Œuvres diverses de J.-B. Say/Correspondance avec Jacques Laffitte

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J.-B. SAY À M. JACQUES LAFFITTE[1].
(Inédite.)
30 janvier 1821.


Voici, Monsieur, les vues que vous m’avez demandées sur le projet dont vous vous êtes ouvert à moi. Vous verrez par quels motifs je crains qu’il n’en résulte ni honneur, ni profit. On ne pourrait espérer quelques succès qu’en faisant bien ses conditions avec le gouvernement et en veillant jusque dans leur détail à leur stricte exécution. Mais le succès serait infaillible si l’on s’emparait des meilleures ouvertures de navigation, et si on les exécutait d’après les sûres données que l’on a maintenant, grâce à l’exemple de l’Angleterre. On serait certain alors, ayant de l’argent, de terminer quelque chose de bon et d’honorable, à quoi l’on attacherait son nom in secula seculorum, amen.



NOTES
SUR UN PROJET POUR L’EXÉCUTION DES CANAUX DE NAVIGATION.


L’unique avantage des canaux de navigation consiste à transporter des marchandises à bas prix. Ce n’est que par la diminution des frais de translation qu’on en fait baisser les prix dans les lieux où se trouvent des consommateurs. Alors la consommation prend de l’accroissement, et embrasse des produits que les difficultés du transport confinaient dans les localités.

Or, le bas prix du transport dépend de la modération des frais de confection et d’entretien des canaux.

Si la confection est opérée avec économie, ceux qui ont fourni le capital peuvent en tirer un bon intérêt, et néanmoins le transport être établi à bon marché.

Si la confection a été dispendieuse, il faut, de toute nécessité, ou que le transport soit cher, ou bien que l’on fasse payer l’intérêt des avances à ceux qui n’en profitent pas, aux contribuables de tout un pays. Il n’y a pas de milieu.

Pour coopérer à des canaux de navigation d’une manière qui soit bonne, utile, honorable, il faut donc que les canaux que l’on projette soient exécutés avec économie ; il faut en même temps qu’ils soient bien exécutés, pour que l’entretien n’en soit pas coûteux, et n’ajoute que peu de chose aux frais de navigation.

C’est pour cette raison qu’une compagnie qui fournit des fonds pour des canaux, ne doit pas, ce me semble, demeurer étrangère à la manière dont l’emploi en sera fait ; car son intention n’est certainement pas de fournir un aliment à des dilapidations, et de mettre dans les mains de l’autorité de nouveaux moyens de dissiper les contributions des peuples.

Du moment qu’une compagnie croit indispensable de s’occuper du mode d’exécution, voici, je crois, les points dont elle doit s’assurer.

Elle doit faire en sorte :

1o Que les plans adoptés soient conçus dans des vues plutôt commerciales qu’administratives ;

2o Que l’exécution en soit aussi bonne et aussi économique que possible ;

3o Qu’elle soit rapide ;

4o Et qu’une fois terminée, les navigateurs ne soient pas troublés, ni gênes, dans l’usage qu’ils feront des canaux.

Des péages modérés seront la conséquence de ces précautions ; et les canaux auront contribué au bien de l’État, ils feront honneur à ceux qui s’en seront mêlés, d’autant plus que les quatre points précédents auront été bien observés.

Quelques courts développements sur chacun d’eux en feront sentir la nécessité.

1o Que les plans adoptés soient conçus dans des vues plutôt commerciales qu’administratives.

Le canal souterrain actuel de Saint-Quentin fut préféré à un autre projet d’une exécution plus simple et plus sûre, dans la vue de frapper l’opinion publique par l’exécution d’un ouvrage extraordinaire. Dès lors, il a fallu un plus fort péage pour en couvrir les frais.

On ordonna impérieusement que le même canal fût ouvert à une époque déterminée ; il en est résulte qu’il ne fut pas exécuté avec assez de soin, et qu’au lieu d’admettre des bateaux qui tirent M pouces d’eau, il ne peut les admettre que lorsqu’ils ne tirent que 33 pouces. Les bateaux qui viennent du Nord-de la France, en raison de ces vices d’exécution, sont obligés, avant d entrer dans le canai de Saint-Quentin, de transborder une partie de leur charge sur des allèges ; d’où il résulte pour chaque bateau une dépens de 36 fr. sans compter les avaries et les pertes de temps. Tout cela équivaut à une augmentation de péage, sans être un profit pour le gouvernement qui en fait l’entreprise. C’est une des causes nombreuses qui nuisent à l’activité de cette communication et aux avantages qui devraient en résulter pour le pays[2].

La ligne droite que l’on a voulu donner, pendant plusieurs lieues, au canal de l’Ourcq, au sortir du bassin de la Villette, a occasionné des déblais et des remblais considérables, qui entrent pour beaucoup dans les 58 millions qu’il a coûtés ou qu’il doit coûter, de l’aveu du préfet de la Seine, et dans les péages qui en résulteront, si l’on veut jamais décharger la ville de Paris des intérêts de cette avance.

Plusieurs canaux des départements du Nord de la France sont assujettis à des détours et à des passages d’écluses pour subvenir à l’approvisionnement des places de guerre en cas de siège. On n’a pas assez calculé qu’ils ne seront pas appelés à servir à cet usage une fois par siècle ; et que pour retarder de quelques jours la prise d’une place forte (en supposant que cela la retarde) on sacrifie les millions que la même province aurait retirés d’une production et d’une circulation plus active, chacun des jours de ces cent années.

2o Que l’exécution en soit aussi bonne et aussi économique que possible.

Les ingénieurs des ponts et chaussées sont des hommes si distingues que l’on ne peut douter de la bonne confection des travaux dont ils seraient chargés. Mais quant à la dépense, on peut craindre que, trop habitués à dépenser les deniers du public, et leur fortune n’étant jamais diminuée par les dépenses qu’ils font, au contraire même augmentée, on peut craindre, dis-je, qu’ils ne mettent point dans leurs opérations cette sévérité que commande l’intérêt personnel. Ils sont attachés à certains modes de construction qui conviennent aux monuments fastueux plutôt qu’aux monuments utiles. Ils n’ont pas, en général, cette activité que donne l’habitude des entreprises particulières. Ils auraient, dans ce cas-ci, d’autres devoirs à remplir et d’autres ambitions à satisfaire que de servir te commerce. L’Angleterre, en ces sortes d’affaires, nous donne l’exemple trop peu suivi, de ne rien épargner dans ce qui va au but essentiel, et de ne rien dépenser au delà du nécessaire. Il faudrait faire en sorte qu’une compagnie d’entrepreneurs anglais ne fût pas fondée à nous dire : Vous avez dépensé 140 millions pour faire ce que nous aurions exécuté moyennant 150.

Lorsqu’on veut ne pas excéder les dépenses présumées, il est nécessaire de n’adopter jamais aucun parti, qu’après s’être assuré qu’il porte en lui-même ses moyens de succès, et après avoir froidement apprécié les obstacles qui viendront contrarie son achèvement ; or, c’est ce qu’on n’obtient guère d’une administration accoutumée à donner à la volonté du chef plus de prépondérance qu’a la nature des choses.

3o Qu’elle soit rapide.

Il est évident que l’intérêt des avances jusqu’au moment des rentrées, compose une partie importante des frais de confection, et que cette dépense est d’autant plus faible, que les rentrées commencent plus tôt.

Il est toujours à craindre que les travaux entrepris par l’administration ne soient suspendus avant d’être achevés. Un ministre, un directeur général peuvent être remplacés, et leur successeur ne plus mettre le même intérêt à des travaux entrepris par d’autres qu’eux et peut-être contre leur avis. Les uns et les autres sont soumis à des influences qui peuvent changer leurs déterminations.

C’est une faible garantie que l’intérêt qu’a le gouvernement à terminer un ouvrage commencé. On pourrait y croire, si l’on n’était pas entouré de travaux suspendus. Le Louvre, commencé il y a 309 ans, est-il achevé ?

L’administration, peut-on dire, ne sera pas (dans ce cas-ci) arrêtée faute d’argent. — D’abord il faut supposer qu’elle n’excédera pas les sommes que l’on consent à lui prêter ; car, au terme des avances, elle serait encore arrêtée faute d’argent. Ensuite, si elle demeure juge de l’emploi, ne peut-elle pas abandonner un projet entrepris en faveur d’un autre qui lui plaira davantage ?

Ne soyons pas séduits par l’exemple du Havre. Il s’agissait ici d’un objet spécial et fort simple ; il n’y avait nulle possibilité d’en appliquer les fonds à d’autres travaux ; il s’exécutait sous les yeux des intéressés, et il était soumis à leur inspection de tous les instants ; ils avaient en outre des commissaires pour surveiller l’opération ; ils ont eu le bonheur d’avoir affaire à un ingénieur et à un entrepreneur qui ont répondu à leur confiance ; enfin, malgré tout cela, l’entreprise aura duré un an de plus qu’on n’avait compté.

4o Que les navigateurs ne soient pas troublés ni gênés dans l’usage qu’ils feront des canaux.

C’est ici qu’une compagnie qui traite avec le gouvernement en mettant pour clause d’avoir une part dans les profits, est le plus intéressée à se procurer des garanties.

Le simple fait de la police des canaux est capable d’en annuler tous les bienfaits et tous les produits.

Les canaux qui traversent des places de guerre ont une partie de leurs cours et de leurs écluses soumis à la police militaire. Les ingénieurs des ponts et chaussées, comme chargés des réparations, ont la police des autres écluses, et jusqu’à un certain point la police des bateaux. Les agents de la navigation sont chargés d’en diriger les mouvement. Enfin, les préfets, les sous-préfets et jusqu’aux maires, s’ingèrent à donner des ordres, et ont des gendarmes pour les faire exécuter.

Toutes ces autorités prétendent être non-seulement indépendantes les unes des autres, mais indépendantes d’une autorité pareille établie dans un autre département. Aucun droit de citoyen et de commerçant n’est admis lorsqu’il se trouve en contradiction avec les vues de l’autorité quelle qu’elle soit, que ses prétentions soient fondées ou qu’elles ne le soient pas ; tellement que si la douceur et les lumières de plusieurs fonctionnaires publics de l’ordre militaire et de l’ordre civil ne corrigeaient pas les formes de notre administration, on naviguerait sur nos canaux de vexations en vexations.

Les besoins du commerce sont si peu écoutés et les formes sont si lentes, que la navigation de Valenciennes à Chamiy, où les bateaux entrent dans l’Oise, n’est jamais moindre de deux mois ! Sa lenteur est un péage qui coûte tort cher au commerce et ne rapporte rien à personne.

Les réparations, quelles qu’elles soient, ne sont jamais achevées promptement par l’administration. Un ingénieur fait provisoirement fermer un canal ; ensuite il s’occupe à loisir à faire arriver des matériaux à pied d’œuvre, et ne se gêne jamais pour le service du public. Au lieu d’exécuter en même temps toutes les réparations qui sont à faire sur une même ligne de navigation, l’une succède à l’autre, et la navigation est interrompue sur toute la ligne pendant plusieurs mois de suite. Quel commerce, quelles habitudes de communications résisteraient à des coups comme ceux-là ?

En 1817 et 1818, la navigation de l’Escaut fut interrompue pour la construction d’une écluse, pendant trois mois, jusqu’au 16 août ; et dès le premier septembre, sur la même ligne de navigation, on ferma le canal de Saint-Quentin, pour des réparations. À peine le canal souterrain fut-il rouvert, qu’on interrompit la navigation de l’Oise, pour réparer le pont de Pontoise ; tellement que la communication par eau du département du Nord avec Paris et avec Rouen, ne put être rétablie avant le printemps suivant. Plusieurs mariniers furent ruinés par cette longue inaction ; plusieurs furent forcés d’abandonner leur état, de vendre leurs bateaux, de se mettre en service.

Les péages, quoique réglés par les lois, ne sont pas perçus d’une manière invariable et commode pour le redevable. Tantôt, le droit se perçoit par bateaux, quelle qu’en soit la grandeur ; tantôt il se perçoit suivant leur capacité, tantôt suivant leur longueur, tantôt suivant leur charge[3]. Leur longueur est calculée tantôt sur la longueur où se trouve la charge, tantôt sur la distance qui sépare la poupe de l’extrémité de la proue. Dans la capacité on tient compte ou l’on ne tient pas compte, arbitrairement, de la cabane des mariniers, etc. Il faut parcourir la même distance à peu près, et sur des canaux, pour conduire la houille de Mons à Paris, et de Mons à Rotterdam ; eh bien par une suite de la mauvaise administration, la même mesure de celle marchandise que l’on vend à Rotterdam 50 à 54 fr. de France, ne peut se donner à Paris pour moins de 110 à 120 fr.

La navigation de l’Aisne est si chère et si dangereuse que peu de bateaux osent s’y hasarder.

Un bateau qui vient de Rouen & Paris, est obligé de faire une dépense de 2500 fr. à 2900 fr.

Aucune active navigation n’est possible si l’on ne se met en garde contre de semblables errements. Le régime des canaux ne peut pas n’être pas pris en considération dans une nouvelle affaire, si l’on veut qu’elle réussisse. Argent, capacité d’exécution, conditions nombreuses, clairement exprimées, et garanties par tous les moyens que fournit la constitution politique ; et par dessus tout cela persévérance et fermeté pour faire exécuter ce qu’on aura une fois arrêté : voilà quels sont les éléments de succès.

Hé ! qui voudrait conclure une affaire si d’avance elle était condamnée à n’avoir aucun succès ? si toutes les probabilités étaient contre elle Qui voudrait avancer au gouvernement des centaines de millions, pour remuer des terres, enlever des champs à l’agriculture, et laisser la nation grevée de nouvelles contributions, dont elle n’aurait retiré aucun fruit ?

Et si, grâce à de demi-précautions, les inconvénients signalés ne se montraient pas partout, et dans toute l’étendue, ils se manifesteraient encore assez sur certains points, pour balancer les profits qu’on pourrait attendre des parties qui auraient le mieux réussi. Dès lors plus de brillantes espérances à concevoir. Il faut renoncer non seulement à la gloire d’avoir travaillé pour le bien de la nation, mais encore à un bon intérêt de ses avances. Autant vaut acheter des rentes sur l’État, On possède au moins alors un effet qu’on peut vendre dans quelques heures et que la nation mettra toujours son honneur à acquitter préférablement à tout autre.

Que si l’on veut se mettre en avance pour un objet aussi véritablement utile au public que les canaux de navigation, je crois qu’il ne faut pas s’écarter des moyens que j’indique pour le faire, d’une manière qui soit à la fois honorable et sûre pour les bailleurs de fonds.


  1. Les banquiers n’ont vu dans le projet d’exécution des canaux qu’une occasion de négocier un emprunt public, avec garantie spéciale, et avec l’avantage d’actions de jouissance, ou part dans les produits, qui sont devenues plus tard une entrave, lorsqu’il s’est agi de la réduction des tarifs. Comme on le verra par cette lettre et par la note qui y était jointe, l’auteur aurait voulu que l’industrie privée se chargeât d’exécuter avec intelligence et économie ces grands travaux d’utilité publique. Sa voix n’a pas été écoutée, et l’intérêt public a été sacrifié. (H. S.)
  2. Si les bateaux, dès en partant, ne chargeaient que pour tirer 33 pouces d’eau, ils perdraient sur le péage de Ronde, qui reste le même quelle que soit la charge. Aussi le prix des houilles à Paris et Rouen n’a point baissé en raison du canal de Saint-Quentin, la consommation n’en a pas été favorisée, ni par conséquent les industries où elles s’emploient.
  3. La charge se compte tantôt par la charge possible, tantôt par la charge réelle.