Œuvres mêlées de Saint-Évremond/Correspondance/21

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Œuvres mêlées de Saint-Évremond, Texte établi par Charles GiraudJ. Léon Techener filstome III (p. 67-71).


XXI.

AU MÊME.

Vous n’êtes pas de ces gens qui cherchent plus à se satisfaire de l’honnêteté de leur conduite avec leurs amis, qu’à pousser à bout leurs affaires. Le premier soin que vous avez pris de moi, me laissoit assez d’obligations : votre persévérance et toutes ces peines industrieuses que vous vous donnez, me font une espèce de honte, et je les souffrirois malaisément, si je ne croyois qu’elles pourront me mettre en état de vous aller témoigner ma reconnoissance. Vous savez que rien n’égale la tendresse d’un malheureux. Je suis naturellement assez sensible aux grâces que je reçois : jugez ce que la mauvaise fortune ajoute encore à ce bon naturel. Du tempérament dont je suis, et en l’état où je me vois, je m’abandonne à l’impression que fait sur moi votre générosité, et fais mon plaisir le plus doux et le plus tendre de me laisser toucher : mais quelquefois des réflexions ingrates veulent intéresser mon jugement, et je me mets dans l’esprit d’examiner de sens froid les obligations que je vous ai. Je vous jure de bonne foi qu’après avoir bien considéré tout ce que vous faites pour moi, je m’étonne qu’une connoissance arrivée par hasard, ait pu produire les empressements que vous avez dans les intérêts d’un nouvel ami.

Il semble que par une justice secrète, les proches de M. de Lionne veuillent reconnoître la grande estime et la vénération que j’ai toujours eues pour lui. M. le marquis de Lesseins Lionne[1], au retour de Hollande, faisoit ses affaires de toutes les miennes. Votre chaleur passe encore celle qu’il avoit. J’espère que vous en inspirerez quelque mouvement à M. le marquis de ***, et qu’enfin les bons offices de Monsieur son père feront le bon effet que vous avez préparé. Vous ne sauriez vous imaginer combien je me sens touché de la nouvelle grâce que M. le marquis de *** vient de recevoir. Les grands services du père, les grandes espérances que donne le fils, l’ont attirée : j’entends les espérances des services qu’on attend de lui ; car pour le mérite, il est déjà pleinement formé, et il n’est pas besoin de rien attendre de ce côté-là.

À peine ai-je eu le loisir de jeter les yeux sur Andromaque[2], et sur Attila[3] : cependant il me paroît qu’Andromaque a bien de l’air des belles choses ; il ne s’en faut presque rien qu’il n’y ait du grand. Ceux qui n’entreront pas assez dans les choses, l’admireront : ceux qui veulent des beautes pleines, y chercheront je ne sais quoi qui les empêchera d’être tout à fait contents. Vous avez raison de dire que cette pièce est déchue par la mort de Monfleury ; car elle a besoin de grands comédiens qui remplissent par l’action ce qui lui manque. Mais à tout prendre, c’est une belle pièce, et qui est fort au-dessus du médiocre, quoique un peu au-dessous du grand. Attila au contraire a dû gagner quelque chose par la mort de Montfleury. Un grand comédien eût trop poussé un rôle assez plein de lui-même, et eût fait faire trop d’impression à sa férocité sur les âmes tendres. Ce n’est pas que cette tragédie n’eût été admirable du temps de Sophocle et d’Euripide, où l’on avoit plus de goût pour la scène farouche et sanglante, que pour la douce et la tendre. Tout y est bien pensé, et j’y ai trouvé de fort beaux vers. Pour le sujet de l’économie des pièces, je n’ai pas eu le loisir d’y faire la moindre réflexion.

Je souhaite de tout mon cœur que Corneille traite le sujet d’Annibal, et s’il y peut faire entrer la conférence qu’il eut avec Scipion, avant la bataille, je m’imagine qu’on leur fera tenir des discours dignes des plus grands hommes du monde, comme ils l’étoient.

Je vous envoie les Observations sur Salluste, dont je vous ai parlé, et je vous enverrai bientôt la dissertation sur l’Alexandre : tout cela mal copié. Pour les portraits, ils sont tellement attachés à cette Conversation avec M. de Caudale, qu’on ne peut pas les en séparer, et je ne puis pas envoyer encore l’ouvrage. Adieu, aimez-moi toujours, et me croyez à vous plus qu’homme du monde.

Je ne sais pas si M. de Lionne veut qu’on le croie aussi poli et aussi délicat, et autant homme de plaisir qu’il l’est. Quand ces qualités-là ne produisent qu’une molle paresse, elles conviennent mal à un ministre ; mais quand un ministre profond et consommé dans les affaires se peut mettre au-dessus d’elles, pour les posséder pleinement, et se faire encore quelque loisir agréable et voluptueux, pour la douceur de l’âme et le commerce des honnêtes gens, le mérite ne peut pas aller plus loin, à mon avis[4].

  1. Neveu de M. de Lionne le ministre, du côté de sa mère.
  2. Tragédie de Racine.
  3. Tragédie de Corneille.
  4. Ce dernier alinéa, depuis : Je ne sais pas si M. de Lionne, a été retranché dans toutes les éditions de Des Maizeaux ; mais on le trouve dans le Recueil de Raguenet, de 1700, où il a tous les caractères de l’authenticité. J’ai dû le rétablir. Le retranchement a été, sans doute, l’effet d’une complaisance pour MM. de Lionne.