Œuvres diverses/Rapport fait au nom de la section des finances

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RAPPORT FAIT AU NOM DE LA SECTION DES FINANCES,
PAR J.-B. SAY, TRIBUN,

sur le projet de loi qui tend à mettre à la disposition du Gouvernement 300 millions sur les produits de l’an XI[1].
Tribuns,

Vous avez adopté les projets de loi qui prorogent pour l’an xi les contributions perçues en l’an x, avec les changements qui vous ont été proposés dans le but d’en améliorer les produits. Ce n’est pas tout ; après avoir assuré les droits du trésor public, il faut que le législateur pourvoie aux besoins du gouvernement ; les fonds qui entrent à la trésorerie ne peuvent en sortir qu’en vertu d’une loi, et c’est conformément à cette disposition de notre pacte social, que le gouvernement vous demande de mettre à sa disposition pour faire face aux premiers besoins de l’an xi, une somme de trois cent millions, à prendre sur le produit des contributions et sur les autres revenus de la même année.

Tel est l’objet du projet de loi que vous avez renvoyé à votre section des finances et dont elle m’a chargé de vous faire son rapport. Déjà celui de nos collègues qui s’est chargé du rapport relatif aux contributions directes, vous a fait pressentir les vues de votre section à cet égard ; mais il vous a annoncé en même temps qu’elles vous seraient plus amplement développées au moment où l’on présenterait à votre discussion le projet de loi auquel elles se rattachent naturellement.

La principale, ou plutôt la seule difficulté qui s’offre réellement, est de savoir si les dépenses, que la loi seule peut autoriser, doivent être consenties en masse, ou si le législateur doit statuer sur le montant des différents services publics, sauf à ajouter à ces concessions une somme plus ou moins forte destinée à subvenir aux dépenses imprévues et à celles dont il ne serait pas prudent de développer d’avance l’objet en public.

Pour parvenir à la solution de cette difficulté, je vous retracerai, en peu de mots, la marche suivie avant notre régime constitutionnel et depuis son établissement ; je la rapprocherai des principes de notre législation actuelle, et de ceux qu’ont adopté les hommes qui passent pour avoir le mieux connu cette branche de l’économie générale, et je vous exposerai enfin les véritables motifs qui ont déterminé votre section des financés, pour le parti qu’elle vous proposera de prendre.

Chez les nations où les contributions sont des subventions volontaires, les gouvernements sont dans l’usage de justifier d’abord de la nécessité des dépenses et ensuite de l’emploi des deniers. On sait qu’en Angleterre le premier de ces objets est rempli par ce qu’on nomme le Budget, mot barbare, même en anglais où il est détourné de sa signification primitive, et que nous remplacerions avantageusement, en nommant la chose par son nom : la balance des besoins et des ressources de l’État.

Les États-Unis d’Amérique qui ont adopté la législation anglaise, sauf ses abus, ont un usage pareil ; et cela est d’autant plus digne d’être remarqué, que les États-Unis sont la seule nation que je sache, dont le gouvernement n’ait pas besoin de demander à la législature des levées de deniers, le produit des douanes ayant suffi, dès l’année dernière, à l’acquittement des intérêts de la dette publique et de toutes les dépenses de l’Union.

L’Assemblée constituante a la première placé dans notre législation les bases d’un bon plan de finances ; je dis les bases seulement : c’est tout ce qu’elle pouvait faire. Toujours est-il qu’on lui doit d’avoir combattu le génie fiscal qui dominait en France avant elle, et dont la déplorable habileté consiste, non à réduire les dépenses au taux du strict nécessaire, mais à porter les charges aussi loin qu’elles peuvent aller. Le marquis de Montesquiou, qui en parlant sur les finances sut toujours tempérer par l’agrément des formes l’aridité du sujet, disait, au commencement de 1791, à l’Assemblée nationale, en lui développant au nom de son comité des finances, les divers besoins de l’année : Nous ne faisons que précéder le comité d’imposition et motiver les décrets qu’il vous prépare. La loi du 21 février 1791 divisait les dépenses en dépenses annuelles et réglées, en dépenses locales et en dépenses passagères. La caisse de l’extraordinaire était, comme on sait, chargée de pourvoir à ces dernières.

La constitution monarchique, fondée sur les mêmes principes, déléguait exclusivement au Corps législatif le pouvoir de fixer les dépenses publiques, et ordonnait aux différents ministres de lui présenter à l’ouverture de chaque session l’aperçu des besoins de leur département.

Nous ne devons chercher ni lumières, ni modèles dans les temps qui ont suivi. Les besoins se multiplièrent sans mesure ; les ressources furent désastreuses ; elles se fondèrent tantôt sur des sacrifices sublimes, tantôt sur des malheurs effrayants. Ce ne fut que sous le régime de la constitution de l’an ni, qu’une apparence d’ordre succéda au plus grand désordre financier dont l’histoire fasse mention. Le Directoire exécutif présenta vers la fin de l’an v l’état des besoins de l’an vi. Cet état fut arrêté par la loi du 9 vendémiaire suivant et celle du 22 frimaire régla les crédits des ordonnateurs.

Le 1er messidor an vi, on présenta de même l’aperçu des besoins de l’année suivante ; mais les contestations qui s’élevèrent vers ce temps entre les principales autorités, replongèrent de nouveau nos finances dans un chaos dont les suites du 18 brumaire pouvaient seules les tirer. Il ne fallait pas moins que la main puissante du grand homme qui a réduit nos derniers et nos plus opiniâtres ennemis, pour réprimer tous les abus et relever toutes les espérances[2].

L’acte constitutionnel qui date de cette époque offre les fondements du meilleur ordre financier. L’article 45 veut qu’une loi annuelle détermine le montant des recettes et des dépenses de l’État ; et l’article 56 statue que le ministre du trésor public ne peut rien faire payer qu’en vertu d’une lei et jusqu’à la concurrence des fonds qu’elle a déterminés pour un genre de dépenses ; ce qui suppose nécessairement que chaque genre de dépenses doit être spécifié et autorisé d’avance.

Mais la grandeur même des résultats que le gouvernement méditait dès ses premiers pas ; la nécessité de cacher à un ennemi clairvoyant les coups que son obstination nous forçait de lui préparer, l’incertitude des événements à une époque où une partie de l’Europe se refusait encore à cet hommage unanime qu’elle rend actuellement à la puissance de la nation et à la sagesse de son premier magistrat, toutes ces raisons rendaient à peu près impossible la détermination des dépenses ordinaires.

La loi du 25 ventôse an vin se borna à autoriser les ministres à ordonnancer leurs dépenses de l’an ix jusqu’à concurrence du tiers des crédits qui leur avaient été ouverts pour l’année précédente ; le complément de ces crédits fut fixé par la loi du 19 nivôse an ix.

Dans la session de l’année dernière le gouvernement demanda un crédit provisoire de 200 millions à compte des dépenses de l’an x. C’est ce crédit que le projet de loi dont le rapporteur m’a précédé à la tribune, propose de compléter en le portant à 500 millions.

Enfin le projet que nous soumettons actuellement à votre délibération, ouvre un nouveau crédit provisoire de 300 millions sur les produits de l’an xi.

Lorsqu’à peine nous sommes sortis d’une lutte terrible, tandis qu’une résistance coupable oblige encore le gouvernement à déployer de nouveau l’appareil de la force ; avant même que toutes les branches de notre administration publique soient définitivement établies, il était impossible qu’on pût rassembler les éléments propres à former le système fixe de nos dépenses annuelles. Mais l’ordre qui s’est introduit dans toutes tes parties de l’administration des finances, l’anéantissement successif des signes de notre gêne passée, et surtout l’influence bienfaisante de la paix, nous conduiront infailliblement à ce résultat.

C’est alors que la nation jouira de l’avantage de modérer ses dépenses sans mesquinerie ; car vous remarquerez, Tribuns, que la mesquinerie est presque toujours la conséquence, non de l’économie, mais de la profusion. Ce n’est que pour vouloir trop accorder à un genre de besoin qu’un autre reste en souffrance ; quand pour chaque nature de dépense, on ne pose pas d’avance les bornes où l’on juge convenable de s’arrêter ; quand, au contraire, on les porte pour ainsi dire avec soi à mesure qu’on avance dans la carrière de l’année, il est rare qu’on s’arrête à la ligne qu’on se serait tracée. C’est avant que les emplois de fonds soient arrêtés qu’il est possible de les balancer, de les prévenir, ou de les régulariser. Lorsqu’une entreprise est une fois commencée, il faut qu’elle soit terminée, quoi qu’il en puisse coûter. On ne peut plus s’y opposer sans compromettre la gloire et la sûreté de l’État ; l’approbation, des corps délibérants est nécessaire, à moins qu’ils ne veuillent prendre une attitude mécontente toujours pénible, odieuse même, pour des hommes uniquement occupés du bien public et du besoin de la tranquillité.

Vous me permettrez encore, Tribuns, de vous faire remarquer que la fixation des dépenses et l’appropriation des revenus achèvera la restauration du crédit, à laquelle les opérations du gouvernement durant cette session concourent déjà si puissamment. La ferme résolution qu’il manifeste et les mesures d’ordre qu’il prend pour assurer le paiement de la dette, recevront un nouvel éclat de la confiance accordée à ses autres engagements ; et cette confiance sera entière, du moment que tous ceux qui font à la chose publique l’avance de leur temps ou de leurs denrées, verront d’avance leurs paiements mis au nombre des charges de l’État, et qu’ils verront sur une colonne parallèle les fonds qui sont destinés à y pourvoir. Dès lors, plus de ces marchés onéreux où le fournisseur fait payer, avec le prix de sa fourniture, l’assurance du risque qu’il court ; plus de ces retards, de ces difficultés qui empêchent trop souvent le négociant honnête de traiter avec les agents de la nation ; le gouvernement stipule alors avec plus d’avantages même que les maisons les plus accréditées, puisqu’il est le plus gros de tous les consommateurs.

Que si l’on regardait comme impossible de déterminer d’avance les besoins ordinaires et de leur assigner des ressources fixes, on conviendrait, par cela même, qu’il est à jamais impossible de porter l’ordre dans les finances d’une nation ; car les nations, comme les particuliers, qui vivent au jour le jour, ne peuvent jamais s’assurer de posséder les moyens de subvenir complètement à leurs besoins et de ne pas atteindre la fin de leurs revenus avant la fin de l’année.

L’expérience du passé indique aux hommes d’État avec assez d’exactitude la portée de certaines dépenses variables, de même qu’elle leur indique ce qu’ils peuvent attendre de certaines ressources dont le produit, quoique éventuel, est cependant regardé comme certain, telles que les postes, les loteries, les droits perçus par la régie de l’enregistrement.

Quant aux entreprises que des circonstances nouvelles rendent nécessaires après qu’on a déterminé le montant des dépenses annuelles, les moyens d’y pourvoir se trouvent, soit dans un fonds réservé pour les dépenses imprévues, soit dans des ressources extraordinaires pour lesquelles on obtient toujours le concours de l’autorité législative. L’Angleterre n’a éprouvé aucun inconvénient de l’obligation où est le ministre de mettre sous les yeux de la chambre des communes les besoins présumés de l’année suivante, quelquefois trois mois avant le commencement de l’année. Il est vrai que, dans les circonstances critiques, le fonds réservé pour les dépenses imprévues est bien plus considérable que dans les temps ordinaires : il est communément de 200,000 livres st. et pour l’année 1799 il fut porté à la somme énorme de 3 millions sterling.

Ce serait un grand malheur si quelques personnes regardaient encore les principes que je viens d’énoncer, comme des lieux communs de finance qui ne sont bons qu’à être violés, ou comme des entraves propres à gêner la marche du gouvernement. Suger, le cardinal d’Amboise, Sully, Colbert ne pensaient pas ainsi. Ils s’imposaient les lois sévères que ne leur prescrivait pas la forme du gouvernement d’alors, et c’est précisément pour cela qu’ils trouvaient les ressources les plus sûres au moment du besoin et qu’ils ont fourni à leurs princes les moyens de faire de grandes choses. L’abbé de Saint-Denis subvint aux frais de la seconde croisade (entreprise que je suis loin d’approuver) ; d’Amboise prépara la conquête du Milanais par Louis XII ; Sully l’abaissement de la maison d’Autriche ; Colbert les plus grands succès de Louis XIV : tandis que le défaut de plan sous la régence d’Anne d’Autriche, dans la dernière moitié du règne de Louis XIV, et même sous nos yeux, dans les derniers temps de la monarchie, ont produit les désordres de la Fronde, les embarras honteux de la Régence, la Révolution enfin, exemple terrible, fécond en grands résultats, mais en malheurs multipliés.

Ce ne sont point là des théories, mais des faits graves et bien constatés.

Tribuns, il était nécessaire d’établir ces principes pour qu’on ne se méprit pas sur les vrais motifs qui ont déterminé votre section relativement au parti qu’elle vous propose de prendre ; et cette précaution était d’autant plus nécessaire, que l’approbation d’un projet semblable a déjà été regardée, par quelques orateurs, comme l’adoption définitive d’un système que nous croyons contraire au régime constitutionnel, au crédit du gouvernement, et à l’établissement complet de l’ordre dans nos finances ; votre section vous propose d’approuver un crédit provisoire, en exprimant le vœu qu’on vous puisse proposer à l’avenir d’approuver des crédits définitifs ; elle vous propose non l’adoption d’un système, mais l’adoption d’un projet de loi, qui ne pouvait être autre qu’il est, à une époque où la guerre est à peine terminée, et où plusieurs parties de notre établissement civil ne sont pas encore complétement organisées et laissent par conséquent ignorer le montant des frais qu’elles entraîneront.

Votre section des finances vous propose d’approuver le projet de loi qui met 300 millions à la disposition du gouvernement sur les produits de l’an xi.


  1. L’an xi embrasse la période de temps qui sépare le 22 septembre 1802 du 23 septembre 1803. Ce rapport contient quelques faits qui ont paru se rattacher d’une manière intéressante à l’histoire financière du pays. La note suivante, qui est de l’auteur, explique pourquoi ce rapport resta à l’état de projet, et montre combien déjà, à cette époque, il était difficile d’émettre des idées indépendantes :

    « La section des finances dont j’étais membre, jugea qu’il y aurait du danger à faire ce rapport, il fut remplacé par quelques mots à la tribune. Le rapport semblait blâmer le gouvernement de ce qu’il ne proposait pas l’ouverture d’un crédit spécial pour chaque genre de dépenses.

  2. À cette époque, Napoléon n’avait mérité encore aucun des sévères, mais justes reproches, qui lui furent adressés plus tard par J.-B. Say. Plus d’un philosophe éminent partageait, au contraire, l’espoir que le génie vigoureux, qui venait de restaurer l’ordre en France, ne dédaignerait pas la gloire d’y assurer le triomphe définitif de la liberté. Mais cette illusion ne dura qu’un instant. Dans l’année qui suivit celle où /ut rédigé ce rapport l’auteur refusa la place de directeur des Droits-Réunis et se retira de la vie publique…
    (Note des Éditeurs.)