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Œuvres philosophiques (Hume)/Dissertation sur la règle du goût

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DISSERTATION

SUR LA

REGLE DU GOÛT.

Il n’y a personne qui ne sache par expérience que les goûts sont différens, aussi bien que les opinions ; il ne faut ni de grandes lumieres, ni un grand usage de monde pour s’appercevoir de cette différence : il n’y a point d’esprit si borné qui ne la remarque dans le cercle étroit de ses liaisons ; car elle se fait déjà sentir entre des hommes qui vivent sous le même gouvernement, & qui dès leur tendre enfance ont été imbus des mêmes préjugés. Ceux, qui sont en état d’étendre la vue jusqu’aux tems passés, & aux nations reculées, sont encore bien plus frappés de ce contraste. Nous donnons le nom de barbare à tout ce qui s’éloigne de notre goût & de notre façon de penser ; mais on nous le renvoye : il n’y a point d’esprit si suffisant qu’une suffisance égale à la sienne ne puisse démonter, & qui en voyant tant de sentimens opposés les uns aux autres, ne pense au moins quelquefois que le tort pourroit bien être de son côté.

Si cette variété des goûts se fait déjà remarquer aux esprits qui ne sont pas des plus clairvoyans ; celui qui se donne la peine de l’approfondir la trouvera encore bien plus grande & bien plus réelle qu’elle ne le paroît. Dans les discussions sur la beauté & la laideur, il arrive souvent que l’on se sert des mêmes expressions générales sans être du même sentiment. Il y a dans chaque langue certains termes d’approbation & de blâme, dont tous ceux qui la parlent doivent se servir dans le même sens. S’agit-il de savoir en quoi consiste la beauté d’une composition ? tout le monde s’accorde à louer l’élégance, l’usage des mots propres, la simplicité du style, & les pensées spirituelles ; les phrases ampoulées, l’affectation, la froideur & le faux brillant sont généralement blâmés. En vient-on au détail ? Cette uniformité apparente s’évanouit, il se trouve qu’on n’avoit pas attaché la même signification aux mêmes termes. Dans les matieres de science, & dans toutes celles qui sont du ressort de l’opinion, c’est, précisément le contraire, le fond de la controverse est plutôt dans les propositions générales que dans les particulieres, & la différence est-le plus souvent imaginaire : aussi-tôt qu’on s’explique, la dispute finit, l’on s’étonne que l’on ait pu se quereller sur des sujets sur lesquels on pensoit la même chose ; Ceux qui placent le fondement de la morale dans le sentiment, plutôt que dans la raison, y appliquent la premiere des observations que nous venons de faire ; ils croyent que sur toutes les questions qui regardent la conduite & les mœurs, les hommes sont en effet plus partagés qu’ils ne le paroissent. Il est vrai que les écrivains de tous les tems & de toutes les nations s’accordent à faire l’éloge de la justice, de l’humanité, de la grandeur d’ame, de la prudence & de l’attachement à la vérité, les poëtes & les auteurs agréables ne font point ici d’exception : depuis Homere jusqu’à l’archevêque de Cambrai, ils débitent tous les mêmes maximes, ils recommandent tous les mêmes vertus ; & leur blâme tombe sur les mêmes vices. On attribue, pour l’ordinaire, ce consentement universel à la raison qui dicte les mêmes préceptes à tous les hommes, & prévient toutes ces disputes auxquelles les sciences abstraites sont si fort exposées. Cette explication est satisfaisante en tant que ce consentement a lieu en effet ; mais il faut convenir aussi qu’il n’existe souvent qu’en apparence, & que le langage nous fait illusion. Dans toutes les langues une idée honorable est attachée au mot de vertu' & à ses synonymes, & une idée de blâme à celui de vice : on ne sauroit, sans une impropriété révoltante, joindre la notion de reproche à un terme que l’usage antorise à signifier une louange, ni prendre, ou employer comme une louange une expression que l’idiome a destiné pour dénoter un reproche. Quand Homere débite des préceptes généraux, tout le monde tombe d’accord de leur vérité ; il n’en est pas de même lorsqu’il peint des mœurs personnelles : il y a dans de courage d’Achille une férocité, dans la prudence d’Ulysse une duplicité, qu’assurément Fénelon n’auroit jamais attribuée à ses héros. Le sage Ulysse du poëte grec est un menteur de profession & d’inclination, qui souvent ne ment que pour mentir ; au-lieu que dans le poëme françois son fils pousse le scrupule jusqu’à subir les plus grands périls, plutôt que de se départir de la plus exacte vérité.

Les partisans & les admirateurs de l’alcoran font sonner bien haut l’excellence de la morale répandue dans cette barbare production ; mais il faut croire que les mots arabes qui sont rendus en françois par équité, justice, tempérance, douceur, charité, sont de nature à être toujours employés dans un bon sens : ç’eût été trahir son ignorance que les traduire autrement, ç’eût été une faute grossiere, non contre les mœurs, mais contre la langue, que de leur associer des epithetes qui n’eussent pas exprimé une approbation. Voulez-vous savoir si les principes du prétendu prophete ont été justes & conformes à la saine morale ? Suivez-le dans sa narration : vous le verrez décorer des plus grands éloges des traits d’inhumanité, de trahison, de cruauté, de vengeance & de bigoterie, qui ne sauroient être tolérés dans aucune société, pour peu qu’elle soit policée : point de regle fixe de droit ; si une action est louée ou blâmée, ce n’est qu’autant qu’elle est favorable ou contraire aux intérêts des vrais croyans.

En vérité c’est un mérite bien mince que celui de débiter les loix générales de la science des mœurs. Quelle vertu me recommanderez-vous qui ne porte déjà sa recommandation avec elle dans le mot même qui sert à la désigner ? Celui qui inventa le terme de modestie, & s’en servit le premier pour dénoter une chose louable, prêcha avec plus de clarté & de force le précepte qui dit sois modeste, que ne le peut faire un législateur ou un prophete. De toutes les expressions, celles qui outre leur sens propre, marquent encore un certain degré de louange ou de blâme, sont les moins sujettes à être perverties ou mal entendues. Il est bien naturel de chercher la regle du goût, je dis une regle au moyen de laquelle nous puissions concilier les divers sentimens des hommes, ou du moins décider entre ces sentimens, & savoir lequel il faut condamner.

Il est une philosophie qui nous ôte toute espérance de réussir dans cette recherche, & qui range la regle du goût dans la classe des découvertes impossibles. Il y a une énorme différence, vous diront ces philosophes, entre le jugement & la sensation : toute sensation est telle qu’elle doit être ; ne se rapportant qu’à elle-même, elle a toujours la réalité que nous y appercevons : il n’en est pas de même des déterminations de l’entendement, il s’en faut bien qu’elles ne soient toutes ce qu’elles devroient être ; comme elles sont relatives aux choses de dehors, je veux dire à des choses réelles, à des choses de fait, il arrive souvent qu’elles ne répondent pas à leur archétype. De mille opinions différentes que l’on forme sur le même sujet, il ne peut y en avoir qu’une qui soit vraie, la difficulté c’est de la trouver ; mais quand un même objet exciteroit mille sensations diverses, elles seroient toutes exactement ce qu’il faudroit qu’elles fussent ; la sensation ne représente jamais ce qui existe réellement dans l’objet, elle ne marque qu’un rapport entre l’objet & nos organes ou nos facultés ; & ce rapport a indubitablement lieu, puisque s’il n’avoit pas lieu la sensation n’existeroit pas. La beauté n’est pas une qualité inhérente dans les choses ; elle n’est que dans l’ame qui les contemple ; & chaque ame voit une beauté différente ; il se peut même que ce que l’un trouve beau, l’autre le trouve laid ; & à cet égard nous devons tous nous en tenir à notre façon de sentir, sans prétendre que les autres sentent comme nous. Il n’est pas plus raisonnable de chercher la beauté ou la laideur réelle, que de chercher le doux ou l’amer réel : le même objet peut être doux & amer, suivant la disposition des organes rien n’est plus vrai que le proverbe qui dit que l’on ne doit point disputer des goûts, ce qu’il faut absolument entendre du goût spirituel, aussi-bien que du corporel : ainsi, une fois au moins, le sens commun s’accorde avec la philosophie sceptique, avec laquelle il est si souvent en contraste.

Cependant, quoique cet axiome ait passé en proverbe, & semble par-là avoir acquis la sanction du sens commun ; il y a certainement une espece de sens commun qui lui est contraire, ou du moins qui le modifie & le restraint. Si quelqu’un, pour le génie & pour l’élégance, vouloit égaler Ogilby à Milton, ou Bunyan à Addisson, il passeroit pour aussi extravagant que s’il vouloit comparer une taupinière au Pic de Ténériffe, ou un vivier à l’océan : je ne nie pas qu’il ne puisse y avoir des lecteurs qui donnent la préférence aux premiers de ces écrivains ; mais leur jugement n’est d’aucun poids, nous n’hésitons pas un moment de le traiter d’absurde & de ridicule : alors nous oublions tout-à-fait le principe de l’égalité naturelle des goûts ; nous n’admettons ce principe que lorsque les objets nous paroissent à-peu-près égaux ; mais lorsque la disproportion est si frappante, nous le regardons comme un paradoxe, ou plutôt comme une absurdité palpable. Il est évident qu’aucune des loix que l’on observe dans la composition, n’a pu être découverte en raisonnant a priori : ces loix ne sont point de ces conséquénces abstraites que l’entendement tire des rapports éternels & immuables des idées ; leur fondement est le même que celui de toutes les sciences pratiques, l’expérience ; ce ne sont que des observations générales sur ce qui a plu dans tous les siecles, dans tous les pays. Plusieurs des beautés de la poésie, & même de l’éloquence, empruntent leur éclat de la fiction, de l’hyperbole, de la métaphore, de phrases détournées de leur signification naturelle : gardez-vous bien de réprimer ces saillies de l’imagination, en réduisant chaque terme à la vérité & à l’exactitude qui regnent dans les livres des géometres ; ce seroit pécher contre les premiers préceptes de l’art critique, ces sortes d’ouvrages sont universellement sifflés comme maussades & insipides. Mais quoique la poésie ne puisse s’assujettir à la vérité rigoureuse, elle a pourtant ses regles, que le génie découvre, ou que l’observation enseigne : si des écrivains, qui les négligeoient, ont su plaire, ce n’est pas à cause de leur négligence ; c’est malgré elle : ils la rachetoient par d’autres beautés, plus conformes aux regles de l’art, & qui donnant un plaisir supérieur au dégoût que les défauts pouvoient faire naître, les effaçoient pour ainsi dire, & les faisoient évanouir. Si l’Arioste nous charme, ce n’est ni par les fables monstrueuses, & destituées de toute vraisemblance, ni par le mélange bizarre du style sérieux avec le style comique, ni par ses contes décousus, & par ses perpétuelles interruptions ; c’est par la force & par la clarté du style, par la variété des images, par la peinture naturelle des passions, sur-tout des passions gaies & de celle de l’amour : si les fautes où il tombe nous gâtent un peu le plaisir de cette lecture, elles ne sauroient le détruire. Mais dût ce plaisir résulter des parties de son poëme que nous jugeons défectueuses ; cela ne seroit pas une objection contre la critique en général, mais seulement contre ces regles particulieres, qui nous feroient regarder comme vicieux ce qui ne l’est pas : si ces endroits nous plaisent, ils ne sauroient être vicieux, ils ne le seroient pas même en supposant que la satisfaction qu’ils nous donnent fût tout-à-fait inattendue, & que l’on fût hors d’état de dire pourquoi ils plaisent.

Si je dis que toutes les regles générales sont fondées dans l’expérience, & dans les observations qui ont été faites sur les sentimens communs aux hommes, & affectées à la nature humaine ; ce n’est pas qu’il faille s’imaginer que le sentiment de tous les hommes doive, dans tous les cas, s’accorder avec les regles. Ces sortes d’émotions de l’esprit sont d’une nature bien subtile & bien délicate ; pour les faire naître & agir avec facilité, avec précision, & d’une maniere conforme aux principes généraux, il faut un concours de plusieurs circonstances favorables ; le moindre obstacle au dehors, le moindre désordre au-dedans, dérange ces petits ressorts, & trouble le mouvement de la machine entiere. Si nous voulions faire une expérience de ce genre ; si nous voulions, dis-je, éprouver, dans un cas particulier, le pouvoir qu’auroit sur nous la beauté ou la laideur, il faudroit avoir grand soin de choisir le tems & le lieu propre, & de monter l’imagination sur un ton convenable : la parfaite sérénité d’esprit, le recueillement, l’attention ; si un seul de ces points noué manque, l’expérience est trompeuse, & nous ne portons que de faux jugemens sur la beauté universelle ; au moins la relation que la nature a établie entre la forme des objets & le sentiment, devient plus obscure, &, pour être discernée, demande une discussion plus exacte : si nous en observons encore l’influence, ce n’est pas que chaque beau trait produise en nous un effet distinctement marqué ; nous sommes alors entraînés par l’admiration générale & constante, accordées à ces ouvrages, que nous voyons survivre aux caprices de la mode, & triompher de tous les efforts de l’ignorance & de l’envie.

Le même Homere qui charma, il y a deux mille ans, Athenes & Rome, est encore admiré à Londres & à Paris ; les changemens de climat, de gouvernement, de religion & de langage, n’ont pu ternir sa gloire. La cabale ou le préjugé peuvent, pendant un tems, mettre en vogue un mauvais poëte, ou un mauvais orateur ; mais sa réputation ne sera ni universelle ni durable ; l’œil critique de la postérité, ou même de ses contemporains qui sont d’une autre nation, éclairera ses ouvrages ; aussi-tôt l’enchantement se dissipe, ses défauts paroissent dans tout leur jour. Les productions du vrai génie ont un sort tout opposé : plus elles durent, plus elles sont répandues, plus aussi elles sont sincérement admirées. L’envie & la jalousie dominent dans les cercles étroits ; la familiarité même dans laquelle nous vivons avec un auteur, peut diminuer l’estime que nous devons à ses ouvrages ; mais ces obstacles n’ont pas plutôt disparu, que les beautés dont ces ouvrages brillent, beautés faites pour donner un plaisir immédiat, reprennent leur ascendant sur tous les esprits, & le maintiennent dans tous les siecles.

Il paroît donc, que malgré toutes les variations & tous les caprices du goût, il y a des principes certains d’approbation & de blâme, dont un esprit curieux & attentif peut suivre les opérations. Certaines formes, certaines qualités sont faites pour plaire ou pour déplaire, en vertu de leur nature & de ce qui les constitue : s’il arrive qu’elles manquent leur effet, cela ne vient que de l’imperfection de l’organe qui en reçoit l’impression : un homme qui a la fievre, ne prétendra pas que pour juger des faveurs on s’en rapporte à son palais ; celui qui a la jaunisse ne s’arrogera point de décider des couleurs. Il y a, pour toutes les créatures, un état de l’ame, & un état malade, & la regle du goût ne regarde que le premier. Le consentement unanime des hommes, dont les organes sont en bon état, nous fournit l’idée de la beauté parfaite & universelle : c’est ainsi que nous nommons la vraie couleur, ou la couleur réelle d’un objet, celle qu’une vue bien constituée apperçoit dans cet objet exposé au grand jour : quoique nous n’ignorions que les couleurs ne sont que des apparences & des phénomenes sensibles.

Les organes intérieurs sont sujets à bien des défauts, qui détournent, ou du moins qui affoiblistent l’influence de ces principes généraux dont dépendent les sentimens, du beau & du difforme. S’il y a des objets qui, en vertu de la constitution de notre esprit, sont destinés à nous affecter agréablement, ce n’est pas à dire que chaque individu en sera affecté de cette maniere : il y a des situations dans lesquelles ces objets renvoient une fausse lueur, ou bien ne portent pas dans l’imagination l’impression qu’ils devroient y porter.

Ce qui empêche bien des personnes d’avoir le vrai sentiment du beau, c’est qu’il leur manque cette délicatesse, qui seule peut nous rendre sensibles aux plus subtiles émotions. Cette délicatesse, tout le monde prétend l’avoir, chacun en parle, chacun voudroit ériger son goût particulier en regle du goût ; mais comme dans cette Dissertation nous nous sommes proposé de nous servir de lumieres de l’entendement pour éclaircir des matieres qui regardent le goût, il sera nécessaire de chercher une définition, plus exacte de la délicatesse, qu’on n’en a donné jusqu’ici. Pour ne par puiser dans des sources trop profondes, nous aurons recours à un événement très-connu, tiré des aventures de Don-Quichotte.

Ce n’est pas à tort, dit Sancho à l’écuyer au grand nez, que je prétends me connoître en vin ; ce talent est héréditaire dans ma famille. Un jour deux de mes parens furent requis de dire leur sentiment sur une barrique de vin : ce vin, étant vieux & d’une bonne année, devoit être exquis ; Le premier le goûte, le considere, & après mûre réflexion prononce que le vin est très-bon, à cela, près qu’il lui trouve un petit goût de cuir. Le second, après avoir usé des mêmes précautions, décide aussi en faveur du vin, à la réserve d’un goût de fer, qui lui est très-sensible. Vous ne croiriez jamais combien on se moqua d’eux ; mais qui fut le dernier à rire : la barrique étant vuidée, on trouve au fond une vieille clef, attachée à une courroie[1]. Si l’on réfléchit sur la grande ressemblance qu’il y a entre le goût spirituel & le goût corporel, il sera facile de faire l’application de ce conte. Quoiqu’il soit certain que le beau & le laid n’existent pas d’avantage dans les objets que le doux & l’amer ; & que toutes ces qualités n’ont également leur existence que dans le sentiment interne ou externe ; il faut pourtant qu’il y ait dans les objets des choses propres à produire tel ou tel sentiment ; or, comme ces choses peuvent s’y trouver en petite quantité ou bien être mêlées, ou comme délayées les unes dans les autres, il arrive souvent que des ingrédiens aussi subtils ne frappent point le sentiment, & que l’on n’est point affecté de chaque goût particulier, mêlé & confondu avec le goût total. Lorsqu’un homme a les organes d’une finesse à qui rien n’échappe, & d’une précision qui saisit tout ce qui entre dans le composé, nous disons qu’il a le goût délicat, soit que nous employions ces termes dans un sens naturel, soit que nous les employions dans un sens métaphorique. Ici donc les regles générales qui déterminent la beauté sont d’un grand usage : ces regles se fondent, en partie sur des modèles, en partie sur l’observation des choses qui plaisent ou déplaisent très-fortement, lorsqu’on les considere à part : si les mêmes choses, fondues dans un mélange où elles sont en moindre quantité, ne causent pas un plaisir ou un déplaisir sensible, nous l’attribuons à un manque de délicatesse. Fixer ces regles générales, ou ces modèles indisputables, c’est trouver cette clef & cette courroie qui justifierent la décision des parens de Sancho, & confondirent les prétendus juges qui la condamnoient : quand on n’auroit jamais vuidé la barrique, le goût des premiers eût été également fin, & celui des autres également grossier ; mais il eût été plus difficile de le prouver aux assistans. Il en est de même de l’art d’écrire : quand cet art ne seroit point. connu ; quand on n’auroit ni méthode, ni principes, ni modèles, pour juger des beautés de cette espece ; cela n’empêcheroit pas qu’il n’y eût des goûts plus ou moins rafinés, & que l’on ne dût préférer les uns aux autres ; mais comment réduire au silence un critique ignorant, résolu de ne point démordre de son avis, & de ne jamais céder ? il faut pour cela pouvoir produire un principe qu’il n’ose contester : il faut éclaircir ce principe par des exemples, où de son propre aveu la beauté est conforme aux regles : enfin il faut lui montrer que dans le cas dont on veut le faire convenir, les mêmes regles ont lieu, quoiqu’il ne s’en soit-pas apperçu. De tout cela il conclura qu’il ne doit s’en prendre qu’à lui-même, & qu’il n’a pas le goût délicat pour sentir tout ce qui est beau dans un ouvrage, & tout ce qui ne l’est pas.

La perfection de nos sens & de nos facultés consiste à saisir jusques aux plus légères nuances, & à ne rien laisser échapper. L’excellence de l’organe du goût ne mesure pas par la force des saveurs qu’il peut supporter, mais, par cette sensibilité qui distingue jusqu’aux ingrédiens les plus minces, qui sépare, pour ainsi dire, les parties les plus déliées du tout où elles sont en confusion : c’est ainsi que la perception vive de la beauté & de la difformité fait la perfection de goût spirituel : l’homme de goût est mécontent de lui-même, tant qu’il soupçonne qu’il peut rester dans un ouvrage, quelque beauté ou quelque défaut auquel il n’ait pas pris garde : en intéressant la perfection de son sentiment, cela intéresse sa perfection personnelle, ces deux intérêts n’en font qu’un. Un palais trop friand fait souvent notre supplice, & celui de nos amis ; au-lieu qu’un goût délicat en fait d’esprit ou de beauté, est toujours un bien, une qualité desirable, la source des plaisirs les plus exquis. & les plus innocens dont nous puissions jouir : tout le monde en convient, par-tout ou la délicatesse du goût est reconnue, elle emporte tous les suffrages ; & pour la faire reconnoître il n’y a pas de plus sûr moyen que d’en appeller à ces modeles & à ces principes qui sont consacrés par l’approbation universelle de tous les peuples & de tous les tems. La nature a extrêmement différencié les degrés de délicatesse qu’elle a mis dans les esprits ; mais quelle que soit cette différence, il est certain que dans chaque art, dans chaque genre de beau, ce talent se perfectionne par l’usage, par l’étude & par la contemplation assidue des modeles. Lorsqu’un objet se présente pour la premiere fois à l’œil ou à l’imagination, il n’excite qu’un sentiment obscur & confus ; & l’esprit n’est gueres capable de juger de ses mérites ou de ses-défauts : il n’en apperçoit pas encore les diverses beautés, encore moins distingue-t-il le caractere propre, la qualité & le degré de chacune d’entre elles, il sait tout au plus que l’ensemble est beau ou difforme ; & ce jugement même, il ne le porte qu’en doutant & en hésitant, parce qu’il craint d’être la dupe de son peu d’expérience. Laissez-lui le tems d’en acquérir : son goût se rafinera : non-seulement il connoîtra les beautés & les défauts des parties ; mais il indiquera les marques caractéristiques de chaque qualité, & saura l’apprécier à sa juste valeur : chaque objet excitera en lui un sentiment clair & développé ; il discernera jusqu’au genre & au degré de plaisir ou de déplaisir que chaque partie est propre à produire. Dès-lors le brouillard, qui sembloit lui voiler les objets, se dissipe, ses organes jouent avec plus d’aisance & de perfection, il décide du prix des choses sans craindre de se tromper : en un mot, cette adresse, cette dextérité que l’exercice donne à l’ouvrier, il la donne encore à celui qui juge de l’ouvrage.

Telle est la prérogative de la routine, qu’on ne sauroit juger d’un écrit qui est de quelque importance sans l’avoir lu plus d’une fois, sans l’avoir envisagé sous différens points de vue. & sans y avoir mûrement réfléchi. Une premiere lectute ne se fait jamais de sens rassis, on se précipite, on ne fait que voltiger sur les idées, on ne voit pas ce qui est véritablement beau, on ne saisit pas les proportions & le rapport des parties, on ne remarque pas le caractere du style, les perfections & les défauts, enveloppés d’une espece de nuages se présentent d’une manière peu distincte à l’imagination : pour ne pas dire qu’il y a des beautés superficielles, de petites fleurs qui plaisent d’abord, mais qui n’étant faites pour exprimer ni des raisonnemens ni des passions, nous paroissent bientôt fades & insipides, ne nous inspirent plus que du dégoût & du dédain, ou du moins dont nous mettons la valeur à un rabais considérable.

On ne sauroit s’exercer long-tems dans la contemplation des belles choses, sans être obligé de faire des comparaisons entre les divers genres & les différens degrés de beauté, & sans faire l’estimation de leur valeur respective. Celui qui n’a jamais fait ces sortes de comparaisons, n’est point qualifié pour juger ; ce n’est qu’en comparant les objets qu’on apprend quel cas on en doit faire, & quel degré d’estime on doit leur accorder. L’enseigne la plus mal barbouillée a un certain éclat & une certaine justesse d’imitation, qui sont des beautés, & qui paroitroient admirables à un paysan ou à un sauvage : le vaudeville le plus trivial a du naturel & de l’harmonie ; il n’y a que les personnes accoutumées à des poésies plus belles qui en trouvent la cadence dure, & l’expression dépourvue de sentiment. Ce qui est moins beau jusqu’à un certain point paroît désagréable, & par conséquent laid à ceux qui se sont familiarisés avec les grands modeles ; & d’un autre côté, l’objet le plus parfait que nous connoissions, nous semble avoir atteint le sommet de la perfection, & mériter les plus grands éloges. Pour être en état d’apprécier un ouvrage, & de lui assigner son rang parmi les fruits du génie, il faut avoir lu, examiné, pesé les productions du même genre, qui ont été admirées dans différens tems & chez différentes nations.

Pour réussir encore mieux dans cette entreprise, il faut que l’esprit, vuide de préjugés & de toute vue étrangere, ne s’attache qu’à l’examen du sujet qui lui est proposé. Tout ouvrage de l’art, pour produire son effet, demande un point de vue, une situation ou il faut être, ou qu’il faut se donner, si l’on veut le goûter comme il faut. L’orateur qui néglige d’avoir égard au génie, aux intérêts, aux opinions, aux passions & aux préjugés qui regnent dans son auditoire, flatte en vain de persuader, & d’enflammer les passions : si ses auditeurs ont des préventions contre lui, quelques déraisonnables qu’elles puissent être ; il doit, avant d’entamer son sujet, tâcher de les en faire revenir, en captivant leur affection, & en s’insinuant dans leur bienveillance. Un critique qui, dans d’autres tems, ou dans d’autres pays, fait l’examen du discours de cet orateur, doit avoir toutes ces circonstances devant les yeux, il se doit placer dans les mêmes conjonctures ; son jugement n’est solide qu’autant qu’il a pris ces précautions. Un auteur met son ouvrage au jour : je dois me détacher de toute liaison particuliere que je puis avoir avec lui : qu’il soit mon ami, mon ennemi ; ou qu’il me soit ce qu’il voudra, je ne dois me considérer qu’en tant qu’homme en général, sans me souvenir que je suis un tel ou un tel homme.

Ceux que le préjugé gouverne ne se plient pas à cette condition ; vous les voyez fermes & obstinés dans leur façon de penser ; ils ne prendront jamais le tour d’esprit que la situation exige : s’ils jugent d’un écrit composé dans des tems passés, ou pour d’autres nations, ils ne tiendront aucun compte des opinions & des usages : pleins des mœurs de leur siecle, ils condamneront péremptoirement des choses qui ont été reçues avec les plus grands applaudissemens de ceux pour qui elles étoient destinées : s’ils jugent d’un écrit moderne, l’ami ou l’ennemi, le rival, le commentateur, l’homme intéressé, en un mot, perce toujours à travers leurs décision. Par ce moyen on parvient à se gâter le goût : les mêmes beautés & les mêmes défauts, ne sont plus les impressions qu’ils auroient faites, si l’on avoit su plier son imagination, s’oublier, pour un moment, soi-même. On peut donc dire qu’ici le goût s’écarte de la regle, & que par conséquent, il n’est d’ancun poids.

On fait que dans toutes les questions qui sont du ressort de l’entendement le préjugé nous égare, & pervertit les opérations des facultés intellectuelles ; il n’est pas moins funeste au bon goût, il corrompt la faculté de sentir le beau ; dans l’un & l’autre cas le bon sens doit le corriger, & en prévenir l’influence ; & à cet égard, aussi-bien qu’à d’ autres, la raisoq, si elle n’est pas une partie essentielle du goût, est au moins requise pour en diriger les opérations. Dans tous les ouvrages où le génie brille il y a un rapport, une convenance de parties & si l’on n’a pas assez d’étendue d’esprit pour embrasser toutes ces parties, pour les comparer, & pour appercevoir la consistance de l’uniformité du tout ; on est hors d’état d’en connoître les beautés & les vices. Ce n’est pas assez. Les productions de l’art ont chacune leur but, une fin où elles tendent ? elles sont plus ou moins parfaites, à mesure qu’elles sont mieux ou moins bien ajustées à cette fin : l’éloquence doit persuader, l’histoire doit instruire, la poësie doit plaire par les images qu’elle présente, & par les passions qu’elle fait naître ; ces fins, il ne faut jamais les perdre de vue, en lisant les écrits des orateurs, des historiens ou des poëtes ; & il faut voir s’ils ont employé les moyens convenablés pour y arriver. Enfin il n’y a point d’ouvrage qui ne soit une chaîne de proportions & de raisonnemens ; je n’excepte pas même ceux des poëtes : à la vérité, ce ne sont pas toujours des raisonnemens bien justes bien précis ; mais c’en sont au moins de plausibles & de spécieux, & le coloris, dont l’imagination les couvre, n’empêche pas qu’on les reconnoisse. Les personnages qui paroissent dans les tragédies & dans les poëmes épiques, raisonnent, pensent, concluent, agissent conformément à leur caractere, & à leur situation. Pour réussir dans une tâche aussi délicate, il ne suffit pas que le poëte ait du goût & de l’invention ; il faut du jugement. D’ailleurs, qu’elles sont les facultés dont la perfection perfectionne l’entendement ? ce sont la netteté de la conception, la justesse du discernement, la vivacité de l’esprit ; mas ces mêmes facultés sont les compagnes inséparables du goût, qui sans elles ne sauroit subsister. Il est rare, ou plutôt il est inoui qu’un homme sensé ne puisse juger de la beauté des arts dont il a la routine ; & il n’est pas moins rare que l’on ait du goût sans avoir du bon sens.

Ainsi, quoique les principes du goût soient universels, & si non tout-à-fait, au moins à-peu-près les mêmes chez tous les hommes, il n’y en a pourtant qu’un petit nombre qui soient capables d’apprécier les productions des arts, & donc le sentiment puisse passer pour la regle du beau. Les organes intérieurs n’ont que très-rarement assez de perfection pour donner pleine carrière aux principes généraux, & pour exciter des sensations conformes à ces principes : tantôt ils sont assujettis à un vice radical, tantôt à un désordre accidentel ; d’où il ne peut résulter que de fausses sensations. Si le critique n’a point de délicatesse dans l’esprit, il juge sans discernement ; n’étant affecté que des qualités grossieres & palpables, les touches fines lui échappent : s’il n’a point d’exercice, les décisions sont confuses & mêlées de doutes : s’il ne sait point comparer, il admire les beautés les plus frivoles, ou plutôt il prend pour beauté ce qui est défaut : si le préjugé le domine, il n’a plus de sentiment naturel : s’il manque de bon sens, il ne voit pas la beauté du dessein, cette beauté raisonnée qui est la principale. Il y a peu de personnes exemptes de toutes ces imperfections ; & voilà pourquoi, dans les siecles même les plus polis, les vrais connoisseurs sont si rares. Un sentiment vif & délicat, joint à l’exercice, perfectionné par l’habitude de comparer, libre de tout préjugé, ces qualités, dis-je, réunies constituent le vrai juge ; & la décision unanime de ces sortes de juges, par-tout où on la rencontre, forme ce que nous appellons la regle du beau, ou le principe du goût.

Mais où trouver de pareils juges ? à quelle marque les reconnoître, comment les distinguer des prétendans à faux titres ? Questions embarrassantes, & qui semblent nous replonger dans la même incertitude, dont le but de cette Dissertation étoit de nous delivrer.

Cependant, à bien prendre la chose, ces questions ne regardent pas le sentiment lui même, mais un fait. On peut disputer si tel ou tel homme a du bon sens, de la délicatesse, de l’imagination, l’esprit vuide de préjugés ; mais tout le monde tombe d’accord que ce sont-là des qualités estimables, que ceux qui les possedent méritent de la considération. Dans les cas douteux il n’y a donc autre chose à faire que ce que l’on fait dans les questions qui sont du ressort de l’entendement : il faut produire les meilleurs argumens qu’on puisse trouver : il faut s’en rapporter à des faits, à des réalités, comme à une regle sûre & décisive ; & il faut avoir de l’indulgence pour ceux qui font de cette regle un usage différent. Il nous suffit, pour le présent, d’avoir prouvé que tous les goûts ne sont pas de la même bonté, & qu’en général il y a des hommes plus favorisés, à cet égard, de la nature que d’autres, & dont le goût doit être universellement reconnu pour meilleur ; quoique peut-être il soit difficile d’indiquer ces hommes en particulier.

Mais en effet cette difficulté n’est pas si grande qu’elle le paroît. Lorsque l’on s’en tient à la spéculation, on croit communément qu’il y a un critérium pour les sciences, tandis qu’il n’y en a point pour les matieres qui relèvent du sentiment : en vient-on à l’application ? c’est tout le contraire on a bien plus de peine à trouver des regles sûres pour les doctrines scientifiques que pour les choses de goût. Les théories abstraites des philosophes, les systêmes de la profonde théologie n’ont qu’un tems, leur regne subsiste pendant un certain période ; le période suivant le détruit : on en découvre les absurdités ; d’autres théories & d’autres systêmes en prennent la place, partent à leur tour ; l’expérience prouve que rien n’est plus sujet au hasard, & aux révolutions de là mode, que ces prétendues décisions scientifiques. Il en est tout autrement des beautés de l’éloquence & de la poésie. Les ouvrages où la nature & les passions sont bien peintes, prennent, en peu de tems, un ascendant universel sur les esprits, & le conservent pour toujours. Tandis qu’Aristote, Platon, Épicure, Descartes regnent tour-à-tour, Térence & Virgile font le charme de tous les siecles, & personne ne leur dispute cet honneur : la philosophie de Cicéron n’est plus en vogue ; nous admirons encore son éloquence.

Quelque rares que soient les personnes qui ont le goût délicat, on les distingue aisément dans la société aux jugemens solides qui forcent de leur bouche, & à la supériorité qu’on leur remarque : ils prennent bientôt l’ascendant sur les autres hommes : le ton vif & animé, avec lequel ils s’expriment, donne une vogue générale aux ouvrages de génie qu’ils approuvent. Il y a bien des gens qui par eux-mêmes n’ont qu’un sentiment foible, vague & incertain ; & qui cependant sont capables de goûter les belles choses lorsque l’on leur fait connoître, & qu’on les met sur les voies. Un homme s’est-il mis en état d’admirer un excellent poëme, ou une belle piece d’éloquence ? il communique son admiration ; & chaque conversion qu’il fait en produit de nouvelles. Le préjugé peut, pour un tems, offusquer le vrai génie ; mais on ne voit pourtant jamais les suffrages réunis en faveur de faux génie ; & le préjugé même doit à la fin céder à la force du sentiment que la belle nature excite. Une nation civilisée peut se méprendre dans le choix du philosophe qu’elle met au premier rang ; mais elle ne se trompera pas long-tems sur le poëte, tragique ou épique, à qui cet honneur appartient. Cependant quelques efforts que nous fassions pour fixer la regle du goût, pour y ramener les diverses opinions des hommes ; il reste toujours deux sources de variété, qui à la vérité ne vont pas jusqu’à faire confondre les limites du beau & du laid, mais qui pourtant font naître de la différence dans les degrés d’approbation & de blâme : la premiere consiste dans l’humeur, qui n’est pas la même chez tous les hommes ; la seconde, dans les mœurs & dans les opinions particuliérement affectées à chaque tems, & à chaque nation.

Les principes généraux du goût, que la nature a gravés dans les esprits, sont uniformes : par-tout où les jugemens varient, on découvre quelque défaut, ou quelque corruption des facultés naturelles, provenant, soit du préjugé, soit de l’inexpérience, soit d’un manque de délicatesse ; & l’on trouve toujours de bonnes raisons d’approuver le goût des uns, & de condamner celui des autres. Il n’en est pas de même lorsque la diversité provient, soit d’une constitution interne, soit d’une situation externe, qui ne peuvent passer pour des fautes de part ni d’autre, & qui par conséquent ne nous permettent pas de préférer une opinion à l’autre. En ce cas, dis je, la contrariété des sentimens est inévitable, & c’est en vain que nous cherchons une regle pour la concilier.

Les images tendres, les peintures de l’amour sont impression sur un jeune homme qui a les passions vives ; un homme plus avancé en âge se plaira aux livres des sages & des philosophes, qui enseignent à régler les mœurs, & à subjuguer les passions : à vingt ans Ovide sera notre auteur favori, Horace à quarante, & peut-être Tacite à cinquante. Vainement tâcherions-nous de dépouiller nos propres penchans pour revêtir ceux d’autrui : nous choisissons notre auteur comme nous choisissons nos amis, c’est-à-dire que la conformité d’humeur & de disposition décide de notre choix : soit que nous ayions l’esprit enjoué ou atrabilaire, soit que le sentiment ou la réflexion domine en nous ; nous nous affectionnons toujours à l’écrivain qui nous ressemble d’avantage.

Celui-ci aime le sublime, celui-là le passionné, un troisieme le plaisant : l’un sensible aux moindres fautes, veut de l’exactitude par-tout, l’autre, plus touché du beau, pardonne vingt absurdités en faveur d’un trait élevé, ou pathétique : il y en a dont l’oreille demande de la briéveté & de la force ; d’autres préferent les expressions riches & harmonieuses ; un tel affecte la simplicité, un tel recherche l’élégance. La comédie, la tragédie, la satyre, l’ode, chacun de ces genres a ses partisans, qui le mettent au-dessus de tous les autres : un critique qui n’approuveroit qu’un seul de ces genres, & condamneroit tout le reste, seroit manifestement dans l’erreur ; cependant il n’est gueres possible de ne pas sentir de la prédilection pour ce qui s’accorde avec notre tour d’esprit particulier : ce sont-là de ces préférences innocentes, dont nous ne saurions nous dispenser, & qui entre des hommes raisonnables ne sauroient fournir matiere à dispute, parce qu’il n’y a point de regle pour en décider.

C’est pour cette raison qu’une représentation nous plaît d’autant plus que les caracteres ressemblent d’avantage à ceux que nous voyons de nos jours, & dans notre pays. Il faut des efforts pour se faire à la simplicité des anciennes mœurs, pour voir des princesses puiser de l’eau dans la fontaine, & les rois & les héros s’apprêter eux-mêmes leur manger. Nous conviendrons en général que ces sortes de descriptions ne sont pas des défauts dont l’auteur soit responsable, & qu’elles ne défigurent point l’ouvrage ; mais l’ouvrage sera pourtant moins d’impression sur nous. Voilà encore pourquoi il est si difficile de transporter les comédies d’un siecle, ou d’une nation dans l’autre. Dans l’Andrienne de Térence, & dans la Clitie de Machiavel, la beauté sur qui roule toute l’action, invisible pour le spectateur, demeure, pendant toute la piece, cachée derrière les coulisses : cela, est conforme à la réserve des anciens Grecs & des Italiens modernes ; mais en France & en Angleterre cela ne sera jamais goûté : un savant qui réfléchit peut se rendre raison de ces singularités, mais le commun des spectateurs ne sauroit se séparer de ses idées & de ses habitudes, au point de se plaire à un spectacle qui peint des idées & des habitudes si différentes. Ici s’offre une réflexion qui pourra être utile pour éclaircir la fameuse dispute sur les anciens & les modernes. Lorsqu’une absurdité apparente s’offre dans l’écrit d’un ancien, les partisans de l’antiquité prétendent qu’il faut avoir égard aux mœurs du siecle où il a vécu ; leurs adversaires n’admettent point cette excuse, ou du moins ne veulent la recevoir que comme l’apologie de l’auteur, & non comme l’apologie de l’ouvrage. Mon sentiment est que les limites de la controverse n’ont jamais été trop bien réglées entre les deux partis. Lorsqu’on nous présente une singularité de mœurs qui n’a rien que d’innocent, comme sont les exemples que nous avons raportés tantôt, nous aurions tort assurément d’y trouver à redire ; & ce ne seroit que par un faux rafinement que l’on pourroit s’en choquer. Si l’on vouloit ne rien donner aux révolutions continuelles qui se font dans les mœurs & dans les usages, ne rien admettre qui ne soit selon nos modes ; les monumens des poëtes, ces monumens plus durables que l’airain, tomberoient bientôt en poussiere, comme de la mauvaise argile. Faudra-t-il donc jeter les portraits de nos ancêtres, à cause des fraises & des vertugadins dont nous les voyons ornés ? Il en est tout autrement lorsqu’il s’agit d’idées qui regardent la morale, ou la décence, & que ces idées different d’un siecle à l’autre : par-tout où le vice est dépeint sans qu’on lui attache une marque de blâme ou d’infamie, c’est une tache réelle, & qui incontestablement défigure un poëme : je ne puis ni ne dois me plaire à de pareils sentimens : j’excuserai le poëte sur les usages de son tems ; mais je ne saurois goûter le morceau qui représente ces usages. Les traits d’inhumanité & d’indécence répandus si ouvertement dans les caracteres tracés par plusieurs poëtes de l’antiquité, sans en excepter Homere & les tragiques Grecs, ces traits, dis-je, diminuent considérablement le prix de ces productions d’ailleurs si excellentes ; & à cet égard les modernes ont un grand avantage sur les anciens. Qui s’intéresseroit à la fortune & aux sentimens de héros aussi féroces ? qui ne seroit choqué de voir ainsi confondre le vice avec la vertu ? Quelque indulgence que nous puissions avoir pour les préjugés d’un écrivain, nous ne saurions prendre sur nous d’applaudir à des sentimens & à des mœurs aussi répréhensibles.

Il faut faire ici une grande différence entre les principes de morale & les opinions spéculatives : ces dernieres sont dans un flux perpétuel ; le systême du pere n’est pas celui du fils ; à peine trouveroit-on un homme qui soit constant & toujours le même à cet égard. Les erreurs de spéculation, de quelque nature qu’elles puissent être, n’ôtent donc que fort peu de chose aux mérites d’un bel écrivain ; l’imagination du lecteur s’y fait aisément, elle se plie à toutes sortes d’opinions, & n’en goûte pas moins les beautés qui y tiennent. Mais il faudroit un effort bien violent pour changer le jugement que nous portons des mœurs, & pour faire tomber l’approbation ou le blâme, là haine ou l’amour sur d’autres objets que sur ceux auxquels une longue habitude nous a appris à attacher ces sentimens. Un homme, intimement pénétré de la rectitude de la morale qui regle ses décisions, a raison d’en être jaloux, & de ne jamais trahir, ne fût-ce que pour un instant, les mouvemens de son cœur, par complaisance pour un auteur, quel qu’il puisse être.

De toutes les erreurs spéculatives qui peuvent se glisser dans les ouvrages de génie, il. n’y en a point de plus excusables que celles qui regardent la religion. Il n’est jamais permis de juger de la civilité ou de la sagesse d’une nation par la grossiéreté ou le rafinement des principes de théologie qu’elle professe ; le bon sens qui dirige les hommes dans les affaires de la vie, n’a plus lieu dans les matieres religieuses, parce que l’on suppose ces matieres placées hors de la portée de la raison. C’est pourquoi le critique qui veut se faire une juste idée de la poésie des anciens, ne doit pas faire attention aux absurdités du systême payen ; notre postérité doit avoir la même indulgence pour nous. Un article de foi ne peut jamais passer pour un défaut dans le poëte, il ne le devient que lorsque, s’emparant du cœur, il le jette dans la bigotterie ou dans la superstition : ce n’est qu’alors qu’il brouille les sensations morales, & qu’il renverse la barrière que la nature a mise entre le vice & la vertu : en ce cas, dis-je, il devient une tache ineffaçable, condamnée par le principe que nous venons de poser, & dont on ne sauroit laver l’auteur en la rejetant sur les préjugés & les fausses opinions de son siecle.

Il est de la nature de la religion catholique-romaine d’inspirer à ses sectateurs une haine violente contre tous les autres cultes, & de représenter les payens, les mahométans & les hérétiques, comme autant d’objets de la colere & des vengeances célestes. Ces sentimens, quoique extrêmement condamnables, les zélateurs de cette communion les prennent pour des vertus, & les étalent dans leurs tragédies & dans leurs poëmes épiques, comme une espece d’héroïsme religieux : c’est cette bigoterie qui a défiguré deux des plus belles pieces du théâtre françois : Athalie & Polieucte. Un zele immodéré pour de certains cultes particuliers y est dépeint avec toute la pompe imaginable, & fait le caractere dominant des principaux personnages : il y a qu’à entendre l’héroïque Joad apostrophant Josabet, qu’il trouve en conversation avec Marhan, prêtre de Baal.

Où suis-je ? de Baal ne vois-je pas le prêtre ?
Quoi, fille de David ! vous parlez à ce traître !
Vous souffrez qu’il vous parle ! Et vous ne craignez pas
Que du fond de l’abîme, entr’ouvert sous ses pas,
Il ne sorte à l’instant des feux qui vous embrasent :
Ou qu’en tombant sur lui ces murs ne vous écrasent !
Que veut-il ! de quel front cet ennemi de Dieu
Vient-il infecter l’air qu’on respire en ce lieu ?

De pareilles maximes sont applaudies au spectacle de Paris ; à Londres on aimeroit tout autant entendre Achille dire à Agamemnon qu’il a le front d’un chien & le cœur d’un cerf, ou bien Jupiter menaçant Junon d’une vigoureuse bastonnade si elle ne veut pas se taire.

Les principes religieux font encore un défaut dans un ouvrage d’agrément, lorsqu’étant poussés jusqu’à la superstition, on les mêle mal-à-propos à des sujets qui n’y ont aucun rapport. Ce n’est pas même une excuse pour le poëte que de dire que les mœurs de son pays ont surchargé la vie humaine de tant de cérémonies & de pratiques religieuses, qu’il n’y a aucune condition, aucune situation qui en soit exempte. La comparaison que fait Pétrarque de sa belle Laure avec Jesus Christ passera toujours pour ridicule ; il n’est pas moins ridicule de voir l’aimable libertin Boccace remercier très-sérieusement le Tout-Puissant & le beau sexe de lui avoir prêté leur assistance contre ses ennemis.

  1. Quoique cet exemple explique merveilleusement la théorie de notre auteur ; je crains que bien des lecteurs ne le trouvent trop bas & trop ignoble pour entrer dont une tractation sérieuse, & que l’on ne reproche à M. Hume d’avoir péché contre la regle du goût, dans l’endroit même où il veut l’établir. On ne fera pas le même reproche à M. de la Motte, qui l’a mis en fable : il est-là fort à sa place : c’est le propre de la fable de cacher les vérités les plus importantes sous des images communes & familieres. R. du T.