Œuvres inédites (Staël)/Tome II/La signora Fantastici
M. DE KRIEGSCHENMAHL, ancien officier suisse. | ||||
Mme DE KRIEGSCHENMAHL, sa femme. | ||||
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LA SIGNORA FANTASTICI. | ||||
ZÉPHIRINE, fille de la signora Fantastici. | ||||
Un Commissaire, bègue. |
Nota. Les rôles de M. de Kriegschenmahl et de Rodolphe doivent être joués avec l’accent allemand ; celui de madame de Kriegschenmahl avec l’accent anglois.
Scène I.
Mon ami, si vous pouviez cesser de fumer cette pipe, vous me feriez grand plaisir, en vérité, grand plaisir. Cela gâte toute l’odeur du thé. La fumée salit ma robe blanche ; en vérité, c’est bien désagréable.
Que voulez-vous, ma femme, chaque pays a ses usages. En Angleterre, vous buvez de l’eau chaude tout le jour, c’est fade, c’est insipide. La pipe est plus militaire ; elle me rappelle ma jeunesse. Depuis vingt-cinq ans que je suis votre époux, madame de Kriegschenmahl, ne pouvez-vous donc pas vous accoutumer à moi ?
Il y a vingt-cinq ans que vos coutumes militaires me révoltent.
Il y a vingt-cinq ans que vos pruderies m’ennuient.
C’est bien honnête.
C’est bien complaisant.
Quand vous étiez amoureux de moi…
Quand vous aviez envie de m’épouser…
Je m’amusois bien plus.
Je m’ennuyois bien moins.
Nous sommes pourtant heureux ensemble.
Oui, bien heureux.
Mais quelquefois j’aurois envie…
De quoi ?
D’autre chose.
Que voulez-vous dire, madame de Kriegschenmahl ?
Ne vous fâchez pas, monsieur de Kriegschenmahl ; j’ai une grâce à vous demander. Il y a vingt-cinq ans que nous faisons une partie de whist tous les soirs ; j’aurois envie d’essayer une fois ce jeu françois qu’on dit si gai, le reversi : y consentez-vous, mon cher mari ? je ne me le permettrois pas sans votre approbation.
Je vous la donne.
Ah que vous êtes bon ! nous pouvons l’essayer avec nos deux fils.
Oui, ce sera une partie de famille ; cela fait toujours plaisir. Mais ne vous apercevez-vous pas que depuis quelque temps votre fils chéri, celui que vous avez nommé Licidas, il y a vingt-quatre ans, à l’occasion de ce roman anglois que vous n’avez pas encore eu le temps de finir ; eh bien ! Licidas de Kriegschenmahl est très-rarement à la maison. D’où vient cela ?
Licidas est trop bien élevé pour que je me permette de soupçonner sa conduite. Je suis sûre qu’il s’occupe du nouveau Cours d’agriculture qui vient de paroître. Il aime la campagne, la solitude ; il est modeste et timide ; ce n’est pas comme votre caporal de Rodolphe. En vérité, moi qui suis sa mère il me fait peur quand il me parle.
C’est un homme de sens que mon fils cadet. Il n’a pas le teint de lis et de rose de votre Licidas. Il n’est pas fait pour la vie domestique, comme vous et votre fils ; mais il est raisonnable ; et je parierois bien que votre Licidas feroit plutôt une sottise que Rodolphe.
Une sottise ! que voulez-vous dire ? mon fils, qui n’est jamais sorti de chez moi et qui est résolu à ne pas nous quitter ; tandis que Rodolphe passe sa vie, oserai-je le dire ? où ? dans les corps-de-garde. Oui, j’en rougis quand j’y pense.
Et où voulez-vous donc que l’on soit ?
Auprès de sa mère, monsieur ; auprès de sa mère.
Y pensez-vous ? Mais voici Licidas. Qu’a-t-il donc aujourd’hui ?
Ses cheveux sont tout défaits. Il chancelle en marchant. Mon Dieu ! lui seroit-il arrivé quelque malheur ?
Ce fils, si modeste et si timide se seroit-il, enivré quelque part ?
Scène II.
mi, qu’oses-tu dire ?
Toi qui connois mon cœur depuis que je respire,
Des sentimens d’un cœur si fier, si dédaigneux,
Peux-tu me demander…
Que vous est-il arrivé, mon fils ? comme vos regards sont hardis ! vous me faites baisser les yeux.
Mon fils, as-tu perdu le bon sens ?
Mon père, ma mère, pardon. Mais vous ne savez pas comme c’est beau ce que je viens de répéter ; vous ne connoissez pas la signora Fantastici et sa charmante fille Zéphirine. Que je vous plains !
De qui me parles-tu, mon fils ? Ce sont des noms que je n’ai jamais entendu prononcer, et cependant j’ai bien roulé le pays quand j’étois jeune.
Je crains, mon fils, que ces personnes dont tu me parles ne soient pas une société convenable pour un jeune homme bien élevé.
Ma mère, ce sont deux Italiennes charmantes, la mère et la fille. Elles sont arrivées depuis quelques jours, et jamais je ne me suis tant amusé que depuis que je les connois.
Que dis-tu, Licidas, amusé ! Est-ce que leur société vaut celle de ta tante Ehrenschwand, chez qui nous allons tous les lundis ?
Mille fois mieux, ma mère.
Mieux que les soirées du jeudi chez ta cousine Cunegonde ?
Encore mieux.
C’est-il croyable ?
Tu me persuaderas que l’on s’amuse plus chez elle qu’à ce club où nous fumons par jour quelquefois trois, quelquefois six, quelquefois neuf pipes ?
Oui, mon père.
Et qu’est-ce qu’on y fait donc ?
On y joue la comédie.
Ah mon Dieu ! Mais c’est de quoi se perdre. Un jeune homme de vingt-quatre ans jouer la comédie !
C’est bon pour une femme de jouer la comédie ; mais un homme doit faire la guerre, toujours la guerre.
Mais, mon père, quand on est en paix…
C’est égal.
Je serois bien fâchée que tu fisses la guerre ; c’est beaucoup trop rude pour mon cher fils. Mais jouer la comédie ! En vérité cela fait frémir. Jamais ma mère ni ma grand’mère n’ont rien imaginé de pareil.
Si vous voyiez la signora Fantastici, elle vous plairoit. Elle est si animée, si vive ! elle dit des vers, elle chante. Sa fille fait de même, et moi je sais déjà leur répondre ; elles m’ont appris à déclamer comme elles.
Ah mon Dieu ! il est perdu !
Je veux suivre la signora Fantastici ; je veux aller en Italie avec elle.
Ah ciel !
Mais qu’est-ce que c’est donc que cela, monsieur Licidas ?
Mon père, je m’ennuie trop ici : on y dit toujours la même chose, depuis le commencement de l’année jusqu’à la fin. Comment vous portez-vous ? dit-on à ma mère. Très-bien, répond-elle. — Il fait bien froid aujourd’hui. C’est vrai ; mais l’année dernière, à pareille époque, c’étoit bien pis. Trouvez-vous ? dit ma vieille cousine. Je suis de votre avis, réplique ma tante. Et le lendemain cela recommence.
Voyez l’impertinent !
Mon père nous raconte toujours le même siége. Celui de Troie a duré moins long-temps.
Veux-tu finir ! Si je…
La signora Fantastici a tous les jours une idée nouvelle : la musique, les tableaux, la poésie, remplissent et varient sa vie. Mon père et ma mère, je vous demande bien pardon, mais je veux suivre la signora Fantastici.
Ah ! nous saurons bien t’en empêcher. Mais voilà ton frère Rodolphe qui va te mettre à la raison.
Scène III.
Bonjour, mon père ; comment va la pipe ? Bonjour, ma mère ; comment vont les nerfs ? Je vous plains que vous ayez pareille chose. Moi, je n’ai point de nerfs : j’ai une santé de tous les diables ; Et toi, mon frère, je te trouve bien plus gaillard qu’à l’ordinaire. Veux-tu t’enrôler ? me voilà tout prêt à te faire entrer dans mon régiment.
Sais-tu comment il veut s’enrôler ? c’est dans une troupe de comédiens.
Quoi ? comédien ! c’est abominable. S’il avoit une pareille idée, je lui passerais mon épée au travers du corps. Je ne sais pas trop ce que c’est que de jouer la comédie, mais j’imagine que c’est indigne d’un militaire, et je n’en veux pas entendre parler.
C’est bien raisonner, cela.
Tu vois, mon fils, à quoi tu nous exposes ; voilà ton frère qui va passer pour plus sage que toi.
Allons, allons, madame, ne vous lamentez pas : on va mettre ce garçon-là à la raison. Je vais chercher mon ami le commissaire du quartier, et il fera partir cette signora Fantastici qui met le trouble dans toutes les têtes.
Mon cher ami, ne soyez pas trop vif.
Ma femme, ayez soin de me contenir ; car, parbleu, quand je m’y mets, je me fais peur à moi-même. (à Rodolphe.) Mon fils, veille sur ton frère, et ne le laisse pas sortir d’ici.
Il suffit, papa.
Scène IV.
Ah ! monsieur mon frère, vous faites donc aussi des fredaines, vous que ma mère me citoit toujours comme un modèle ? C’est donc à présent moi qui suis votre Mentor ?
Que veux-tu, mon frère ? je croyois qu’il n’y avoit que deux manières d’être dans ce monde, comme mon père ou comme ma mère, comme toi ou comme moi, et j’aimois mieux la mienne. Mais depuis que je connois la signora Fantastici, je voudrois bien lui ressembler : viens la voir avec moi.
Moi ! manquer à ma consigne ! y penses-tu ? Je reste ici ferme jusqu’au retour de mon père, et je t’empêcherai bien de sortir.
Ah, mon Dieu ! quel ennui ! Si je répétois pendant ce temps les vers que la signora m’a donnés à apprendre… C’est, la déclaration d’Hippolyte ; mais il faudroit l’adresser à une Aricie. Bon, mon frère est justement à ma droite ; c’est ce qu’il faut. Reste là, Rodolphe, reste là.
Sûrement je reste. Pourquoi me commandes-tu ce que je veux ?
Vous voyez devant vous un prince déplorable.
Que dit-il, déplorable ? N’est-ce pas la même chose que pitoyable ? Pourquoi dis-tu cela de toi ? c’est trop modeste.
Mon arc, mes javelots, mon char, tout m’importune ;
Et mes coursiers oisifs…
Mais de quel char, de quels chevaux parles-tu donc ? tu vas toujours à pied.
Laisse-moi tranquille ; c’est dans mon rôle : tais-toi.
Et la princesse, que dit-elle de ton amour ?
Ah ! veux-tu que je t’apprenne la réplique ? Ce serait charmant ; tu me dirois le mot de réclame.
Le mot de réclame ! quelle diable d’expression que cela ! N’est-ce pas plutôt le mot d’ordre que tu veux dire ? Tous les jours je le dis à la patrouille. Mais qu’est-ce que cette petite fille qui vient vers nous ? elle est drôlement habillée ; mais elle est jolie ; oui, par ma foi, elle est jolie !
C’est la charmante fille de la signora Fantastici, mademoiselle Zéphirine. Elles auront eu pitié de ma captivité.
Scène V.
Bonjour, Licidas.
Bonjour, Zéphirine. Où est la signora Fantastici ?
Elle va venir. Elle est restée dans la rue pour choisir dans une boutique des casques et des cuirasses.
Des casques et des cuirasses ! et que veut-elle en faire ?
La première pièce que nous jouerons sera toute militaire.
Toute militaire ! ma belle enfant ; et comment vous y prendrez-vous ?
Licidas sera un chevalier ; et vous, pourquoi n’en seriez-vous pas un autre ?
Moi ! ah, par exemple !
Et pourquoi pas ? Vous croyez peut-être que vous avez mauvaise grâce ?
Non, en vérité, je ne crois pas cela.
Ma mère vous corrigera.
Et de quoi, mademoiselle, s’il vous plaît ?
De marcher tout droit devant vous, comme vous faites ; d’être roide, gauche.
Mademoiselle, je veux rester comme je suis.
Monsieur, vous avez tort. Tenez, votre frère avoit l’air d’un niais.
Oh ! cela est vrai.
Eh bien ! à présent il a l’air dégagé.
Pas trop encore.
Cela viendra. Mais voyons ce qu’on pourroit faire de vous.
Rien.
Quoi ! vous vous en tiendriez aux personnages muets, vous voudriez faire les gardes dans le fond du théâtre ?
Non, mademoiselle.
Vous voudriez peut-être seulement jouer l’ours dans les Chasseurs et la Laitière ?
Mademoiselle…
Un des amis de maman a cet emploi-là ; il ne vous le cédera pas.
Mademoiselle, je ne veux rien jouer, rien jouer du tout ; entendez-vous ?
Pas possible ! Qu’est-ce que vous feriez donc ?
Ce que je ferois ? parbleu, je ferois ce que je suis, le capitaine Rodolphe Kriegschenmahl.
Voilà qui est bien ; ma mère est aussi la signora Fantastici ; moi, Zéphirine Fantastici ; mais il faut bien être bon à quelque chose. Mon emploi, c’est celui des jeunes premières ; et vous, monsieur, le croiriez-vous ? je pense assez bien de vous, pour vous donner le rôle de Renaud dans Armide.
Ah, Zéphirine ! y pensez-vous ? c’est le mien.
Laissez faire, laissez faire ; il faut attirer les débutans. Le rôle vous reviendra.
Renaud et Armide, qu’est-ce que c’est que cela ? N’y a-t-il pas quelqu’un que cela regarde dans notre société ? Je ne veux choquer personne.
Non, je vous l’assure ; soyez tranquille. Mais voyons ; essayez.
Cet enfant m’amuse ; je veux bien jouer avec elle.
Ôtez vos grosses bottes.
Je ne les quitte jamais, pas même la nuit.
Ôtez-les toujours.
Je le veux bien ; mais j’aurai froid à la jambe.
Ôtez votre sabre.
Mademoiselle !…
Vous le reprendrez.
À la bonne heure. On peut quitter son sabre pour badiner.
Je voudrois que vous pussiez raser vos moustaches.
Ah ! cela non, par exemple ; c’est contre l’ordonnance.
Mais quand il faudra que je vous mette une couronne de roses sur la tête, comment cela ira-t-il avec vos moustaches ?
Oh ! c’est vrai, que cela ira mal, et ce pendant j’aime les roses après la fumée du tabac, c’est la meilleure odeur que je connoisse.
Ayez l’air endormi.
Je dors quelquefois, souvent même ; mais je ne sais pas avoir l’air endormi. Faut-il fermer les yeux pour cela ?
Oui, sans doute ; je viens pour vous tuer pendant votre sommeil.
Alors, mademoiselle, rendez-moi mon sabre ; car enfin cela n’est pas juste.
Votre figure me plaît, me touche, et, prête à vous frapper, je laisse tomber le poignard.
Ah ! c’est charmant cela. Si ma figure vous plaît, puis-je vous embrasser ?
Ah non !
Tant pis.
Vous vous réveillez.
Je suis éveillé.
Vous vous levez.
Me voici debout.
Ah ! pas comme cela. Il faut que vos mouvemens soient doux, arrondis.
Mais mon habit est si serré que je ne puis remuer les bras que pour faire l’exercice.
L’exercice ! quelle horreur ! Ôtez votre habit et mettez mon schall à la place.
Votre schall ! qu’est-ce que cela signifie, petite sorcière ?
Obéissez.
Mais voyez donc ! elle me parle comme mon général.
Je le suis, votre général. Vous êtes des nôtres.
Moi ! je ne suis pas engagé ; je n’ai pas signé mon enrôlement.
Dansez avec moi ; tenez le bout de ce schall. Allons, tournez.
Mon frère, tu ris. Attends, je vais… (Il s’embarrasse dans le schall, et tombe par terre.) Ah ! maudit schall !
Scène VI.
Mon fils, dans quel état vous êtes ! votre frère se seroit-il battu avec vous ?
Non, ma mère, c’est la signora Zéphirine qui lui faisoit répéter une leçon de danse : elle étoit Armide ; il étoit Renaud.
Mon fils, je n’aurois jamais cru cela de toi.
Ni moi non plus.
Enfin tout cela va finir.
Oui… oui, tou… out cela va finir.
Ah ! voici la signora Fantastici.
Scène VII.
Ah ma mère ! je suis bien aise de te voir. Il y a ici un trouble terrible.
Est-ce que le dénoûment approche ? mais il n’est pas assez préparé. Mon cher Licidas, présentez-moi à monsieur votre père et à madame votre mère. Je serai charmée de les connoître.
Moi ! cela me fait très-peu de plaisir.
Et moi, madame, j’aurois souhaité que l’obscurité de notre vie nous épargnât tout ce bruit.
J’entends. L’un est dans le genre brusque, comme qui diroit le Bourru bienfaisant, les emplois d’oncle et de tuteur ; à l’autre, les prudes, ce sont des rôles aisés ; mais l’un a un accent allemand et l’autre un accent anglois, qui font très-bien, mais très-bien.
Signora, contentez-vous des fils, et n’essayez pas d’emmener le père et la mère ; cela ne se peut pas.
Qui vous a dit que cela ne se pouvoit pas ? Il ne s’agit que d’arracher les hommes à leurs habitudes. Il faut leur faire sentir l’intérêt d’une vie nouvelle, l’insipidité de la leur. Il faut réveiller leur amour-propre, exciter leur imagination, et ils sont à nous.
Allons, monsieur le Commissaire, faites votre devoir.
Madame, je sui… is chargé…
De quoi ?
De vous ordonner…
De m’ordonner ! et vous tremblez… Ce n’est pas de ce ton-là que l’on commande.
De quitter la ville à l’instant.
Moi ! et de quel droit, je vous prie ?
Co… omment de quel droit ? ne suis-je pas Commissaire du quartier ?
Oui ; mais il n’y a que le bailli qui puisse accorder ou refuser une permission de séjour ; et le bailli me rend justice ; il aime les arts, il aime la poésie. Prenez garde qu’il ne vous destitue pour avoir empiété sur ses droits.
C’est vrai ce qu’elle dit, la si… ignora. C’est si triste d’être subalterne ! J’espérois être nommé bailli à la dernière élection ; mais la cabale m’en a em… empêché.
Savez-vous ce qui est cause que vous n’avez pas été nommé ?
Non ; mais il m’a paru que le public en étoit in… indigné.
Oui, une indignation calme ; mais je vous dirai, moi, que c’est votre difficulté de parler qui en a été la cause.
Oui, c’est vrai : j’ai un… un peu difficulté à parler ; mais ma mère m’a dit que cela me donnoit de la grâce.
Madame votre mère a sûrement raison ; mais d’être bègue nuit beaucoup pour haranguer en public.
Et que faut-il faire pour m’en co… orriger ?
Jouer la comédie.
Moi ! jouer la comédie !
Un rôle de bailli.
Un rôle de bailli !
Deux fois par semaine, vous serez bailli pendant trois heures.
Le conseil municipal ne s’assemble qu’u… une fois.
Ainsi vous serez donc deux fois plus bailli sur mon théâtre que sur le vôtre.
Porterai-je la même robe ?
La même.
Et l’on m’obéira ?
Mieux qu’on ne vous obéiroit.
Et s’il y avoit des émeutes ?
Avec quatre vers alexandrins vous les calmeriez.
Quatre vers a… alexandrins ! cela expose-t-il la vie d’un honnête homme ?
Pas du tout, pas même celle d’un mauvais poète.
Mais c’est charmant cela ! Deux fois par semaine, bailli ; une belle robe, du pouvoir, et point de danger. Signora, je suis à vous.
Passez de ce côté ; vous, capitaine Rodolphe, vous ne quitterez pas ma fille.
Non sûrement, signora : c’est mon Armide. Si je vais en Italie avec elle, je serai toujours Renaud, n’est-ce pas ?
Oui, sans doute. Néanmoins vous vous prêterez quelquefois au rôle de Sacripant. Il faut être complaisant dans les troupes de société.
Mon mari, qu’allons-nous devenir ? nos enfans vont nous quitter. Nous resterons tête à tête. Ah que c’est triste !
Madame de Kriegschenmahl, que nous dirons-nous quand nous serons seuls ?
Ce que nous nous sommes déjà dit, mon cher époux.
Ah ! je ne le sais que trop. Essayons de fléchir la signora Fantastici. — Madame, ne m’enlevez pas mes deux fils, la consolation de ma vieillesse.
C’est juste ; vous devez être un excellent père.
Ah ! elle commence à entendre raison.
Oui, père de comédie.
Comment, madame !
Si vous voulez, vous ferez les pères nobles.
Les pères nobles ! mais certainement. Les Kriegschenmahl sont gentilshommes de père en fils.
Comment ! vos ancêtres ont tous joué la comédie ?
Que voulez-vous dire, madame ? prétendez-vous m’offenser ?
Non, assurément ; mais j’emmène vos fils avec moi. Ils me plaisent ; je perfectionnerai leur éducation. Le cadet jouera les héros ; l’aîné les rôles tendres : l’un deviendra plus ferme, l’autre plus doux, et dans dix ans d’ici je vous les renverrai charmans.
Ah ! madame, que faut-il faire pour ne pas me séparer d’eux ?
Écoutez. Je suis bonne personne : je n’aime à faire de la peine à qui que ce soit ; mais je veux qu’on respecte en moi les droits de la poésie. Plus de prose, monsieur, plus de prose dans cette maison.
Quoi ! madame, je ne pourrai pas commander mon dîner en prose, à madame de Kriegschenmahl ?
La poésie ne consiste pas dans les vers, mais dans l’amour des beaux-arts, dans l’enthousiasme et l’imagination qui élèvent l’âme et l’esprit. Elle proscrit tous les sentimens étroits, vulgaires, illibéraux, sous le poids desquels vous avez passé votre vie. Écoutez-moi : je veux donner une fête à une personne charmante que la maladie retient chez elle, et qui supporte ses souffrances avec un admirable courage : voilà de la poésie, par exemple, de la vraie poésie. Voulez-vous prendre un rôle dans la pièce que nous voulons représenter devant elle ?
Y pensez-vous, madame ? moi !
On y fera le siége d’une ville.
Un siége ! Et croyez-vous que ma goutte ne m’empêchera pas de monter à l’assaut ?
Nous aurons soin que les remparts soient de plein pied.
Et prendrai-je la ville ?
Sans doute.
Ah, quel plaisir pour moi, qui ai toujours été battu !
Vous voyez bien que la comédie répare les torts du destin. Et vous, madame de Kriegschenmahl, nous vous prions d’accepter dans notre pièce le rôle d’une femme respectable.
Et pourquoi donc respectable ?
Pardonnez, je croyois…
Pensez-vous donc que si l’on se paroit, l’on ne seroit pas aussi agréable qu’une autre ?
Eh bien ! madame, jouez les grandes coquettes ; j’abdique, et je vous les donne.
Comment donc, madame de Kriegschenmahl…
Cher époux, contenez ces transports jaloux ; je serai coquette seulement dans la comédie : partout ailleurs… vous me connoissez.
Maintenant donc nous voilà tous contens, et nous allons célébrer dignement le triomphe de la poésie sur la prose.