occupa de rédiger un code complet de mysticisme. Peut-être doit-on attribuer aux aridités naturelles et aux égarements quelquefois puérils de la scholastique le retour des esprits vers des doctrines plus pratiques et plus vivantes. Ce qu’il y a de certain, c’est que les écrivains mystiques furent accueillis avec une faveur unanime, et que saint Denys était réputé leur commun maître. C’est ce que nous apprend l’un d’entre eux ; car, après avoir rappelé qu’il y a pour l’homme quatre modes d’illumination, il s’arrête à décrire le dernier, qui est surnaturel et qui révèle les vérités divines. Cette manifestation supérieure nous vient par l’Écriture inspirée, qui a trouvé des interprètes habiles dont la parole fait loi. En effet, comme l’Écriture enseigne trois choses, la foi, la morale et l’union de l’âme avec Dieu, qui est le résultat de la foi admise et de la morale pratiquée, nous avons aussi trois guides célèbres parmi les anciens et qui sont suivis par les écrivains du temps présent : ce sont Augustin, Grégoire et Denys. Augustin est le maître des docteurs ; Grégoire, des prédicateurs, et Denys, des contemplatifs[48].

C’est également ce qu’affirment les historiens de la philosophie, quand ils recueillent et comparent toutes les données que le moyen âge fournit sur cette matière. Ainsi il y a beaucoup d’analogie entre les doctrines mystiques de saint Bernard et celles de Hugues de Saint-Victor. Saint Bernard fut mêlé à toutes les affaires de son siècle ; les papes et les rois reçurent ses conseils ; il combattit publiquement l’hérésie, prêcha et agit pour la réformation des mœurs, et souleva l’Europe entière contre la barbarie et l’impiété musulmanes. Hugues au contraire ne semblait pas fait pour ces luttes solennelles et ce zèle éclatant. On eût dit que la délicate fleur de sa piété redoutait les ardeurs d’une atmosphère mondaine, et ne pouvait supporter que l’ombre et la solitude du cloître. Du reste il pratiquait la vertu avec édification, et l’enseignait à ses religieux avec applaudissement. On le nommait la langue de saint Augustin, et saint Thomas le regardait comme son maître. Cette diversité de vie extérieure a dû se refléter dans les écrits des illustres moines, et effectivement l’abbé de Clairvaux donne aux questions qu’il traite des solutions plus pratiques que ne fait l’abbé de Saint-Victor. Mais à part cette différence qu’on aurait même pu s’attendre à trouver beaucoup plus grave, ils se rencontrent en ce qu’ils présentent la vertu comme le résultat de l’action et de l’amour, tandis que plusieurs de leurs contemporains fondaient la vie mystique, ceux-ci sur la science, ceux-là sur l’amour exclusivement. Or comme il est certain que Hugues étudia scrupuleusement saint Denys, dont il commenta les œuvres, on est fondé à croire que le même saint Denys exerça quelque influence sur le génie de saint Bernard. Au reste cette induction sera justifiée encore, lorsque nous ferons voir l’identité fondamentale des doctrines de tous ces maîtres[49].

Contemporain de Hugues et de saint Bernard, Richard de Saint-Victor fut plus spécialement encore le disciple de notre Aréopagite. Le jeune Écossais était venu à Paris chercher la science ; la science le conduisit à la piété. Son esprit suivit constamment cette double direction ; il porta l’analyse psychologique dans la contemplation religieuse, soumit à des règles fixes non pas l’illumination mystique que Dieu fait descendre sur l’homme, mais le travail intellectuel par où l’homme s’élève vers la lumière et vers Dieu. Or, Richard qu’on peut regarder comme le législateur du mysticisme est peut-être celui de tous les théologiens mystiques qui a reproduit plus exactement la pensée même de saint Denys : c’est le jugement de saint Bonaventure[50], et ce sera le jugement de ceux qui voudront comparer la Théologie mystique de saint Denys avec les traités suivants de Richard : de Exterminatione mali, et promotione boni ; de Statu interioris hominis ; de Eruditione hominis interioris ; de Prœparatione animi ad contemplationem ; de Gratiâ contemplationis[51].

Un peu plus tard (vers 1240), l’Italie envoyait étudier en France Jean Fidenza, connu depuis dans l’Église et dans l’école sous le nom de Bonaventure. C’était une âme pleine de candeur et d’innocence, que n’atteignit jamais la contagion du siècle. Il devint un docteur illustre. Sa parole simple et brûlante sort de son cœur dont elle est la douce et fidèle image ; son âme liquéfiée en amour semble un séraphin qui parle la langue des hommes. La lumière de ses écrits est aussi puissante pour éclairer l’intelligence que pour émouvoir le sentiment. Il fut proclamé le plus grand maître de la vie spirituelle par Gerson, savant maître lui-même. Assurément saint Bonaventure, qui avait nommé saint Denys le meilleur guide des contemplatifs, dut l’étudier et le suivre. C’est ce qu’on ne peut révoquer en doute, soit parce qu’une tendance générale emportait alors les esprits les plus distingués vers les œuvres du docteur athénien, soit parce que effectivement les livres de saint Denys sur les hiérarchies céleste et ecclésiastique sont la base et le point de départ de saint Bonaventure dans son traité de la hiérarchie. De plus, ses nombreux écrits de spiritualité sont destinés à expliquer et à décrire cette triple vie purgative, illuminative et unitive, qu’avait précédemment constatée l’Aréopagite[52].

« Les hommes les plus remarquables du quatorzième siècle furent presque tous des mystiques[53]. » Le sol de la chrétienté, fécondé par les doctrines de l’âge précédent, produisit comme une famille immense de pieux contemplatifs. Entre tous brillaient plusieurs Frères de l’ordre de saint Dominique : tel fut le docteur Eckard, qui, à la vérité, se perdit quelquefois dans la sublimité de sa doctrine, mais qui en avait abandonné le jugement au Siége apostolique ; tel fut l’aimable et doux Jean Tauler, dont Cologne et Strasbourg entendirent la voix puissante avec admiration et profit spirituel, et que Bossuet nomme l’un des plus solides et des plus corrects mystiques ; » tel encore Henri de Berg, ou Suso, l’amant passionné de l’éternelle sagesse, comme disaient ses contemporains, et qui acheta, par des pénitences effroyables et d’indicibles tribulations, la lumière de la céleste doctrine et le trésor de la plus pieuse ferveur. Eckard, dont Tauler et Suso entendirent les leçons, citait souvent saint Denys ; il n’est donc pas étonnant que les disciples, aussi bien que le maître, aient suivi le docteur athénien, et qu’on retrouve dans leurs écrits les traces de cette imitation[54]. À côté de ces brillantes clartés, étincelait à une grande hauteur, dans les cieux spirituels, le docteur divin Jean de Rusbroeck. Cet homme, par sa parole riche et puissante, frappait et entraînait ses auditeurs, qui le suivaient en foule. Comme on avait appelé Hugues de Saint-Victor un autre Augustin, on appelait Jean un autre saint Denys ; et véritablement il a dépassé la foule des théologiens mystiques par la profondeur de ses méditations, et par l’éclat de ses pensées, tout illettré qu’il était : car le Saint-Esprit avait versé dans l’oreille de son cœur des secrets qui ne s’apprennent pas sur les bancs des écoles[55].

Les traces de saint Denys ne se perdent pas dans le quinzième siècle. Denys-le-Chartreux, qui étonna ses contemporains par une prodigieuse érudition, et édifia ses frères par sa piété, a commenté les œuvres de l’Aréopagite. C’est là qu’il a puisé ces idées générales de la vie chrétienne et ces hautes considérations qui lui ont mérité le titre de docteur extatique. Gerson, et l’auteur, quel qu’il soit, des œuvres répandues sous le nom de Thomas a Kempis, ferment cette éclatante période. Gerson, il est vrai, eut occasion de relever quelques expressions incorrectes de Rusbroeck, que nous avons représenté comme disciple de saint Denys. Mais si la droiture de son jugement, et, comme le disent volontiers ses compatriotes, la justesse naturelle de l’esprit français maintinrent le docteur très-chrétien dans les limites de l’orthodoxie, il n’en est pas moins vrai qu’il suit saint Bonaventure, qui avait suivi l’Aréopagite, et que ses écrits de spiritualité rappellent effectivement la théologie mystique de saint Denys[56].

Non-seulement les témoignages de l’histoire et l’aveu explicite des théologiens forcent à reconnaître que le mysticisme du moyen âge croyait obéir, et obéissait en effet à l’influence de l’Aréopagite ; mais de plus il devient impossible d’élever sur ce point un doute raisonnable, quand on voit que les théories du saint docteur sont si exactement reproduites dans les écrits de cette époque. Les différences qui se feraient remarquer dans ce tableau comparatif ne peuvent créer une véritable objection, et s’expliquent sans peine par les considérations suivantes. 1o La pensée de saint Denys, une fois mise en circulation dans le monde intellectuel, a dû subir les modifications que subit toute idée dont les esprits s’emparent et se nourrissent : c’est la condition naturelle de tout ce qui est soumis à un travail d’assimilation. 2o Parce que toutes les sciences, comme tous les êtres, se tiennent, et qu’en conséquence les progrès de celles-ci se réfléchissent sur celles-là ; parce qu’en outre les études psychologiques devaient avec le temps se perfectionner, et les expériences multipliées des âmes pieuses s’ajouter aux connaissances théoriques ; il s’ensuit que les doctrines de saint Denys sur le mysticisme ont pu, à une époque donnée, recevoir un perfectionnement, ou du moins une exposition plus complète. 3o Les erreurs même, et les illusions, si faciles en ce qui concerne la science mystique, provoquaient, de la part des docteurs orthodoxes, des explications précises, et des développements lumineux et variés. La vérité sort toujours triomphante et plus radieuse des ténèbres dont l’esprit du mal essaie vainement de l’envelopper. Pour cette raison encore, il était naturel que la pensée de saint Denys vînt à s’éclaircir et à s’étendre en traversant les siècles et les hérésies.

Ces observations émises, voici comment les mystiques du moyen âge conçoivent et décrivent la vie chrétienne, à la suite de saint Denys, et souvent avec ses propres paroles.

Ils partent de ce principe, que le but ultérieur de nos âmes est une intime union avec Dieu, tellement que nous devons être des hommes déifiés, comme Jésus-Christ est Dieu incarné. Cette union s’accomplit sous une double influence : l’action de Dieu et celle de l’homme, la grâce et notre liberté. De plus, cette union, comme toutes les autres, suppose qu’il n’y a entre les deux termes rien d’antipathique, ni de contradictoire, et qu’ils ont au contraire des analogies et des points de contact. Or, le péché a introduit dans notre être une modification profonde ; il a détruit les harmonieux rapports que nous soutenions primitivement avec Dieu, et leur a substitué la discorde. Il faut donc que cette hostilité, avec tout ce qui pourrait en déterminer la continuation, disparaisse, et que des éléments d’ordre et de paix la remplacent. D’où il suit que notre vie exige un travail de destruction d’abord, puis de réédification[57].

Le péché, et même les traces funestes que le péché a laissées en nous, font l’effet d’un voile placé devant les yeux de notre âme, et qui l’aveugle ; d’une rouille qui s’attache à l’or de notre nature, autrefois si éclatant et si beau, et maintenant obscurci comme un vil plomb ; d’une liqueur visqueuse qui appesantit les ailes de notre esprit, et l’empêche de s’élever vers les régions de la lumière. De là vient que nous sommes inclinés vers la terre, et déchus de la science et de l’amour de Dieu. C’est pourquoi l’homme doit détester le mal dont il fut atteint, guérir les blessures qu’il reçut en sa défaite, abolir les instincts mauvais qui se remuent en lui, à l’approche des créatures, et vivifier et rendre fortes les tendances pures et saintes qui sont comme ensevelies sous les débris de sa nature foudroyée. Or, il faut que ce miraculeux changement s’opère dans tout l’homme : et parce que, d’après la parole sainte, il y a trois sources de concupiscence, il y a aussi trois endroits par où notre purification s’accomplit. On oppose donc la chasteté et la tempérance à la concupiscence de la chair, la pauvreté, le mépris des honneurs et de la gloire mondaine à la concupiscence des yeux, et l’orgueil de la vie se corrige par l’obéissance, l’oubli de soi, l’aveu de ses fautes, l’étude et la conviction de cette vérité que nous ne sommes rien, et que Dieu est tout. Tel est le premier pas de la vie chrétienne ; telle est la destruction (vita purgativa)[58].

Le travail de la réédification comprend d’abord l’illumination de l’esprit (vita illuminativa). L’âme purifiée ressemble à la tranquille surface d’une eau limpide ; elle reçoit et réfléchit les rayons de la vérité divine. Mais on peut regarder la lumière intelligible par une simple pensée (cogitatio), et alors on ne fait que ramper, pour ainsi dire ; ou par la méditation, et en ce cas, on marche et même on court quelquefois ; ou bien enfin par la contemplation, et alors on vole, et l’on se balance, à la façon des aigles, dans les hauteurs des cieux spirituels. Le premier acte (cogitatio) est souvent le résultat de l’imagination qui appréhende ce qu’elle rencontre ; le deuxième (meditatio) est l’œuvre de la raison qui fixe sous son regard, et sonde avec ardeur ce qu’elle a saisi ; le troisième (contemplatio), qui n’a rien de laborieux, est une rapide et profonde intuition de l’intelligence supérieure. Le premier ordinairement conduit au deuxième, et celui-ci peut mener au troisième les hommes de bonne volonté. Les moyens qui accumulent les splendeurs célestes dans l’âme purifiée, et la font passer par ces degrés qu’on vient de dire, sont principalement la simplification et la droiture du cœur. L’esprit et le cœur se simplifient, quand ils se détachent et se séparent des choses sensibles et corporelles pour se tourner exclusivement et adhérer au bien, à Dieu père, rédempteur, époux et ami de sa créature. Le cœur acquiert la droiture, quand il se dirige vers Dieu à travers et par-dessus tout, voulant ce que Dieu veut, et comme il le veut, et non pas autre chose, ni autrement. À cette élévation, l’âme éprouve un frémissement d’amour, elle goûte combien le Seigneur est doux. Telle est la réhabilitation de l’esprit ; telle est l’illumination[59].

Enfin, l’âme achève de se perfectionner par une intime union avec Dieu (vita unitiva). Dieu ne charme l’esprit par la lumière, que pour appeler à lui le cœur par l’amour : aussi parmi les flots de clarté qui l’enveloppent, la créature est saisie par un sentiment d’inexprimable tendresse. Cette dilection, glorieux couronnement des contemplations sublimes, se distingue par trois propriétés : elle ravit en extase, unit à Dieu, et remplit l’âme d’une pure et infinie allégresse. En effet, il peut arriver que l’âme, puissamment attirée, se précipite dans l’amour avec une telle violence, que les sens, l’imagination et la raison, vaincus et comme enchaînés, ou bien cessent tout à fait leurs fonctions, ou ne les exercent plus que faiblement. Il y a, du reste, beaucoup de degrés possibles dans ce ravissement extatique. L’œil de la raison étant ainsi aveuglé par une lumière immense, on ne connaît plus sous les conditions de temps et de lieu ; on éprouve que tout ce qui représente Dieu, toute pensée et toute parole sont bien au-dessous de la réalité. Même, à vrai dire, on ne voit pas ce qu’est Dieu ; on sent sa présence. Alors, parmi la douceur de ces suaves embrassements, l’âme se fond, si on ose parler ainsi, en l’objet aimé ; et comme le fer, jeté dans une ardente fournaise, rougit, blanchit, étincelle, et prend les propriétés et la forme du feu, ainsi l’âme, plongée dans les abîmes de l’amour infini, conserve, il est vrai, son essence créée et sa personnalité, mais perd tout ce qu’elle avait d’humain et de terrestre, et possède des facultés de connaître et d’aimer désormais déifiées. Tel est le prix des longs efforts de la vertu ; telle est l’union qu’elle détermine entre le créateur et la créature[60].

Cette esquisse montre la ressemblance exacte des doctrines mystiques du moyen âge avec celles de saint Denys, et conséquemment l’action exercée par le docteur athénien sur cette branche des études théologiques. Il a été prouvé d’ailleurs que la scholastique lui emprunta le plan général de ses travaux et la solution scientifique des questions qu’elle examinait. Ainsi se trouve constatée et décrite la part d’influence qui revient à saint Denys sur cette période de cinq siècles durant laquelle se constitua l’esprit des peuples européens, et la science moderne jeta ses fondements.

Il nous reste un mot à dire sur ce que devinrent le nom et les doctrines de l’Aréopagite, dans les trois cents ans qui viennent de s’écouler.

D’abord, et avant toute autre indication, il est certain que le nom de saint Denys fut en honneur et sa pensée accueillie, au moins chez quelques hommes, durant tout le cours du seizième siècle. En effet, la France, l’Italie et l’Allemagne publièrent à l’envi les œuvres du saint docteur ; même il s’en fit rapidement de nombreuses éditions dans les mêmes villes, à Paris (1515, 1544, 1562, 1565), à Bâle (1539, 1576), à Cologne (1546, 1577), à Venise (1538, 1546, 1558), à Strasbourg (1498, 1546, 1557). Les esprits les plus distingués de l’époque étudiaient et admiraient de si brillants écrits. Tels furent Marsile Ficin, les Pic de la Mirandole, Joachim Périon, Lefebvre d’Étaples, Lanssel, Corderius, Ambroise le camaldule, qui commentèrent ou traduisirent saint Denys et firent passer ses doctrines dans leurs propres ouvrages.

Outre ce mouvement moitié matériel, moitié intellectuel, dont saint Denys était le principe et l’objet, voici ce qui lui échut encore de gloire. La Réforme, en substituant hérétiquement le principe du libre examen au principe de l’autorité catholique, établit un véritable schisme dans le monde des esprits ; la science et la foi cessèrent de vivre en paix, et ce déchirement se prolongea sur toute l’étendue des connaissances humaines. D’un côté, les novateurs se firent une critique à l’usage de leurs idées religieuses ; de l’autre, la philosophie se sépara de la théologie.

Or, 1° d’après leurs règles de critique, les protestants nièrent l’authenticité des œuvres de saint Denys ; puis ils les méprisèrent : ce n’était ni logique ni difficile ; mais c’était utile et commode.

2° La philosophie ne quitta pas si brusquement saint Denys ; elle lui conserva son amitié tant qu’elle fut néoplatonicienne et mystique dans ses tendances. Ainsi, Ficin, Pic de la Mirandole, Jean Rœuchlin, Agrippa de Cologne peuvent passer pour les élèves de saint Denys, aussi bien que de Proclus et de Platon. Mais bientôt cette école, dont Agrippa faussait déjà notablement la direction, pratiqua la théurgie, devint alchimiste, passa par l’illuminisme pour aboutir enfin au somnambulisme artificiel. L’Allemagne fut principalement le théâtre de ces erreurs, qui eurent pour apôtres Paracelse d’Ensielden, l’Anglais Robert Fludd, les deux Van-Helmont de Bruxelles, enfin Jacob Bœhme. On conçoit qu’ici l’auteur du Livre des Noms divins n’avait plus rien à faire.

3° Les théologiens catholiques, par la nécessité des circonstances, devinrent presque tous controversistes, et, à ce titre, ils descendirent sur le terrain qu’avaient choisi leurs adversaires. C’est pourquoi, en dehors des écoles, la théologie fut polémique, et elle traita des motifs de séparation allégués par les novateurs et des vérités qu’ils combattaient. Dans la paix des écoles, la scholastique, ainsi que nous l’avons déjà dit, continua son règne, et la Somme de saint Thomas ou les Sentences de Pierre Lombard restèrent presque universellement le texte des leçons de théologie. Pour le mysticisme chrétien, il se réfugia de l’autre côté des Pyrénées, et l’Espagne, que n’agitaient point les querelles protestantes, devint comme sa terre classique. C’est là, en effet, que fleurissaient Pierre d’Alcantara, l’ardente sainte Thérèse et le pur et sublime Jean de la Croix. Plus poétiques dans l’expression de leurs sentiments, moins didactiques dans la forme de leurs écrits que les auteurs du moyen âge, ces illustres chantres de l’amour divin ont, en réalité, le même plan de doctrine, et l’on voit que, malgré les libres élans de leur amour, il y a encore dans leurs théories un souvenir des traditions de l’enseignement général. Si, dans le reste de la catholicité, la théologie mystique ne produisit pas d’aussi éclatantes merveilles, elle continua néanmoins d’établir et d’expliquer ses principes, qui furent et sont encore suivis par les directeurs des consciences, et sur lesquels doivent se baser tous les livres destinés à régler la vie intérieure des pieux fidèles. Ainsi, il est vrai de dire que la pensée de saint Denys, telle que l’a modifiée le douzième siècle, subsista et subsiste encore au fond des traités de théologie dogmatique et mystique.

En résumé, et pour qu’on juge équitablement cette seconde partie de notre Introduction, nous ne craindrons pas de rappeler ceci : la question que nous voulons débattre n’est pas de savoir si le plan théologique de saint Denys n’aurait jamais pu être imaginé par quelque autre docteur et s’il ne se présente pas naturellement à tous les esprits. Il s’agit seulement de savoir si, en fait, ce plan théologique, facile peut-être, mais longtemps inusité, n’a pas généralement prévalu, dès que les œuvres de saint Denys l’eurent fait connaître. Or, nous croyons avoir montré qu’à dater de leur apparition et sous leur influence avérée, il s’opéra dans les esprits un mouvement, et par suite une tendance qui n’est pas encore détruite. C’est tout simple : les théories de saint Denys venant à s’offrir, il était plus naturel de les recevoir et de les développer, puisqu’elles ne manquaient pas de justesse, que d’en créer d’autres moins complètes et peut-être fautives. Voilà d’abord pourquoi elles furent accueillies. Ensuite on n’échappe pas, même on n’essaie pas de se soustraire aux idées qui sont devenues des convictions publiques, et qui forment ainsi l’atmosphère où respirent et vivent les intelligences particulières. Le moyen âge n’a pu songer à faire abstraction de saint Denys, de même qu’il ne saurait venir en pensée à aucun théologien d’aujourd’hui de faire abstraction de saint Thomas. Nous sommes donc partis de l’époque où apparaissent les œuvres de l’Aréopagite ; nous en avons suivi la trace au travers des siècles et constaté la présence au milieu des sociétés qui tenaient le sceptre des idées et de la civilisation. Dans cet accueil qui fut fait à notre écrivain, dans ces études et ces imitations dont il devint l’objet, nous avons vu le triomphe de son mérite et la preuve de son influence. C’est comme un fleuve dont nous avons rencontré la source : voyageur tenté par la beauté de ses eaux, nous les avons suivies à travers de nombreux royaumes. Elles ne conservent pas toujours la même couleur ni le même volume, à cause des terrains variés qu’elles arrosent et des rivières dont leur cours se grossit. Mais cela ne nous empêche pas de faire honneur au fleuve de la verdure et de la fécondité qui embellissent ses rives ; et, parvenus à son embouchure, nous disons que ses flots roulent au sein des vastes mers, quoique l’œil ne puisse bientôt plus les y distinguer.

Et maintenant laissons parler notre auteur. Si cette Introduction pouvait réconcilier quelques esprits avec saint Denys l’Aréopagite et lui faire restituer une gloire dont il fut, selon nous, injustement déshérité ; si surtout elle pouvait incliner quelques esprits à lire ses œuvres, à étudier et aimer les doctrines élevées qu’elles renferment, notre désir ne serait pas trahi. Nous aurions remporté une double victoire sur les tendances de cette critique partiale et étroite qu’on applique depuis trois cents ans aux faits de l’histoire ecclésiastique, et sur ces tendances trop exclusives de perfectionnement matériel, qui sont la plaie désespérée des sociétés modernes. Voilà pourquoi nous dédions ce livre aux hommes dont l’intelligence n’est pas obscurcie par la prévention, ni le cœur abaissé par la grossièreté d’une vie tout extérieure et sensuelle.

  1. Luc, 12, 48.
  2. On peut consulter touchant ce point de la vie de saint Denys, qui fut l’objet de nombreuses et vives contestations, les auteurs suivants. Pour l’opinion qui ne distingue pas saint Denys l’Aréopagite de saint Denys de Paris : Hilduin, Areopagitica, Cologne, 1563 ; ou bien, apud Surium ; — Lanssel, Disputatio apologetica de sancto Dionysio ; — Halloix, Vita sancti Dionysii ; et, de plus, de Vitâ et Operibus sancti Dionysii ; — P. Ménard, de unico Dionysio ; — Chifflet, de uno Dionysio. — Contre cette opinion : Dupin, Bibliothèque des Auteurs ecclésiastiques, 3* siècle ; — Launoy, de duobus Dionysiis ; — Morin, de Ordinationibus ; — Sirmond, Dissertatio ad hoc, t. IV, Paris, 1696.
  3. Par ce terme de philosophie orientale, je n’entends pas ici la philosophie de l’école alexandrine, qui n’existait pas encore au temps de saint Denys, mais seulement ces doctrines, quelles qu’elles soient, qu’il a pu connaître et étudier dans ses voyages en Égypte et en Orient.
  4. Luc, 10, 42.
  5. Matt., 18, 7.
  6. Il y avait dans Alexandrie, vers ces temps, plusieurs écoles philosophiques qui gardaient encore les doctrines grecques avec leur pureté native. Ce n’est pas de celles-là que nous voulons parler ici. Une école sembla spécialement vouloir faire revivre le platonisme, qui eut pour représentants Apulée, Plutarque et Numénius. Ce néo-platonisme rencontra sur sa route les spéculations orientales que les gnostiques avaient contribué à répandre ; il s’examina lui-même, discuta aussi la valeur des théories nouvelles ; et ce qui resta debout dans les esprits après cette mêlée des systèmes, prit le nom d’éclectisme alexandrin. Ammonius-Saccas, Plotin et Proclus furent les chefs successifs de cette école, qui produisit plus tard Porphyre et Jamblique. Or c’est à ce néo-platonisme et à cet éclectisme que nous avons fait allusion.
  7. Eusèbe, Hist., liv. v, ch. 10. — S. Jérôme, Catal.
  8. Stromat., libro i.
  9. De Gérando, Hist. comparée, etc., t. III ; J. Simon, Hist. de l’École d’Alexandrie ; l’abbé Prat, Hist. de l’Éclectisme alexandrin, etc.
  10. Les auteurs précités, ubi suprà.
  11. Saint-René-Taillandier, Scot Érigène et la Scholastique, p. 18. Ceux qui ont lu saint Denys trouveront bien un peu étrange qu’on lui prête de la naïveté.
  12. De Gérando, Hist. comparée, etc., t. IV, ch. 22. M. de Gérando estime que les œuvres de saint Denys furent un présent funeste fait à l’Europe.
  13. Concil. Labb. et Cossart, t. IV, Paris, 1671.
  14. Dupin, Bibliot. des Auteurs Ecclés., 6e siècle.
  15. Ces notes sont souvent jointes au texte de saint Denys.
  16. Opera Maximi ; Combefis, Paris, 1675.
  17. De Gérando, Hist. comparée, etc, t. IV, ch. 23.
  18. Joan. Damasc. de Fide Orthod., lib. i.
  19. Ibid., lib. ii.
  20. Ibid., lib. iii.
  21. Joan. Damasc. de Fide Orthod., lib. iv.
  22. En 824, selon quelques-uns ; en 827, selon d’autres.
  23. On pense assez communément que ce nom de Scot désignait la race ou la contrée d’où sortait Jean (les Scotiens ou l’Écosse) ; et ce surnom d’Érigène, la terre qui le vit naître, ou qui du moins nourrit son esprit par la science (l’Irlande, alors peuplée de monastères renommés pour leur piété et leur doctrine). Cf. Saint-René-Taillandier, Scot Érigène et la Scholastique, p. 30.
  24. De Gérando, Hist. compar., t. IV, ch. 25 ; Guizot, Hist. de la Civilisation en France, 29e leçon. Nous ne voulons pas nier que, même en regardant Scot Érigène comme la dernière expression des doctrines orientale » on ne puisse aussi le nommer le père de la théologie du moyen âge ; seulement nous écartons cette question, parce qu’elle ne revient pas ici.
  25. De Divisione naturæ, ed. Gale, Oxford, 1681.
  26. Ibid., lib. i.
  27. Ibid., lib. i.
  28. De Divis. naturæ, lib. ii et iii.
  29. Ibid., lib. iii et iv.
  30. Ibid., lib. v.
  31. Jacobi Thomasii, Origines hist. philos, et eccles. ; Tennemann, Hist. de la Phil., t. I ; Concil. Labbe et Cossart, t. IX.
  32. Les œuvres d’Albert-le-Grand ont été recueillies par le dominicain Jammi, en 21 vol. in-folio ; mais elles sont loin d’être complètes, comme on peut le voir dans les Scriptores ordinis Prœdicatorum, t. I.
  33. À cette époque, on ne connaissait encore d’Aristote que ses livres nommés organiques, c’est-à-dire les Catégories, de l’Interprétation, les deux Analytiques, les Topiques, et des Sophismes. Cette collection porte le nom d’Organum.
  34. De Gérando, Hist. comparée, t. IV, ch. 25. Voyez aussi Cousin, Hist. de la Phil., 9e leçon.
  35. M. de Gérando dit que le commentaire de Jean de Salisbury sur saint Denys existe en manuscrit à la Bibliothèque royale.
  36. Opera Guillielmi Alverni, 2 vol. in-folio, 1674.
  37. Vincentii Bellov. Speculum, 4 vol. in-folio.
  38. Concil. Gallic., t. I ; Capitul. Caroli Magni, 68, 72 ; Baronius, ad ann. 787 et 804.
  39. « Alain des Îles, qui ferme cette époque de la scholastique, parle comme Scot Érigène, qui la commence. (Scot mourut vers 870, et Alain des Îles en 1203.) Alain dédie au pape Clément III son Art de la Foi catholique, qui est divisé en cinq livres, comme il suit : 1o De uno eodemque trino Deo, qui est una omnium causa ; 2o De mundo, deque angelorum et hominum creatione liberoque arbitrio ; 3o De reparatione hominis lapsi ; 4o De Ecclesiæ sacramentis ; 5o De resurrectione et vitâ futuri sæculi. Ce sont les divisions ordinaires de la métaphysique théologique de cette époque. » Cousin, Hist. de la Phil., 9e leçon. Voyez aussi de Gérando, Hist. comparée, t. IV, chap. 25 et suiv.
  40. S. Anselmi Monolog. et Proslog. ; Petri Lombard. Sentent., lib. I, D. Thom. Sum., part. I.
  41. B. Anselmi Monolog. ; de Casu diaboli ; de orig. Peccato ; de Concord. grat. et liberi arbitr. ; Petri Lomb. Sent., lib. II ; D. Thom. Sum., 2 part.
  42. B. Anselm., de Fide Trinit. et Incarn. ; Cur Deus homo ; P. Lomb. Sent., lib. III et IV ; D. Thom., part. 3.
  43. Anselm. Meditat. ; Lombard. Sent., lib. IV ; D. Thom., part. 3, supplem.
  44. Cousin, Hist. de la Phil., 9e leçon.
  45. Staudenmeyer, Scot Érigène, et la science de son temps ; de Gérando, Hist. comparée, t. IV, ch. 22 et suiv.
  46. L’Évangile éternel, attribué à l’abbé Joachim, renferme, outre des erreurs sur le dogme de la Trinité, certaines idées dont s’emparèrent les faux mystiques et les hérésies des treizième et quatorzième siècles. Il fut condamné par le concile œcuménique de Latran (1215), par Alexandre IV (1256), par le concile d’Arles (1260). — Sur Jacob Bœhme, illuminé allemand, dont le théosophe français, Saint-Martin, a traduit quelques ouvrages, voyez les historiens de la philosophie. Bœhme, né en 1575, mourut en 1624.
  47. Cousin, Hist. de la Phil., 9e leçon ; de Gérando, Hist. comparée, t. IV, ch. 26.
  48. Tota sacra Scriptura hare tria docet, scilicet Christi æternam generationem et incarnationem, vivendi ordinem, et Dei et animæ unionem. Primum respicit fidem, secuodum mores, tertium finera utriusque. Circà primum insudare debet studium doctorum, circà secundum studium prædicatorum, circà tertium studium contemplativorum. Primum maxime docet Augustinus, secundum maxime docet Gregorius, tertium vero docet Dionysius. S. Bonaventura, de Reductione artium ad Theol. Opusc., p. 2 ; Lyon, 1619. — Voyez aussi les historiens de la philosophie, de Gérando et Cousin, ubi suprà ; Saint-René-Taill., Scot Érigène et la Schotastique.
  49. Cf. auct. præcit., et Opera D. Bernardi, et Hugonis à Sancto-Victore.
  50. S. Bonav., de Reductione artium ad Theol.
  51. Richardi à Sancto-Victore opera, petit in-folio, Venise, 1592. — Richard mourut en 1173.
  52. Voir spécialement, entre les opuscules du saint docteur, Itinerarium mentis ad Deum ; de septem Itineribus œternitatis ; Mystica Theologia. L’authenticité de ce dernier ouvrage a été contestée, mais à tort, selon le plus grand nombre des critiques.
  53. Cousin, Hist. de la Phil., ubi suprà.
  54. Cf. Tauler, Instit. divin. ; Henri Suzo, Sagesse éternelle, les neuf Rochers.
  55. Joan. Rusbroeck, Opera omnia, petit in-folio, Cologne, 1692.
  56. Entre les œuvres de Gerson, 5 vol. in-folio, voyez de Theologiâ mysticâ ; de Monte contemplationis.
  57. Cf. D. Bernard., de Convers. ad Cler. ; Richard, à Sancto-Victore, de Exterm. mali, etc. ; S. Bonav., Diæta salutis.
  58. Richard., ubi suprà, et de Statu inter. hominis tract. 1 ; Joan. Rusbrock. Speculum salutis æternæ ; item, Comm. in Tabern. ; et de praecip. Virtutibus ; Bonav., ubi suprà, et Itinerar. mentis ad Deum ; Bernard., ubi suprà ; Gerson, de Theol. mysticâ.
  59. Cf. Richard. Victor., de Præpar. animi ad contemplât. ; Gers., de Méditat., de Simplifiait, cordis, de Monte contemplat. ; Bernard., ubi suprà, de Consideratione ; Bonavent., ubi suprà, de septem Itineribus æternitatis ; Joan. Rusbrock., ubi suprà, de vera Contemplatione ; Tauler, Institutions divines, dans le Panthéon littéraire ; Henri Suso, livre de la Sagesse éternelle.
  60. Bernard., in Cantic ; Richard. Victor., de Gradibus charit. ; de quatuor Grad. violente charitæ ; Bonavent., ubi suprà ; item, Incendium amoris ; Gerson, de Mysticâ Theol. ; Suson, ubi suprà, Joan. Rusbr., de septem Gradibus amoris ; et potissimùm æde Nuptiis spiritualibus.