Œuvres inédites (Staël)/Tome II/Le capitaine Kernadec

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Œuvres inéditesTreuttel et WürtzTome second. (p. 123-177).






LE


CAPITAINE KERNADEC,


OU


SEPT ANNÉES EN UN JOUR,


COMÉDIE EN DEUX ACTES ET EN PROSE,


composé à la fin de 1810.



PERSONNAGES.


Le capitaine KERNADEC.

Mme DE KERNADEC.

Mlle ROSALBA DE KERNADEC.

NÉRINE, soubrette.

SABORD, valet.

M. DORVAL, amant de Mlle de Kernadec.



La scène est à Saint-Malo, dans la maison du capitaine Kernadec.


ACTE PREMIER.



Scène I.


LE CAPITAINE KERNADEC, Mme DE KERNADEC, Mlle DE KERNADEC, assis, NÉRINE et SABORD, debout.
LE CAPITAINE, une gazette à la main.

Mille tonnerres ! mille bombes ! Vingt croix ont été données, et le capitaine Kernadec n’en a pas ! Des capitaines marchands, de petits marins d’eau douce ont la croix et moi qui ai monté autrefois la Belle-Poule ; moi qui, avec une corvette de seize canons, ai tenu tête, à une frégate ennemie !… Madame de Kernadec, vous ai-je jamais raconté l’histoire de ce combat ?

Mme DE KERNADEC.

Oui, mon époux.

LE CAPITAINE.

Et vous, ma fille ?

Mlle DE KERNADEC.

Oui, mon père.

LE CAPITAINE.

Et vous, Nérine ?

NÉRINE.

Oui, monsieur.

LE CAPITAINE.

Et toi, Sabord ?

SABORD.

Oui, mon Capitaine.

LE CAPITAINE.

Je vous l’ai racontée : eh bien ! je vais vous la conter encore. — C’étoit à la vue du cap-Vert ; j’aperçus un vaisseau ennemi ; je le poursuivis cinq lieues avec l’avantage du vent, et enfin je lui lâchai ma bordée, aussitôt qu’il me fut possible ; car, morbleu ! je suis vif, et j’aime à faire feu le premier.

SABORD.

Oui, c’est pour cela que vous avez tiré à plus d’une demi-lieue.

LE CAPITAINE.

Veux-tu bien te taire ? — Il est vrai que cette décharge ne tua pas grand monde.

SABORD.

Pardonnez-moi : il tomba plus de six oiseaux de mer, que leur malheur avoit attirés près de notre bâtiment.

LE CAPITAINE.

Finiras-tu, maraud, avec tes impertinentes réflexions ? — Je reviens au fait L’ennemi étoit plus fort que moi ; je ne l’intimidai pas ; je lui envoyai une grêle de balles et de mitraille ; je fis préparer les grappins, et j’allois commander l’abordage, quand cette maudite frégate me lâcha sa bordée de tribord, et gagna le large en fuyant à toutes voiles. Je voulus courir après ; mais, ma foi, elle m’avoit démâté, et je restai planté en mer comme un terme. (à Sabord) Eh bien ! qu’en dites-vous, monsieur le mauvais plaisant ? vous trouverez-vous jamais à pareille fête ? (Il se retourne, et voit madame de Kernadec qui bâille.) Qu’est-ce à dire, madame de Kernadec, vous êtes distraite, Dieu me pardonne, quand je raconte mes campagnes ? À quoi pensez-vous ? à votre toilette ? Et vous, mademoiselle, à vos amours ? En vérité, madame, où avez-vous eu l’esprit d’appeler cette petite fille Rosalba, un nom de roman ? C’en est assez pour tourner la tête à une jeune personne. Rosalba… aussi elle n’a rien retenu de tout ce que je lui ai enseigné. Et toi, charmante Nérine, tu sais tout sans avoir rien appris. Tiens, ma chère, si tu veux, cet été je te mettrai au fait de la manœuvre ; ce sera si joli de t’entendre commander avec ta voix douce !

NÉRINE.

Mais, monsieur, il me semble qu’une voix douce n’est pas trop nécessaire pour cela. Ne dites-vous pas hissez les voiles, virez de bord, serrez le vent ; que sais-je, moi ?

LE CAPITAINE.

Voyez comme elle est gentille ! Ah ! ma chère, que tu me plais !

(Il veut l’embrasser.)
Mme DE KERNADEC.

Y pensez-vous, monsieur de Kernadec ? Oubliez-vous que c’est devant moi que vous parlez ?

LE CAPITAINE.

Eh non ! madame ; eh non ! j’y pense très-fort. Avez-vous jamais eu d’infidélité à me reprocher ? Dans mes campagnes, je n’ai jamais emporté d’autre portrait que le vôtre ; les jours de combat, je le pends au mât d’artimon ; et quand le feu devient trop vif, je le mets dans ma poche, en disant, vogue la galère ! N’est-ce pas tendre cela ? Madame de Kernadec, je vous demande si un officier de terre seroit plus galant ?

Mme DE KERNADEC.

Non assurément. Mais il ne s’agit pas de tout cela ; j’ai quelque chose d’important à vous communiquer. Je voudrois vous parler seul.

LE CAPITAINE.

À la bonne heure ; je n’ai rien à faire aujourd’hui ; c’est un calme plat. Je causerai tant qu’il vous plaira.

Mme DE KERNADEC.

Qu’est-ce que vous dites d’un calme plat ? cela est-il nécessaire pour causer avec moi ? Vous ne savez rien m’adresser qui ne m’offense.

LE CAPITAINE.

Eh ! parbleu, madame, ne faudroit-il pas prendre des mitaines ? et puis d’ailleurs, de quoi vous fâchez-vous ? Chacun son langage. Vous êtes une femme d’esprit ; vous avez vécu à Paris ; nous autres gens de mer nous ne donnons pas dans tout cela.

Mme DE KERNADEC.

Et cette ennuyeuse pipe dont vous m’envoyez des bouffées à chaque instant, comment y tenir ? Ma pommade à la fleur d’orange, mes roses, tout, dans la maison, sent le tabac.

ROSALBA.

Ah ! maman, qu’est-ce que cela fait ? M. Derval me disoit l’autre jour qu’il aimoit beaucoup cette odeur-là.

LE CAPITAINE.

M. Derval, mademoiselle, ce galant doucereux qui vient vous faire la cour ? Il lui appartient bien d’aimer la pipe ! Je parie qu’il n’a pas seulement fait une lieue en mer. C’est un monsieur si tranquille ! si gracieux ! C’est comme cela que vous les aimez vous autres, mesdames ; mais moi, morbleu, il me faut des moustaches dans ma famille, et non pas des faiseurs de madrigaux ; m’entendez-vous ?

ROSALBA, à madame de Kernadec.

Ah ! maman, comme cela s’annonce mal !

Mme DE KERNADEC.

Ma fille, laissez moi seule avec lui : il fait toujours plus de train quand il y a du monde.


Scène II.


M. et Mme DE KERNADEC.
Mme DE KERNADEC.

Monsieur de Kernadec, nous nous sommes mariés il y a seize ans, comme vous savez.

LE CAPITAINE.

Dix-huit ans, madame, dix-huit ans. J’étois alors enseigne : voulez-vous me retrancher deux ans de service ? Je n’entre pas dans vos calculs, moi ; il me faut mon temps pour avoir la croix. Vous en direz ce que vous voudrez, il me le faut.

Mme DE KERNADEC.

J’étois si enfant alors, monsieur de Kernadec, qu’il est bien naturel que je ne m’en souvienne pas distinctement.

LE CAPITAINE.

Si enfant ! vous aviez ; alors vingt ans ; vous êtes de la même année que cette pauvre Junon, le meilleur voilier qui soit jamais entré dans le port de Saint-Malo ; et je me souviens même que, peu de jours après notre mariage, on la fit raser pour en faire un ponton.

Mme DE KERNADEC.

Laissons cela, de grâce. Écoutez-moi : votre fille a seize ans, et elle voudroit se marier.

LE CAPITAINE.

C’est trop tôt.

Mme DE KERNADEC.

Mais elle aime un jeune homme aimable et spirituel.

LE CAPITAINE.

A-t-il eu quelque aventure remarquable ?

Mme DE KERNADEC.

Non pas précisément ; cependant quelques-unes de ses pièces ont fait effet.

LE CAPITAINE.

Comment ses pièces ! seroit-il dans l’artillerie ? J’aime mieux le service de mer. Mais pourtant, si ma fille avoit de l’amour pour un officier d’artillerie, comme je suis bon père, il se pourroit…

Mme DE KERNADEC.

Mais je vous dis qu’il n’a jamais servi.

LE CAPITAINE.

Comment, ventrebleu ; et qu’a-t-il donc fait ?

Mme DE KERNADEC.

Il s’est distingué comme écrivain.

LE CAPITAINE.

Ah ! oui, écrivain ; j’entends : c’est ce que nous appelons, à bord, des gens de plume ; mais on en fait bien peu de cas. Cependant ils attrapent des coups de canon tout comme d’autres, mais par mégarde, parce que les balles vont au hasard, car ils n’en sont pas dignes.

Mme DE KERNADEC.

Vous ne voulez donc pas m’entendre ? il n’a rien à faire ni avec la marine ni avec l’armée ; il vit de ses rentes et cultive la littérature.

LE CAPITAINE.

Qu’est-ce que vous dites ? la littérature, c’est ce qu’on enseigne au collége ; mais à douze ans c’est fini. Est-ce qu’on apprend à lire toute sa vie, et quand on est un homme, ne faut-il pas servir ?

Mme DE KERNADEC.

Mais, mon cher ami, il y a pourtant des hommes qui font autre chose.

LE CAPITAINE.

Oui, il y en a des exemples, mais je n’y ai jamais rien compris.

Mme DE KERNADEC.

Votre fille, qui n’est pas tout-à-fait aussi militaire que vous, voudroit épouser ce M. Derval qui l’aime et qui…

LE CAPITAINE.

Comment, mille bombes ! ce jeune homme timide comme une jeune fille, et qui fait des révérences jusqu’à terre. Jamais il ne dit un mot plus haut que l’autre ; on entendroit voler une mouche quand il parle. Je crois, Dieu me pardonne, qu’il n’a juré de sa vie. Non, de par tous les diables, je ne veux pas que ma fille épouse un homme comme cela.

Mme DE KERNADEC.

Mais cependant si elle l’aime ?

LE CAPITAINE.

Si elle l’aime ! qu’est-ce que vous entendez par là ? il n’est pas décent à une demoiselle d’aimer. Je voudrois bien voir que ma fille s’avisât d’aimer quelqu’un !

Mme DE KERNADEC.

Mais vous, mon époux, ne vous ai-je pas aimé ?

LE CAPITAINE.

C’étoit tout simple, madame de Kernadec ; d’abord vous étiez plus âgée de quatre ans que votre fille.

Mme DE KERNADEC.

Plus âgée, monsieur ; dites donc moins jeune ; il y a des mots que je ne puis souffrir d’entendre prononcer.

LE CAPITAINE.

Ah ! parbleu, j’en dirai bien d’autres. Eh bien donc ! quand vous m’avez aimé, oubliez-vous que j’avois déjà reçu trois blessure ? cela explique tout. Mais une fille modeste peut-elle aimer une face blanche et rose comme ce Derval ? je vous le demande.

Mme DE KERNADEC.

Demandez-le à votre fille, qui vient elle-même vous parler.


Scène III.


les précédens ; ROSALBA.
LE CAPITAINE.

Mademoiselle, est-il vrai que vous ayez envie de vous marier ?

ROSALBA.

Hélas ! oui, mon père.

LE CAPITAINE.

Vous êtes trop jeune.

ROSALBA.

À quel âge, mon père, avez-vous commencé vos campagnes ?

LE CAPITAINE.

Bel argument, vraiment : dans l’état militaire on se passe de raison, je l’ai bien prouvé, moi ; dans ma jeunesse je n’en avois pas, le croiriez-vous ? oui, je n’en avois pas. Mais dans le ménage, il faut une sagesse… Madame de Kernadec, par exemple, avant même qu’elle fût d’un âge mûr…

Mme DE KERNADEC.

Mais, mon Dieu, laissez donc ce vilain mot d’âge ; vous savez que je ne puis le souffrir.

LE CAPITAINE.

Cependant, ma fille, si tu veux te marier, je t’enverrai la liste des officiers de mon équipage ; ils sont tous excellens marins, tu peux choisir…

ROSALBA.

Mon père, j’ai déjà choisi, et j’aime M. Derval.

LE CAPITAINE.

M. Derval ! mais y penses-tu donc ? il n’est en état de te conduire.

ROSALBA.

Eh bien ! ce sera moi qui le conduirai.

LE CAPITAINE.

Il n’a pas de volonté.

ROSALBA.

J’en aurai pour deux.

LE CAPITAINE.

Le moindre orage lui fera perdre la tête.

ROSALBA.

Nous resterons sur terre.

LE CAPITAINE.

Sur terre, ma fille ! Mademoiselle de Kernadec resteroit sur terre ! Tu n’irois pas une fois en Amérique, pas une fois aux Indes ! autant vaudroit-il ne pas sortir de Vaugirard.

ROSALBA.

Eh bien ! mon père, quand cela seroit ?

LE CAPITAINE.

Écoute, ma fille : je t’ai parlé doucement jusqu’à présent ; on diroit que je suis un efféminé comme ce Derval, tant je suis modéré et tranquille ; mais, morbleu, si tu me résistes, je perdrai patience ; je mettrai toutes les voiles au vent, et nous verrons qui sera le maître, d’une petite fille comme toi, ou d’un homme qui ne craint ni le feu ni la tempête. Adieu.


Scène IV.


Mme DE KERNADEC, ROSALBA.
ROSALBA.

Ah mon Dieu ! qu’il m’a fait peur, maman !

Mme DE KERNADEC.

Que veux-tu que j’y fasse, ma fille ? il ne faut pas trop se tourmenter sur toutes ces choses-là, de peur de se faire du mal. Je vais rentrer chez moi pour me remettre de la scène que j’ai supportée à cause de vous. Ne m’en demandez pas davantage. J’ai remarqué qu’on avoit toujours mauvais visage le lendemain d’une querelle avec son mari.


Scène V.


ROSALBA. seule.

Mauvais visage ! il est bien question de cela. Je voudrois avoir le plus vilain visage du monde, et que….. Ah ! non ; je ne sais ce que je dis ; il ne faut pas achever cette phrase-là, elle pourroit porter malheur.


Scène VI.


DERVAL, ROSALBA.
DERVAL.

Eh bien ! Rosalba, qu’est-ce qu’a dit votre père ?

ROSALBA.

Hélas !

DERVAL.

Ô ciel ! vous pleurez !

ROSALBA.

Il ne veut pas de vous.

DERVAL.

Et pourquoi donc ?

ROSALBA.

Il dit que vous n’avez pas servi sur mer.

DERVAL.

C’est vrai.

ROSALBA.

Pas même sur terre.

DERVAL.

Je n’ai pas eu cet honneur.

ROSALBA.

Et qu’enfin ce qu’il y a de pis, c’est qu’au lieu de vivre d’une façon militaire, vous lisez et vous écrivez.

DERVAL.

J’en conviens ; mais, s’il le veut, j’y renoncerai.

ROSALBA.

Quoi ! vous m’aimeriez assez pour me faire un tel sacrifice !

DERVAL.

Belle Rosalba, qu’ai-je besoin de chercher désormais dans les fictions tous les charmes que vous réunissez en vous seule ?

ROSALBA.

Quel doux langage ! comment mon père peut-il ne pas l’aimer ? Mais à quoi tout cela sert-il ? il veut que vous ayez fait une campagne.

DERVAL.

Je la ferai.

ROSALBA.

Mais il voudroit que vous l’eussiez déjà faite. Je suis au désespoir ; je crois que je me jetterai dans l’eau ; ce genre de mort plaira du moins à mon père.

DERVAL.

Chère Rosalba, il me reste encore une lueur d’espérance : vous savez que mon oncle a du crédit auprès du ministre ; je lui ai écrit pour le prier de l’employer tout entier à obtenir la croix pour M. de Kernadec. J’attends sa réponse, et, si elle est favorable, peut-être que votre père…


Scène VII.


les précédents ; NÉRINE.
ROSALBA.

Ah ! Nérine, je n’espère qu’en toi ; mon père ne veut pas que j’épouse M. Derval, parce qu’il n’est pas officier de marine ; mais, tu sais que cela n’est pas nécessaire à mon bonheur. Si tu pouvois faire comprendre à mon père…

NÉRINE.

Faire comprendre à votre père ! mais vous savez bien qu’il n’écoute que lui.

ROSALBA.

Oui ; mais il te regarde.

NÉRINE.

Et que voulez-vous que lui disent mes yeux ?

DERVAL.

Qu’il doit avoir pitié de moi ; que je me meurs.

NÉRINE.

Ah ! certes cela touchera bien le capitaine Kernadec, si je lui dis que vous mourez d’amour.

ROSALBA.

Cependant, ma chère Nérine, il me paroît que…

NÉRINE.

Qu’il me fait sa cour, voulez-vous dire ? Il me raconte ses campagnes, et moi je les écoute ; ce qui, j’en conviens ; est une coquetterie bien décidée ; mais, en reconnoissance, il me mariera avec Sabord, et j’en serai bien heureuse, car j’aime Sabord.

ROSALBA.

Comme moi Derval.

DERVAL.

Ah ! chère Rosalba !

NÉRINE.

J’entends le capitaine ; laissez-moi seule avec lui. Je vous dirai, dès qu’il sera sorti, ce qu’on peut espérer.


Scène VIII.


LE CAPITAINE, NÉRINE.
LE CAPITAINE.

Ah ! te voila, Nérine ; que je suis aise de te trouver seule ! Dis-moi, ma toute belle, est-ce que je ne suis pas un peu à ton gré ? Tiens, regarde-moi du côté de mon coup de sabre, car pour cet autre côté de mon visage, je n’en fais aucun cas ? il ne signifie rien : mais une belle balafre, Nérine, cela ne dit-il rien à ton cœur ?

NÉRINE.

Non, pas aujourd’hui. D’ordinaire, j’en conviens, les balafres me font un effet que je ne puis dire ; mais aujourd’hui, vous auriez vingt coups de sabre sur la figure, que je ne vous en trouverois pas plus beau pour cela.

LE CAPITAINE.

Et comment donc, mon ange ! tu es donc dégoûtée de tout ? rien ne te fait plus de plaisir ? Allons nous promener ensemble dans ma chaloupe ; je te mènerai en pleine mer.

NÉRINE.

Je m’y ennuierai.

LE CAPITAINE.

S’ennuyer en pleine mer ! y penses-tu, Nérine ? Qu’est-ce qu’il faut donc faire pour t’amuser ?

NÉRINE.

Marier votre fille avec M. Derval.

LE CAPITAINE.

Et toi aussi, tu es de la conspiration. Tu veux faire épouser à ma fille ce blanc-bec ; tu veux faire tomber ma famille en quenouille ; tu veux qu’on y fasse de l’esprit à l’eau rose, au lieu de servir son pays, et de recommencer le capitaine Kernadec, qui, morbleu ! n’est pourtant pas encore fini. Quand je passe sur le port, tous les marins me saluent ; on me dit : « Capitaine, vous étiez là un tel jour », et je crois y être encore. Et j’irois me promener avec ce freluquet, qui m’appelleroit mon père, et qu’on croiroit de ma façon ! Non, Nérine, je n’en veux pas entendre parler.

NÉRINE.

Eh bien ! à la bonne heure.

LE CAPITAINE.

Te voilà triste ! tu pleures ! Écoute, Nérine, j’ai le cœur dur, on le dit du moins ; et, en effet, il y a des jours où je suis brutal comme un boulet de canon ; mais quand je te vois pleurer, tiens, cela me fait mal là (mettant la main sur son cœur).

NÉRINE.

Oui, sans doute. Et votre pauvre fille souffre aussi là, de ne pas épouser celui qu’elle aime.

LE CAPITAINE.

Eh bien ! eh bien ! qu’il prenne du service dans la marine ; qu’il fasse sept campagnes, et au bout de sept ans, il épousera ma fille.

NÉRINE.

Eh bon Dieu ! vous voilà comme le père de Rachel, qui fit servir Jacob pendant sept ans, pour avoir sa fille.

LE CAPITAINE.

Il a eu raison, morbleu. Étoit-ce un homme de mer ?

NÉRINE.

Non pas, que je sache ; mais un très-brave homme d’ailleurs.

LE CAPITAINE.

Ah oui ! je me rappelle. Eh bien ! Derval fera de même, (Il s’en va, et revient sur ses pas.) Dis-moi donc, Nérine, le frère aîné de ce Jacob ne s’appeloit-il pas Ésaü ?

NÉRINE.

Oui, sûrement.

LE CAPITAINE.

Ne vendit-il pas son droit d’aînesse pour un plat de lentilles ?

NÉRINE.

Sans doute. Mais savez-vous que vous me faites peur ! Monsieur, seriez-vous malade ? vous allez devenir un savant.

LE CAPITAINE.

Non. Sois tranquille, mon enfant, il n’y a rien à craindre ; mais aujourd’hui je dîne avec d’anciens camarades, et je voulois savoir une petite anecdote pour les amuser.

NÉRINE.

Une petite anecdote ! L’histoire d’Ésaü, tout le monde la sait.

LE CAPITAINE.

Ne crois pas cela ! ne crois pas cela ! On oublie tout en mer, et quand on revient, il est toujours agréable de se rappeler ses études.

NÉRINE.

Eh bien donc ! laissez vous toucher pour Derval ; il vous contera tout ce que vous voudrez.

LE CAPITAINE.

Oui, dans sept ans. C’est à merveille ; ma fille a seize ans, Derval en a vingt-trois ; il fera sept campagnes, et à son retour, je lui raconterai les miennes : alors il sera en état de m’entendre. Enfin, c’est résolu. Nérine, tu me connois, je suis ferme, l’orage ne me trouble pas. Adieu.


Scène IX.


LE CAPITAINE, NÉRINE, ROSALBA, DERVAL.
ROSALBA.

Eh bien ! eh bien !

NÉRINE.

Il consent à votre mariage avec Derval.

ROSALBA.

Ah quel bonheur, chère Nérine !

NÉRINE.

Mais seulement dans sept ans d’ici.

ROSALBA.

Dans sept ans ! Nérine ; ah bon Dieu ! je serai trop vieille. Derval, vous ne voudrez plus de moi à cet âge-là ; et d’ailleurs, pour si peu de temps qu’il nous resteroit à vivre, il ne vaudrait pas la peine de se marier.

NÉRINE.

Je ne suis pais tout-à-fait d’avis qu’on soit vieille à vingt-trois ans : mais ce n’est pas tout ; il veut encore, monsieur, que vous entriez dans la marine, et que pendant ces sept années vous fassiez sept campagnes.

DERVAL.

Ah mon Dieu ! je le veux bien. À quoi ne me résoudrois-je pas pour obtenir Rosalba ? Mais cela fera bien du chagrin à ma mère et à mes tantes.

NÉRINE.

Il dit que vous avez l’air trop doux, trop calme, trop tranquille.

DERVAL.

Mais je croyois qu’il falloit être poli envers tout le monde. Si vous le voulez, j’essaierai de jurer : dites-moi comment il faut s’y prendre pour se donner une tournure militaire.

NÉRINE.

Je ne sais pas trop ; mais enfin il me semble qu’il faut avoir un certain air dégagé qui vous manque. Toute femme que je suis, quand je veux réussir, j’ai quelque chose que je ne puis exprimer, mais qui fait sentir que la nature m’a destinée à prendre de l’empire sur les autres.

ROSALBA.

C’est vrai, Derval ; vous avez quelquefois l’air trop timide ; il faudroit… Mais à quoi cela sert-il ? ces sept ans, ces affreux sept ans ! Est-ce que j’étois née il y a sept ans ? Ah ma pauvre Nérine ! j’en mourrai.

LE CAPITAINE, appelant derrière la coulisse.

Sabord.

NÉRINE.

Ah ciel ! voilà le capitaine ; cachez-vous, monsieur Derval.

(Derval se retire derrière la coulisse.)
LE CAPITAINE.

Sabord.

SABORD, accourant.

Mon capitaine !

LE CAPITAINE.

Approche. Je vais à mon repas de corps : à minuit tu viendras me chercher ; je serai peut-être sous la table avec mes amis ; tu me reconnoîtras à mon uniforme ; tu me feras porter dans mon lit, et demain je croirai qu’il ne s’est rien passé. Entends-tu ? et surtout ne va pas te tromper, et prendre un de mes camarades pour moi.

SABORD.

Soyez tranquille, capitaine, (Il accompagne le capitaine jusqu’à la porte, et revient sur ses pas.) Le Voilà parti.


Scène X.


NÉRINE, ROSALBA, DERVAL, SABORD.
ROSALBA.

Sabord.

SABORD.

Qu’avez-vous donc, mademoiselle ? vous avez l’air toute sérieuse. Moi qui vous ai vue pas plus haute que cela, je ne puis tenir à votre chagrin. Sabord ne peut-il pas vous consoler ? dites, ma chère petite maîtresse ; j’irois au bout du monde pour vous, par terre ou par mer, n’importe.

ROSALBA.

Ah mon Dieu ! Sabord, ce que je désire est bien plus difficile que cela.

SABORD.

Comment donc ? faut-il découvrir une nouvelle Amérique ?

ROSALBA.

Non : il faudroit que sept ans se passassent en un jour.

SABORD.

Eh ! ma chère demoiselle, c’est un drôle de souhait que vous faites là. Savez-vous qu’en trois jours comme cela, vous pourriez bien n’être plus si jolie.

ROSALBA.

Mon père ne veut pas permettre que j’épouse M. Derval, avant qu’il ait servi sept ans sur mer ; et tu sais bien que sept ans c’est la vie.

SABORD.

Oui, à votre âge ; mais moi qui ai déjà fait quatorze campagnes, je suis prêt à les recommencer avec Monsieur.

NÉRINE.

N’y a-t-il donc aucun moyen de faire passer ces sept années plus vite ?

SABORD.

Attendez ; il me vient une idée.

DERVAL.

Voyons.

SABORD.

Mon maître va s’enivrer.

DERVAL.

C’est-il croyable ?

NÉRINE.

Oh oui ! très-croyable.

SABORD.

Il oubliera tout ce qui se sera passé pendant vingt-quatre heures ; persuadez-lui que ces vingt-quatre heures sont sept années.

NÉRINE.

Mais es-tu fou ? comment veux-tu qu’il croie…

SABORD.

Je serai censé m’être cassé la jambe dans une des sept campagnes que nous aurons faites ensemble, et je marcherai avec une jambe de bois.

NÉRINE.

Fort bien ; mais ces campagnes…

SABORD.

Je les inventerai, et pour celles-là, il faudra bien que ce soit moi qui les lui raconte ; car il ne s’en souviendra pas. Je lui dirai qu’il a toujours été vainqueur ; comment diable ne me croiroit-il pas ?

ROSALBA.

Mais, Sabord…

SABORD.

Vous mettrez, Mademoiselle, un petit bonnet qui vous donnera l’air d’avoir vingt-trois ans.

ROSALBA.

Nérine, qu’en penses-tu ; c’est-il possible ?

NÉRINE.

Oh que oui ! mademoiselle ; mais surtout il faut parler raison ; il faut dire que vous ne vous souciez plus de vous marier.

ROSALBA.

Et s’il alloit me prendre au mot ?

NÉRINE.

Soyez tranquille ; il faut pourtant bien que tout soit changé autour de lui pour lui persuader que sept années se sont écoulées. J’ai déjà dans la tête mille ruses pour y réussir. Vous, monsieur Derval, allez mettre des moustaches, un sabre au côté, des sourcils noirs, un parler ferme. Que ne feroit-on pas pour mériter Mademoiselle Rosalba ? Hâtons-nous de mettre Madame de Kernadec dans nos intérêts. Prions-la de se prêter à notre innocente supercherie : on a dit si souvent que l’amour faisoit passer le temps ; pourquoi ne sauroit-il pas escamoter sept ans en un jour ? Allons, ne perdons pas un instant.


FIN DU PREMIER ACTE.


ACTE SECOND.



Scène I.


LE CAPITAINE, SABORD.
LE CAPITAINE, endormi dans un grand fauteuil.

Que s’est-il donc passé ! je crois, Dieu me pardonne, que le roulis m’a bercé toute la nuit. Suis-je à bord ? eh non ! le capitaine Kernadec à fond de cale ! cela n’est pas possible. Mais où diable suis-je donc ? Je me croirois chez moi, s’il n’y avoit pas ici je ne sais quels meubles nouveaux. Sabord m’expliquera peut-être… Holà, Sabord ! — Il ne répond pas. — Sabord !

SABORD.

Eh parbleu ! mon capitaine, je viens aussi vite que je peux.

LE CAPITAINE.

Mais comme il monte lentement ! quel bruit fait-il donc sur mon escalier ? Eh bon Dieu ! une jambe de bois ! Que t’est-il donc arrivé, mon pauvre Sabord ?

SABORD.

Comment, ce qu’il m’est arrivé ! Vous plaisantez, monsieur ; vous le savez aussi-bien que moi : il y a six ans que j’ai eu la jambe fracassée par une balle, au combat du Pic de Ténériffe. J’étois à côté de vous. Ah ! je vois bien que vous faites semblant d’oublier : c’est vraiment trop modeste.

LE CAPITAINE.

Et que s’est-il passé dans ce combat ?

SABORD.

C’étoit le 15 avril 1812.

LE CAPITAINE.

Le 15 avril 1812 ! mais es-tu fou ? J’ai célébré hier le jour des Rois de 1811 ; je me rappelle même que nous avons bu à la santé de la nouvelle année.

SABORD.

Oui, vous avez bu, j’en conviens ; mais à la santé de l’année 1817. Hélas ! je voudrais bien y être en janvier 1811 ; j’avois alors mes deux jambes ; j’étois leste, morbleu ! vous vous en souvenez, je n’entrois jamais dans une maison par la porte, toujours par la fenêtre, monsieur, toujours par la fenêtre. À présent il faut que je m’en tienne à la manière commune, encore Dieu sait comme je marche ! Que voulez-vous, mon capitaine, nous en avons vu plus que nous n’en verrons. Mais enfin la gloire que nous avons acquise au Pic de Ténériffe…

LE CAPITAINE.

Comment, mon garçon ! nous avons acquis de la gloire au Pic de Ténériffe ? conte-moi donc cela.

SABORD.

Il faut en convenir, sans vous l’affaire étoit perdue ; mais vous fîtes virer de bord à votre bâtiment d’une manière si habile !

LE CAPITAINE.

Il est vrai que j’ai toujours bien manœuvré. L’affaire étoit donc furieusement chaude ?

SABORD.

Terrible ; moins cependant que celle de Masulipatnam.

LE CAPITAINE.

Masulipatnam ! je n’y ai jamais été.

SABORD.

Mais, mon capitaine, vous êtes donc malade ; vous oubliez qu’en 1815 ; nous avons battu les Anglois sur la côte de Coromandel ?

LE CAPITAINE.

Nous avons battu les Anglois ! ah ! raconte-moi cela, je t’en prie ; tu ne saurois me faire un plus grand plaisir. Eh bien ?

SABORD.

Oui, morbleu ! nous avons, c’est-à-dire, vous avez battu les Anglois, et pris un de leurs vaisseaux, qui s’appelle le Royal-George, et dont voilà le dessin.

LE CAPITAINE.

J’ai pris un vaisseau ! moi ; il est vrai que je l’ai toujours désiré ; mais je croirois rêver, si je ne voyois pas là ce dessin. Cependant comment résister à de telles preuves ! Appelle-moi ma femme, ma fille, Nérine, que je m’entretienne avec elles.

SABORD.

Nérine ! monsieur ; dès qu’elle aura fini la toilette de ses enfans, elle descendra.

LE CAPITAINE.

Ses enfans ! qu’est-ce à dire, misérable ! Nérine, des enfans ! mais y penses-tu donc ! une fille si sage !

SABORD.

Je l’espère bien, que ma femme est sage ; mais depuis cinq ans que nous sommes mariés, nous avons eu trois enfans qui, Dieu merci, prospèrent à merveille, surtout l’aînée, dont vous êtes parrain, et qui s’appelle Georgette, à cause du Royal-George.

LE CAPITAINE.

Mais que dis-tu donc, maraud ! moi j’aurois consenti à te laisser épouser Nérine, une fille si aimable, si…

SABORD.

Eh ! sûrement, mon capitaine ; c’est pour cela que vous l’avez donnée à votre fidèle Sabord, en récompense de sa jambe fracassée à votre service, au Pic de Ténériffe, à Masulipatnam, et dans une petite affaire près du Congo.

LE CAPITAINE.

Combien de jambes as-tu donc à fracasser ? Tu me rendras fou avec tes histoires ; mais fais venir Nérine.

SABORD.

Monsieur, n’oubliez pas que c’est ma femme ; au bout de cinq ans de mariage, on n’est pas amoureux comme le premier jour ; cependant…

LE CAPITAINE.

Va-t’en, te dis-je, et me l’amène à l’instant. — Comme il marche ! vraiment cela fait pitié ! Sabord, c’étoit donc au Pic de Ténériffe ?

SABORD.

Oui, mon capitaine.

LE CAPITAINE.

Tu ne peux pas remuer cette jambe, et c’est une balle qui te l’a brisée ?

SABORD.

Oui, mon capitaine.

LE CAPITAINE.

Quel beau coup de feu ! Mais dis-moi donc, mon garçon, s’il y a sept ans de cela, pourquoi est-ce aujourd’hui la première fois que j’ai eu pitié de toi ?

SABORD.

Que voulez-vous, il y a des jours où l’on est plus sensible que d’autres, il y en a comme cela dans lesquels je suis tendre comme un agneau, et d’autres où je suis pire ; que les tigres de Masulipatnam.

LE CAPITAINE, à part.

Encore Masulipatnam ! Je crois que j’en perdrai la tête. (à Sabord, qui chancelle sur sa jambe de bois.) Prends donc garde, tu vas tomber.

SABORD.

N’ayez pas peur ; six ans d’habitude, et cela ne paroît plus rien. À présent je ne saurois plus que faire de deux jambes, même pour courir après ma femme. Je vais vous l’envoyer, elle sera ici dans un instant


Scène II.


LE CAPITAINE, seul.

Suis-je donc devenu fou ? il me parle de sept années dont je n’ai aucun souvenir : sept années qui ont passé comme un jour ! Mais qu’est-ce que cela signifie ? Suis-je malade ? ai-je la fièvre ? Capitaine Kernadec, tu n’es pas accoutumé à philosopher ; on ne perd pas son temps à cela, à la guerre. Mais il faut pourtant que tu saches si tu as sept ans de plus ou de moins ; s’il t’est vraiment arrivé ce qu’on te raconte. Enfin, il n’y a pourtant pas besoin d’être savant ou sorcier pour être sûr qu’on existait ou qu’on n’existoit pas. Voici Nérine, peut-être me dira-t-elle… Comme elle a l’air sérieux !


Scène III.


LE CAPITAINE, NÉRINE.
LE CAPITAINE.

Bonjour, Nérine. Bonjour, madame ; car ils disent que tu es mariée.

NÉRINE.

Quoi ! vous l’avez oublié ? Ah monsieur ! je croyois que ce jour ne s’effaceroit jamais de votre souvenir.

LE CAPITAINE.

Il t’en a donc bien coûté ?

NÉRINE.

Cruel ! vous ne vous souvenez pas de ce jour où j’embrassai vos genoux en pleurant.

LE CAPITAINE.

Ah bon Dieu ! toi à mes genoux ! Je t’ai sûrement relevée bien vite ? Mais quand tout cela, s’est-il passé ?

NÉRINE.

Il y a sept ans, en 1811, avant que Sabord eût la jambe fracassée.

LE CAPITAINE, à part.

Elle parle Sabord ; ai-je donc la tête à l’envers ? N’en disons rien ; car ils cherchent peut-être à me faire enfermer. Faisons semblant de me souvenir de tout. (haut.) Ah oui ! je me rappelle ; il y a donc sept ans qu’hier…

NÉRINE.

Que dites-vous ?

LE CAPITAINE, à part.

Je ne sais ce que je dis : mettons-la pourtant à l’épreuve. — Nérine, on dit que tu as trois enfans ; fais-les-moi venir.

NÉRINE.

Ah ! très-volontiers, mon cher maître ; ma petite Georgette, votre filleule, est bien gentille ; c’est vous qui lui avez appris à lire.

LE CAPITAINE.

Ah ! par exemple…

NÉRINE.

Comment ?

LE CAPITAINE.

Eh bien oui ! je lui ai appris à lire ; mais fais que je la voie au moins, puisque je lui ai appris de si belles choses.

NÉRINE, faisant entrer trois petites filles sur la scène.

Venez, mes enfans ; notre bon capitaine qui vous a vues naître, veut vous parler. Toi, Georgette, que de fois le capitaine Kernadec t’a fait répéter tes leçons ! Toi, Martine, que de présens tu as reçus de lui !

LE CAPITAINE.

J’étois donc bien magnifique ?

NÉRINE.

Et toi, mon Élise, que de soins il a pris de toi dans ta dernière maladie ! Il t’a veillée dix nuits ; et sans les soins d’un si bon maître, que serions-nous devenus ?

LE CAPITAINE.

Je suis prêt à pleurer sur moi-même. Ah ! Nérine, j’ai plus fait de choses pendant ces sept années que dans tout le reste de ma vie.

NÉRINE.

Ah oui ! mon cher maître, vous avez été d’une bonté…

LE CAPITAINE.

Oui, c’est vrai, je ne me reconnois pas moi-même. Nérine, sais-tu que j’ai bien changé depuis sept ans ? J’ai beaucoup réfléchi ; je sens que je n’aime plus la vie joyeuse : il y a longtemps que je n’ai été ivre. Combien y a-t-il ?

NÉRINE.

Mais, monsieur, vous l’avez été à peu près tous les jours.

LE CAPITAINE.

C’est singulier ; j’aurois cru… Mais quel est donc cet officier que je vois là-bas avec Sabord ?

NÉRINE.

Comment ? mais c’est M. Derval ; il revient au bout de sept ans, vous demander de tenir la promesse que vous lui avez faite de lui donner mademoiselle Rosalba en mariage. Il arrive du Japon ; il s’est distingué dans la marine : vous serez fort content de lui.


Scène IV.


les précédens ; SABORD, DERVAL.
DERVAL.

Eh ! bon jour, capitaine ; comment cela va-t-il ? J’ai bien des complimens à vous faire.

LE CAPITAINE.

Et de qui ?

DERVAL.

De tous les marins de notre escadre ; ils étoient avec vous à Ténériffe ? et ils disent que votre frégate est le bâtiment le mieux équipé de toute la marine françoise.

LE CAPITAINE.

Ah ! pour cela, j’en conviens.

DERVAL.

Ah peste ! depuis vous, je me suis trouvé à une affaire bien chaude, morbleu, vertubleu !

SABORD, bas à Derval.

Ne jurez donc pas d’une voix si douce ; il faut au moins que l’air aille avec les paroles

DERVAL.

Oui, mon capitaine ; dans le plus fort de l’action, l’on mit tous les canons sur le tillac. Cette manœuvre savante nous valut la victoire. Au bout d’une heure les ennemis se rendirent, et nous baissâmes pavillon.

SABORD, bas à Derval.

Mais vous ne savez ce que vous dites ; vous allez tout gâter.

LE CAPITAINE.

Comment, les canons sur le tillac ! baisser pavillon quand on est vainqueur ! quelle histoire me faites-vous là ?

SABORD.

C’est que la joie de vous revoir lui trouble un peu la cervelle ; d’ailleurs vous savez bien que depuis 1815 la manœuvre est toute changée.

DERVAL.

Ah capitaine ! j’ai vu bien du pays ; mais nulle part une personne aussi charmante que mademoiselle Rosalba… Je viens vous sommer de me tenir votre promesse.

LE CAPITAINE.

Avez-vous abandonné tout-à-fait la littérature ?

DERVAL.

Ah ! pour jamais.

NÉRINE.

Cependant, monsieur, on a joué encore une de vos pièces à Paris, il y a quatre jours.

DERVAL.

Que dites-vous là, Nérine ? à quoi cela sert-il ?

NÉRINE.

Oui, je vous assure, et elle est tombée.

DERVAL.

C’est-il vrai ? parlez-moi franchement : on devoit cependant…

NÉRINE.

Vous le voyez, monsieur, sept ans ne peuvent éteindre la tendresse paternelle ; j’entends celle d’un auteur. Mais cependant, monsieur, je vous réponds de lui : écoutez-le parler, jamais on ne devineroit qu’il a été un homme d’esprit.

DERVAL.

Bien obligé, Nérine.

NÉRINE.

Il étoit aimable il y a sept ans ; il avoit de la grâce. À présent regardez ses manières brusques, ses pieds tout droits, ses gestes vulgaires.

DERVAL.

Mais, Nérine, ne pourrois-tu donc persuader le capitaine à moins de frais ?

NÉRINE.

Allez, allez, monsieur, je n’en dis pas encore assez ; laissez-moi faire.

(Nérine sort.)
LE CAPITAINE.

Il est juste, Derval, que je vous tienne ma parole ; mais faites venir ma fille, pour que je sache ce qu’elle en pense. (à part.) Si j’osois demander à quelqu’un combien il y a de temps je n’ai vu ma fille ! Mais non, ils me prendroient pour un imbécille. Ah bon Dieu ! pauvre Kernadec ! dans quel état est ta tête ! Je le sens bien ; on baisse vers soixante ans. Comme j’étois fort il y a sept ans ! Ah peste ! si je me réveillois à cet âge, comme je tempêterois ! comme… Ah ! voilà ma fille ; elle a pris l’air bien raisonnable ! La pauvre enfant, elle est comme moi, son bon temps est fini.


Scène V.


les précédens ; ROSALBA.
ROSALBA.

Que me voulez-vous, mon père ?

LE CAPITAINE.

Mademoiselle, voulez-vous épouser le lieutenant Derval ?

ROSALBA.

Mon père, je suis encore bien jeune pour me marier.

LE CAPITAINE.

Comment, mademoiselle, hier… Qu’est-ce que je dis, hier ? Enfin, quand vous aviez seize ans, vous vouliez vous marier, et à présent que vous en avez vingt-trois…

ROSALBA.

Mon père, j’ai réfléchi sur l’obligation sérieuse…

LE CAPITAINE.

Eh bien ! sil en est ainsi, nous pourrions attendre.

ROSALBA.

Ah mon père !… comme il vous plaira. Ce que je désire avant tout, c’est de vous être agréable. Depuis sept ans je m’y attache, et je ne crois pas vous avoir donné un seul sujet de plainte.

LE CAPITAINE.

C’est vrai ; du moins ils ne me l’ont pas dit. M’a-t-elle donné des sujets de plaintes ?

NÉRINE.

Non sûrement.

LE CAPITAINE.

Et ma femme, mes amis, dites-le moi naturellement, ai-je été heureux avec elle depuis sept ans ? (à part.) Hélas ! hélas ! ne pas savoir seulement si l’on a été heureux avec sa femme ! Ah quel état !


Scène VI.


les précédens ; Mme DE KERNADEC.
LE CAPITAINE.

Madame de Kernadec, voilà M. Derval qui revient, après sept ans, me demander de tenir ma parole, de lui donner notre fille en mariage. Y consentez-vous ?

Mme DE KERNADEC.

Oui, sans doute.

LE CAPITAINE.

Il faut faire une fin, ma chère amie ; vous avez quarante-cinq ans, j’en ai soixante : il faut nous retirer du monde. Il y a sept ans que vous pouviez encore être coquette, que je pouvois faire encore le diable à quatre ; mais à présent, il ne s’agit plus de cela, ma chère femme : il faut se retirer à la campagne, et ne plus voir personne.

Mme DE KERNADEC.

Mais y pensez-vous ? (à Rosalba.) En vérité, mademoiselle, voila une jolie affaire que vous m’attirez là ! Mais, mon ami, si vous m’en croyez, nous ne changerons rien à notre genre de vie. Pourquoi faire aujourd’hui autrement qu’hier ?

LE CAPITAINE.

Ah ! il s’est passé tant de choses dans ma tête depuis hier ! Imaginez que j’étois foible au point de me croire en 1811. Tout ce qu’on me disoit ne me persuadoit pas. Savez-vous, ma bonne amie, savez-vous ce qui achève de me convaincre ?

Mme DE KERNADEC.

Quoi donc ?

LE CAPITAINE.

C’est votre visage, ma chère amie.

Mme DE KERNADEC.

Comment, mon visage ?

LE CAPITAINE.

Oui ; vous êtes si changée, si pâlie, si maigrie, depuis sept ans ! Vous étiez encore charmante, quand votre fille n’avoit que seize ans ; mais à présent tout est dit. Hélas ! oui, tout est dit.

Mme DE KERNADEC.

Ah ! je n’y tiens plus.

ROSALBA.

Ma mère, au nom du ciel !…

NÉRINE.

Madame !

Mme DE KERNADEC.

Eh ! ne faut-il pas pour vos beaux yeux que je me donne sept ans de plus ? — Monsieur de Kernadec…

LE CAPITAINE.

Il y a sept ans, vous aviez encore un son de voix si doux ! à présent il est tout enroué.

Mme DE KERNADEC.

Monsieur de Kernadec !…

LE CAPITAINE.

Vous le voyez, toujours plus rauque. Et moi, qui avois une voix si ferme pour le commandement ! Enfin, ma femme, je vous le dis avec peine, vos beaux jours sont passés.

Mme DE KERNADEC.

Ah ! c’en est trop. Vous me trouvez donc bien changée depuis sept ans ?

LE CAPITAINE.

Infiniment.

Mme DE KERNADEC.

Eh bien ! je ne veux plus participer à tous ces stratagèmes qui répugnoient à mon cœur. Mon ami, je ne puis consentir à ce qu’on te trompe ; notre amitié ne le permet pas : ta femme n’a que trente-huit ans ; nous sommes en 1811. On a voulu te persuader qu’il s’étoit passé sept années, pour obtenir ton consentement au mariage de ma fille ; et moi, ce que je ne me pardonnerai jamais, je me suis prêtée un moment à cette ruse ; mais le ciel m’en a punie, et je me hâte de tout avouer.

LE CAPITAINE.

Comment, diantre ! Et la jambe de bois de Sabord ?

SABORD.

Mon cher maître, elle est bien à votre service.

LE CAPITAINE.

Et les trois enfans de Nérine ?

SABORD.

Nous en aurons douze, s’il plaît à Dieu.

LE CAPITAINE.

Et l’uniforme de M. Derval ?

DERVAL.

Monsieur, je tâcherai de le mériter.

LE CAPITAINE.

Et la raison de Rosalba ?

ROSALBA.

Ah mon père ! c’est si raisonnable d’épouser celui qu’on aime !

LE CAPITAINE.

Et vous croyez, ventrebleu, que je souffrirai qu’on me joue ainsi ! Ah ! mille bombes ! puisque je n’ai que cinquante-trois ans, puisque je suis dans toute ma force, je vais vous arranger de la belle manière. Morbleu ! j’équiperai un corsaire, et je ne remettrai jamais le pied sur ce maudit élément pierreux, qu’on appelle la terre, et qui n’est pas fait pour l’homme. Ah, monsieur Derval !

(Un domestique arrive, et remet une lettre à M. Derval.)
DERVAL.

Monsieur, daignez m’excuser ; je reçois à l’instant une lettre qui m’apprend qu’à la sollicitation de mon oncle, le ministre s’est occupé de nouveau de votre affaire, et qu’apprenant des faits d’armes de vous qui lui étoit inconnus, il vous accorde la croix.

LE CAPITAINE.

La croix ! la croix ! Mais dites-moi, monsieur, je ne la dois pas à la faveur, n’est-ce pas ?

DERVAL.

Non, monsieur ; lisez la lettre.

LE CAPITAINE.

« Pour ses bons et loyaux services. » Ah ! c’est donc vrai, que j’ai bien servi !

ROSALBA.

Mon père, laissez-vous toucher !

Mme DE KERNADEC.

Mon ami !

DERVAL.

Monsieur !

LE CAPITAINE.

Allons, mes enfans, il faut que vous aussi vous soyez heureux ; je consens à votre mariage.

Mme DE KERNADEC.

Eh bien ! c’est pourtant moi qui ai tout arrangé.

NÉRINE.

Oui ; mais on ne peut pas dire que vous vous soyez sacrifiée dans cette affaire.

LE CAPITAINE.

Tu as été bien méchante pour moi, Nérine ; tu as voulu me tromper ; mais de tout ce mauvais rêve ne pourroit-il pas me rester la victoire du Pic de Ténériffe ? elle me plaisoit tant !

NÉRINE.

Eh ! pourquoi pas ? Si vous le croyez, n’est-ce pas comme si cela étoit (au spectateurs.) Grâce au ciel, nous voilà tous contens, pourvu, mesdames et messieurs, que ce jour ne vous ait pas paru aussi long que sept années.


FIN DU CAPITAINE KERNADEC.