Œuvres philosophiques (Hume)/Tome 7/Texte entier

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Œuvres philosophiques (Hume)/Tome 7
Traduction par Anonyme.
Œuvres philosophiques, tome septièmeTome 7 (p. T-TdM).

ŒUVRES

PHILOSOPHIQUES

DE

M. D. HUME.

TOME SEPTIÈME.

ŒUVRES

PHILOSOPHIQUES DE

M. D. HUME

TRADUITES DE L’ANGLOIS.

TOME SEPTIÈME,

CONTENANT

Les Essais sur le Commerce, &c.

NOUVELLE ÉDITION

À LONDRES,

1788.

ESSAI

SUR

LE COMMERCE

Les hommes me paroissent partagés en deux classes différentes. Les uns, faute de réflexions, ne parviennent jamais jusqu’à la vérité ; & les autres, en réfléchissant trop, la laissent derrière eux, & vont beaucoup au-delà. La derniere classe, sans comparaison, moins nombreuse que la premiere, est également utile & précieuse à la société; elle est redevable à ceux qui la composent, des nouvelles idées qu’ils font naître. Quoique souvent hors d’état de résoudre les difficultés qu’ils élevent, ils fournissent aux personnes d’un esprit juste, de nouvelles idées, & donnent lieu à des découvertes utiles. S’il en coûte quelque peine pour entendre & concevoir leurs pensées, si leurs discours & leurs écrits présentent des objets & des vues extraordinaires & hors de la route commune, on en est dédommagé par le plaisir de la nouveauté. On fait, en effet, peu de cas d’un auteur dont les écrits sont la répétition de ce qu’on entend dans les cafés & les conversations ordinaires.

La plupart des hommes, incapables de réflexions profondes, sont portés naturellement à décrier ces hommes rares qui joignent la solidité du jugement à l’étendue de l’esprit ; ils les regardent comme des métaphysiciens inintelligibles, toujours occupés de systêmes & d’idées abstraites ; & ils croient de bonne foi que la vérité est renfermée dans le cercle étroit de leurs foibles conceptions. Je conviens qu’il est certains cas où le raisonnement ne doit être appuyé que sur ce qui est simple & à la portée de tout le monde, & qu’une trop grande subtilité peut faire douter de sa justesse. Tout homme qui délibere sur la conduite qu’il doit tenir dans une affaire, ou qui se trace à lui-même un plan de politique, de commerce, ou d’économie, doit mettre des bornes à ses spéculations, & s’abstenir de lier ensemble une trop longue chaîne de conséquences ; une circonstance imprévue dérangera certainement une partie de ses projets, & produira un événement auquel il ne s’attendoit pas ; mais quand nous discutons un objet en général, nos spéculations ne peuvent être trop étendues. L’homme de génie & l’homme médiocre ne sont réellement distingués l’un de l’autre que par la profondeur, plus ou moins grande, des principes qui servent de base à leurs raisonnemens ; ils ne paroissent obscurs dans l’homme de génie, que parce qu’ils embrassent & s’étendent à la généralité de la matiere dont on est occupé. Il n’est pas facile, en effet, au commun des hommes, d’appercevoir dans les matieres de dispute & de controverse, le point fixe dont tout le monde doit être d’accord, de le séparer de ce qui l’environne, & de le présenter pur & sans mélange. Chaque principe & chaque conséquence se particularise pour eux ; ils ne peuvent étendre leur vue jusqu’à ces proportions universelles qui comprennent un nombre infini de proposions particulieres, & renferment la science entiere dans un simple théorème. Leurs yeux sont éblouis de l’espace immense qui leur est présenté ; ils perdent le principe de vue & quelque claires qu’en soient les conséquences, elles leur paroissent obscures & embarrassées ; mais il n’en est pas moins certain que la meilleure maniere de raisonner, est d’établir des principes généraux, quoiqu’ils puissent être sans application dans quelques cas particuliers. C’est la méthode qu’emploient les philosophes dans les traités de morale ; les politiques doivent en faire également usage, & plus particuliérement encore lorsqu’ils sont occupés du gouvernement intérieur de l’état, dont le bonheur, qui est, ou qui doit être leur principal objet, consiste dans la réunion d’une multitude de circonstances, toutes dépendantes du législateur, au lieu que les affaires extérieures de ce même état sont subordonnées au hasard, aux accidens, & même au caprice de quelques personnes. Ces réflexions préliminaires m’ont paru nécessaires, avant de mettre sous les yeux du lecteur les essais que je lui présente concernant le commerce, le luxe, l’argent, l’intérêt de l’argent, &c. parce qu’il y trouvera peut-être quelques principes singuliers, & qui pourront lui paroître trop recherchés & trop subtils. Si ces principes sont faux, on doit les rejetter ; mais il seroit imprudent de se prévenir contre eux, par la seule raison qu’ils sont hors de la route commune.

Quoique la puissance d’un état & le bonheur des sujets puissent être, à quelques égards, regardés comme indépendans l’un de l’autre, on convient cependant communément qu’ils sont inséparables par rapport au commerce ; & comme la puissance de l’état assure aux particuliers la jouissance paisible de leur commerce & de leurs richesses, de même l’état devient puissant dans la proportion des richesses & de l’étendue du commerce des sujets. Cette maxime, vraie en elle-même, me paroît cependant susceptible de quelques exceptions, & ne devoit être établie qu’avec quelque réserve. Il peut arriver en effet, des circonstances où le commerce, les richesses & le luxe des sujets, bien loin d’augmenter la puissance d’un état, ne servent au contraire qu’à affoiblir ses armées, & à diminuer son influence & sa considération chez les nations voisines. L’homme est un être changeant par sa nature, & susceptible de la plus grande diversité d’opinions, de principes, & de regles de conduite. Ce qui peut être vrai dans un tems & dans certaines circonstances, cessera de l’être lorsqu’il sera survenu du changement dans les mœurs & dans les façons de penser.

Ce qui constitue le peuple de chaque nation, se partage en laboureurs & en manufacturiers : les premiers sont employés à la culture de la terre ; les derniers donnent à ses productions la forme nécessaire pour la subsistance, les vêtemens & les commodités des hommes. Les sauvages ne vivent que de chasse ou de pêche, mais aussi-tôt qu’ils se civilisent, ils deviennent laboureurs & manufacturiers. Et quoique dans les premiers siecles où les Nations se civilisent, la partie la plus nombreuse de la société soit employée à la culture de la terre[1], le tems & l’expérience perfectionnent l’agriculture, au point que les productions de la terre peuvent être assez abondantes pour nourrir un plus grand nombre d’hommes qu’il n’y en a d’employés à sa culture, & aux manufactures d’absolue nécessité.

Si les bras inutiles à la culture des terres & aux manufactures d’absolue nécessité sont employés aux arts qu’on appelle de luxe, leur travail augmente le bonheur de l’état, parce qu’on est redevable à leur industrie des nouvelles commodités, & des recherches également utiles & agréables, dont on auroit été entiérement privé, s’ils n’avoient eu d’autre occupation que la culture de la terre ; mais n’y a-t-il pas d’autre moyen d’employer ces bras superflus ? Le souverain n’est-il pas le maître de les prendre à son service, & de les enrôler dans ses flottes & dans ses armées, pour faire des conquêtes & se rendre redoutable aux nations les plus éloignées ? Il est certain que les manufacturiers de marchandises de luxe sont dans la dépendance des propriétaires des terres & des cultivateurs, dont les besoins & les désirs décident de leur occupation. Ils sont absolument inutiles dans les pays où le luxe est inconnu ; les productions de la terre qui pouvoient être employées à leur subsistance y servent à entretenir des flottes & des armées, qui peuvent être maintenues sur un pied bien plus considérable que dans les pays où le luxe des particuliers exige un grand nombre d’arts. Il semble donc qu’il existe une espece d’opposition entre la puissance des états, & le bonheur des sujets. La puissance d’un état n’est jamais plus grande que lorsque tous les bras inutiles sont employés au service public. Les sujets, au contraire ne peuvent se procurer des commodités & des plaisirs que lorsque ces mêmes bras inutiles sont employés à leur service particulier ; ils ne peuvent être contens qu’aux dépens de l’état ; & par la même raison que l’ambition du souverain diminue le luxe des sujets, le luxe des sujets doit diminuer la force & arrêter l’ambition du souverain.

Il s’en faut beaucoup que ce raisonnement puisse être mis au rang des idées chimériques & hors de toute vraisemblance ; il est au contraire fondé sur l’histoire & sur l’expérience. La république de Sparte a été l’état du monde connu le plus puissant, par proportion au petit nombre de ses sujets ; & elle n’étoit puissance que parce que le commerce & le luxe en étoient entiérement bannis. Les Ilotes cultivoient la terre, & eux seuls exerçoient les arts mécaniques, tandis que les Spartiates étoient tous soldats. Il est évident que les Ilotes n’auroient pu fournir la subsistance & les manufactures de nécessité absolue, à un si grand nombre de Spartiates, dans des tems de luxe & de délicatesse, qui exigent le travail de beaucoup de négocians & de manufacturiers. La république Romaine présente la même observation. Nous savons par les historiens que les plus petites républiques de l’antiquité levoient & entretenoient sur pied des armées plus nombreuses que ne le pourroient faire présentement des états trois fois plus peuplés. Les soldats ne sont pas actuellement la centieme partie des habitans de l’Europe, tandis que dans les premiers tems de la république Romaine, la seule ville de Rome & son petit territoire, étoit en état de lever & d’entretenir dix légions dans la guerre contre les Latins. La république d’Athenes, dont tout le territoire n’étoit pas plus étendu que la province d’Yorkshire, envoya dans l’expédition de Sicile près de quarante mille hommes. On assure que Denis-l’Ancien, dont les états ne comprenoient que la ville de Syracuse, environ le tiers de l’île de Sicile, & quelques ports de mer sur les côtes de l’Italie & de l’Illyrie, eut toujours sur pied une armée de cent mille hommes d’infanterie, & de dix mille de cavalerie indépendamment de quatre cents vaisseaux toujours équipés. Le pillage étoit à la vérité la principale ressource pour la subsistance des armées de l’antiquité en tems de guerre ; mais l’ennemi pilloit à son tour, & il ne pouvoit y avoir de façon plus ruineuse de lever des impôts sur les peuples. Le commerce & le luxe répandus dans toutes les nations de l’Europe, sont donc la cause la plus apparente de leur foiblesse, lorsqu’on les compare avec les peuples de l’antiquité. Les mœurs & la maniere de vivre des peuples anciens, exigeant un petit nombre d’ouvriers, plus de soldats pouvoient vivre des productions de la terre. Tite-Live rapporte que de son tems, la république Romaine pouvoit avec peine lever autant de soldats qu’elle en avoit employé contre les Gaulois & les Latins. Les tailleurs, les cuisiniers, les peintres, les musiciens & les comédiens remplaçoient, sous Auguste, ces soldats qui combattoient pour la liberté & pour l’empire du tems de Camille ; & il est évident que si l’Italie étoit également cultivée dans ces deux époques, le nombre des habitans n’en étoit pas augmenté, parce que les ouvriers de luxe, existant du tems d’Auguste, ne contribuoient en rien à la production des nécessités de la vie.

Ces observations conduisent naturellement à demander, s’il est possible que les souverains, consultant plutôt leur intérêt personnel que celui de leurs sujets, reprennent les anciennes maximes de gouvernement. J’avoue qu’une pareille révolution me paroît, à tous égards, impossible, & j’en donne pour raison que le gouvernement étoit chez les nations de l’antiquité, violent & contraire au cours naturel des choses. Personne n’ignore l’austérité des loix de Lacédémone, & quiconque a réfléchi sur la nature humaine, & sur ce qui s’est passé chez tous les peuples & dans tous les siecles, regarde cette république comme un prodige ; & son gouvernement seroit regardé comme une rêverie & une fiction impraticable dans l’exécution, s’il n’étoit attesté par l’accord unanime de tous les historiens, & par les détails qu’ils nous en ont transmis. Quoique les Romains & les autres anciennes républiques fussent gouvernées par des loix moins contraires à la nature, leurs sujets ne se seroient pas soumis à la rigueur des loix qui leur étoient imposées, sans un concours très-singulier de circonstances. Les hommes vivoient pour lors dans des états libres d’un territoire peu étendu, & comme le génie du siecle étoit entiérement militaire, les peuples étoient dans une guerre continuelle les uns contre les autres. La liberté engendre naturellement l’amour de la patrie, principalement dans les petits états, & cet amour de la patrie devient encore plus vif, lorsque le public est dans de continuelles alarmes, & que tous les-sujets sont obligés, à chaque instant, de s’exposer aux plus grands dangers pour la défense commune ; la continuité de la guerre fait de tous les citoyens autant de soldats ; personne ne s’exempte de service militaire, chacun le remplit à ses dépens ; & quoique ce service personnel soit plus à charge que l’impôt le plus onéreux, il devient supportable à un peuple qui n’a d’occupation que la guerre, qui ne prend les armes que par des motifs d’honneur & de vengeance, que le plaisir n’a pas amolli, & qui n’exerce aucune profession dont l’exercice journalier lui procure un gain certain. Je pourrois ajouter encore, en faveur de mon sentiment, la grande égalité de fortune des habitans des anciennes républiques, où chaque citoyen possédoit sa piece de terre, & en tiroit la quantité de production suffisante pour sa subsistance & celle de sa famille ; ce qui rendoit la population de l’état extrêmement nombreuse, quoiqu’il n’y eût ni commerce ni manufactures.

Mais quoique le défaut de commerce & de manufactures puisse, dans quelques cas particuliers, augmenter la puissance d’un peuple libre & guerrier, il est cependant certain que, dans le cours ordinaire des choses, il en doit être autrement. Les souverains sont contraints de gouverner les peuples dans l’état où ils les trouvent ; & leur autorité, quelque grande qu’on la suppose, ne peut jamais l’être assez pour en changer entiérement les principes, les mœurs, & la façon de penser, & leur en substituer d’autres. Les grandes révolutions qui changent les mœurs des nations, & leur donnent ces caracteres marqués qui les distinguent les unes des autres, sont l’ouvrage d’une longue suite d’années, & de la réunion d’un grand nombre d’événemens & de circonstances, & les difficultés même s’augmentent à mesure que le législateur cherche à établir des principes contraires à ceux de la nature & au vœu commun de la société. La prudence du souverain exige de lui qu’il se plie au génie du peuple dont il a le gouvernement ; il ne peut que chercher à le rectifier, en lui proposant des objets de réforme convenables aux tems & aux circonstances. Dans l’état présent des choses, l’industrie, les arts & le commerce augmentent le pouvoir du Souverain, en même tems que le bonheur des sujets ; & ce seroit une violence tyrannique de la part de gouvernement, que de chercher à accroître la puissance publique en diminuant l’aisance & les richesses des sujets. Quelques réflexions sur la barbarie & l’oisiveté, & sur les conséquences nécessaires qui en sont la suite, prouveront la vérité de cette proposition. Dans tous les pays où les manufactures & les arts mécaniques ne sont pas dans un état florissant, le plus grand nombre des sujets doit être employé aux travaux de l’agriculture, mais si les cultivateurs deviennent plus adroits & plus industrieux, ils sont dès-lors en état de tirer de la terre bien plus de productions que n’en exige leur subsistance. Ce superflu est cependant perdu pour eux, puisqu’ils n’ont pas la facilité de l’échanger contre ce qui pourroit servir à leur procurer les agrémens de la vie, satisfaire leurs plaisirs & contenter leur vanité. Ce superflu ne pouvant que leur être à charge, ils doivent cesser de demander à la terre des productions inutiles, l’indolence devient alors générale dans la nation, beaucoup de terres restent incultes, celles qui sont en culture deviennent moins fécondes par la négligence des cultivateurs & si des circonstances malheureuses exigent qu’une grande partie du peuple soit employée au service public, le travail de la nation ne fournit aucun superflu qu’on puisse destiner à leur subsistance, parce que l’habileté & l’industrie des laboureurs ne peuvent augmenter subitement. Il est nécessaire que quelques années s’écoulent avant que les terres soient remises en valeur. Les armées cependant ne peuvent rester dans l’inaction ; ou elles feront des conquêtes, ou elles se débanderont faute de subsistance, & les soldats mal disciplinés & aussi mal instruits dans l’art militaire, que les laboureurs les manufacturiers dans les arts mécaniques seront dans l’impuissance d’attaquer & de se défendre avec succès.

Les hommes ne peuvent acquérir que par le travail ; & s’ils étoient sans passions, ils resteroient dans l’oisiveté. Lorsque les manufactures & les arts mécaniques sont florissans dans une nation, les propriétaires des terres & les fermiers étudient l’art de la culture, cherchent à y faire des progrès, & redoublent d’industrie & d’attention. Ce que la terre produit au-delà de ce qui est nécessaire à la subsistance des cultivateurs, n’est pas perdu pour eux, ils s’en servent, au contraire, pour se procurer, chez les manufacturiers, les marchandises que le luxe leur fait desirer. La terre fournit, par ce moyen, beaucoup plus de denrées que n’en exige la subsistance de ceux qui la cultivent. Dans les tems de paix & de tranquillité ce superflu de denrées sert à payer les manufacturiers & ceux qui exercent les arts libéraux, mais dans les tems de guerre & de troubles, lorsque le bien public exige que les ouvriers des manufactures prennent les armes pour la défense commune, ce même superflu est employé à leur subsistance, & c’est ce qu’on peut observer dans tous les gouvernemens policés. Qu’arrive-t-il, en effet, lorsque le souverain entreprend une guerre & leve des troupes ? il impose une taxe sur ses sujets. Cette taxe les oblige de diminuer leur dépense, & de se refuser quelques-unes des superfluités dont chacun, selon son état, pouvoit jouir auparavant. Les ouvriers, occupés jusqu’alors à la fabrique de ces superfluités, se trouvant sans occupation, sont contraints de prendre parti dans les troupes, ou de se livrer à la culture de la terre ; ces derniers, augmentant le nombre des cultivateurs, en forcent quelques-uns à s’enrôler, parce que leur nombre est supérieur au besoin qu’on en a. Le commerce, considéré en lui-même, & abstraction faite de toutes ses dépendances, ne peut donc augmenter la puissance d’un état, qu’en ce que les manufactures, qui sont le fondement de tout le commerce, amassent perpétuellement un fonds de travail d’une espece particuliere que le public peut revendiquer toutes les fois qu’il en a besoin, sans priver aucun de ses sujets des nécessités de la vie. Toute nation dont le travail s’exerce sur un grand nombre d’objets superflus & inutiles pour la simple subsistance, est donc très-puissante par elle-même, puisque les sujets employés à ces sortes de manufactures, peuvent en être distraits sans inconvénient, & être enrôlés pour le service public ; il peut exister le même nombre de bras dans un état sans manufactures ; mais il n’y aura jamais la même quantité de travail, toute l’industrie y sera exercée sur les objets de pure nécessité, dont le nombre est toujours le même, ou qui n’admettent du moins qu’une très légere différence. Ces différentes observations prouvent que la puissance du souverain & le bonheur de l’état dépendent, à beaucoup d’égards, & sont inséparables du commerce & des manufactures. On ne peut sans tyrannie contraindre le laboureur à tirer de la terre plus que n’en exige sa subsistance & celle de sa famille, & cette tyrannie est impraticable en bien des cas. Il s’y soumettra cependant de lui-même, & il n’y aura plus de tyrannie, lorsque les manufactures & le commerce demanderont au laboureur ce superflu, dont le souverain pourra facilement prendre une partie & l’employer, même gratuitement, & dans le cas de nécessité, au service public. Le cultivateur, accoutumé au travail, & dont la terre produit au-delà de ce qui est nécessaire à sa subsistance, peut supporter plus facilement la charge qu’exige de lui le souverain, que s’il avoit été obligé d’augmenter subitement son travail, sans espoir d’en être payé. Il en est de même de tous les autres membres de l’état. Plus le fonds de toute espece de travail est grand, plus il est facile d’en tirer une partie, sans que la masse paroisse en dimmuer. Les richesses réelles & la force véritable des états consistent dans les amas de grains, les magasins de draps & les approvisionnemens d’armes & de munitions. Le commerce & l’industrie des nations sont un fonds de travail où les sujets vont chercher, dans les tems de paix & de tranquillité, ce qui peut satisfaire leurs desirs & leur procurer des commodités, où l’état puise, à son tour, ce qui est nécessaire à sa défense dans les nécessités publiques. Si nous pouvions changer les villes en camps militaires, & inspirer dans tous les cœurs ce génie martial, & cette passion pour le bien public, qui portent tous les citoyens à s’exposer aux plus grandes fatigues, par le seul amour de la patrie, les mœurs anciennes pourroient alors revivre sur la terre ; on ne connoîtroit plus que la seule industrie nécessaire à la subsistance des hommes, & elle seroit suffisante pour maintenir la société. Il faudroit alors bannir absolument des villes toute espece d’arts & de luxe, les rendre entiérement semblables aux camps militaires, & en diminuant la dépense de la table & des équipages, épargner, sur les vivres & sur les fourrages, la consommation des bouches inutiles que le luxe & le goût des plaisirs y auroient attirées. Ces principes sont trop désintéressés pour que les hommes s’y soumettent long-tems, & les prennent pour regle de leur conduite. Des passions moins nobles doivent les gouverner ; & il est nécessaire de les exciter par l’avarice, l’industrie, les arts & le luxe. Les villes sont, à la vérité, surchargées d’une suite embarrassante & superflue ; mais les provisions de toute espece y sont portées de toutes parts & avec la plus grande abondance. L’harmonie qui doit régner entre toutes les parties de l’état n’en est pas dérangée ; l’avantage des sujets, du public & du souverain, se trouve réuni & confondu, & le gouvernement ne pourroit que perdre par le changement des mœurs présentes.

Le même raisonnement peut faire connoître tous les avantages résultans du commerce étranger, en ce qu’il augmente la puissance des états en même tems que le bonheur des sujets. L’effet du commerce étranger est d’augmenter le travail de la nation, & par conséquent de remplir encore d’avantage ce fonds de travail & d’industrie où nous avons vu que le souverain peut prendre ce qu’il estime nécessaire au service public. Le commerce étranger, introduit dans l’état des matieres premieres, qui servent d’aliment à de nouvelles manufactures ; ce même commerce introduit chez les nations les plus éloignées les marchandises provenant des anciennes fabriques, & leur procure de nouveaux consommateurs. Un royaume dont les importations, & les exportations sont multipliées, a plus d’industrie & fabrique plus de marchandises de luxe, que celui dont les peuples, contens de ce qu’ils possedent, ne commercent qu’avec eux-mêmes ; il est par conséquent plus riche, plus puissant & plus heureux. Les sujets jouissent de l’avantage du commerce étranger, par les plaisirs & les commodités qu’ils se procurent, & le public y gagne de son côté, ayant un grand fonds de travail que ce même commerce lui met, pour ainsi dire, en magasin, & dont il peut se servir dans les circonstances critiques ; c’est-à-dire, que l’état dont le commerce étranger est florissant, renferme un grand nombre de sujets laborieux, qui peuvent être détournés de leur travail ordinaire, & être employés au service public, sans que le surplus de la nation soit privé, non-seulement des nécessités de la vie, mais même des principales commodités.

L’histoire nous apprend que les manufactures ne se sont perfectionnées chez la plupart des peuples, qu’après l’établissement du commerce étranger, dont le luxe a toujours été la suite. Les hommes sont naturellement portés à rechercher les marchandises nouvelles & étrangeres ; ils leur donnent la préférence, & en font usage plutôt que de perfectionner leurs anciennes manufactures, dont les progrès sont toujours lents, & qui ne peuvent avoir à leur égard l’attrait de la nouveauté ; mais ils acquièrent des richesses par l’exportation de leur superflu, & en faisant consommer aux nations étrangeres des denrées & des marchandises trop abondantes dans certains pays, tandis que le sol & le climat les refusent à d’autres, ils acquierent en même tems des richesses & de nouveaux plaisirs. Leur industrie étant une fois réveillée, ils perfectionnent tous les objets du commerce, tant intérieur qu’étranger, & c’est peut-être le principal avantage que retirent les nations de leurs liaisons réciproques. Le commerce étranger, rendant les peuples laborieux, d’indolens qu’ils étoient auparavant, offre, à ceux qui possedent des richesses & qui cherchent à satisfaire leur vanité, des objets de luxe dont ils n’avoient pas précédemment l’idée, & il fait naître en eux le desir de vivre avec plus de faste que leurs ancêtres. Dans ce premier mouvement de la nation, le petit nombre des négocians qui commercent avec les étrangers font des profits immenses, & deviennent bientôt aussi riches que l’ancienne noblesse. Leur exemple excite dans tous les cœurs le desir des richesses ; & la facilité d’en acquérir par le commerce, engage un grand nombre de citoyens à embrasser la même profession, leur donne des rivaux, & augmente le nombre des concurrens ; toutes les parties de l’état sont dans une espece d’agitation ; les fabricans profitent des découvertes des étrangers, & donnent à leurs marchandises le degré de perfection dont elles sont susceptibles ; le fer & l’acier deviennent, dans leurs mains industrieuses, aussi brillans que les métaux les plus précieux.

Lorsqu’une nation est dans cette heureuse position, son commerce étranger peut diminuer sans qu’elle perde de sa force & de sa puissance. Elle cessera de fabriquer les especes de marchandises dont les étrangers ne feront plus de demande ; mais les mêmes bras s’occuperont à de nouvelles manufactures, & le peuple ne sera jamais sans travail, parce que les personnes riches auront toujours des desirs & de nouveaux besoins ; la Chine en est un exemple, cet empire est un des plus puissans du monde, quoique les Chinois fassent peu de commerce avec les étrangers.

Je puis observer, sans encourir le reproche d’une digression inutile, que plus il y a d’arts mécaniques dans un état, plus il y a de sujets auxquels les mêmes arts procurent la subsistance. La grande disproportion des richesses affaiblit une nation ; il ne suffit pas, pour qu’elle soit puissante, que chaque citoyen ait, par son travail, les nécessités de la vie, il faut encore qu’il puisse y joindre les commodités qui peuvent s’allier avec son état. Cette espece d’égalité est consolante pour la nature humaine, & diminue beaucoup moins du bonheur du riche, qu’elle n’ajoute à celui du pauvre. Elle augmente aussi la puissance de l’état en rendant les taxes & les impositions d’une perception plus facile. En effet, lorsqu’un petit nombre de personnes possedent toutes les richesses d’une nation, il est nécessaire que, dans le cas des nécessités publiques, elles soient assujetties à de très-fortes contributions ; mais lorsque les richesses sont partagées entre un grand nombre de mains, chaque contribuable supporte plus facilement le fardeau des charges publiques, & les impositions peuvent être payées, sans apporter de changement remarquable dans la façon de vivre ordinaire ; d’ailleurs, lorsque les richesses sont trop inégalement partagées, l’autorité des riches en est d’autant plus grande dans la nation, & ils en peuvent facilement abuser, pour opprimer les pauvres, & les contraindre à porter toutes les charges publiques, au grand préjudice de l’industrie, qui en est nécessairement découragée.

L’Angleterre a, par la constitution de son gouvernement, un grand avantage, à cet égard, sur toutes les nations du monde connu, & même sur celles dont l’histoire fait mention. Il est vrai que le haut prix de la main-d’œuvre, suite nécessaire des richesses des ouvriers, & de l’abondance de l’argent, donne quelques désavantages aux Anglois dans le commerce étranger ; mais comme le commerce étranger ne constitue pas à lui seul le bonheur d’une nation, on auroit tort de se plaindre des inconvéniens qui résultent de la richesse générale du peuple ; le haut prix de la main-d’œuvre seroit même un bonheur réel pour la nation, s’il contribuent à lui rendre plus cher le gouvernement libre sous lequel elle a le bonheur de vivre.

Quoique la richesse du peuple ne soit pas une conséquence nécessaire à la liberté, il est certain cependant que si son indigence n’est pas l’effet immanquable du despotisme, elle en est du moins la suite naturelle. La liberté ne produit des richesses dans une nation, que lorsqu’elle est accompagnée de circonstances particulieres, & lorsque le génie du peuple se tourne entiérement au commerce. Le lord Bacon attribue la supériorité de l’Angleterre sur la France, dans les longues guerres que ces deux nations se sont faites autrefois, à la différence que les richesses mettoient entre elles, c’est à-dire, à la pauvreté du peuple de France, & à l’aisance du peuple Anglois. Les loix & le gouvernement de ces deux royaumes étoient cependant pour lors à-peu-près senblables.

Lorsque les laboureurs & les artisans sont accoutumés à ne recevoir que peu d’argent, pour la récompense de leur travail & de leur industrie, il leur est difficile même dans un gouvernement libre, de rendre leur condition meilleure, & de s’accorder entr’eux pour augmenter le prix de leur travail ; mais dans un gouvernement despotique, lors même que par des circonstances particulieres le prix du travail est augmenté, les riches sont toujours assez puissans pour conspirer contre les pauvres, & pour rejetter entiérement sur eux, & en tout tems, le fardeau des charges publiques ; & c’est ce qui explique pourquoi le peuple est toujours pauvre sous un gouvernement despotique, & pourquoi il le peut être également dans un état libre.

On ne pourroit, sans une espece de singularité, attribuer la pauvreté du peuple en France, en Italie & en Espagne, à la fécondité du sol & de l’heureuse température du climat ; plusieurs raisons se réunissent cependant pour rendre ce paradoxe très-vraisemblable. En effet, la terre naturellement féconde dans les pays méridionaux de l’Europe, cede facilement aux travaux du laboureur, & deux chevaux de peu de valeur suffisent à un seul homme pour cultiver une assez grande quantité de terrein, y recueillir assez de denrées pour subvenir à sa subsistance, à celle de sa famille, & donner encore un revenu au propriétaire. Toute la science du fermier consiste, dans ces pays, à réparer l’épuisement de la terre par une année de repos. La chaleur du soleil & la température du climat suffisent seuls pour lui rendre sa fertilité, & les paysans n’y ont d’autre ambition que de retirer la simple subsistance, pour prix de leur travail. Leur pauvreté les empêche d’étendre leurs désirs, & les tient dans la dépendance perpétuelle du propriétaire, qui n’est pas dans l’usage de passer bail avec eux, mais partage la récolte par moitié ; & comme il est assuré de trouver toujours des cultivateurs, il ne craint pas que sa terre reste jamais en friche. En Angleterre, au contraire, la terre stérile par elle-même, & moins exposée aux influences favorables du soleil, demande beaucoup de culture pour y devenir féconde, & la culture y exige des depenses considérables. Un champ qui n’est pas préparé avec soin, n’y produit que des récoltes très-médiocres, & le fermier a besoin de plusieurs années de jouissance pour retirer quelque profit des grandes avances qu’il est obligé de faire. Il faut donc que les fermiers aient, en Angleterre, de gros fonds à eux, & que les propriétaires leur passent de longs baux, sans quoi leurs profits ne seroient jamais proportionnés à leurs dépenses. Les vignobles fameux de Champagne & de Bourgogne, qui rendent souvent aux propriétaires cinq livres sterlings par acre, sont cultivés par de misérables paysans qui ont à peine du pain. Il est impossible que les vignerons puissent jamais être riches, parce qu’ils n’ont besoin que de leurs bras & de quelques outils qu’ils peuvent acheter avec vingt schelings. Les laboureurs sont, à la vérité, dans ces mêmes pays, moins pauvres que les vignerons, par la même raison les herbagers & ceux qui engraissent le bétail y sont plus à l’aise que les autres cultivateurs. Les hommes doivent avoir des profits proportionnés à la dépense qu’exigent leurs entreprises, & aux hasards auxquels ils s’exposent. Lorsque les cultivateurs, de quelque pays que ce puisse être sont pauvres, tout le reste de la nation doit s’en ressentir, & être également dans la pauvreté, soit dans les monarchies, soit dans les républiques.

On peut faire une observation semblable par rapport à l’histoire générale du genre humain. Quelle raison peut empêcher toutes les nations situées entre les tropiques de devenir habiles dans la science militaire, dans la législation, & dans les arts de luxe, tandis que dans les climats tempérés, on trouve très-peu de nations entiérement dépourvues de ces avantages ? Il est vraisemblable que la chaleur, toujours la même dans la zone torride, en est la cause ; les habitans de ces pays brûlans peuvent se passer plus aisément que les autres de maisons & d’habillemens ; ils ne sont pas excités, par conséquent, par la nécessité, mere de l’industrie & de l’invention, curis acuens mortalia corda. D’ailleurs, les richesses & les possessions étant l’origine de toutes les disputes qui s’élèvent parmi les hommes, les peuples, pauvres & sans besoins, ne sentent pas la nécessité d’une police toujours permanente, & d’une autorité réguliere, qui puisse les protéger & les défendre contre l’invasion des ennemis étrangers, & les injustices de leurs

concitoyens.

ESSAI

SUR LE LUXE

Le Luxe est un mot qu’on peut employer également en bonne & en mauvaise part, & il est difficile de définir exactement ce qu’on entend par cette expression. On donne en général le nom de luxe à toutes les recherches qui peuvent flatter agréablement les sens, & ces recherches ont des degrés qui les rendent innocentes ou condamnables, selon le siecle, le pays ou la condition des personnes : les limites entre le vice & la vertu sont aussi difficiles à assigner, en matiere de luxe, qu’en tout autre sujet de morale. Il faut être échauffé par l’enthousiasme pour donner la qualification de vice à un léger raffinement dans les plaisirs des sens, ou à la délicatesse dans le boire, le manger & les vêtemens. J’ai entendu parler d’un religieux qui, pouvant jouir d’une très-belle vue sans sortir de sa cellule, se fit une loi de n’y jamais tourner les yeux, pour se priver d’un plaisir qu’il estimoit trop sensuel. Le plaisir de boire du vin de Champagne & de Bourgogne, préférablement à de la biere, est aussi innocent que celui d’une belle vue. Il est vice lorsqu’il ne peut être satisfait qu’aux dépens de la bienfaisance & de la charité, & il devient folie & déraison lorsqu’il entraîne la ruine de la fortune, & réduit à la mendicité ; mais les recherches & les délicatesses dans les besoins & les plaisirs de la vie sont innocentes en elles-mêmes, & ont été regardées comme telles par la plupart des moralistes de tous les siecles, lorsqu’on peut les avoir en se conservant les moyens d’élever & d’établir sa famille, de servir ses amis, & de faire dans les occasions des actes de charité & de générofïté. Un homme, entiérement occupé du luxe de la table, sans aucun goût pour les plaisirs inséparables de l’ambition, de l’étude, ou de la conversation, & qui y borne toute sa dépense, sans égard pour sa famille & ses amis, n’a qu’une grossiere stupidité, incompatible avec la vigueur de l’ame & de l’esprit, & il découvre un cœur incapable d’humanité & de bienfaisance ; mais celui dont la fortune est suffisante pour allier ses devoirs à la délicatesse de la table, & qui ne s’y livre que lorsque les affaires, l’étude & la société lui en donnent le loisir, ne peut mériter aucune espece de blâme ou de reproche.

Puisque le luxe peut être considéré sous deux faces différentes, il n’est pas étonnant qu’il ait donné lien à des opinions outrées & déraisonnables. Les uns, conduits par des principes dissolus, louent le luxe le plus déréglé, & le soutiennent avantageux à la société, tandis que d’autres, d’une morale sévere, blâment le luxe le plus innocent, & le représentent comme la source de toute espece de corruption, & l’origine des désordres & des factions propres à troubler le gouvernement. Nous tâcherons de rapprocher ces deux extrémités en prouvant, 1°. que les siecles de luxe & de délicatesse sont les plus heureux & les plus vertueux ; 2°. que le luxe celle d’être utile à la société lorsqu’il n’est pas modéré, & que lorsqu’il est porté trop loin, il devient pernicieux à la société politique, quoique, peut-être, il y ait des vices qui lui soient encore plus nuisibles.

Pour prouver la premiere proposition, il suffit de considérer les effets du luxe, tant dans la vie privée que dans la vie publique. On convient communément que le bonheur de la vie consiste dans l’action, le plaisir & le repos ; leur union est nécessaire en différentes proportions, suivant la diversité des caracteres ; & tout homme qui en est entiérement privé ne peut être estimé heureux. Le repos ne paroit pas par lui-même pouvoir contribuer beaucoup à notre satisfaction. Mais semblable au sommeil, il est nécessaire à la foiblesse humaine, incapable de soutenir une continuité non interrompue de plaisirs & d’affaires. Cette ardeur qui tire l’homme de lui-même & qui constitue principalement la jouissance, épuise son esprit & exige des intervalles de repos ; & ce même repos, agréable pour un moment, engendre, s’il est prolongé, une langueur & un engourdissement incompatibles avec le bonheur. Il faut avouer que l’éducation, la coutume & l’exemple ont une grande influence pour déterminer les désirs des hommes, & qu’ils contribuent beaucoup à leur bonheur, lorsque dès les premieres années de la vie, ils leur inspirent du goût pour les plaisirs & pour les affaires. Dans les siecles où l’on voit fleurir les arts & l’industrie, les hommes sont continuellement occupés, & l’occupation elle-même n’est pas moins leur récompense que les plaisirs que leur procure le produit de leur travail. L’esprit acquiert, par l’occupation, une nouvelle vigueur ; il augmente son pouvoir & ses facultés, & l’homme se trouve en état, par son assiduité au travail, de satisfaire à la fois ses vrais besoins, & de prévenir les désirs déshonnêtes, que le loisir & l’oisiveté n’engendrent que trop souvent ; on ne peut bannir les arts de la société sans priver les hommes de l’occupation & du plaisir. Le repos prend alors leur place, mais il cesse d’être agréable, parce qu’il ne le peut être que lorsqu’il succede au travail, & qu’il rétablit l’esprit epuisé par trop de fatigue & d’application. L’industrie & le raffinement dans les arts mécaniques, produiesnt un autre avantage, en ce que les arts libéraux sont les mêmes progrès, & il est impossible que les uns puissent être portés à quelque degré de perfection, sans que les autres ne s’en ressentent. Les siecles renommés par les grands philosophes, les habiles politiques, les guerriers fameux, & les poëtes célebres, abondent ordinairement en habiles fabricans & en constructeurs de vaisseaux. Il n’est pas vraisemblable que chez une nation où l’astronomie est inconnue & la morale entiérement négligée, les manufactures y soient portées à leur point de perfection, & qu’il s’y fabrique des étoffes agréablement dessinées. Le génie du siecle se répand sur tous les arts, & l’esprit des hommes, une fois sorti de sa léthargie, & mis, pour ainsi dire, en fermentation, embrasse tous les objets & perfectionne toute espece d’arts & de sciences. Les hommes sortent alors de cette ignorance profonde où la nature les a fait naître, & sont des êtres vraiment raisonnables, c’est-à-dire, qu’ils ont la capacité d’agir, de penser, & de jouir des plaisirs des sens, en même tems que de ceux de l’esprit.

Les hommes deviennent plus sociables entre eux, à mesure que les arts se perfectionnent ; ils ne peuvent plus supporter la solitude & la vie retirée, réservée aux nations barbares & ignorantes, lorsque leur esprit est enrichi de connoissances, & qu’ils sont en état de se les communiquer réciproquement ; ils s’empressent alors d’aller habiter les villes, soit pour acquérir de nouvelles connoissances, soit pour faire part aux autres de celles qu’ils ont déjà acquises. Ils se plaisent à se faire remarquer par leur esprit & leurs connoissances, à briller dans la conversation par leurs talens, ou à être distingués dans la société par leurs habillemens & leurs équipages. Les sages sont attirés dans les villes par la curiosité ; la vanité y entraîne les sots ; mais le plaisir y conduit les uns & les autres, Il se forme par-tout des sociétés particulieres, où les deux sexes vivent ensemble avec bienséance & politesse ; les hommes, si différens entre eux par leurs humeurs & leurs caracteres, sont bientôt forcés de les contraindre pour se plaire réciproquement, & il est impossible que, devenus déjà meilleurs, par le progrès des connoissances & des arts libéraux, ils ne se sentent croître en eux-mêmes, par l’habitude de converser ensemble & de contribuer à leurs plaisirs réciproques, ce fonds d’humanité & de bienfaisance que la nature a gravé dans leur cœur. Les connoissances, l’industrie & l’humanité sont donc liées ensemble par une chaîne indissoluble, & la raison s’unit avec l’expérience, pour nous démontrer qu’elles sont l’apanage des siecles renommés par le luxe & la délicatesse. Tous ces avantages sont tellement supérieurs aux inconvéniens qui en peuvent résulter, qu’il seroit superflu d’en faire la comparaison. Plus les hommes recherchent la délicatesse dans leurs plaisirs, moins ils se laissent aller aux excès répréhensibles, parce que ces excès sont le tombeau des vrais plaisirs. On peut assurer avec vérité, qu’il y a bien plus de grossiere gloutonnerie dans les repas des Tartares, dont les festins consistent en viande de cheval, que dans les repas délicats des courtisans de l’Europe. Si l’amour illégitime & l’infidélité dans le mariage sont plus fréquens dans les siecles de luxe, l’ivrognerie, vice plus honteux & plus nuisible au corps & à l’esprit, s’y montre bien plus rarement. Je ne prendrai pas seulement Ovide & Petrone pour juges de cette proportion, mais je m’en rapporrerai à Seneque ou à Caton. Nous savons que César ayant été obligé, dans le tems de conspiration de Catilina, de remettre entre les mains de Caton un écrit qui ne laissoit aucun doute de son intrigue galante avec Servilie, propre sœur de Caton ; ce philosophe austere le lui jeta avec indignation, & l’appella, dans l’aigreur de sa colere, ivrogne, expression qui lui paroissoit plus injurieuse que celle dont il auroit eu plus de raison de se servir. Les avantages, résultans de l’industrie & du progrès des connoissances, ne sont pas seulement réservés pour la vie particuliere & privée. Ils répandent leur favorable influence sur le public, parce que la grandeur & la puissance des états sont toujours dans la proportion du bonheur, & de l’occupation des sujets. La société profite de l’accroissement des consommations de toutes les especes de denrées & de marchandises qui contribuent aux plaisirs & aux commodités de la vie, & en même tems que cet accroissement des consommations multiplie les plaisirs innocens des citoyens, il est réellement un fond de travail toujours subsistant parmi le peuple, & propre à être employé au service public dans les tems de nécessité. Chez toutes les nations, au contraire, où l’étroit nécessaire suffit, & dont les sujets sont sans desirs pour les superfluités, les hommes vivent dans l’oisiveté, ne prennent aucune part aux plaisirs de la vie, & sont inutiles au public, qui ne peut tirer aucun secours, pour l’entretien de ses flottes & de ses armées, de sujets paresseux & indolens. Toutes les puissances de l’Europe possedent aujourd’hui le même territoire qu’elles possedoient il y a deux cents ans, ou du moins la différence dans l’étendue de leurs possessions est très peu considérable, de ce qu’elle étoit au commencement du seizieme siecle. Tous ces états ont cependant acquis une force & une puissance dont ils paroissoient pour lors fort éloignés. Ce changement singulier ne peut être attribué qu’au grand progrès des arts & de l’industrie.

L’armée, conduite en Italie par Charles VIII, n’étoit que de 10000 hommes, la France en fut cependant si épuisée, qu’au rapport de Guichardin, elle fut pendant quelques années incapable de renouveller un semblable effort. Louis XIV a entretenu sur pied, pendant tout le tems qu’a duré la guerre pour la succession d’Espagne, plus de 400000 hommes, quoique depuis la mort du cardinal Mazarin jusqu’à la sienne, il eût soutenu la guerre à différentes reprises, durant près de trente ans. Les connoissances en tout genre, inséparables des siecles fameux par les arts & le luxe, n’excitent pas seulement l’industrie, mais elles fournissent aux gouvernemens les moyens de la rendre encore plus utile aux sujets. Les loix politiques qui maintiennent l’ordre, la police & la subordination dans la société, ne peuvent être portées à leur degré de perfection, que lorsque la raison humaine a fait des progrès marqués, par son application aux arts les plus ordinaires, tels que ceux du commerce & des manufactures. Peut-on espérer trouver de bonnes loix chez les peuples qui ignorent l’usage des instrumens que nos ouvriers les plus grossiers savent employer, pour la fabrique des étoffes les plus communes ? Les siecles d’ignorance ont d’ailleurs toujours été ceux de la superstition, dont l’effet est de détourner le gouvernement de son véritable objet, & de faire perdre de vue aux hommes leur bonheur & leurs intérêts.

Lorsque le goût des connoissances est répandu dans une nation, ceux qui sont à la tête du gouvernement sont doux & modérés, parce que les leçons d’humanité ont été les premieres qu’ils aient reçues, & qu’ils ont appris de bonne heure combien elle étoit préférable à la sévérité & à la rigueur, dont l’effet naturel est de porter les sujets à la révolte, & de les détourner pour toujours de la soumission, en leur faisant perdre toute espérance de pardon. Ces sentimens d’humanité paroissent avec plus d’éclat, à mesure que les mœurs des hommes s’adoucissent, & que leurs connoissances s’étendent ; & c’est le principal caractere qui distingue les siecles policés, des temps d’ignorance & de barbarie. Les factions & les haines de parti y sont toujours moins durables, les révolutions moins sanglantes, l’autorité moins sévere, & les séditions moins fréquentes. Les guerres étrangeres deviennent même moins cruelles, & les guerriers, dont le cœur s’endurcit sur le champ de bataille contre la compassion & la crainte, autant par honneur que par intérêt, cessent d’être ennemis après le combats, & deviennent des hommes, après avoir été des bêtes féroces.

Il n’est pas à craindre que les hommes, en perdant de leur férocité, perdent également de leur courage, ou deviennent moins intrépides & moins valeureux dans la défense de leur patrie & de leur liberté les arts n’affoiblissent ni le corps ni l’esprit ; l’industrie, au contraire, leur compagne inséparable, ajoute de nouvelles forces au corps & si laménité & la douceur des mœurs ôtent à l’ardeur guerriere son extérieur de rudesse & de férocité ; l’honneur, principe plus fort, plus durable & plus docile, acquiert une nouvelle vigueur, par cette élévation de génie que donnent les connoissances & les talens on doit convenir aussi que la valeur n’est durable & utile que lorsqu’elle est accompagnée de la science & de la discipline militaire, qu’on trouve rarement chez les peuples barbares. Les anciens historiens ont observé que Datames fut le seul barbare renommé pour son habileté dans l’art militaire, & Pyrrhus, étonné des évolutions & de la discipline des armées romaines, ne put s’empêcher de dire à ses courtisans, que les Romains, qu’il désignoit par l’expression de barbares, ne l’étoient plus lorsqu’ils faisoient la guerre. De toutes les nations de l’antiquité le peuple Romain a été le seul où la discipline militaire ait été en vigueur, avant qu’il fût policé ; & il est singulier que les Italiens soient, de tous les peuples modernes de l’Europe, celui qu’on regarde communément comme le moins propre aux entreprises guerrieres, & le moins ambitieux de la réputation militaire. Ceux qui attribuent ce caractere efféminé des Italiens à leur luxe, à leur délicatesse & à leur goût pour les arts, n’ont pas réfléchi sans doute, que la bravoure des François & des Anglois étoit aussi incontestable que leur activité dans le commerce & leur passion pour le luxe. Les historiens d’Italie nous donnent une raison plus satisfaisante de changement arrivé dans le caractere des habitans de cette partie de l’Europe ; ils observent que tous les souverains de l’Italie étoient en guerre les uns contre les autres, dans le même tems où l’aristocratie vénitienne étoit toujours en garde contre ses propres sujets, où la démocratie florentine s’appliquoit uniquement au commerce, où Rome étoit gouvernée par des prêtres, & Naples par des femmes. Les généraux n’avoient alors sous leurs drapeaux que des soldats de fortune, qui n’étant excités par aucun intérêt particulier, ne faisoient, les uns contre les autres, que des simulacres de guerre, sembloient s’attaquer & défendre mutuellement, pendant des journées entieres, & retournoient, après cette apparence de combats, passer la nuit dans leur camp, laissant à peine quelques morts & quelques blessés sur le champ de bataille.

Les moralistes séveres se sont servis des événemens de l’ancienne Rome, pour justifier leurs déclamations contre le luxe & la délicatesse dans les plaisirs. Tant que cette république joignit à la pauvreté & à la rusticité des mœurs, la vertu & l’amour de la patrie, elle parvint au plus grand degré de puissance & de liberté ; mais ses conquêtes dans l’Asie ayant introduit le luxe chez les Romains, les mœurs se corrompirent aussi-tôt, & on vit naître les séditions & les guerres civiles, qui furent suivies de la perte entiere de la liberté. Tous les auteurs classiques, que nous étudions dans notre enfance, nous parlent de cet événement, & attribuent la ruine de l’état aux arts & aux richesses apportées de l’Orient. Salluste étoit tellement persuadé de cette opinion, que le goût de la peinture paroissoit à ses yeux un aussi grand vice que la débauche & l’ivrognerie. Cette façon de penser étoit si générale dans les derniers tems de la république, que cet auteur ne tarit pas sur les louanges qu’il donne à l’ancienne Rome, & à l’austere vertu de ses premiers citoyens, quoiqu’il fût lui-même un exemple éclatant du luxe & de la corruption moderne. L’écrivain le plus élégant parle avec mépris de l’éloquence des Grecs, & se permet sur cette matiere des digressions & des déclamations déplacées, qui sont en même tems des modeles de goût & de correction. Il seroit aisé de prouver que ces auteurs se sont trompés sur les causes des désordres arrivés dans la république romaine, & qu’ils ont attribué au luxe & aux arts, ce qui ne procédoit que de la mauvaise constitution du gouvernement & de la trop grande étendue des conquêtes. Le luxe & la délicatesse dans les plaisirs n’entraînent pas nécessairement après eux la corruption & la vénalité ; ce qu’on appelle plaisir, délicatesse & raffinement, est relatif à l’état des personnes, & les hommes ne les recherchent & ne les désirent que par comparaison ou relativement à leur propre expérience. L’artisan est aussi avide d’argent pour le dépenser en eau-de-vie & en nourriture grossiere, que le courtisan pour se procurer du vin de Champagne & les mets les plus délicats. Les hommes de tous les siecles & de tous les tems n’estiment les richesses que parce qu’elles peuvent multiplier les plaisirs auxquels ils sont accoutumés. L’honneur & la vertu peuvent seuls restreindre & régler l’amour de l’argent ; & si ces qualités précieuses & estimables n’existent pas également dans tous les siecles, elles doivent être plus communes dans ceux qui sont renommés par le luxe & les connoissances.

La Pologne est l’état de l’Europe où il y a le plus de corruption & de vénalité ; les arts mécaniques & libéraux, ainsi que ceux de la guerre & de la paix, paroissent cependant y avoir fait moins de progrès que par-tout ailleurs. Les nobles de cette partie de l’Europe ne semblent avoir conservé leur couronne élective, que pour la vendre sous l’apparence de formalité réguliere, à celui qui la met à plus haut prix ; & cette nation ne paroît pas connoître d’autre espece de commerce.

Il s’en faut beaucoup que l’Angleterre aie perdu de sa liberté depuis l’introduction du luxe & des arts ; elle en a au contraire étendu les droits. Si la corruption paroît prévaloir depuis quelques années, on doit l’attribuer principalement à l’établissement solide de la liberté, dont l’heureux effet est d’empêcher nos princes de gouverner sans parlement, & de les mettre hors d’état d’intimider ces mêmes parlemens, par le fantôme de leur prérogative. D’ailleurs la corruption ou la vénalité reprochée au peuple anglois existe bien plus parmi les électeurs que parmi les représentans, & ne peut, par conséquent, être raisonnablement attribuée aux délicatesses & aux raffinements du luxe. Les arts & le luxe, considérés dans leur véritable point de vue, doivent paroître favorables à la liberté ; & s’ils ne suffisent pas seuls pour affranchir les peuples de la servitude, ils contribuent du moins à la conservation de la liberté, & les mettent à l’abri du malheur de la perdre. En effet, lorsqu’on observe avec attention les nations grossieres & sans police, où les arts sont inconnus, on y voit la culture de la terre être l’unique travail & la seule industrie du peuple. Les habitans n’y sont partagés qu’en deux classes, l’une composée des propriétaires des terres, & l’autre de leurs vassaux ou fermiers. Ces derniers, ne possédant aucunes richesses, naissent nécessairement dans la dépendance, & sont élevés dans l’esclavage & dans la soumission ; l’ignorance entiere & absolue de toute espece d’arts, dans laquelle est plongée la nation, les empêche même d’en être considérés par leur habileté dans l’agriculture. Les premiers, c’est-à-dire, les propriétaires des terres, s’érigent naturellement, dans ces pays barbares, en petits tyrans, & sont forcés, pour le maintien de l’ordre & de la tranquillité publique, de se choisir parmi eux un souverain absolu & indépendant. Peut-être que, semblables aux anciens barons Goths, ils voudront conserver leur indépendance mutuelle, mais il s’élèvera bientôt entre eux des disputes & des animosités, qui répandront dans la nation un trouble & une confusion, plus insupportables, peut-être, que le gouvernement le plus despotique. Dans les pays, au contraire, où le luxe anime le commerce & l’industrie, les paysans s’enrichissent par la culture de la terre, & cessent d’être esclaves. On voit paroître en même tems des marchands & des négocians, qui, formant une classe mitoyenne & nouvelle dans la société, & qui devenus, par les profits de leur commerce, propriétaires de quelques portions de terre, acquièrent de la considération & de l’autorité parmi leurs concitoyens, & deviennent, par la succession des tems, la base la plus solide & la plus durable de la liberté publique. Cette classe de citoyens, mitoyenne entre les grands propriétaires & les cultivateurs, ne se soumet pas à l’esclavage, comme le pauvre paysan, que l’indigence & le peu d’élévation d’esprit y entraînent, & se sentant d’ailleurs trop foible pour pouvoir exercer sur les cultivateurs la même autorité que les barons, elle n’a aucun intérêt à se soumettre à la tyrannie de leur souverain ; cette classe ne desire que le maintien & la conservation des loix qui assurent la propriété, & la mettent à l’abri de la tyrannie, soit monarchique, soit aristocratique. La chambre des communes est le plus solide appui de notre gouvernement populaire ; & tout le monde convient qu’elle n’a acquis son crédit & son pouvoir, que par l’accroissement du commerce, qui a fait passer une grande partie de la propriété des terres entre les mains des communes. Il y a donc une contradiction manifeste dans les déclamations contre le luxe & la perfection des arts, & c’est une erreur évidente que de les représenter comme le poison destructeur de la liberté & de l’amour de la patrie.

Les hommes sont portés naturellement à critiquer leurs contemporains, à blâmer les mœurs & les usages du tems présent, & à exalter les vertus réelles ou prétendues de leurs ancêtres. Les écrits des siecles éclairés & policés étant les seuls qui passent à la postérité, il n’est pas étonnant que nous trouvions, dans les auteurs les plus estimés, un si grand nombre d’arrêts séveres prononcés, non-seulement contre le luxe, mais même contre les sciences : le respect qu’on nous inspire pour ces auteurs éclairés, joint à l’inclination naturelle à tous les hommes de censurer leurs concitoyens, nous fait adopter leurs sentimens ; il seroit cependant facile de détruire cette erreur, & de rendre un jugement impartial, en faisant la comparaison de quelques peuples contemporains, dont on mettroit les mœurs en opposition. On ne peut, en effet, s’empêcher de reconnoître que la trahison & la cruauté, les plus detestables de tous les vices, semblent être particulierement affectés aux nations sans police & sans luxe. Les Grecs & les Romains, les plus civilisés de tous les peuples de l’antiquité, en faisoient le reproche à toutes les nations barbares dont ils étoient environnés ; ils ne pouvoient ignorer cependant que leurs ancêtres, dont ils se plaisoient à vanter les vertus, étoient barbares avant d’avoir été civilisés ; qu’ils avoient, par conséquent, été assujettis aux mêmes vices, & aussi inférieurs à leurs descendans par les sentimens d’honneur & d’humanité, que par leurs connoissances dans les sciences & dans les arts. On fera tels éloges qu’on voudra des anciens Francs & des anciens Saxons, je croirai toujours ma fortune & ma vie moins en sûreté entre les mains d’un Maure & d’un Tartare, qu’entre celles d’un Anglois ou d’un François, élevés l’un & l’autre dans leur patrie, c’est-à-dire, chez les peuples les plus policés du monde connu.

Il me reste maintenant à expliquer la seconde proposition que j’ai avancée au commencement de cet essai ; c’est-à-dire, que le luxe cesse d’être avantageux au public, lorsqu’il n’est plus modéré, & que dans ce cas, quoiqu’il ne soit pas la qualité la plus nuisible à la société, il y apporte cependant un mal réel. Ce qu’on ajoute aux simples nécessités de la vie, les recherches & les délicatesses qu’on apporte dans les plaisirs permis, sont un luxe ; mais ce luxe, innocent en lui-même, est cependant dangereux, & peut même être regardé comme un vice, lorsqu’il absorbe toute la dépense d’un citoyen, & le met hors d’état de remplir les devoirs que sa fortune & son état exigent de lui. Supposons qu’un pere de famille, vivant dans les bornes de sa condition, au lieu d’employer tout son revenu à des dépenses de faste & de plaisir, le partage avec ses enfans, auxquels il donne une excellente éducation, avec ses amis qu’il aide dans leurs besoins, & avec les pauvres qu’il secourt dans leurs nécessités ; il n’en résultera certainement aucun préjudice pour la société ; il s’y fera, au contraire, la même consommation. La portion de travail qui n’auroit été utile qu’aux plaisirs d’un seul homme, sera employée au soulagement de cent malheureux. La même somme d’argent dépensée pour forcer la nature & faire manger à un homme sensuel des fruits parvenus à leur maturité avant la saison qui leur est propre, peut faire subsister une famille entiere durant six mois de l’année. Ceux qui soutiennent que le peuple seroit oisif & sans travail, si un luxe vicieux & outré ne lui fournissoit de l’occupation, peuvent avancer également que le luxe est un remede contre la paresse, l’amour propre, le peu d’humanité, la dureté de cœur, & autres semblables défauts qui paroissent malheureusement attachés & inséparables de la nature humaine. On peut, en ce cas, comparer le luxe à ces poisons dont la médecine fait usage, & qui deviennent remedes entre ses mains. Mais pour me servir de la même comparaison, la vertu est dans tous les cas préférable à ce qui n’a même que l’apparence du vice, par la même raison que les alimens sains auront toujours la préférence sur les poisons, quelque corrigés & adoucis qu’on puisse les supposer.

Personne ne peut s’empêcher de reconnoître qu’il est dans la puissance de Dieu de rendre le peuple de la grande Bretagne plus heureux, soit par une réforme entiere des mœurs & du caractere des hommes, soit en leur prescrivant des loix, dont il ne leur seroit pas possible de s’écarter. Comme la terre peut toujours nourrir plus d’habitans qu’elle n’en contient, ceux que nous imaginons dans cette république utopienne, ne seroient assujettis qu’aux infirmités du corps, qui ne sont pas la moitié des miseres humaines. Pour les autres maux, dont les hommes sont affligés, ils ont leur source dans nos vices, ou dans ceux des autres, & même plusieurs de nos maladies n’ont pas d’autre origine. Les hommes seroient heureux, & à l’abri de tous les maux, si les vices pouvoient être bannis de dessus la terre & en disparoître pour toujours. Je dis tous les vices, car on ne pourroit en garder quelques uns sans rendre la condition humaine plus malheureuse qu’elle ne l’étoit auparavant ; en bannissant le luxe vicieux, & en laissant parmi les hommes la paresse & une indifférence générale pour le bien de la société, l’industrie diminuera dans l’état, & on ne doit pas s’attendre que la charité & la générosité le dédommagent de cette perte. Contentons-nous d’assurer que deux vices opposés peuvent être moins nuisibles dans un état, lorsqu’ils y sont réunis, que ne le seroit l’un des deux s’il y étoit seul ; mais ne soutenons jamais qu’un vice peut être avantageux par lui-même. Un auteur qui avance, dans un endroit de son ouvrage, que les politiques ont inventé les distinctions morales, pour l’intérêt public, & qui soutient dans un autre, que le vice, est avantageux au public[2], se contredit évidemment ; en effet, dans quelque systême de morale que ce puisse être, il y a au moins une contradiction dans les termes, lorsqu’on soutient qu’un vice peut en général être avantageux à la société. Ce raisonnement m’a paru nécessaire pour éclaircir une question philosophique sur laquelle on a beaucoup disputé en Angleterre. Je l’appelle question philosophique, & non pas politique ; car quelle que puisse être la conséquence du changement que le souverain législateur est le maître d’opérer dans le genre humain, en gratifiant les hommes de toutes les vertus, & les délivrant de toute espece de vices ; le magistrat qui ne s’occupe que des choses possibles, ne peut prendre aucun parti dans cette question. Il ne dépend pas de lui de mettre la vertu à la place du vice, mais il ne lui est pas impossible de guérir un vice par un autre ; & dans ce cas, il doit préférer celui qui est le moins nuisible à la société. Le luxe excessif est la source de beaucoup de maux, mais il est en général préférable à la paresse & à l’oisiveté, qui vraisemblablement prendroient sa place, & dont les conséquences sont plus préjudiciables aux particuliers & au public. Chez les nations où la paresse & l’oisiveté sont les vices dominans, les mœurs sont basses & grossieres dans toutes les classes du peuple ; les hommes n’ont ni plaisir ni société entre eux ; & si le souverain a besoin du service de ses sujets, le travail de l’état ne pouvant fournir de subsistance qu’à la classe des laboureurs, la se trouve hors d’état de récompenser ceux qui sont employés pour

le public.

ESSAI

SUR L’ARGENT.

L’argent n’est pas, à proprement parler, un objet de commerce, il n’est que la mesure dont les hommes sont convenus pour faciliter l’échange réciproque de leurs marchandises, & il peut être, à beaucoup d’égards, comparé aux voiles du vaisseau, sans le secours desquelles un bâtiment ne pourroit traverser l’espace immense des mers, & naviger dans les pays les plus éloignés. La valeur de toutes les especes de denrées & de marchandises, est toujours proportionnée à la quantité de l’argent existant dans un état, ce qui en rend le plus ou le moins d’abondance absolument indifférent chez tous les peuples dont on cherche à estimer la force & la puissance, indépendamment & sans relation avec ceux dont ils sont environnés. En effet, on achetoit avec un écu, du tems de Henri VII, autant de marchandises qu’on pourroit en acheter aujourd’hui avec une guinée. Le public seul peut retirer quelque avantage d’une plus grande abondance d’argent, & cet avantage est borné dans le cas des guerres & des négociations avec les états voisins ; c’est pour cette raison qu’en remontant jusqu’à la république de Carthage, on a vu dans tous les tems les pays riches & commerçans soudoyer des troupes mercenaires qu’ils employoient à leur service, & qu’ils levoient chez les nations voisines, moins riches & moins commerçantes. S’ils n’avoient fait la guerre qu’avec leurs sujets naturels, leurs richesses & leur grande abondance de matieres d’or & d’argent leur auroient été moins utiles, parce que la paie des troupes nationales doit toujours augmenter, à proportion de l’opulence générale. La France ne dépense pour l’entretien & la subsistance d’une armée de soixante mille hommes, que les mêmes sommes d’argent qu’il en coûte à l’Angleterre pour une armée deux fois moins nombreuse, ce qu’on ne peut attribuer qu’à la grande différence des richesses de l’un & l’autre royaume. Les empereurs romains, maîtres du monde entier, ne dépensoient pas, pour l’entretien de leurs légions, ce qu’il en a coûté annuellement à l’Angleterre pour l’équipement & la subsistance de ses flottes durant la derniere guerre.

Un royaume ne peut jamais avoir une population trop nombreuse, & une industrie trop étendue ; l’une & l’autre sont dans tous les tems, avantageuses à un état, soit pour les affaires du dedans, soit pour celles du dehors. Le public & le particulier en profitent également, & la nation est puissante dans l’intérieur & chez les étrangers. Mais la grande abondance d’argent n’a qu’un usage borné, & peut même souvent causer du préjudice à une nation dans son commerce étranger.

Un peuple en possession d’un grand commerce, paroît, à la premiere inspection, pouvoir acquérir & s’attirer à lui seul, les richesses du monde entier ; mais tout, dans les affaires humaines, dépend heureusement d’une concurrence de causes propres à arrêter l’accroissement du commerce & des richesses d’une nation, & à les partager successivement entre tous les peuples.

Il est très-difficile à une nation supplantée par une autre dans le commerce, de regagner le terrein qu’elle a perdu ; l’industrie de ses rivaux, leur habileté dans le commerce, & les gros fonds de leurs négocians, les mettant en état de se contenter de plus petits profits, leur donnent une supériorité presque impossible à vaincre ; mais tous ces avantages sont heureusement compensés par le bas prix de la main-d’œuvre dont jouit tout état qui n’a pas un commerce étendu, & qui n’abonde pas en espece d’or & d’argent. Les manufactures ne restent pas toujours dans les mêmes lieux ; elles abandonnent les provinces, & les pays qu’elles ont enrichis, pour se réfugier dans des terres nouvelles, où elles sont attirées par le bon marché des denrées & de la main-d’œuvre ; elles y restent jusqu’à ce que ces nouveaux pays étant enrichis à leur tour, elles en soient bannies, par les mêmes causes qui les y ont attirées. On peut observer en effet, que la grande abondance d’argent qu’un commerce florissant & étendu a introduite dans un état, y augmente la valeur de toutes les denrées & de toutes les marchandises, & cette augmentation diminue nécessairement l’étendue du commerce, en donnant aux nations pauvres la facilité de vendre les ouvrages & les marchandises de leurs fabriques à meilleur marché que ne le peuvent faire celles qui possedent beaucoup d’especes d’or & d’argent.

Cette observation, que je crois juste & fondée sur l’expérience, peut faire douter, avec raison, de l’avantage prétendu des banques publiques & des papiers de crédit, en usage chez quelques peuples, & dont l’établissement ne remonte pas beaucoup au-delà d’un siecle. L’augmentation de la valeur des denrées & du prix de la main-d’œuvre, est un inconvénient inséparable de l’accroissement du commerce, & d’une plus grande quantité d’especes d’or & d’argent ; il est l’effet de la richesse publique & de la prospérité générale, objets perpétuels des desirs des hommes. On en est dédommagé par les avantages que procure la possession de ces précieux métaux, & par le crédit qu’ils donnent à une nation dans les négociations & dans les guerres étrangeres ; mais il ne peut y avoir aucun motif raisonnable d’augmenter encore cet inconvénient, par une monnoie fictive, qui ne peut être d’aucun usage pour s’acquitter avec les étrangers, & qu’un grand désordre dans l’état peut réduire à rien. Il est vrai que dans toute nation riche il se trouve nécessairement un petit nombre de citoyens qui possedent de grandes sommes d’argent, & qui préferent de les convertir en une espece de monnoie, dont le transport est plus facile & la conservation exposée à moins de dangers. Mais les banquiers particuliers peuvent remplacer à cet égard les banques publiques, ainsi que le faisoient autrefois les orfevres à Londres, & que les banquiers le font encore à Dublin. La nécessité d’une banque dans tout état opulent, peut déterminer les ministres à en établir une, dont la régie soit confiée à des administrateurs entiérement dépendans du gouvernement, avec lequel ils en partagent le bénéfice ; mais il ne peut jamais être de l’intérêt d’aucune nation commerçante d’augmenter son crédit factice, dont l’effet nécessaire est de poser l’argent au-dessus de sa proportion naturelle, & d’obliger le négociant & le manufacturier à acheter plus cher des proprietaires & des ouvriers, les denrées & la main-d’œuvre, sans lesquelles ils ne peuvent continuer leur commerce. On doit donc convenir, dans ce point de vue, que la banque publique la plus avantageuse à une nation, seroit celle qui (contre l’usage ordinaire de ces sortes d’établissemens), simple dépositaire des sommes qui y seroient portées, ne les reverseroit pas dans le public. Une banque telle que je la propose, détruiroit l’agiotage & les gains excessifs des banquiers ; & quoique les appointemens des directeurs & des commis de cette banque fussent une charge pour l’état (car il est nécessaire dans ce projet, qu’elle ne fasse aucun profit), le gouvernement en seroit avantageusement dédommagé, par le bas prix de la main-d’œuvre & la destruction du papier de crédit. D’ailleurs, les grandes sommes d’argent déposées dans les caisses de la banque, seroient une ressource toujours prompte & assurée dans les tems malheureux, & lorsque l’état seroit menacé d’un grand danger ; & ce qu’on en tireroit dans ces circonstances critiques pourroit y être remplacé à loisir, dans les tems heureux de paix & de tranquillité.

Le papier de crédit sera la matiere d’une autre dissertation ; je vais proposer & développer dans celle-ci deux observations qui peuvent occuper nos politiques spéculatifs ; c’est à eux seuls que je m’adresse ; je veux bien m’exposer au ridicule attaché dans ce siecle au rôle de philosophe, sans y ajouter encore celui d’homme à systêmes & à projets. Anacharsis, le Scithien, qui vivoit dans un pays où les especes d’or & d’argent n’étoient d’aucun usage dans le commerce, soutenoit avec raison que ces deux métaux ne pouvoient être utiles aux Grecs que pour les opérations de compte & d’arithmétique. Il est évident, en effet, que l’or & l’argent, en ne les considérant que comme monnoie, ne sont autre chose que la représentation du travail & des marchandises, & ne servent que de mesure pour les apprécier & les estimer ; & que dans les pays où les especes sont en plus grande abondance, il en faut d’avantage pour représenter la même quantité de denrées & de travail. Je crois qu’on peut comparer l’argent aux chiffres romains ou arabes, que les marchands peuvent employer indifféremment dans leurs comptes ; mais les chiffres romains exigent plus de caracteres, & leur usage demande plus de peines & de soins ; il en est de même de la plus grande quantité d’especes, dont l’abondance exige des soins & des peines pour les garder & les transporter ; il faut convenir cependant que depuis la découverte des trésors de l’Amérique, l’industrie a augmenté chez tous les peuples de l’Europe, à l’exception de ceux qui possedent des mines dans le Nouveau-Monde ; & quoique la nouvelle quantité d’or & d’argent répandue dans l’Europe ne soit pas la cause unique de cette augmentation de l’industrie, il y a tout lieu de croire qu’elle y a beaucoup contribué ; on peut s’appercevoir, en effet, d’un changement marqué dans tous les états où les especes commencent à devenir plus communes ; le travail & l’industrie y acquièrent de l’activité, le négociant y devient plus entreprenant, le fabricant plus laborieux & plus adroit, le laboureur lui-même y conduit sa charrue avec plus d’attention & moins de tristesse. Il est difficile d’expliquer tous ces effets lorsqu’on ne fait attention qu’à la plus grande abondance des especes, qui ne peuvent se répandre dans un état qu’en y augmentant le prix de toutes les denrées & de toutes les marchandises, & en obligeant les consommations à donner un plus grand nombre de pieces blanches ou jaunes, pour se les procurer ; mais l’augmentation du prix de la main d’œuvre, suite nécessaire de la grande quantité des especes, est certainement contraire au progrès du commerce étranger, & lui porte le plus grand préjudice.

Ce phénomene singulier ne peut s’expliquer qu’en observant que, quoique l’augmentation de valeur de toutes les marchandises soit la suite nécessaire de celle de la quantité d’or & d’argent, cependant l’accroissement dans la valeur des denrées & des marchandises ne se fait pas subitement, il n’arrive au contraire que successivement & lorsqu’il s’est écoulé un espace de tems assez considérable pour donner aux nouvelles especes celui de circuler dans toutes les parties de l’état, & de se répandre dans toutes les classes du peuple. On ne peut appercevoir aucun changement dans les premiers momens, où une nouvelle quantité d’especes s’introduit dans une nation, il n’arrive qu’insensiblement & par degrés ; une marchandise enchérit, & ensuite une autre, jusqu’à ce qu’enfin il s’établisse généralement, & dans toutes les especes de denrées & de marchandises, une juste proportion entre leur valeur & la quantité des nouvelles especes répandues parmi le peuple. L’augmentation de la quantité des especes d’or & d’argent n’est favorable à l’industrie, que dans l’intervalle qui doit nécessairement exister entre leur acquisition & une augmentation générale dans la valeur de toutes les marchandises. Les métaux nouvellement acquis par une nation ne sont alors que dans peu de mains, & n’appartiennent qu’à un petit nombre de personnes, qui cherchent sur le champ à les employer de la maniere la plus avantageuse pour eux. Lorsqu’une société de manufacturiers & de négocians a reçu de l’or & de l’argent, en retour des marchandises envoyées à Cadix, ces manufacturiers & ces négocians se trouvent en état d’employer plus d’ouvriers qu’auparavant ; les ouvriers de leur côté se contentent de travailler pour des maîtres qui les paient exactement, & ne pensent pas à exiger une plus forte rétribution pour le prix de leur travail ; lorsqu’un prompt débit de marchandises met le manufacturier dans le cas d’en faire fabriquer une plus grande quantité, il est alors obligé, pour attirer les ouvriers, d’ augmenter le prix de leurs journées & de la façon des étoffes ; mais il ne les paie d’avantage que sous la condition d’en fabriquer plus de pieces, & de faire plus d’ouvrage dans le même espace de tems. L’ouvrier, se trouvant, par ce nouvel arrangement, mieux payé, & ayant plus de moyens de se procurer les nécessités de la vie, se soumet sans peine à l’augmentation de travail & de fatigue qu’exige de lui le manufacturier ; les denrées dont il a besoin, & qu’il va chercher dans le marché de la ville voisine, ne lui coûtent que le même prix qu’auparavant, & l’augmentation du prix de son travail, lui donne de quoi s’en procurer une plus grande quantité & de meilleure qualité, pour son usage & celui de sa famille. Le laboureur & le maraîcher ne tardent pas à s’appercevoir que leurs denrées & toutes les productions de la terre s’enlèvent avec plus de facilité, & qu’ils en ont un débit plus prompt ; la certitude de la vente les anime au travail, ils s’y livrent avec ardeur & même avec une espece de plaisir ; & ils font de nouveaux efforts pour tirer de la terre plus de productions, dont la vente les puisse mettre en état de mieux vêtir, & d’acheter pour eux & pour leur famille une plus grande quantité d’étoffes & de meilleure qualité que celles dont ils faisoient usage précédemment. De son côté, le fabricant, dont l’industrie est animée par un gain multiplié & continuellement répété, ne change pas le prix de ses marchandises, & n’en augmente pas la valeur, quoiqu’il soit obligé de payer les ouvriers plus cher qu’ils ne l’étoient auparavant. Le tableau que je viens de mettre sous les yeux du lecteur lui représente la marche des nouvelles especes dans toute leur circulation ; il lui est aisé de les suivre, & de se convaincre qu’elles excitent le travail dans toutes les classes du peuple, avant d’augmenter le prix de la main-d’œuvre, ainsi que la valeur des denrées & des marchandises.

Lorsqu’on fait attention aux différens changemens arrivés en France dans la valeur des monnoies, on doit être convaincu que la quantité des especes peut être considérablement accrue dans un état, avant que le prix de la main-d’œuvre y soit réellement augmenté. En effet, la valeur des denrées & des marchandises n’a pas augmenté dans ce royaume aussi-tôt après l’augmentation de la valeur numéraire, ou du moins il s’est écoulé quelque tems avant que l’ancienne proportion se rétablît. Louis XIV a augmenté de trois septiemes, dans les dernieres années de sa vie, la valeur de toutes les especes, & à sa mort les marchandises n’étoient augmentées que d’un septieme. Le bled ne se vend présentement, année commune, en France, que le même nombre de livres numéraires qu’il s’y vendoit il y a plus de 80 ans. L’argent n’étoit cependant pour lors qu’à 30 liv. le marc, il en vaut 50 aujourd’hui, & on ne peut révoquer en doute, que le commerce n’aie fait entrer dans ce royaume, depuis cette époque, une quantité considérable d’or & d’argent.

On peut conclure de ces différentes réflexions, qu’il est indifférent, pour le bonheur intérieur d’un état, que les especes y soient en plus grande on en moindre quantité ; le gouvernement doit borner ses soins, dans cette matiere, à empêcher la diminution de la masse des métaux possédé par l’érat, & à favoriser l’introduction des nouvelles especes, quelque petite qu’en soit la quantité, parce que quelque imperceptible que soit l’accroissement des métaux dans une nation, il est le seul moyen qui puisse y entretenir l’esprit industrieux du peuple, & y augmenter le fonds du travail, source unique de la puissance & des véritables richesses. Toute nation, dont la masse des métaux diminue, est, dans le tems de cette diminution, beaucoup plus foible & plus malheureuse que toute autre nation moins riche en métaux, mais dont la quantité s’accroît tous les ans. J’ai fait observer précédemment que l’accroissement de la quantité des especes n’étoit pas immédiatement suivi d’une augmentation proportionnée dans la valeur des marchandises & des denrées, & qu’il s’écoulait toujours un intervalle de tems avant que tout eût pris son niveau. Cet intervalle, qui existe également lorsque la quantité des métaux diminue, est aussi nuisible à l’industrie, qu’il lui est avantageux lorsqu’elle augmente. Dans le cas de la diminution de la quantité des métaux, l’ouvrier n’en éprouve aucune dans la valeur des denrées & des marchandises dont il a besoin ; il les achete le même prix, quoiqu’il soit moins employé par le manufacturier & le négociant ; le laboureur, de son côté, ne trouve plus à vendre la même quantité de grains & de bestiaux, quoiqu’il soit obligé de payer le même prix de son bail au propriétaire ; une langueur une espece d’engourdissement se répandent dans toutes les parties de l’état, & annoncent une pauvreté générale, toujours suivie de l’oisiveté & de la mendicité.

La rareté des especes est si grande dans quelques cantons de l’Europe (c’étoit, dans les siecles précédens, la situation générale de tous les états de cette partie du monde), que les Seigneurs ne trouvent pas de fermiers qui s’obligent de payer le prix de leurs baux en argent, & ils sont forcés de recevoir des denrées en paiement de leurs rentes foncières & de leurs baux. Cette forme de paiement contraint les proprietaires à consommer eux mêmes les denrées qui constituent leur revenu, & à vendre, dans les marchés des villes voisines, le superflu de leur consommation. Les souverains de ces pays ne peuvent être également payés des impôts nécessaires au maintien du gouvernement, qu’en denrées, dont la reproduction est annuelle & successive. Comme des impositions levées d’une manière si incommode, ne peuvent être fort avantageuses au prince, il ne peut, dans cette position, être puissant, parce qu’il lui est impossible de soudoyer autant de troupes de terre & de mer, que si son pays abondoit en or & en argent. Il y a certainement plus de différence présentement entre la puissance de l’Allemagne, comparée à ce qu’elle étoit il y a trois cents ans, qu’il n’y en a dans son industrie, sa population & ses manufactures. Les pays qui font partie de l’Empire, & qui sont sous la domination de la maison d’Autriche, ne sont pas, dans la balance de l’Europe, un poids proportionné à leur étendue, leur population & leur culture ; ce qu’on doit attribuer à la petite quantité d’especes qui y circulent. Cette observation paroît être contradictoire avec le principe précédemment établi, que la quantité plus ou moins grande d’or & d’argent est en soi-même indifférente. Suivant ce principe, tout souverain d’un état peuplé & fertile devroit être puissant, & gouverner des sujets riches & heureux, indépendamment de l’abondance ou de la rareté de l’or & de l’argent. On a d’autant plus lieu de le penser, que ces métaux sont, par leur nature, susceptibles d’un grand nombre de divisions & de sous-divisions, nécessaires à la facilité de commerce ; & que lorsque la division est au point de les rendre d’un poids trop léger, & expose le propriétaire au danger de les égarer, rien n’empêche de les allier à un métal moins précieux, comme on le pratique en quelques endroits de l’Europe, & de leur donner, par ce moyen, un poids plus commode pour le commerce ; en sorte que les métaux puissent servir également pour toutes sortes de change, qu’elles qu’en soient la valeur & la quantité.

Je réponds à ces difficultés, que ce qu’on attribue à la rareté des especes, est l’effet des mœurs & des coutumes des habitans, & que nous confondons à cet égard, ainsi que cela nous arrive souvent, l’effet nécessaire avec la cause. La contradiction n’est qu’apparente, & il faut faire usage de la réflexion pour découvrir les principes qui peuvent concilier la raison & l’expérience.

Personne ne peut contester que la valeur des denrées & des marchandises ne soit toujours dans la proportion de leur quantité avec celle des especes d’or & d’argent, & que tout changement considérable dans l’une ou l’autre de ces quantités, ne produit le même effet. La grande quantité des marchandises les fait baisser de valeur, leur rareté en augmente le prix ; de même la grande quantité d’especes augmente le prix des marchandises, & leur rareté en fait baisser la valeur. Il est évident aussi que la quantité des marchandises & des denrées à vendre & à acheter, & celle des especes en circulation, contribue bien plus à leur valeur, que la quantité absolue des unes & des autres. Toutes les especes d’or & d’argent conservées dans les coffres forts & retirées de la circulation, ne contribuent en rien à la valeur des denrées & des marchandises, & n’y influent pas d’avantage que si elles n’existoient pas réellement. Il en seroit de même si toutes les marchandises & toutes les denrées étoient amassées dans des magasins, & y étoient conservées pour n’être jamais vendues. Dans ces deux cas, l’argent & les marchandises, qui par leur nature doivent réciproquement se rapprocher, s’éloignent au contraire, & s’évitant, pour ainsi dire, ne peuvent jamais avoir d’effets relatifs lorsqu’il est question de former quelques conjectures sur le prix des grains, celui que le fermier est obligé de se réserver pour sa subsistance & celle de sa famille, ne doit pas entrer dans la spéculation ; son superflu est ce qui doit seul en déterminer la valeur.

Pour appliquer ces principes à la question présente, il est nécessaire de se représenter ces siecles grossiers qui ont vu naître les nations, & de les distinguer du temps présent, où l’imagination confond ses besoins avec ceux de la nature. Dans les premiers tems de la réunion des peuples en société, les hommes contens des productions de la terre ou de ces premieres & grossieres préparations qu’ils peuvent eux-mêmes leur donner, sans le secours des connoissances & de l’industrie, ont peu d’occasions de faire des échanges, & encore moins besoin de l’argent, qui n’en est devenu la représentation que par la convention des nations. Le laboureur occupe sa famille à filer la laine de son troupeau, & la donne à un tisserand dont il reçoit une étoffe grossiere qu’il paie en grains ou en laine. Le charpentier, le serrurier, le maçon & le tailleur sont également payés en denrées, & le seigneur lui-même, demeurant dans le voisinage de sa terre, reçoit de son fermier, pour prix de son bail, une partie des denrées qu’il recueille. La famille du seigneur, ses domestiques, & les étrangers qu’il admet dans sa maison à titre d’hospitalité, en consomment la plus grande partie ; il vend le reste dans la ville voisine, & en retire le peu d’argent qui lui est nécessaire pour payer ce que la terre ne lui fournit pas.

Mais lorsque les hommes commencent à avoir des goûts plus délicats & plus recherchés, ils quittent leurs anciennes habitations, & ne se contentent plus des denrées & des marchandises simples que le voisinage leur fournit ; les échanges se multiplient, un plus grand nombre d’especes de marchandises entre dans le commerce pour satisfaire aux besoins réciproques, & ce commerce ne peut exister sans argent. Les ouvriers ne peuvent plus être payés en grains, parce qu’ils ont d’autres besoins que celui de la simple nourriture. Le laboureur est obligé d’aller au loin chercher les marchandises qui lui sont nécessaires, & ne peut pas toujours porter avec lui les denrées dont la vente le met en état de payer le manufacturier & le négociant. Le propriétaire vit dans la capitale, ou dans un pays éloigné de sa terre, & demande à être payé en or ou en argent, dont le transport est facile. Il s’établit des entrepreneurs, des manufacturiers & des négocians de toute sorte de marchandises, & ils ne peuvent commercer les uns avec les autres qu’avec des especes. Dans cet état de la société, les marchés ne se peuvent plus terminer qu’en soldant en pieces de métal, dont l’usage est devenu bien plus commun qu’il ne l’étoit quelques siecles auparavant. Il résulte de cette observation que lorsque la quantité des especes reste la même dans une nation, & n’y prend pas d’accroissement, les hommes se procurent à plus bas prix les besoins & les commodités de la vie, dans les siecles d’industrie & de raffinement, que dans ceux où le luxe, la délicatesse & la police sont inconnues. La valeur des marchandises est toujours dans la proportion de la quantité qu’on met en vente, & de celle des especes qui sont dans la circulation ; les marchandises & les denrées consommées par le propriétaire & le cultivateur, ou données en échange les unes contre les autres ne se portant jamais au marché, & ne donnant pas lieu à une vente réelle, sont absolument étrangeres aux especes, & comme n’existant pas à leur égard. Cette maniere d’en faire usage fait par conséquent baisser la proportion de leur côté, & en augmente la valeur ; mais lorsque les especes sont employées dans toutes les ventes, & qu’elles sont devenues la mesure de tous les échanges, le même fonds de richesses nationales a plus d’espace à parcourir ; toutes les denrées & toutes les marchandises sont portées dans les marchés ; la sphere de la circulation est agrandie, & la proportion étant baissée du côté des especes, tout doit être à meilleur marché, & la valeur de chaque effet commerçable doit diminuer progressivement.

Les denrées & les marchandises n’ont que triplé, où tout au plus quadruplé de valeur, depuis la découverte du nouveaux monde. La quantité des especes d’or & d’argent possédées présentement par toutes les nations de l’Europe, est cependant bien plus que quadruplée depuis le quinzieme siecle ; les mines de l’Amérique, dont les Espagnols & les Portugais sont les seuls possesseurs, & le commerce des François, des Anglois & des Hollandois en Afrique, font entrer annuellement en Europe plus de six millions sterlings d’especes d’or & d’argent, dont le commerce des Indes Orientales ne consomme pas le tiers. L’Europe entiere ne possédoit. peut-être pas, dans-le quinzieme siecle, la valeur de soixante millions sterlings en especes d’or & d’argent. Le changement des mœurs & des usages peut seul expliquer, d’une maniere satisfaisante, pourquoi la valeur de toutes les marchandises & de toutes les denrées n’est pas augmentée dans la même proportion que la quantité d’or & d’argent. Non seulement l’industrie de tous les peuples de l’Europe a accru le nombre des productions de tout genre ; mais ces mêmes productions, augmentées en quantité, sont devenues de nouveaux objets de commerce, à mesure que les hommes se sont éloignés de leur ancienne simplicité de mœurs ; & quoique cet accroissement de commerce n’ait pas été égal à celui des especes, il a cependant été assez grand, pour que les marchandises ne se soient pas fort éloignées de leur ancienne valeur.

On demandera peut-être si l’ancienne simplicité de mœurs étoit plus avantageuse à l’état & au public, que ce luxe & ce raffinement introduits chez toutes les nations policées. Quant à moi, je n’hésiterois pas à donner la préférence à la façon de vivre des peuples modernes ; & en ne la considérant même que du côté de la politique, elle peut servir de nouveau motif pour l’encouragement du commerce & des manufactures. En supposant, en effet, qu’on vît renaître tout-à-coup sur la terre l’ancienne simplicité des mœurs, & que les hommes, semblables à leurs ancêtres les plus reculés, puissent satisfaire à tous leurs besoins par leur propre industrie & celle de leur famille & de leur voisinage ; la plus grande partie des sujets sera hors d’état de payer au souverain des impôts en especes d’or & d’argent, & le prince ne pourra en exiger que des contributions en denrées & en marchandises, seules richesses dont ils sont propriétaires : les inconvéniens attachés à cette forme d’impositions sont si évidens par eux mêmes, qu’il est inutile d’y insister. Le souverain sera réduit, dans ce cas, à ne demander d’argent qu’aux villes principales de son-royaume, comme les seuls endroits où il puisse être en circulation ; mais ces villes principales seroient hors d’état de lui fournir des sommes aussi considérables qu’il lui seroit possible d’en lever sur toute la nation, si les especes y étoient répandues dans toutes les classes du peuple ; la diminution dans le revenu public ne seroit pas seulement une preuve incontestable du peu de richesses de la nation ; mais la même quantité d’especes seroit insuffisante pour fournir au gouvernement autant de marchandises & de denrées que dans les tems d’industrie & de commerce général, parce qu’ainsi que nous l’avons observé, toutes les denrées & marchandises sont plus cheres dans les pays où la vente n’en est pas multipliée.

La plupart des hommes, & même quelques historiens, ont adopté pour maxime qu’un état peu riche en especes d’or & d’argent ne peut jamais être puissant, quoique sa population soit nombreuse & que son sol soit fertile & bien cultivé. Les différentes observations que j’ai mises sous les yeux de lecteur, doivent le détromper de ce préjugé, & le convaincre qu’il est absolument indifférent à un état, consideré en lui-même, de posséder plus ou moins d’especes. L’abondance des hommes & des denrées constitue seule la force réelle d’une société ; elle ne peut être affoiblie que par les mœurs & la façon de vivre du peuple, qui, en resserrant l’or & l’argent dans un petit nombre de mains, en empêche la circulation ; l’industrie & le luxe les incorporent, au contraire, quelque médiocre qu’en soit la quantité, dans toutes les classes de l’état, parce qu’alors tous les particuliers en possedent une petite portion, & que par une suite nécessaire les marchandises & les denrées diminuent de valeur ; ce qui donne au souverain le double avantage de faire contribuer ses sujets en or & en argent, & de se procurer plus de denrées & de marchandises avec la même quantité de métaux.

On peut conjecturer, par la comparaison du prix des marchandises, que les especes sont aussi rares présentement en Chine, qu’elles l’étoient en Europe il y a trois cents ans. Le grand nombre d’officiers civils militaires existans dans cet empire, sont cependant une preuve incontestable de sa puissance. Polybe nous apprend que les vivres étoient de son tems à si bon marché en Italie, qu’on pouvoit être nourri dans les hôtelleries pour un semis par tête, ce qui revenoit à un peu plus de trois deniers de notre monnoie. Rome étoit cependant pour lors souveraine de tout l’univers connu. Un siecle auparavant les ambassadeurs de Carthage disoient, en plaisantant, que les Romains étoient de tous les peuples de la terre les plus aisés à vivre, & que leur maniere de se nourrir en étoit la preuve ; puisque dans chaque repas qui leur avoit été donné, en qualité de ministres étrangers, ils n’y avoient observé aucune différence dans le service. La quantité plus ou moins grande des métaux précieux, est donc absolument indifférente ; leur accroissement successif, & leur circulation dans l’état, méritent seuls l’attention des législateurs, & cette dissertation peut servir à donner une idée de l’influence que l’accroissement & la circulation des especes peuvent avoir dans l’ordre politique. Nous observerons, dans l’essai sur l’intérêt de l’argent, que dans cette matiere, ainsi que dans celle que nous venons de traiter, un effet nécessaire a été pris pour la cause, qu’on a attribué à l’abondance de l’argent, ce qui n’étoit que la conséquence du changement des mœurs & des usages des peuples.

RÉFLEXIONS DU TRADUCTEUR.

Il seroit à desirer que M. Hume eût apporté plus d’ordre & de méthode dans son essai sur l’argent ; il auroit évité des apparences de contradiction, qui jettent de l’obscurité dans une matiere déjà difficile à entendre par sa nature, & qui embarrassent le lecteur. Je crois cependant, après une lecture attentive & réfléchie de cet essai, pouvoir réduire le sentiment de M. Hume à ces trois propositions ; 1°. que l’argent n’est utile aux états que lorsqu’il y circule ; 2°. que sa circulation est la suite & la conséquence nécessaire du commerce & du luxe ; 3°. que les états les plus riches & les plus commerçans doivent perdre successivement tous leurs avantages, par l’effet même de leur commerce, dont l’accroissement augmente la valeur de toute espece de denrées, de marchandises & de main d’œuvre.

Le commerce est l’échange réciproque des denrées & des marchandises nécessaires aux hommes ; & pour faciliter ces échanges, ils ont imaginé un signe & une mesure commune, que la solidité & la divisibilité des métaux leur ont offerte. Mais comme les métaux sont renfermés dans les entrailles de la terre, que les mines d’où on les tire ne sont pas également répandues dans toutes les parties du globe, & que les unes sont plus communes que les autres, il est très-vraisemblable que le fer & le cuivre ont été les premiers métaux employés à l’usage de la monnoie, & que les premieres especes d’or & d’argent ont été fabriquées chez les peuples qui possédoient ces mines précieuses. La découverte des mines d’or & d’argent a dû faire baisser la valeur du fer & du cuivre, & ces précieux métaux n’ont pu se répandre parmi les peuples qui n’en étoient pas possesseurs, que par le commerce & par l’échange qu’en faisoient les propriétaires, avec les denrées & les marchandises dont ils avoient besoin. Les peuples, riches en denrées & en marchandises, ont attiré parmi eux les métaux que la nature leur refusoit, par la même voie que les propriétaires des mines se procuroient les denrées & les marchandises dont ils étoient privés par la nature du sol, ou la température du climat ; leurs besoins réciproques les encourageoient à tirer des entrailles de la terre les trésors qu’elles renfermoient, & à cultiver sa superficie. Les possesseurs des mines ne perdoient rien en se privant de métaux dont la propriété ne pouvoit satisfaire aux besoins de la nature, & les cultivateurs acquéroient une richesse factice, dont ils acquéroient une richesse factice, dont ils faisoient usage pour se procurer chez leurs voisins, également cultivateurs, les denrées & les marchandises qu’ils ne pouvoient trouver dans leur pays. C’est ainsi que les métaux précieux, divisés en petites parties, se sont répandus parmi toutes les nations, & que les peuples cultivateurs, assurés que la terre seroit toujours féconde, possedent des richesses réelles & permanentes, bien préférables à celles des propriétaires des mines, dont la fécondité n’est pas inépuisable.

Ce n’est donc que par le commerce que les peuples cultivateurs & industrieux peuvent acquérir des especes d’or & d’argent ; parce qu’aucun peuple de la terre ne possede toutes les especes de denrées & de marchandises connues, les nations, quelque éloignées qu’elles puissent être les unes des autres, ont des besoins réciproques que le commerce étranger peut seul satisfaire, & tout peuple dont l’industrie & la culture diminuent, & qui conserve cependant la même étendue de commerce étranger pour se fournir chez ses voisins les productions que la nature lui refuse, non-seulement n’accroît plus la quantité de ses métaux, mais la voit au contraire diminuer annuellement. Toute nation commerçante avec les etrangers, ne peut être dans une situation toujours égale, par rapport à la quantité des especes d’or & d’argent ; il est nécessaire qu’elle l’augmente par son commerce, soit avec les peuples possesseurs des mines, soit avec les nations industrieuses cultivatrices, mais commerçantes avec les pays où les mines sont situées, ou qu’elle éprouve une diminution dans la quantité de ses especes ; & je crois démontré que tout peuple qui cesse d’en acquérir, doit nécessairement tomber dans la pauvreté.

L’accroissement de la quantité des especes d’or & d’argent dans un état, est la preuve la plus certaine de l’étendue de son commerce, & je suis très-éloigné de penser que cet accroissement, quelque grand qu’on le puisse supposer, soit capable de détruire ce même commerce. En effet, quoique l’Europe ait peut-être reçu de l’Amérique, dans l’espace de moins de trois siecles, dix fois plus d’especes d’or & d’argent qu’elle n’en possédoit avant la découverte de cette partie du monde ; le commerce de l’Europe est cependant d’une tout autre étendue qu’il ne l’étoit dans le quinzieme siecle. L’esprit d’industrie s’est répandu de toute part, & comme le luxe n’est & ne peut être que relatif aux mœurs & aux coutumes des siecles précédens, on peut dire qu’il n’est inconnu chez aucun peuple de l’Europe. En effet, tous ses habitans, de quelque pays, de quelque état & de quelque condition qu’ils puissent être, jouissent de commodités & d’agrémens dont on n’avoit pas même l’idée il y a trois cents ans, & apportent dans leur façon de vivre, des délicatesses & des raffinemens qui semblent s’accroître avec le progrès du tems. La grande étendue du commerce, qui fait entrer chez tous les peuples de nouvelles quantités d’or & d’argent, ne se détruit donc pas par lui-même mais d’ailleurs il faut observer, 1°. qu’une grande partie de la quantité d’especes d’or & d’argent qu’attire le commerce dans un état, y change, pour ainsi dire, de nature, & ne fait plus partie de la monnoie, au moyen des divers usages auxquels on l’emploie, tels que l’argenterie & les ornemens des églises, la vaisselle, les bijoux, les meubles & les vêtemens. L’usage de la vaisselle n’est plus un luxe chez tous les peuples, & la masse des métaux convertis en vaisselle & en bijoux chez les nations commerçantes, est à-peu-près égale à la quantité des especes. 2°. Les états considérés dans leur généralité, & respectivement les uns aux autres, peuvent être comparés à des familles particulieres, & se gouvernent dans l’ordre économique sur les mêmes principes. Les hommes ne cherchent à acquérir de l’argent que pour se procurer ce que leur ancien patrimoine ne pourroit leur fournir. Les états riches en métaux nouvellement acquis par le commerce, les emploient également à acheter, dans les pays étrangers, ce qui leur manque, soit en production de la terre, soit en manufactures ; & ce desir insatiable de jouir & de se procurer ce qu’on ne trouve pas dans son propre pays, fait sortir des états les plus commerçans une grande partie des especes que le commerce leur avoit apportées. 3°. La comparaison de la valeur des denrées & des marchandises, tant en France qu’en Angleterre, prouve d’une maniere incontestable qu’elles ont diminué de prix dans ces deux royaumes, bien-loin d’y être augmentées par l’accroissement successif de la quantité des especes d’or & d’argent dont le commerce a enrichi ces deux états ; ce qui peut faire présumer, avec grande vraisemblance, qu’il en est de même dans tous les pays de l’Europe. M. Hume rapporte, dans son histoire d’Angleterre, à la suite du regne de Jacques Ier, mort en 1625, le prix des grains, de la volaille, du gibier, de la laine, de la toile, &c.[3] Sous le regne de ce prince, la valeur à laquelle ces différens objets étoient portés pour lors, n’est plus la même présentement, & le peuple peut se les procurer aujourd’hui avec moins d’argent. Les auteurs François qui ont écrit depuis quelques années sur le commerce des grains, observent tous que le prix en est fort diminué depuis quatre-vingts ans, ce qu’ils attribuent aux entraves que ce commerce a éprouvées depuis cette époque. Il y a cependant tout lieu de croire que la différence de législation sur le commerce des grains, n’a pas été la cause de cette diminution, & que les circonstances qui en ont fait baisser la valeur en Angleterre, ont dû opérer le même effet en France, ce qu’on ne peut attribuer qu’à l’accroissement des richesses de ces deux nations, dont la culture s’est également perfectionnée.

Par des recherches qui ont été faites sur d’anciens registres de dépense de quelques abbayes du royaume, depuis 1670, jusqu’en 1685, on a acquis la preuve que la viande de boucherie, le beurre, les œufs, la volaille, le gibier, &c. n’ont pas, à beaucoup près, augmenté de valeur dans la proportion de celle des monnoies, que personne n’ignore être presque doublée depuis cet espace de tems. La viande de boucherie, qui se vendoit dans les provinces où ces abbayes sont situées, 3 sols 6 deniers depuis 1670, jusqu’en 1685, ne vaut aujourd’hui que 5 sols ; le cent d’œufs de 1 liv. 7 s., n’a monté qu’à 2 livres ; la livre de beurre vaut 9 sols, au lieu de 5 sols 9 deniers qu’elle valoit pour lors. La valeur de la volaille, du gibier, du vin, du cidre, &c. est dans la même proportion. Il est donc démontré, par l’expérience uniforme des deux nations, gouvernées par des loix très-différentes, & dont le commerce n’a cessé de faire des progrès, que l’accroissement de la quantité des especes chez un peuple n’y augmente pas le prix des denrées de premiere nécessité, & que par une conséquence nécessaire, le prix de la main d’œuvre ne doit pas y augmenter. L’augmentation de la quantité des especes d’or & d’argent augmente dans le premier moment la valeur des marchandises de luxe, & c’est, à ce que je crois, le premier effet qui résulte de l’accroissement sensible de la masse des métaux dans un état. En effet, les propriétaires de la nouvelle quantité d’argent l’emploient à acheter les choses rares, qui contribuent aux plaisirs & aux commodités de la vie, ou à satisfaire le faste & la vanité. La demande des denrées & des marchandises rares & précieuses devient plus grande qu’elle ne l’étoit précédemment ; les cultivateurs & les ouvriers, occupés de leur production & de l’industrie nécessaire pour les mettre en œuvre, ne sont plus assez nombreux pour en fournir la quantités demandée, il en résulte nécessairement une augmentation de valeur, tant sur les productions que sur la main-d’œuvre. Les marchandises & les denrées se vendent toujours un prix proportionné à leur quantité & à la demande qui en est faite ; mais cet accroissement de valeur des denrées & des marchandises excite un grand nombre de cultivateurs & d’ouvriers à s’adonner à leur culture & à leur fabrique. L’espoir du gain & le débit avantageux de ces objets de commerce, augmentent successivement le nombre des cultivateurs & des ouvriers. Les premiers perfectionnent la culture, & acquièrent une expérience qui semble rendre la terre plus féconde ; les seconds devenant plus adroits & plus intelligens, inventent des machines qui diminuent le travail des ouvriers. Par le progrès du tems ces marchandises & ces denrées cessent d’être rares, elles deviennent, même communes. Leur prix & leur valeur diminuent dans la même proportion, & l’usage qu’en font toutes les classes du peuple, leur ôte la dénomination de luxe, & les rend même d’une espece de nécessité. Les étoffes de soie, dont on ne peut jouir que par la culture des mûriers, l’adresse des fileurs qui tirent des cocons, la matiere précieuse qui les couvre, & l’industrie des ouvriers qui l’emploient, nous offrent ce progrès de la culture & de l’art. Les premieres étoffes unies fabriquées en Europe, étoient, sans comparaison, plus cheres que ne le sont présentement les chefs d’oeuvres de la fabrique de Lyon. Personne n’ignore que Henri II est le premier de nos rois qui ait porté des bas de soie ; ce qui caractérisoit le plus grand luxe de son tems, est devenu le vêtement commun des plus petits bourgeois, parce que la culture des mûriers, réservée, il y a deux siecles, à l’Italie & à l’Espagne, est devenue la culture ordinaire de quelques-unes de nos provinces, & que l’industrie a inventé une machine, dont la propriété est de donner à l’ouvrier la facilité de fabriquer dans un jour, ce qui exigeoit précédemment le travail d’une semaine. Nos potagers sont couverts de fruits & de légumes étrangers, originaires des pays les plus éloignés, que la culture a naturalisés parmi nous. On en peut dire autant des fleurs les plus communes dont nos jardins sont parés. Le pêcher, cet arbre si commun dans tous les potagers, & que les paysans plantent aujourd’hui dans leurs cours & dans leurs jardins, est originaire de Perse. Les premieres pêches crues en Europe ont sans doute été réservées pour les souverains ; mais par la succession du tems & les soins des cultivateurs, toutes les classes du peuple peuvent faire présentement usage de ce fruit. Il en est de même des artichaux & de la plupart des légumes dont le peuple fait sa nourriture, & qui étoient vraisemblablement aussi rares en Europe il y a 3000 ans, que les ananas le peuvent être aujourd’hui.

Le luxe que produit la quantité des especes d’or & d’argent se détruit par lui-même, & se porte sur d’autres objets, mais ces changemens dans les mœurs & les habitudes des hommes, qui sont l’ouvrage d’un grand nombre de siecles, n’arrivent que successivement, & dans une progression lente & insensible. L’abondance des especes d’or & d’argent, dont l’accroissement est plus rapide, fait hausser presque subitement le prix des marchandises de luxe, mais l’abondance de ces mêmes marchandises ne pouvant arriver qu’après un grand nombre d’années, la diminution de leur valeur en est beaucoup plus lente, & ne peut être observée que par des yeux très-attentifs. La grande quantité d’or & d’argent que le commerce fait entrer dans un état, n’est donc pas contraire à ce même commerce. Loin d’augmenter le prix des denrées, des marchandises & de la main-d’œuvre, elle les fait diminuer de valeur ; son principal effet est donc de répandre les métaux précieux chez tous les peuples de la terre, & en les rendant riches en especes, de les engager à prendre part eux-mêmes à un commerce qui augmente les plaisirs & les commodités des hommes, & qui peut diminuer les maux dont la plupart d’entre eux sont affligés.

EXTRAIT

de l’Histoire de la Maison de Stuart, par M. Hume, t. I, p. 117.

Le bled, & conséquemment toutes les nécessités de la vie, étoient plus cheres sous le regne de Jacques I, mort en 1625, qu’elles ne le sont présentement. Les entrepreneurs des magasins publics étoient autorisés, par une ordonnance de ce prince, à acheter des grains lorsque le froment étoit au-dessous de 32 schellings le quater, le seigle au-dessous de 18, & l’orge au-dessous de 16. Les grains qui seroient aujourd’hui très-chers à ce prix, étoient pour lors à bon marché lorsqu’ils ne passoient pas cette valeur. Pendant la plus grande partie du regne de Jacques I, le lod ou les vingt-huit livres de la plus belle laine, ont valu 33 schellings ; à présent la même quantité de laine ne vaut que 22 schellings, quoique nous exportions une bien plus grande quantité d’étoffes de laine. Malgré la grande augmentation de la quantité des especes d’or & d’argent dans le royaume, les manufactures précieuses ont plutôt diminué qu’augmenté en valeur, au moins des progrès de l’art & de l’industrie.

Dans une comédie de Shakespear, l’hôtesse dit à Falstaff, que les chemises qu’elle lui a achetées sont de toile d’Hollande, & qu’elles lui ont coûté huit schellings l’yard ; ce qui seroit très-cher à présent, en supposant même, contre toute vraisemblance, que la meilleure toile de Hollande, de ce tems-là, fût égale en beauté & en bonté à celle d’aujourd’hui. Un yard de velours étoit estimé 22 schellings, vers le milieu du regne d’Elisabeth ; je n’ai pu découvrir, quelque recherche que j’aie faite, le prix de la viande de boucherie pendant le regne de Jacques I ; mais comme le pain est la principale subsistance, & que son prix regle celui de toute autre espece de nourriture, nous pouvons présumer que les bestiaux étoient d’une valeur proportionnée à celle du bled. Nous devons d’ailleurs observer, que le goût du siecle étoit de convertir les terres labourables en pâture, ce que les loix ne pouvoient empêcher ; preuve certaine que cette nature de biens procuroit plus de revenu, & conséquemment que la viande de boucherie étoit, ainsi que le pain, beaucoup plus chere qu’à présent. Nous avons une ordonnance du commencement du regne de Charles I, qui fixe le prix de la volaille & du gibier, & nous trouvons que les prix en sont très-hauts. Un coq-d’Inde est fixé à 4 schellings & 6 sols, une poule-d’Inde, 3 schellings, un coq faisan 6 schellings, une poule faisande 5 schellings, une perdrix 1 schelling, une oie 2 schellings, un chapon 2 schellings & 6 sols, une poule 1 schelling & 6 sols, un lapin 8 sols, & une douzaine de pigeons 6 schellings. Observons cependant que la ville de Londres est maintenant trois fois plus peuplée qu’elle ne l’étoit pour lors, ce qui doit augmenter le prix de la volaille & du gibier ; les campagnes des environs de Londres ne pouvant plus suffire à la consommation, ce qui oblige à faire venir la volaille & le gibier de plus loin qu’autrefois. La principale différence de la dépense du tems présent, comparé avec celui de Jacques I, consiste dans les besoins imaginaires des hommes, qui se sont depuis ce tems extrêmement multipliés, & c’est pour cette raison que Jacques I pouvoit, en 1625, faire plus de dépense qu’il n’en feroit présentement avec le même revenu, quoique la différence ne soit pas aussi

grande qu’on le pense communément.

ESSAI

SUR

L’INTÉRÊT DE L’ARGENT.

On regarde, avec raison, le bas intérêt de l’argent comme le signe le plus certain de l’état florissant d’une nation, & la plupart des auteurs qui ont écrit sur cette matiere, pensent qu’il doit être toujours proportionné à la quantité plus ou moins grande des especes existantes dans une nation. Il est certain cependant que lorsque la valeur des especes est fixée par la loi, leur abondance, quelque grande qu’on la suppose, ne peut avoir d’autre effet que d’augmenter le prix de la main d’œuvre. En effet, quoique l’argent soit plus commun que l’or, & qu’on en reçoive une plus grande quantité pour la valeur des mêmes marchandises ; l’intérêt d’une somme prêtée en or est cependant égal à celui qu’on retire d’une somme prêtée en argent. Les habitans de Batavia & de la Jamaïque retirent de leur argent un intérêt de dix pour cent. L’intérêt légal est à six pour cent en Portugal ; la valeur des nécessités de la vie dans ces pays, prouve cependant qu’ils sont plus riches en especes que Londres & Amsterdam.

Si tout l’or de l’Angleterre disparoissoit dans le même instant, & que chaque guinée fût aussi-tôt remplacée par vingt-un schellings, il n’y auroit aucun changement réel dans les richesses du royaume, & l’intérêt resteroit le même ; il n’y auroit de différence que dans la matiere des paiemens, aucun ne se feroit en or, & tous se feroient en argent. Si l’or devenoit aussi commun que l’argent, & l’argent aussi commun que le cuivre, l’état n’en seroit pas plus riche ; dans ce cas, la matiere des écus & des schellings seroit jaune, celle des sols & des demi-sols seroit blanche ; l’espece de monnoie appellée guinée n’existeroit plus ; le commerce, les manufactures, la navigation, l’intérêt de l’argent, n’éprouveroient aucun changement. Toutes les classes du peuple contracteroient ensemble sur le même pied qu’auparavant. La couleur des métaux dont la circulation entretient le commerce, seroit donc la seule différence sensible, & elle n’en peut être une dans ce qui constitue les richesses d’une nation.

Puisqu’une augmentation de quinze pour un, dans la masse des especes d’or & d’argent n’apporteroit aucun changement dans le commerce, les manufactures & l’intérêt, il est évident qu’il peut encore moins en résulter, lorsque la nouvelle quantité de métaux ne fait que doubler ou tripler la masse précédemment existante. La valeur des denrées & des marchandises, ainsi que le prix de la main-d’œuvre, en augmenteront ; mais cette augmentation est plutôt imaginaire que réelle ; elle est la suite de la nouvelle introduction des métaux, dont l’accroissement successif excite l’industrie, & influe sur la valeur des denrées, des marchandises & du travail, jusqu’à ce qu’elle se soit établie dans la proportion de l’abondance de l’or & de l’argent.

La valeur de tous les objets de commerce est quadruplée en Europe depuis la découverte du nouveau monde, & il est vraisemblable que l’or & l’argent sont augmentés dans une bien plus grande proportion ; l’intérêt n’est cependant baissé que d’un peu plus de moitié. S’il dépendoit, comme le prétendent quelques auteurs, de la quantité des métaux, il auroit baissé dans la proportion de l’acquisition qu’en a fait l’Europe, parce que l’effet est toujours en proportion avec la cause.

Les especes n’ont réellement qu’une valeur fictive, fondée sur le consentement & la convention des hommes ; leur abondance, plus ou moins grande, n’est d’aucune conséquence dans une nation considérée en elle-même, & sans relation avec ses voisins. L’abondance des especes, telle qu’elle puisse être, lorsque la valeur en est fixée, n’a d’autre effet que d’obliger chaque citoyen à donner une plus grande quantité de pieces de métal pour se procurer son habillement, ses ameublemens, ses équipages, & n’augmente en rien les agrémens & les commodités de la vie. Chez toute nation qui possede beaucoup d’especes, celui qui emprunte pour bâtir une maison, en reçoit une grande quantité, parce que la pierre, le bois, le plomb, les vitres, ainsi que le travail des maçons & des charpentiers, est dans la même proportion, & ne peut être payé que par une grande quantité d’or & d’argent ; mais comme ces métaux ne sont qu’une représentation de la valeur de tous les objets de commerce, leur quantité & leur abondance, leur poids & leur couleur, ne peuvent apporter aucun changement dans leur valeur réelle, non plus que dans l’intérêt qu’on tire du prêt qu’on en fait. Dans tous les cas l’intérêt est en proportion avec la somme de marchandises, de denrées & de travail que les especes représentent ; & cette proportion est toujours la même, soit que des pieces blanches ou jaunes, du poids d’une livre ou d’une once, servent à l’apprécier ; c’est donc en vain qu’on attribue le taux de l’intérêt à la quantité des especes d’or & d’argent, dont la valeur est fixée par la loi.

L’intérêt de l’argent ne peut augmenter que lorsqu’il y a beaucoup d’emprunts, peu de richesses pour les remplir, & de grands profits dans le commerce. Ces trois circonstances réunies sont la preuve la plus évidente du peu de progrès du commerce & de l’industrie, mais ne prouvent pas que l’or & l’argent ne soient pas abondans dans un état. Le bas intérêt résulte au contraire des trois circonstances opposées, c’est-à-dire, du peu d’emprunts, des grandes richesses pour les remplir, & des profits médiocres du commerce. Ces circonstances, qui se réunissent toujours, & qui sont la suite infaillible de l’accroissement du commerce & de l’industrie, ne proviennent pas de l’augmentation des métaux ; je prouverai cette proposition le plus clairement qu’il me sera possible, & je commencerai par distinguer les causes qui rendent les emprunts plus ou moins nombreux dans un état, & les effets qui en doivent résulter.

La police & la population d’une nation engendrent nécessairement l’inégalité des propriétés, parce que chez tout peuple policé & nombreux, une partie des sujets possede une grande étendue de terrein, tandis que d’autres ne sont propriétaires que de très-petits cantons, & que quelques-uns sont dénués de toute propriété ; ceux qui possedent plus de terres qu’ils n’en peuvent cultiver, les partagent avec ceux qui n’en ont pas, sous la condition que les cultivateurs leur donneront une partie de la récolte. C’est ainsi que s’est établi ce qu’on peut appeller l’intérêt de la terre, pour le mettre en opposition avec l’intérêt de l’argent, & il existe chez les peuples les moins policés. Tous les hommes ont des caracteres différent & opposés ; les uns ne depensent qu’une partie de leurs revenus, & épargnent, pour n’être jamais dans l’indigence, tandis que les autres consomment tout-à-la-fois, ce qui pourroit leur suffire pendant un long espace de tems ; mais tous ont besoin d’une occupation forcée pour les fixer ; & comme un revenu certain & assuré n’en donne aucune, les propriétaires se livrent à la recherche des plaisirs, & les prodigues sont toujours dans cette classe de citoyens, plus nombreux que les avares. L’économie & la frugalité se trouvent rarement dans un état où les richesses ne consistent que dans la propriété des terres. Les emprunteurs y sont nécessairement en grand nombre, & l’intérêt de l’argent y est très-haut ; les habitudes, les mœurs du peuple, & les emprunts plus ou moins fréquens en reglent le taux, bien plus que la quantité des especes existantes dans la nation ; quand même leur abondance seroit assez grande pour qu’un œuf y fût vendu six sols, les emprunteurs ne seroient pas moins nombreux, & l’intérêt de l’argent moins fort, si l’état n’a point de commerce & d’industrie, & si tout le peuple n’est partagé qu’en propriétaires & en cultivateurs. Le loyer des fermes y sera, à la vérité, très-considérable, & d’un grand revenu pour le propriétaire ; mais son oisiveté & le haut prix des denrées le rendant inférieur à sa dépense, en occasionneront une prompte dissipation, & il sera également réduit à la nécessité d’emprunter. Il en est de même du plus ou du moins, de richesses qui peuvent satisfaire à la demande des emprunts, seconde circonstance nécessaire pour maintenir le haut prix de l’intérêt de l’argent dans un état, & que je me propose de considérer. Les mœurs & les façons de vivre du peuple ont à cet égard la même influence ; l’abondance ou la rareté de l’argent me paroissent n’y contribuer en rien. En effet, pour qu’il y ait un grand nombre de prêteurs dans un état, il ne suffit pas, & il n’est même pas nécessaire qu’il y ait une grande quantité d’especes, il n’est question que de pouvoir les rassembler aisément, & de les faire parvenir en masse d’une valeur considérable, entre les mains de quelques citoyens ; leur réunion en grosses sommes forme le corps des prêteurs, & fait baisser l’intérêt ; ce qui dépend uniquement des mœurs d’une nation. La masse des especes existantes dans la Grande-Bretagne seroit plus que doublée, si par un miracle tous les habitans de ce royaume se trouvoient, à leur réveil, possesseurs de cinq livres sterlings, Cette acquisition subite de richesses n’augmenteroit pas sur le champ le nombre des prêteurs ; il s’écouleroit quelque tems avant que les nouvelles especes se rassemblassent en sommes considérables, & l’intérêt de l’argent resteroit pendant cet intervalle au même taux qu’auparavant. Dans tout état sans commerce & sans industrie, & où le peuple n’est partagé qu’en propriétaires & en cultivateurs ; les especes, quelque abondantes qu’on les suppose, ne peuvent jamais s’y rassembler en sommes considérables, & ne peuvent y donner lieu qu’à une augmentation dans la valeur de toutes les denrées & de toutes les marchandises. Le propriétaire, presque toujours prodigue, parce qu’il est oisif & sans occupation, dissipe son argent aussi-tôt qu’il le reçoit, & le malheureux paysan n’a ni les moyens, ni l’ambition d’acquérir au-delà des simples nécessités de la vie. L’augmentation du commerce & de l’industrie, & le progrès des arts, sont les seuls moyens de réunir une grande quantité d’especes, de les rassembler en sommes considérables dans quelques mains, d’augmenter le nombre des prêteurs, & de faire, par conséquent, baisser l’intérêt de l’argent.

La terre produit tout ce qui est nécessaire à l’homme, mais l’art & l’industrie doivent se joindre à la nature, pour qu’il puisse faire usage de toutes les productions. Les besoins de la société exigent qu’il y ait entre les cultivateurs & les propriétaires, une classe d’hommes qui donnent aux productions de la terre une nouvelle forme, nécessaire à la subsistance & aux commodités des uns & des autres, & qui en retiennent une partie pour la récompense d’un travail dont les cultivateurs & les propriétaires profitent également. Dans les premieres années de la formation des sociétés, les cultivateurs & les artisans n’ont besoin de la médiation de personne pour convenir ensemble des conditions de leurs engagemens réciproques, parce qu’étant voisins, & leurs désirs ne portant que sur des objets de peu de valeur, ils peuvent se les procurer facilement, & se prêter des secours mutuels ; mais aussi-tôt que l’industrie a pris des accroissemens, & que les hommes sont devenus ambitieux & avides des richesses, les parties les plus éloignées d’un état se peuvent assister avec autant de facilité que les plus voisines ; cette réciprocité de bons offices est susceptible de la plus grande variété, & peut s’étendre à tous les objets possibles. Telle a été l’origine des marchands, dont la profession est de la plus grande utilité, & même d’une nécessité indispensable dans toute société policée & nombreuse, parce qu’ils servent d’agens entre toutes les parties d’un état, & les rapprochent les unes des autres, malgré leur éloignement & l’ignorance où elles peuvent être de leurs besoins réciproques. Une ville renferme cinquante ouvriers en soie & en fil, & mille consommateurs d’étoffes ; ces deux classes d’hommes, si nécessaires l’une à l’autre, ne se rencontreront cependant que très-difficilement, jusqu’à ce qu’il se soit établi un marchand, dont la boutique soit le rendez-vous de l’ouvrier & du consommateur. Les habitans d’une province dont le fourrage est la principale production, sont riches en fromage, en beurre & en bestiaux ; mais ils manquent des grains dont la province voisine fait une récolte supérieure à sa consommation ; un homme attentif & ambitieux d’acquérir des richesses, achètera des grains dans la province qui en fait d’abondantes récoltes ; il y transportera en échange des bestiaux & des fromages ; & en satisfaisant à leurs besoins réciproques, il deviendra leur bienfaiteur commun ; les difficultés de ce commerce mutuel s’accroissent nécessairement, à la vérité, à proportion de l’augmentation du peuple & de l’industrie ; les agens du commerce, c’est-à-dire, les marchands, sont plus occupés, & les affaires deviennent plus difficiles & plus compliquées, parce qu’elles se divisent, se subdivisent, se confondent & s’entrémêlent avec une variété difficile à exprimer. Le desir du gain étant le seul motif qui détermine le marchand à embrasser cette profession, il est juste & même nécessaire qu’il garde pour lui une portion considérable des denrées, de la main-d’œuvre, & des marchandises auxquelles ses spéculations ont donné une nouvelle valeur ; & si son intérêt ne l’engage pas à les conserver en nature, il cherchera à les convertir en especes d’or d’argent, qui sont leur représentation commune ; il en exigera une grande quantité, si la masse des métaux s’est accrue dans l’état, en même temps que l’industrie ; mais si l’industrie seule, a pris des accroissemens, la valeur de tous les objets de commerce doit être diminuée, & une petite quantité d’especes sera suffisante pour la représenter.

Le desir de l’exercice du corps & de l’occupation de l’esprit, est de tous ceux dont l’espece humaine est agitée, le plus constant & le plus insatiable, & on peut, avec raison, le regarder comme la base de la plupart des passions. Un homme entiérement dégagé d’affaires, & sans occupations sérieuses, court sans cesse d’un amusement à un autre, & le poids de l’oisiveté lui devient tellement insupportable, qu’il oublie les malheurs où doivent l’entraîner ses dépenses excessives. La moindre occupation, soit de corps, soit d’esprit, semble changer son humeur & son caractere : il est content, & n’est plus tourmenté par cette soif insatiable pour le plaisir ; mais si cette occupation lui devient profitable, & si le profit est la récompense de quelque industrie particuliere, le renouvellement journalier du gain fait alors naître en lui un desir immodéré de gagner encore d’avantage, & il ne connaît plus de plaisir qui puisse être comparé à celui de voir tous les jours augmenter sa fortune. Le desir de gain, qui s’accroît par le gain même, & devient quelquefois excessif, rend l’économie & la frugalité les qualités les plus ordinaires aux marchands, & on peut observer que l’avarice est un vice aussi commun dans la profession du commerce, que la prodigalité parmi les propriétaires des terres.

Le commerce accroît l’industrie, en y faisant participer tous les membres de l’état, & en leur donnant les moyens de subsister, & de devenir utiles ; il fait naître l’économie, en fournissant de l’occupation aux hommes, & en les employant à des professions lucratives, dont ils sont uniquement occupés. Toute profession industrieuse engendre l’économie, & fait prévaloir l’amour du gain sur celui du plaisir. Les avocats & les médecins gagnent tous, à l’exception d’un très-petit nombre, beaucoup plus qu’ils ne dépensent ; ils ne peuvent cependant acquérir des richesses qu’aux dépens des autres, & leur fortune ne s’établit qu’en partageant celle de quelques-uns de leurs compatriotes. Les marchands, au contraire, ne peuvent devenir riches qu’en augmentant l’industrie d’une nation, parce qu’ils sont les canaux qui la répandent dans toutes les parties de l’état. Leur économie leur donne en même tems une grande autorité sur cette même industrie, & les met en état d’avoir en réserve un grand fonds de denrées & de marchandises, dont l’échange continuel constitue leur revenu & forme leur propriété. Cette profession est donc la plus utile dans toute société policée, puisqu’elle détruit l’oisiveté, donne naissance à l’industrie, & rend le peuple frugal & économe.

Un état sans commerce & sans industrie n’a pour habitans que des propriétaires de terre, forcés continuellement par leurs dépenses & leur prodigalité, à emprunter, & des cultivateurs sans argent pour fournir à ces mêmes emprunts, & subvenir à la demande qui en est faite. Les especes ne peuvent jamais s’y rassembler en sommes assez considérables pour pouvoir être prêtées à intérêt ; elles sont dispersées dans un nombre infini de mains qui les dissipent aussi-tôt en dépenses superflues, ou qui les emploient à acheter les nécessités de la vie. Le commerce seul peut les réunir en masses considérables, & cet effet, qui ne résulte que de l’industrie qu’il fait naître & de l’économie qu’il inspire, est indépendante de la quantité des métaux précieux circulant dans l’état. Le nombre des prêteurs, qui fait diminuer l’intérêt de l’argent, ne peut donc augmenter que par l’accroissement du commerce, & le commerce ne peut augmenter sans diminuer les profits particuliers des marchands ; troisieme circonstance nécessaire pour produire le bas intérêt.

Le bas intérêt de l’argent & la diminution des profits particuliers des marchands, sont deux événemens inséparables, dépendans l’un de l’autre, & qui sont la suite nécessaire de ce commerce étendu qui produit des marchands opulens, & réunit une grande quantité d’especes dans les mêmes mains. Lorsque les enfans d’un pere enrichi par le commerce, ne lui paroissent pas avoir les dispositions nécessaires pour continuer la même profession, soit par défaut de capacité, soit par ambition pour un genre de vie plus distingué, il est ordinaire que dans ce cas le pere, fatigué des affaires, les abandonne, retire ses fonds du commerce, & cherche à les placer de façon qu’ils lui procurent un revenu assuré & annuel. On peut observer qu’en général les enfans ont des inclinations contraires à celles de leurs peres, & embrassent des professions différentes ; c’est par cette raison que la plupart des marchands riches quittent le commerce avant la fin de leur carriere, & qu’il est très-rare de voir les enfans des gros négocians être eux-mêmes commerçans. Les fonds retirés du commerce dans ces différens cas, sont prêtés par les propriétaires, aux personnes qui en ont besoin, & qui s’obligent de leur en payer un intérêt ; mais comme l’abondance diminue toutes les especes de valeurs, le grand nombre de commerçans qui deviennent prêteurs, & qui cherchent à placer leurs fonds, contraint chaque particulier à se contenter d’un moindre intérêt, & le taux en diminue nécessairement. On peut observer également que lorsque le commerce devient plus étendu, & qu’il exige de plus gros fonds, il s’élève une rivalité entre les marchands & les négocians ; & cette concurrence, dont le public profite, donne un nouvel accroissement au commerce, en même tems qu’il en diminue les profits ; les marchands qui, dans cette circonstance, quittent les affaires pour se livrer à une vie douce & tranquille, sont alors déterminés, par la médiocrité même des profits qu’ils retiroient de leur commerce, à se contenter d’un intérêt médiocre de leur argent. Il est donc inutile de vouloir distinguer la cause & l’effet dans tous les cas où l’intérêt de l’argent est bas, & où les profits du commerce sont médiocres. Ces deux événemens arrivent toujours dans une nation dont le commerce est étendu, & ils en dépendent mutuellement. Personne ne se contente d’un profit médiocre dans les affaires de commerce, lorsque les fonds qu’il y emploie lui rendroient un gros intérêt, s’ils étoient placés à rente ; & personne n’accepte un bas intérêt de son argent, lorsque le commerce offre à ceux qui s’y intéressent des profits très-considérables. Un commerce très-étendu produit toujours des retours avantageux à un état, & diminue les profits particuliers des négocians, en même tems qu’il fait baisser l’intérêt de l’argent ; l’un ne peut diminuer sans que l’autre ne s’en ressente ; je puis même ajouter que les profits médiocres étant la suite de l’augmentation du commerce & de l’industrie, leur médiocrité même contribue à une nouvelle augmentation de commerce, parce que les marchandises étant à meilleur marché, la consommation en devient plus grande, & l’industrie des ouvriers plus active. Toutes les fois qu’on réfléchira sur l’enchaînement des causes & des effets, on ne pourra s’ empêcher de reconnoître que le taux de l’intérêt de l’argent est, si l’on peut s’exprimer ainsi, le vrai baromêtre d’un état ; que sa médiocrité est un signe presque infaillible de la prospérité d’une nation, & une espèce de démonstration des grands accroissemens de l’industrie, dont se ressentent toutes les classes du peuple. Il n’est cependant pas impossible que le taux de l’intérêt de l’argent baisse, par un événement malheureux & imprévu ; il peut arriver que la plus grande partie des négocians retirent subitement du commerce les fonds qui leur appartiennent, & qu’ils se trouvent possesseurs d’une grande quantité d’especes, qu’ils veulent mettre à l’abri des dangers du commerce. Mais alors la misere deviendra générale, le peuple sera entiérement privé d’occupations, & la pauvreté sera si grande dans toutes les parties de l’état, qu’il ne sera pas possible de se tromper sur la cause de ce malheur, & de ne la pas distinguer de la précédente.

Il n’est pas douteux que la même industrie qui fait baisser l’intérêt dans un état, y fait entrer en même tems une grande abondance de métaux ; & c’est confondre l’effet nécessaire avec la cause, que d’attribuer le bas intérêt à l’abondance de l’argent. La variété des manufactures, & l’activité des marchands, attirent l’argent dans un état, de quelque lieu où il puisse être ; cet argent amassé entre les mains de quelques personnes, qui ne sont pas propriétaires de terres, fait aussi-tôt après baisser l’intérêt. Mais quoique l’abondance de l’argent & le bas intérêt soient la suite naturelle du commerce & de l’industrie, ils sont cependant entiérement indépendans l’un de l’autre. Je suppose, en effet, qu’il existe dans la mer Pacifique, & à une grande distance de l’Angleterre, un peuple sans navigation & sans commerce étranger, possédant toujours la même quantité d’especes d’or & d’argent, mais dont la population & l’industrie s’accroissent continuellement ; je soutiens que la valeur des denrées & des marchandises doit diminuer progressivement dans cette nation, parce qu’elle ne peut être établie que sur la proportion de leur quantité avec celle des especes. Un peuple dont la population & l’industrie augmentent perpétuellement, demandera tous les ans à la terre une plus grande quantité de productions, & aura plus d’ouvriers occupés à leur donner la forme qu’exigent les nécessités & les commodités de la vie. Les denrées & les marchandises y deviendront annuellement plus abondantes & plus communes, le peuple y sera plus riche dans les tems d’industrie, avec une moindre quantité d’especes, que dans ceux d’ignorance & d’oisiveté ; & il sera nécessaire d’en avoir une masse plus considérable pour bâtir une maison, doter une fille, acheter une terre, soutenir une manufacture, entretenir sa famille & ses domestiques, seuls motifs qui déterminent les hommes à emprunter. Le plus ou le moins d’especes dans un état, n’influe donc en rien sur l’intérêt de l’argent ; mais comme toute somme prêtée est une représentation d’un fonds de denrées, de main-d’œuvre, & de marchandises, il est évident que l’intérêt est toujours proportionné à la quantité qui en existe dans un état. Les nations industrieuses sont, à la vérité, les plus riches en métaux précieux, lorsque leur commerce s’étend dans toutes les parties de globe ; l’abondance de l’argent & le bas intérêt y sont effectivement presque inséparables, mais il n’en est pas moins intéressant de connoître le principe, & de distinguer entre la cause & l’effet nécessaire. Les recherches de cette nature sont non seulement curieuses, mais peuvent être encore d’un usage fréquent dans l’administration des affaires publiques. Il est d’ailleurs de la plus grande utilité de perfectionner le raisonnement sur la matiere la plus importante, quoique la plupart des hommes ne la considerent qu’avec la plus grande indifférence.

Ce qui est arrivé dans quelques nations paroît être une autre source de l’erreur commune, sur la cause du bas intérêt de l’argent. On l’a vu en effet diminuer dans tous les états qui ont fait une acquisition subite d’une grande quantité d’especes ou de métaux précieux, & cette diminution ne s’est pas bornée aux états qui ont fait cette premiere acquisition, mais elle a eu lieu également dans les royaumes voisins, aussitôt que les especes nouvelles y ont été répandues & dispersées, & qu’elles y sont devenues plus communes. Garcillasso de la Vega nous apprend que l’intérêt diminua de près de moitié en Espagne, aussi tôt après la découverte des Indes occidentales, & personne n’ignore que depuis cette époque il a toujours été en diminuant dans tous les royaumes de l’Europe. Dieu rapporte qu’aussi-tôt après la conquête de l’Egypte, l’intérêt tomba à Rome de six à quatre pour cent.

La diminution de l’intérêt de l’argent, après une acquisition subite d’especes ou de métaux, me paroît avoir une origine différente dans l’état vainqueur & dans les états voisins, mais ce seroit se tromper que de l’attribuer uniquement, dans les uns & dans les autres, à la nouvelle quantité d’or & d’argent qui y a été introduite.

Toutes les fois qu’un peuple vainqueur fera une acquisition d’especes ou de métaux, les nouvelles richesses ne seront qu’en peu de mains, & seront réunies en grosses sommes, dont les propriétaires chercheront à s’assurer un revenu certain, par achats de terres, ou contrats à rente, & conséquemment on verra pendant quelque tems dans cet état, tout ce qui arrive après une grande augmentation de commerce & d’industrie ; les prêteurs étant plus nombreux que les emprunteurs, l’intérêt baissera, cette diminution sera d’autant plus précipitée, que ceux qui ont acquis la nouvelle quantité d’especes sont dans un pays sans commerce & sans industrie, & où les prêts à intérêt sont les seuls moyens de faire valoir son argent ; mais aussi-tôt que cette nouvelle masse de métaux aura été, pour ainsi dire, digérée, & aura circulé dans un grand nombre de mains, les choses reprendront leur ancien état ; les propriétaires des terres, & les propriétaires d’argent, vivant dans l’oisiveté, dépenseront au-delà de leur revenu ; les premiers contracteront tous les jours de nouvelles dettes, & les derniers prendront journellement sur leurs fonds, jusqu’à ce qu’ils soient entiérement épuisés ; la prodigalité & les dépenses excessives des uns & des autres, ne feront pas sortir les especes de l’état ; on s’appercevra au contraire, qu’elles y sont restées, par l’augmentation du prix de toutes les denrées & de toutes les marchandises : mais l’or & l’argent n’étant pas rassemblés en sommes considérables, la disproportion entre les prêteurs & les emprunteurs reparoîtra telle qu’elle existoit précédemment ; & par conséquent les emprunts ne se feront qu’à un gros intérêt. L’histoire apprend, en effet, que dans les premieres années du regne de Tibère, l’intérêt de l’argent monta, à Rome, à six pour cent, quoique aucun événement malheureux n’eût fait sortir l’argent de l’Italie. Sous le regne de Trajan, l’argent prêté sur hypotheque rapportoit six pour cent en Italie, & douze pour cent en Bithynie, sans hypotheque ; & si l’intérêt de l’argent n’est pas remonté en Espagne au même taux où il étoit anciennement, on doit en attribuer la raison à la même cause qui l’y a fait diminuer, c’est-à-dire, à la grande quantité d’espèces & de métaux, que l’Espagne tire continuellement des Indes, & qui fournissent aux besoins des emprunteurs. C’est par cette cause accidentelle & étrangere, qu’il y a plus d’argent réuni en masse en Espagne, & plus de prêteurs qu’il ne devroit y en avoir dans un état où il y a si peu de commerce & d’industrie.

Ce n’est pas l’augmentation de la quantité d’especes considérée en elle même, qui a donné lieu à la réduction de l’intérêt en Angleterre, en France, & dans les autres états de l’Europe où il n’y a pas de mines ; on ne doit l’attribuer qu’à l’augmentation de l’industrie, qui en est la suite naturelle, & qui précede toujours l’augmentation du prix de la main-d’œuvre & de la valeur des marchandises. Rien n’empêche d’appliquer à l’Angleterre ce que j’ai dit sur cette nation imaginaire de la mer Pacifique. Si on supposoit pour un moment que l’industrie de la Grande-Bretagne se fût accrue sans que l’état eût de commerce extérieur, la masse des especes & des métaux seroit, dans cette supposition, restée toujours la même ; la population seroit cependant aussi nombreuse qu’elle l’est présentement ; il y auroit dans le royaume la même quantité de marchandises & de dentées ; l’industrie, les manufactures & le commerce antérieur seroient au même état où ils sont présentement ; les mêmes marchands existeroient avec les mêmes fonds, c’est-à-dire, avec la même autorité sur la main-d’œuvre & sur les marchandises, il n’y auroit de différence que dans la quantité de pieces blanches ou jaunes qui représentent toutes les valeurs de la nation, & dont le nombre seroit fort inférieur à celui qui existe présentement ; circonstance indifférente en elle-même, & qui n’intéresse que les porteurs, les voituriers, & les faiseurs de coffres-forts. Le luxe, les manufactures, les arts, l’industrie & l’économie, étant dans cette supposition les mêmes qu’à présent, il est évident que l’intérêt seroit également diminué, puisque cette diminution est la conséquence nécessaire de la réunion de toutes ces circonstances qui déterminent toujours, dans un état, les profits du commerce, & la proportion entre le nombre des prêteurs &

celui des emprunteurs.

RÉFLEXIONS DU TRADUCTEUR.

On ne peut douter que l’accroissement du commerce étranger ne soit la cause nécessaire de l’augmentation de la quantité des especes & des métaux dans un état qui ne possede pas des mines d’or ou d’argent ; & il est également, démontré que l’accroissement du commerce étranger & de la quantité de métaux, a précédé, dans tous les états, la diminution de l’intérêt de l’argent ; il y a donc lieu de s’étonner que l’intérêt de l’argent soit resté en France tel qu’il a été fixé, en 1665, par M. Colbert, quoique l’industrie & le commerce de ce royaume aient pris des accroissemens prodigieux depuis cette époque, & que la quantité de métaux & d’especes soit considérablement augmentée depuis un siecle. On doit en être d’autant plus surpris, que depuis 1576 jusqu’en 1665, c’est-à-dire, dans l’espace de moins de cent ans, il y a eu des diminutions successives dans la fixation de l’intérêt de l’argent. En effet, l’intérêt légal a été fixé au denier douze par Henri III, en 1576 & aux termes de son édit, on retiroit légitimement un revenu de 1666 liv. 13 sols 4 den. d’un capital de 20000 liv. Il a été fixé par Henri IV, en 1601, c’est-à-dire, après un espace de vingt-cinq ans, au denier seize, & 20000 livres ne pouvoient plus produire légitimement que 1290 liv. Louis XIII, par son édit de 1634, postérieur de trente-trois ans à celui de Henri IV, l’a réduit au denier dix-huit, & le principal de 20000 liv. ne pouvoit plus produire que 1111 liv. 2 sols 2 den. ; enfin Louis XIV, aidé des conseils de son ministre Colbert, l’a fixé au denier vingt, en 1665, & a réduit à 1000 liv. l’intérêt d’un principal de 20000 liv. ; en-sorte que depuis 1576, jusqu’en 1665, c’est-à-dire, dans l’espace de quatre-vingt-neuf ans, le revenu des rentiers & des propriétaires d’argent a été diminué de deux cinquiemes. Ces diminutions successives pouvoient faire présumer, en 1665, qu’il ne s’écouleroit pas un siecle entier sans un changement dans la fixation de l’intérêt. Il est cependant resté au même taux auquel il a été fixé il y a cent ans, & les prêteurs sont traités présentement aussi avantageusement qu’ils l’étoient au commencement du regne de Louis XIV, quoique le commerce soit bien plus florissant qu’il ne l’étoit alors, & que l’industrie soit fort augmentée ; il est même très-vraisemblable que la masse des métaux, en ne faisant aucune distinction de la vaisselle, des bijoux, & des especes d’or & d’argent, est augmentée de plus d’un tiers dans le royaume depuis 1665. Ce phénomene singulier, contraire aux principes si clairement expliqués par M. Hume, & à ce qui est arrivé chez nos voisins, doit dépendre nécessairement de quelque cause, & ne peut être l’effet du hasard : on peut en effet l’attribuer à trois principales, qui n’ont pas échappé à ceux qui ont écrit sur les matieres d’administration ; la premiere de ces causes est la grande quantité d’affaires de finance qui ont eu lieu en France depuis l’édit de 1665 ; la seconde consiste dans les prêts multipliés faits par les gens de finance à l’état, & les gains considérables qu’ils ont faits dans les fermes générales & particulieres ; la troisieme enfin, est la grande quantité de matieres d’or & d’argent retirées de la circulation, & employées en vaisselles & en bijoux.

L’intérêt de l’argent dépend nécessairement de la proportion entre le nombre des prêteurs, & celui des emprunteurs. Toutes les fois que les sommes demandées à titre d’emprunt excéderont celles qu’on peut prêter, l’intérêt de l’argent sera haut, & le contraire arrivera toujours lorsque les sommes à placer seront supérieures en masse à celles qu’on demandera à emprunter ; c’est ce que signifie l’expression usitée par les notaires de Paris, lorsqu’ils disent que l’argent est rare ou commun. Jusqu’à la fin du regne de Louis XIV, le royaume a été perpétuellement agité de guerres étrangeres, dont les dépenses ont occasionné des créations multipliées de charges & d’offices, & ont donné lieu à un grand nombre d’affaires extraordinaires qui ont obligé les traitans à avancer des sommes considérables qu’ils ne pouvoient trouver que par la voie des emprunts. Les révolutions de la banque royale, & les opérations forcées du systême de 1720, qui ont suivi immédiatement la mort de Louis XIV, ont détruit presque toutes les fortunes particulieres, & les propriétaires d’argent l’ont gardé long-tems entre leurs mains, & ont craint de s’en dessaisir ; enfin, depuis 1734, jusqu’en 1765, dix-sept années de guerre ont coûté un argent immense, qui a été remis au trésor royal, tant à titre de supplémens de finance exigés des pourvus des charges & offices, qu’à titre d’augmentations de fonds demandées aux gens d’affaires & aux financiers, & enfin par la conversion des cautionnemens de leurs commis & employés, en sommes réelles. Indépendamment de ces secours forcés, le roi a créé un grand nombre de rentes viageres & tontines, de billets de loterie, d’action des fermes & autres effets qui ont fourni aux propriétaires d’argent, & principalement aux financiers, un emploi avantageux des sommes qu’ils avoient entre les mains, & ont soutenu l’intérêt de l’argent à un taux où il n’auroit pas dû rester, attendu la grande augmentation du commerce & des richesses du royaume. Les gains immenses des financiers depuis 1724, jusqu’en 1756, n’ont pas peu contribué à soutenir l’intérêt de l’argent ; les profits des affaires de finance étoient si considérables, que les financiers ne faisoient aucune difficulté de payer un gros intérêt des sommes qu’ils étoient obligés d’emprunter pour faire leurs fonds, & les profits de toutes les affaires de finance les en dédommageoient avantageusement ; ils les partageoient même sans peine avec le public, par le paiement des intérêts qu’ils étoient obligés de lui payer, & on peut dire avec vérité que les fortunes faites dans les affaires de finances, ont contribué plus que toute autre circonstance à soutenir l’intérêt de l’argent.

Enfin, la quantité de vaisselle & de bijoux s’est prodigieusement accrue dans le royaume depuis 1665 ; il y a tout lieu de penser qu’une grande partie des métaux dont le commerce a enrichi la nation, a été employée à cet usage, ce qui a diminué l’accroissement de la quantité des especes. La fonte de vaisselle portée aux hôtels des monnoies en 1759, a remis dans la circulation, & a converti en especes une partie considérable de matieres, dont le commerce étoit privé ; cette opération a rassemblé des sommes assez considérables dans quelques mains, & a fait augmenter un peu le nombre des prêteurs, d’autant plus que la crainte qui s’est emparée de tous les esprits, à l’occasion des lettres-patentes de 1759, & de l’invitation de porter la vaisselle à la monnoie, en a fait fondre chez les orfèvres une quantité au moins égale à celle qu’on a portée aux hôtels des monnoies. Il y a tout lieu de croire que le public a acquis, par cette opération, un fonds d’environ cinquante millions d’especes monnoyées circulantes depuis cette époque. L’effet s’en fait ressentir, par la facilité avec laquelle le clergé emprunte, dans le moment présent, les douze millions qui lui sont demandés par le roi, ce qu’on ne devoit pas espérer, attendu le peu d’intervalle qui s’est écoulé depuis les préliminaires de la paix, signés au mois d’Octobre 1762. Les affaires extraordinaires de finance qui ont eu lieu en France depuis 1665, les prêts faits au roi par les financiers, leurs gains considérables, & enfin la grande quantité de vaisselle & de bijoux fabriqués depuis cette époque, me paroissent être les causes nécessaires qui ont soutenu l’intérêt de l’argent dans ce royaume, malgré la grande augmentation de son commerce, & la quantité de métaux que ce même commerce y a attirée depuis un siecle. Il est très-vraisemblable que le commerce de la France se soutenant, & prenant des accroissemens proportionnés à celui de ses voisins, l’intérêt de l’argent y baissera de lui-même, & que les prêteurs se trouvant en tout tems plus nombreux que les emprunteurs, il y aura nécessairement une diminution dans le prix de l’intérêt. Tous les auteurs politiques s’accordent à dire que ce moment fortuné ne peut être trop accéléré, qu’il sera l’époque de la puissance du royaume, & le vœu de la nation paroît demander une loi qui fixe l’intérêt de l’argent à un taux au-dessous de celui où il est présentement. Cette opération a été tentée à deux fois différentes, depuis la mort de Louis XIV. L’intérêt de l’argent a été fixé au denier 50 en 1720, porté au denier 30 en 1724, & enfin rétabli au denier 20 en 1725. La fixation au denier 50 ne pouvoir pas subsister long-tems ; elle étoit la suite des opérations forcées du systême, & trop onéreuse aux propriétaires des rentes, dont le revenu se trouvoit diminué de plus de moitié. Cette fixation a pu être nécessaire jusqu’en 1724, pour soutenir les effets royaux, dont ceux qui avoient été traités le plus favorablement avoient été réduits au denier 40 ; & il étoit juste, après un tems de troubles & de révolutions dans les finances, & lorsque la fortune de tous les citoyens se trouvoit assurée, de remettre plus d’égalité entre les propriétaires des terres & les possesseurs d’argent, & c’est sur ces principes que l’intérêt fut fixé, en 1724, au denier 30, & qu’une somme principale de 20000 liv. ne pouvoit rapporter légitimement que 666 liv. 13 sols 4 den. Cette fixation d’intérêt au denier 30, ordonnée par la déclaration de 1724, a pu paroître, avec raison, susceptible de quelques inconvéniens. Le propriétaire des terres étoit traité trop favorablement par comparaison au rentier ; & quoique la partie rentiere de l’état doive être la moins ménagée ; il est nécessaire cependant, comme le remarque M. de Montesquieu, de la protéger, & de ne pas donner à la partie débitrice trop d’avantages sur elle, mais les ministres qui étoient pour lors à la tête du gouvernement paroissent avoir fait une faute irréparable, en reprenant l’ancienne fixation de M. Colbert ; ils n’ont pas fait attention que ce grand ministre n’avoit laissé qu’un intervalle de 31 ans entre la fixation du denier 18, & celle du denier 20 qu’il avoit établie, & que s’étant écoulé 60 ans depuis la fixation de M. Colbert, & le commerce ayant fait des progrès immenses en conséquence des établissemens de ce grand ministre, il étoit néeessaire de profiter de son exemple, & de procurer à la nation tout l’avantage d’une diminution d’intérêt, dont le commerce, la classe industrieuse du peuple, & les propriétaires des terres auroient profité, au grand avantage du royaume. La partie rentiere, trop en souffrance par les réductions de 1720 & de 1724, a été trop favorisée par le rétablissement du denier 20, ordonné par la déclaration de 1725 ; le denier 25 étoit celui que les circonstances où l’on se trouvoit alors sembloient demander. La proportion étoit gardée avec les réductions précédentes, qui s’étoient faites successivement & par gradation ; le commerce du royaume en auroit tiré les plus grands avantages, les propriétaires des terres auroient vu accroître leurs revenus, & l’état auroit épargné le quart des intérêts qu’il est obligé de payer présentement pour les arrérages des sommes que trois guerres consécutives ont forcé le

roi d’emprunter.

ESSAI

SUR

LES IMPÔTS

Les personnes qu’on désigne en Angleterre sous le nom de gens d’affaires & de moyens, & qu’on appelle financiers en France, établissent pour maxime que les nouveaux impôts, bien-loin de ruiner les peuples, sont une source de richesses pour eux ; & que chaque augmentation du fardeau public augmente dans la même proportion l’industrie de la nation.

Cette maxime, susceptible par elle-même des plus grands abus, est d’autant plus dangereuse, qu’on ne peut s’empêcher d’en reconnoître en grande partie la vérité, & de convenir qu’en la restraignant dans des bornes raisonnables, elle est fondée sur la raison & sur l’expérience.

Il semble, à la premiere vue, que les impôts établis sur les denrées dont le peuple fait usage, nécessitent les pauvres à diminuer leur dépense, ou à augmenter le prix de leurs journées & de leur travail ; mais l’expérience apprend que les ouvriers forcés, par l’augmentation des impôts, à devenir plus laborieux & plus industrieux, sont en état de les payer, sans exiger une plus forte rétribution pour le prix de leur travail. Il est même certain que lorsque les impôts sont modérés, qu’on les établit successivement, & sans affecter les nécessités de la vie, ils contribuent souvent à exciter l’industrie d’une nation, & à lui procurer des richesses que sa situation, le climat, & la nature du sol sembloient lui refuser. On peut observer, en effet, que les peuples les plus commerçans ont été dans tous les tems renfermés dans un territoire de peu d’étendue, & qu’ils n’ont pu devenir riches & puissans, qu’en surmontant les différens obstacles que la nature leur opposoit. Tyr, Athenes, Carthage, Rhodes, Gênes, Venise, la Hollande, sont des exemples frappant de la vérité de cette observation. L’histoire ancienne ne fait aucune mention de peuples commerçans & industrieux, établis dans des pays aussi fertiles & d’une aussi grande étendue que la Flandre, l’Angleterre & la Hollande. La situation des Flamands & des Anglois sur les bords de la mer, ainsi que la nécessité où ils se sont trouvés d’aller chercher, dans des régions éloignées ce que le climat leur refusoit, ont sans doute forcé ces nations modernes à se livrer au commerce. Le François, peuple également spirituel & entreprenant, ne s’y est appliqué que long-tems après, & par une espece de réflexion sur les grandes richesses que la navigation & l’industrie avoient attirées chez ses voisins.

Les pays dont Cicéron fait mention, comme étant les plus commerçans de son tems, sont : Alexandrie, Colchos, Tyr, Sidon, Andros, Chypre, la Pamphilie, la Licie, Rhodes, Chios, Bizance, Lesbos, Smyrne, Milet, Coos. Tous ces pays, à l’exception d’Alexandrie, n’étoient que de petites îles, ou des cantons renfermés dans des limites très-étroites, & cette ville étoit redevable de tout son commerce à l’avantage de sa situation.

Puisque l’industrie & le commerce sont florissans dans les pays où les peuples sont obligés de se procurer des ressources contre les intempéries de climat, & la stérilité de la terre, il y a tout lieu de croire que dans les cantons plus favorisés par la nature, les impôts & les charges publiques peuvent produire le même effet. Le chevalier Guillaume Temple n’attribue l’industrie des Hollandois qu’à la nécessité résultante des désavantages de leur pays, & il en fait une comparaison frappante avec l’Irlande. Dans ce pays, dit-il, l’étendue & la fertilité du sol, & le petit nombre d’habitans, rendent toutes les nécessités de la vie à si bon marché, que deux jours de travail suffisent à un homme pour lui faire gagner de quoi se nourrir tout le reste de la semaine ; & c’est la véritable cause de la nonchalance & de la paresse dont sont accusés, avec raison, les habitans de ce royaume. Les hommes, ajoute cet écrivain, sont naturellement portés à préférer le repos au travail, & ne se livrent à ce dernier que lorsqu’ils y sont contraints. Le travail est cependant nécessaire à leur santé & à leur bonheur ; ils ne peuvent même le quitter lorsque la nécessité leur en a fait contracter l’habitude. Le passage du travail journalier au repos leur est peut-être même plus difficile à supporter que celui du repos habituel au travail. L’auteur confirme cette maxime par l’énumération des lieux où le commerce a été plus florissant, dans les tems anciens & modernes, & il observe que les peuples commerçans ont été resserrés, dans tous les tems, dans un espace de terrein dont le sol & le climat forçoient les habitans à se livrer à l’industrie.

On peut également remarquer que dans les années de disette, c’est-à-dire, dans le tems où les grains ont une valeur au-dessus de l’année commune, (car je ne parle pas des tems malheureux de famine), les pauvres sont plus laborieux, plus occupés, & se procurent avec plus de facilité les nécessités de la vie, que dans les années de grande abondance, où ils s’abandonnent à l’oisiveté & à la débauche. Beaucoup de fabricans m’ont assuré que dans l’année 1740, lorsque le pain & toutes les nécessités de la vie étoient d’une valeur considérable, non-seulement leurs ouvriers subsisterent aisément, mais qu’ils gagnerent assez pour payer les dettes qu’ils avoient contractées dans les années précédentes, où toutes les denrées étoient beaucoup moins cheres.

Je ne prétends pas être l’apologiste de toutes les taxes & de tous les impôts ; je conviens au contraire que, semblables à l’extrême nécessité, ils détruisent l’industrie, & réduisent le peuple au désespoir lorsqu’ils sont exorbitans ; j’avoue même qu’avant que de produire ces funestes effets, ils augmentent la valeur de toutes les denrées & de toutes les marchandises, ainsi que le prix de la main-d’œuvre. Le Législateur prudent, & animé du desir de faire le bien de son peuple, ne doit jamais perdre de vue le degré où l’accroissement des impôts cesse d’être avantageux à l’industrie de la nation, & lui devient préjudiciable, mais comme il n’est que trop ordinaire de s’en écarter, il est fort à craindre que les impôts ne se multiplient à un tel point dans tous les états de l’Europe, qu’ils n’y anéantissent à la fin toute espece d’industrie ; l’excès sera la seule cause de ce malheur, s’il arrive jamais, & il n’en sera pas moins vrai que les impôts modérés, & répartis avec égalité, peuvent contribuer au progrès de l’industrie.

Le choix des impôts ne peut jamais être indifférent ; il est au contraire de la plus grande conséquence pour le bonheur & la puissance d’une nation ; ceux qui se levent sur les marchandises de luxe sont préférables à tous les autres, & lorsqu’ils sont insuffisans, on doit y assujettir les marchandises & les denrées de nécessité. Le peuple, quoique forcé de se soumettre à ces impositions, ne les paie que volontairement, parce qu’il est le maître d’en acheter une moindre quantité ; il a d’ailleurs, dans cette forme d’imposition, l’avantage de les acquitter insensiblement & par parties ; il s’en apperçoit même à peine au bout de quelque tems, parce qu’il confond l’impôt avec le prix de la marchandise & de la denrée, dont la valeur est composée en partie du droit payé sur la consommation. Ces sortes d’impôts ne seroient accompagnés d’aucun inconvénient, si la levée en pouvoit être faite sans frais, ou du moins avec aussi peu de dépense que pour ceux établis sur les propriétés. Ces derniers, quoique levés avec très peu de frais, sont plus onéreux au peuple, & moins avantageux au prince que les premiers, & les états ne sont obligés d’y avoir recours que pour suppléer au défaut des autres, donc il est très-intéressant d’éviter l’excès.

Les impôts arbitraires sont, de tous, les plus préjudiciables à une nation ; leur répartition ne peut jamais être égale & proportionnée aux facultés des contribuables, & devient une espece de punition de l’industrie ; le peuple cherche à les éviter, en cachant ses richesses, & en vivant dans la pauvreté ; ils sont plus à charge par leur inévitable inégalité, que par leur poids, & il est surprenant de les voir établis chez des peuples policés.

Les impôts personnels sont, par leur nature, dangereux ; dans la supposition même que la répartition en pût être égale & proportionnée, par la facilité qu’ont les souverains d’ajouter peu-à-peu à la premiere somme, & de la rendre, avec le tems, excessive & insupportable. Les droits imposés sur la consommation des denrées & des marchandises, ne peuvent jamais être exposés au même danger, parce que la consommation diminue à mesure que l’impôt s’accroît au-dessus de la proportion raisonnable, & le revenu du prince diminue, par la raison qu’il a trop augmenté les droits sur la consommation, dont le principal avantage consiste en ce qu’ils ne peuvent jamais devenir excessifs & ruineux pour une nation.

Le changement, introduit par Constantin dans les finances, fut une des principales causes de la chute de l’empire romain. Ce prince établit une capitation générale pour tenir lieu des dîmes, des douanes & des excises, qui formoient précédemment le revenu de l’empire. Les peuples de toutes les provinces furent si excessivement opprimés par les exactions des receveurs publics, qu’ils allèrent au-devant des armées victorieuses des nations barbares, & se mirent sous la protection des conquérans, qui, ayant peu de nécessités, & encore moins d’industrie, offroient aux vaincus un gouvernement préférable à la tyrannie raffinée des Romains.

On croit communément que les impôts, de quelque nature qu’ils puissent être, & sous quelque forme qu’ils soient levés, retombent toujours sur le propriétaire de la terre, qui en est le seul & véritable débiteur, & que tous les autres contribuables ne font qu’avancer les sommes dont ils sont remboursés par ces propriétaires. Il est heureux que cette opinion prévale en Angleterre, où les propriétaires sont en même tems législateurs ; elle peut contribuer à les empêcher de perdre de vue les intérêts du commerce & de l’industrie, mais j’avoue que ce principe, avancé par un célebre écrivain me paroît si contraire à la raison, qu’une autorité d’aussi grand poids étoit nécessaire pour le faire adopter. En effet, les hommes sont continuellement occupés du soin de se délivrer des charges communes à tous, pour les rejetter sur les autres ; mais comme ce desir & cette volonté sont dans tous les cœurs, & que chacun se tient, pour ainsi dire, sur la défensive, il n’est pas vraisemblable que dans cette espece de combat les uns l’emportent entiérement sur les autres, & que le propriétaire soit la victime de la partie industrieuse de la nation. On remarque, en effet, si on y fait attention, que dans la société les commerçans & les propriétaires des terres font des efforts mutuels les uns contre les autres. Les premiers ne travaillent que pour jouir de la récompense de leurs peines, en acquérant un bien solide, c’est-à-dire, pour placer en fonds de terre les profits de leur commerce, ce qu’ils ne peuvent obtenir qu’en dépossédant les anciens propriétaires. Ceux-ci cherchent à s’en garantir, & ils y parviennent en ne dépensant que leurs revenus, & en évitant de contracter des engagemens & des dettes, qu’ils ne pourroient acquitter que par la vente de leurs terres. Ils ont la même habileté par rapport aux impôts, ils cherchent également à s’en garantir, ou du moins à ne les pas supporter seuls, & à en partager le fardeau avec les commerçans[4].

Je ne puis finir cet essai sans faire remarquer au lecteur que les loix politiques, toujours rédigées dans la vue de remédier à un abus particulier, ou de rendre plus inviolable une regle de police, sont ordinairement suivis d’effets entiérement opposés aux principes qui les ont fait établir. Il en est de même en matiere d’impositions. Personne n’ignore que le grand seigneur jouit, dans toute l’etendue de ses vastes états, d’un pouvoir absolu & sans bornes sur la vie & les biens de ses sujets ; & ces mêmes sujets, servilement soumis à l’autorité despotique de leur souverain, regardent comme une loi fondamentale de leur gouvernement, qu’ils ne peuvent être assujettis à de nouveaux impôts, & que le prince doit se contenter de ceux qui ont été en usage de tout tems dans son empire. Les Turcs ont résisté à leurs souverains toutes les fois qu’ils ont tenté d’enfreindre cette loi , dictée par un peuple qui cesse d’être esclave dans cette seule circonstance ; & plusieurs sultans ont éprouvé , en différentes occasions, les tristes effets de leur avarice. On s’imaginerait qu’un peuple nourri & élevé dans cette opinion & dans ce préjugé , devroit être celui de l’univers le plus à l’abri de l’oppression ; il est cependant certain qu’il en est tout autrement ; le Sultan, qui n’a aucun moyen régulier d’accroître ses revenus, permet aux bachas, & aux gouverneurs qu’il envoie dans les provinces, d’y opprimer & d’y vexer les peuples. Il ne les rappelle que lorsqu’ils se sont enrichis des dépouilles de ses sujets. Alors, sous l’apparence de les punir de leurs injustices & de leurs déprédations, il les condamne à mort, pour s’entichir lui-même par la confiscation de leurs richesses. Si le sultan pouvoit, à l’exemple des princes de l’Europe, lever de nouveaux impôts, dans les cas où les besoins de l’état l’exigent, l’intérêt du souverain seroit inséparable de celui des sujets, & il ne leur demanderoit que des impôts modérés ; il sentiroit alors que les impositions exessives sont également préjudiciables au prince & à l’état. Les peuples de cet empire reconnoîtroient bientôt aussi qu’il leur seroit plus avantageux de fournir à leur souverain un secours de dix millions levés par imposition générale, que de lui laisser prendre un million d’une maniere

aussi inégale & aussi arbitraire.

RÉFLEXIONS DU TRADUCTEUR.

On ne peut s’empêcher de reconnoître la justesse des observations de M. Hume. Les impôts, quelque multipliés qu’ils aient été en Europe depuis un siecle, n’ont mis aucunes entraves à l’industrie, qui s’est accrue au contraire, au grand avantage du commerce général. L’or & l’argent du Nouveau-Monde y ont contribué sans doute, en répandant plus d’especes dans la circulation, & en mettant les contribuables plus en état de satisfaire aux impositions demandées par les souverains. Dans tous les tems les peuples se sont élevés contre les impôts, ne se sont soumis qu’avec peine, soit dans les monarchies, soit dans les républiques, aux taxes nouvelles qui leur étoient imposées. On ne peut douter cependant que les souverains & les administrateurs des états ne se portent qu’à la derniere extrémité à la levée de nouveaux impôts. L’or & l’argent levés sur les contribuables ne restent pas en dépôt entre les mains des trésoriers ; & dans le systême présent de l’Europe, les nouveaux impôts, bien loin d’augmenter les richesses des souverains & des états, ne sont pas même suffisans pour acquitter les dettes contractées dans les tems de nécessité. En effet, toutes les taxes imposées en France depuis cent ans, ont pour origine les dettes dont nos rois se sont rendus successivement débiteurs pour soutenir les guerres dont l’Europe a été agitée ; & toutes les fois qu’on a augmenté les impôts ou établi de nouvelles taxes, le gouvernement y a joint des retranchemens dans les dépenses & des réformes dans l’administration. Louis XV, beaucoup plus riche que son prédécesseur, seroit hors d’état de dépenser en bâtimens, en fêtes & en somptuosités, les mêmes sommes que Louis XIV y a employées dans les années brillantes de sa vie. Tout l’argent que les nouveaux impôts font entrer dans ses coffres, en ressort aussi-tôt pour payer les capitaux & les intérêts des sommes prêtées à l’état depuis 1688 ; & on peut dire avec vérité, que c’est moins le roi qui leve les nouveaux impôts sur ses peuples, que la partie créancière de ses sujets, dont les avances ne peuvent être remboursées que par la classe industrieuse & les propriétaires des terre.

Lorsqu’il s’agit d’établir un nouvel impôt, ou de lever une nouvelle taxe, le roi est dans la triste nécessité, ou de manquer aux engagemens les plus légitimes, ou d’augmenter les charges de tous ses sujets ; dans cette affligeante alternative, la partie créancière obtient la préférence, avec d’autant plus de raison, qu’elle a fait les avances à la décharge de la classe industrieuse, & à celle des propriétaires des terres, auxquels on auroit demandé, dans les tems de nécessité, par la voie des impôts, les mêmes sommes que les rentiers ont prêtées au souverain ; d’ailleurs, il ne peut y avoir aucune comparaison entre la perte résultante d’une cessation de paiement qui ruine des familles entieres, & une augmentation d’impôts déjà établis, & qui se répartirent en grande partie sur les créanciers de l’état dont les propriétés & les objets de consommation ne sont pas exempts. Non-seulement la justice réclame en faveur des créanciers de l’état, dans la triste nécessité de ne les pas payer, ou de mettre de nouveaux impôts ; mais on doit observer que le produit de ces mêmes impôts ne reste pas entre les mains du prince pour y être resserré. Il est au contraire répandu sur le champ & employé à rembourser des capitaux, ou à payer des arrérages de rentes. La dépense journaliere de ceux qui reçoivent du prince les sommes qui leur sont dues, les fait aussi-tôt reverser entre les mains des propriétaires des terres & des ouvriers ; & je crois qu’on peut soutenir, avec raison, que les dettes de l’état contribuent très-sensiblement à l’activité de la circulation de l’argent, dont l’effet est de vivifier tous les canaux où il passe. S’il étoit possible de supposer que les dettes du royaume pussent être remboursées toutes à la fois, & que les créanciers de l’état fussent payés dans le même moment de 2 milliards 500 millions qui leur sont dus, & qu’ils ont prêtés au roi en différens tems, il est certain que le royaume ne seroit ni plus riche, ni plus pauvre qu’il l’étoit dans l’instant précédent ; mais la circulation seroit totalement arrêtée, les provinces n’auroient plus de débouchés de leurs denrées & de leurs marchandises ; les vins de Champagne & de Bourgogne resteroient dans les celliers des vignerons, les fabricans d’étoffes cesseroient de travailler, l’argent disparoîtroit des provinces, & la capitale elle même en seroit privée pour long-tems ; le roi & son peuple seroient pauvres durant plusieurs années, les provinces & la capitale hors d’état de payer la moitié des impositions qui y sont levées dans l’état présent, & une pauvreté générale se répandroit dans tous les ordres des citoyens. Une chaîne invisible, & formée par le Créateur, lie ensemble toutes les parties d’un état, & les faits correspondre mutuellement ; une seule ne peut souffrir, sans que les autres ne s’en ressentent ; elles se tiennent réciproquement & ont des dépendances mutuelles, invisibles, mais démontrées par l’expérience.

Ce seroît donc une calamité générale dans la France, si d’un moment à l’autre elle se trouvoit libérée de ce fardeau immense de dettes sous lequel elle paroît gémir, & qui est la source fatale des impôts. Cette calamité cependant ne seroit que passagere & momentanée. Semblable à la grêle, elle ravageroit la campagne & les villes ; mais après un espace de quelques années, la circulation reviendroit, & ranimeroit les différentes classes des citoyens ; le mal ne se feroit sentir que dans l’intervalle, qui paroîtroit également long & affligeant ; les peuples regretteroient plus d’une fois le spectacle envié des créanciers de l’état, dont les dépenses soutiennent la circulation, & contribuent à l’aisance générale.

On peut remarquer, en effet, que les impôts, quelque multipliés qu’ils soient, n’ont pas empêché l’accroissement du luxe & de la dépense dans tous les ordres de l’état ; l’un & l’autre sont portés, au contraire, à un point dont nos peres n’avoient pas même l’idée. Les propriétaires des terres sont moins riches, mais leurs fermiers sont mieux habillés qu’autrefois, & les artisans des villes & de la campagne ont plus d’aisance que n’en avoient leurs peres ; les negocians & les fabricans font des fortunes moins rapides & moins considérables que ceux du regne de Louis XIII & de Louis XIV ; mais leur nombre est quadruple de ce qu’il étoit il y a cent ans. Les offices de judicature sont diminués de valeur, & les magistrats d’aujourd’hui seroient hors d’état d’acquérir des charges sans revenu, au même prix que les acquéroient leurs ancêtres, qui y employoient la moitié de leur patrimoine : mais au lieu des mules dont se servoient leurs peres pour aller au Palais, ils y sont conduits dans des voitures commodes & brillantes ; les diamans sont la parure ordinaire de leurs femmes, & les meubles les plus somptueux ornent leurs habitations, tant à la ville qu’à la campagne ; tout se ressent de l’aisance & des richesses de la nation ; les impôts, bien loin de les avoir altérées, semblent les avoir accrues, par la raison que les sommes qu’ils fournissent au prince ne restent pas dans ses coffres, mais lui servent à payer ses créanciers, qui les reversent à leur tour dans tous les ordres du peuple, au grand avantage de la circulation.

Ces réflexions paroissent prouver qu’il est de toute vérité que les impôts en eux-mêmes, tant qu’ils ne sont pas arbitraires, & que l’augmentation en est successive, ne peuvent être la ruine d’un état : les peuples ne sont écrasés que par la forme de leur perception, & non par leur masse. C’est le sentiment de M. Hume, & la France en est une preuve bien convaincante. En effet, malgré la grande augmentation des impositions levées depuis quatre-vingts ans, la nation a fait, dans le même espace de tems, des progrès surprenans dans le commerce, & les peuples se procurent plus facilement aujourd’hui les nécessités & les commodités de la vie. Ce qu’on doit attribuer, 1°. au changement de valeur de la monnoie ; 2°. à la forme des impôts nouvellement établis.

Les changemens survenus dans la valeur des monnoies ont diminué les anciens impôts, dans une proportion relative à l’ augmentation des especes. La richesse ne consiste pas dans la quantité plus ou moins grande des livres numéraires, dont les paiemens sont composés ; mais dans le poids & la quantité d’or & d’argent qui constitue les paiemens. Depuis 1680 josqu’en 1690, le marc d’argent fin monnoyé n’a valu que 28 liv. 13 sols 8 den. ; il est en 1765, de la valeur de 54 liv. 6 sols 6 den. 6/11 ; par conséquent un paiement de 300000 liv. ne pouvoit se faire, en 1680, qu’avec 523 marcs d’argent, & il n’en faut plus que 276 pour payer la même somme en 1765. Si le recouvrement total des importions payées, en 1765, étoit le même qu’en 1680, & si le gouvernement n’avoit pas établi, depuis cette époque, de nouveaux droits, le roi seroit certainement bien moins riche présentement qu’il ne l’étoit pour lors ; mais quelques impositions ont été augmentées en livres numéraires, & on en a établi plusieurs qui n’existoient pas il y a 80 ans. Le détail succinct que je me propose de mettre sous les yeux du lecteur, en lui présentant le tableau des impositions les plus importantes, lui prouvera que le haussement des monnoies a été avantageux au peuple, & que la classe des sujets qui méritent le plus de faveur, c’est-à-dire, les habitans de la campagne, les cultivateurs & les ouvriers, sont traités, à tous égards, bien plus favorablement qu’ils ne l’étoient il y a près d’un siecle.

1°. On voit, dans les recherches & les considérations sur les finances, tome III, page 980, que la taille imposée dans les pays d’élection en 1683, montoit à 35 millions, le marc d’argent fin valant alors, comme on vient de l’observer, 28 livres 13 sols 8 den., le montant de la taille imposée dans les mêmes pays d’élection, en 1765, est de 46 millions ; & elle auroit dû être portée à 66177000 liv. si la proportion de la valeur des monnoies avoit été conservée, ce qui forme, en faveur des habitans taillables du royaume, une diminution réelle de plus de 20 millions.

Il est vrai qu’en 1683, la capitation n’étoit pas encore établie, & que les taillables paient la plus grande partie de cette imposition ; mais il faut observer que le recouvrement entier de la capitation imposée en 1765 sur tous les pays d’élection, est de 26 millions, dont il y en a au moins 8 payés par les villes exemptes de tailles, les nobles, les privilégiés, les secrétaires du roi, les officiers de sa maison, les trésoriers de France, les magistrats, &c, toutes personnes que leur naissance ou leurs emplois exemptent de taille. Il résulte évidemment de ce calcul, que, malgré l’établissement de la capitation, les taillables, c’est-à-dire, les habitans de la campagne, paient réellement, en 1765, moins de taille que leurs prédécesseurs n’en payoient en 1683.

2°. Les droits levés sur le sel ont été de tout tems regardés comme une imposition extrêmement onéreuse, principalement aux habitans de la campagne. Mais ce changement dans la valeur des monnoies a procuré, à cet égard, un soulagement encore plus sensible que par rapport à la taille. En effet, l’ordonnance de 1680 fixe la valeur du minot de sel vendu dans le grenier de Paris, à 41 livres. Le marc d’argent fin valant alors 28 livres 13 sols, la même mesure de sel ne se vend, en 1765, malgré toutes les augmentations de droits, de sols pour livres, &c. que 57 liv. 16 sols, au lieu de 77 liv. 14 sols que le peuple seroit obligé de la payer, si sa valeur avoit été augmentée dans la proportion de celle des monnoies, & cette différence opere en faveur du contribuable, une diminution réelle d’un quart sur l’imposition. Le prix du sel est également fixé, par l’ordonnance de 1680, dans tous les greniers, soit de vente volontaire, soit d’imposition forcée, compris dans l’étendue des grandes gabelles ; la différence du prix entre les greniers est très-peu considérable, & les augmentations successives qui ont eu lieu depuis 1680, ont été les mêmes dans tous les greniers des grandes gabelles, d’où il résulte que toute cette partie du royaume paie effectivement, en 1765, par rapport à cette nature d’imposition, un quart moins qu’en 1680, ce qui est d’autant plus heureux, que cette imposition est forcée dans un grand nombre de greniers, & que la répartition ne s’en fait pas toujours avec l’exactitude & la proportion qui seroient à désirer. Le peuple, dont l’imposition est à cet égard diminuée d’un quart, a été en état d’augmenter sa consommation de sel. En effet, les personnes instruites de la distribution qui s’en fait dans les greniers, n’ignorent pas qu’elle est accrue de plus d’un tiers depuis 1680, ce qui a réparé avec avantage le tort que le roi s’étoit fait à lui-même en haussant la valeur des monnoies. Le Prince reçoit présentement, au moyen de l’accroissement de la consommation, plus de marcs d’or & d’argent qu’en 1680, & chaque contribuable lui en fournit une plus petite quantité, pour avoir la même mesure qui lui étoit vendue en 1680 un quart plus cher qu’il ne l’achete aujourd’hui.

3°. Les droits de détail sur le vin & sur les autres besoins qui forment la principale partie de la ferme des aides, tombent entiérement sur le petit peuple, que la médiocrité de ses facultés met hors d’état de faire des provisions, & qui est forcé par sa pauvreté même, de payer plus que les riches, parce qu’il est obligé d’aller chercher sa boisson chez les détaillans. Les droits de détail dans les villages & autres lieux non sujets aux droits d’entrées, ont été fixés, par l’ordonnance de 1680, dans la généralité de Paris, à 6 l. 15 s. par muid de vin vendu à pot, ce qui revenoit pour lors dans la proportion actuelle de la monnoie, à 12 l. 15 s. ; cependant, malgré les différentes augmentations de droits, les sols pour livre, &c., ce même muid de vin ne paie, en 1765, que 9 liv. 1 s. 6 d., ce qui fait une diminution réelle d’un peu plus du tiers ; il est arrivé, par rapport à cette imposition, ce qu’on vient d’observer sur les gabelles ; la consommation du peuple a été plus grande à proportion de la diminution du droit, & toutes les nouvelles plantations de vignes le prouvent incontestablement. La perte que le roi peut avoir éprouvée sur les droits de détails par le haussement des monnoies, n’a pas été seulement réparée par l’accroissement de la consommation, mais son revenu a été considérablement augmenté par les nouveaux droits imposés sur le vin & sur le pied-fourché, à leur entrée dans Paris, & dans les principales villes du royaume. En effet, par la même ordonnance de 1680, un muid de vin entrant par eau dans la ville de Paris, a été assujetti à payer 18 l. pour tous les droits d’entrée, ce qui revenoit à 34 l. 2 s. de la monnoie actuelle ; on est obligé, en 1765, de payer 51 liv. 19 s. pour l’entrée de ce même muid de vin, & par conséquent plus de moitié en sus de ce qu’il en coûtoit en 1680. Il en est de même par rapport au pied-fourché ; tous ces droits d’entrée sur un bœuf entrant dans la ville de Paris, ont été fixés, par l’ordonnance de 1680, à 3 l. 4 s., ce qui revenoit pour lors à 6 l. 1 s. de la monnoie actuelle ; ce même bœuf paie, en 1765, 15 l. 8 s., ce qui fait une augmentation du double & d’une moitié en sus ; mais cette augmentation considérable qu’ont produit les entrées de Paris dans les revenus du roi, ne fait aucun préjudice aux habitans de la campagne ; ils ont, au contraire, été soulagés par une diminution réelle sur les sommes qu’ils payoient en taille & en droits d’aides & de gabelles ; il me paroît démontré que l’augmentation de la valeur des monnoies a été avantageuse au petit peuple du royaume, dont les charges ont été réellement diminuées depuis 1680.

Le revenu du roi est cependant considérablement augmenté depuis cette époque ; il y a été forcé pour subvenir à la defense de son royaume, & pour s’acquitter des arrérages de rentes que les circonstances l’ont forcé de créer. La vente exclusive du tabac, les nouveaux droits d’entrée sur les objets de consommation des villes, & principalement de Paris, l’imposition des deux vingtièmes, forment principalement l’augmentation des revenus du roi ; mais, 1o. les vingtiemes ne tombent en aucune façon sur le peuple, ils ne sont payés que par les propriétaires ; la perception n’en est pas arbitraire, on ne paie qu’à proportion de son revenu, & la partie industrieuse du peuple, les cultivateurs, les ouvriers, n’en ressentent pas le fardeau. 2o. Le tabac n’est pas une denrée de nécessité, & la consommation en est absolument volontaire ; le petit peuple & les habitant de la campagne consomment en général peu de tabac ce sont les personnes riches & aisées, & principalement les habitans des villes, qui en font usage, & s’il étoit possible de distinguer, dans les bureaux où s’en fait la distribution, la quantité qui s’en consomme dans les villes, de celle qui est enlevée par les seuls habitans de la campagne ; on auroit la preuve que ceux des villes achètent plus des trois quarts de la totalité du tabac que vendent les fermiers généraux.

3°. Les droits d’entrée dans les villes, & principalement à Paris, ont été indispensablement nécessaires pour en rendre le séjour plus dispendieux, & pour retenir les cultivateurs à la campagne ; ce sont d’ailleurs les habitans aisés, de toutes conditions, qui remplissent les villes ; il est juste que ce soit principalement sur eux que retombent les charges de l’état ; le gouvernement ne pourroit donc adopter de forme plus équitable que celle qu’il a choisie pour établir les nouvelles impositions que les circonstances ont exigées depuis 1680. Le petit peuple, les habitans de la campagne, n’y sont pas assujettis, ils ont au contraire profité du haussement de la valeur des monnoies, & malgré l’augmentation de la masse des impôts & l’accroissement des revenus du roi, ils sont réellement moins chargés d’impositions qu’ils ne l’étoient en 1680 ; les propriétaires, les personnes riches, sont les seuls qui supportent le poids des nouveaux impôts, & il en résulte une nouvelle source de circulation, qui donne à la partie industrieuse & laborieuse de la nation, de nouvelles facilités pour subsister, & se procurer les nécessités & les commodités de

la vie.

ESSAI

SUR

LE CRÉDIT PUBLIC.

Les peuples de l’antiquité, plus sages & plus prudens que les modernes, profitoient des tems de paix & de tranquillité pour former le trésor public, & le remplir des sommes dont ils prévoyoient avoir besoin un jour, soit pour attaquer leurs ennemis, soit pour se défendre contre leurs invasions ; ils ne connoissoient pas la ressource des impôts extraordinaires, & n’avoient pas même l’idée des emprunts publics dont les nations de l’Europe font un usage si fréquent. L’histoire ancienne fait mention des sommes immenses amassées par les Athéniens, les Ptolomées & les autres successeurs d’Alexandre ; & les Lacédémoniens eux-mêmes, ce peuple si renommé par sa pauvreté & sa frugalité, possédoit, au rapport de Platon, un trésor public où l’état pouvoit prendre des sommes considérables dans les tems de nécessité & de calamité. Arian & Plutarque font le détail des richesses immenses dont Alexandre devint possesseur par la conquête de Suze & d’Ectbatane, & dont une partie avoit été mise en réserve dès le tems de Cyrus. Il faut ignorer entiérement l’histoire grecque pour n’avoir pas entendu parler des trésors de Philippe & de Persée, rois de Macédoine ; & l’histoire sainte nous instruit également de ceux d’Ezéchias & de quelques autres rois des Juifs. Les anciennes républiques des Gaules possèdoient aussi un trésor public, & le peuple romain avoit des officiers préposés à sa conservation. Enfin, les empereurs les plus sages, tels qu’Auguste, Tibere, Vespasien, Sévere, &c., mirent en réserve des sommes considérables pour s’en servir dans le besoin, & dans le cas de quelque circonstance imprévue. Les peuples modernes, au contraire, s’accordent tous à engager les revenus publics ; ils ne doutent pas que leur postérité ne jouisse d’une paix inaltérable, qu’elle ne soit assez heureuse, & assez riche pour acquitter la dettes contractées par la génération précédente ; & comme ils ont devant les yeux l’exemple que leurs peres leur ont transmis, ils ont une confiance égale dans leurs descendans, qui, plutôt par nécessité que par choix, sont forcés à leur tour de se reposer également sur la foi d’une nouvelle génération. Quoique quelques nations aient été assez heureuses & assez économes pour acquitter, durant la paix, les dettes contractées pendant la guerre, il n’en seroit pas moins déraisonnable de préférer l’usage des peuples modernes à celui de l’antiquité. Les anciens étoient, sans contredit, plus prudens.

Les écrivains qui ont voulu justifier les peuples modernes, prétendent qu’on ne doit pas appliquer à l’administration politique des maximes d’économie, dont la vérité n’est incontestable que par rapport à la conduite que doivent tenir les particuliers dans la régie de leurs affaires, & que les richesses d’un citoyen, quelque grandes qu’on les suppose, ne peuvent jamais être mises en comparaison avec celles des états. Je soutiens au contraire, que cette différence n’est pas assez grande pour qu’on puisse adopter des maximes si opposées dans leur administration. Si les richesses des états sont incomparablement plus grandes, leurs depenses nécessaires y sont proportionnées, leurs ressources, quelque nombreuses qu’elles puissent être, ont des bornes ; & comme la durée de leur existence ne peut être comparée à celle d’un particulier, & même d’une famille, ceux qui sont à la tête du gouvernement ne doivent adopter que des principes grands, durables, nobles & propres à maintenir la puissance publique durant une longue suite de siecles. Les hommes sont forcés quelquefois, par l’enchaînement d’événemens singuliers, & par une espece de fatalité, à s’abandonner à la fortune & au hasard ; mais tout homme qui, dès les premieres années de sa vie s’est conduit sans prudence & sans réflexion, & qui n’a eu que le hasard pour guide de ses actions, ne peut s’en prendre qu’à lui-même de ses malheurs, & n’en peut accuser que sa propre imprudence. Je conviens que les trésors publics peuvent être quelquefois nuisibles aux états, parce qu’ils donnent aux souverains & à leurs ministres des facilités pour entreprendre des expéditions imprudentes & qu’ils peuvent leur faire négliger la discipline militaire, par trop de confiance dans leurs richesses ; mais les dangers résultans de l’aliénation des revenus publics, sont encore plus certains & plus inévitables. La pauvreté, l’impuissance & l’assujettissement à des puissances étrangeres, en seront la conséquence nécessaire & infaillible.

La guerre est accompagnée, chez les modernes, de tous les genres de destruction, perte d’hommes, augmentation d’impôts, diminution du commerce, dissipation d’argent, pillage sur terre & sur mer. Dans l’antiquité au contraire, comme les dépenses militaires étoient prises sur le trésor public, la guerre rendoit les especes d’or & d’argent plus communes. L’industrie en étoit encouragée, & l’augmentation des richesses circulantes étoit une espece de dédommagement des malheurs qui en sont la suite inévitable. Des gens d’esprit ont cependant soutenu de nos jours que les dettes publiques, en ne les considérant qu’en elles mêmes, & indépendamment de la nécessité qui les avoit fait contracter, étoient avantageuses aux états, & que même en tems de paix la création des rentes & des impôts pour les acquitter, étoit le moyen le plus sûr d’augmenter le commerce & les richesses des nations. Des principes aussi déraisonnables & aussi absurdes, ne devoient être mis que dans la classe des éloges de la folie, & de la fievre, ainsi que des panégyriques de Busiris & de Néron, ou autres jeux d’esprit composés par des auteurs qui ont voulu amuser leurs contemporains ; mais, contre toute vraisemblance, ils ont été adoptés & soutenus par un de nos plus grands ministres, & par un parti tout entier. Les écrits publiés pour soutenir un paradoxe, qui n’étoit pas même spécieux, ne pouvoient sans doute régler la conduite d’un homme aussi sensé que milord Orford ; mais ils ont servi, du moins, à lui conserver des partisans & à jeter de l’incertitude dans l’esprit de la nation.

Je vais mettre sous les yeux du lecteur les différens effets des dettes publiques, tant par rapport à l’administration intérieure d’un état, que par rapport aux affaires étrangeres, & de leur influence sur le commerce, l’industrie, la guerre & les négociations.

Les écrivains politiques parlent fréquemment de la circulation, & cette expression a été adoptée par les auteurs françois ; ce mot est, selon eux, la pierre de touche de toute administration politique, ils la regardent comme une explication claire & le point décisif de tous leurs raisonnemens. J’avoue que je n’ai pu jusqu’à présent découvrir la signification de cette expression en matiere d’impôts & d’emprunts publics, quoique je n’aie cessé de la chercher depuis que j’ai commencé à réfléchir. Je ne puis concevoir, en effet, l’avantage que peut procurer à une nation le passage continuel de l’argent d’une main dans une autre ; & il m’est impossible de comparer la circulation des denrées & des marchandises, avec celle des billets de l’échiquier & des actions de la compagnie des Indes, L’industrie est sans doute animée, lorsque le négociant enleve les marchandises du manufacturier aussi-tôt qu’elles sont fabriquées, lorsque le détailleur s’en fournit sur le champ chez le négociant, & lorsque le consommateur les achete promptement du détaillant ; ces différens achats réciproques, prompts & multipliés, encouragent le manufacturier, le négociant, & le détailleur, à acheter & à fabriquer une plus grande quantité de marchandises & à en perfectionner la qualité. Je lins qu’une circulation de cette espece ne peut être arrêtée sans danger ; que dès qu’elle cesse, toutes les mains industrieuses de l’état sont engourdies & ne produisent plus ce qui est utile aux citoyens ; mais la galerie du change ne fournit aucune espece de productions, & ne donne lieu qu’à la consommation du café, des plumes, de l’encre, & du papier. Le change, & tous ceux qui le fréquentent, pourroient être ensevelis sous les eaux de la mer, sans qu’on s’apperçût d’aucune perte & d’aucune diminution dans le commerce, ni dans la production de quelque espece de marchandises ou de denrées que ce puisse être.

Quoique le mot circulation n’ait jamais été expliqué par ceux qui insistent le plus sur les avantages qui en résultent, il faut convenir cependant que les dettes nationales présentent une apparence d’utilité. Le mal est dans ce monde toujours accompagné de quelque bien ; & c’est ce que je me propose d’expliquer, pour qu’on puisse en juger d’une maniere sûre & certaine.

Les effets publics sont devenus parmi nous une espece de monnoie, & sont reçus dans les paiemens à un prix courant, comme l’or & l’argent. Les dépenses nécessaires pour toute entreprise utile & avantageuse, n’empêchent pas qu’il ne se trouve assez de bras pour y travailler, & tout négociant riche peut se livrer au commerce le plus étendu, parce qu’il a des fonds suffisans pour faire face aux engagemens qu’il est obligé de contracter. Les billets de banque, les actions des Indes, & tous les autres papiers publics, dispensent les négocians de conserver en nature & dans leurs coffres, de grosses sommes d’argent ; ces effets leur en tiennent lieu, parce qu’un quart-d’heure leur suffit pour les vendre & en recevoir la valeur en argent comptant, ou pour les engager à un banquier. D’ailleurs, ces effets, qui donnent au propriétaire un revenu annuel, ne sont pas infructueux au négociant, tant qu’ils restent dans son porte-feuille ; en un mot, nos dettes nationales fournissent aux commerçans une espece de monnoie qui se multiplie continuellement entre leurs mains, & leur donne un gain certain, indépendant de celui de leur commerce.

Il se trouve en Angleterre, ainsi que dans tous les états commerçans, & débiteurs de rentes & d’effets portant intérêt, une classe d’hommes dont la fortune est partagée en fonds de commerce & en rentes. Ces citoyens, moitié commerçans & moitié rentiers, ne sont qu’un commerce peu étendu, & se contentent de profits médiocres, parce que le commerce n’est pas leur seule & principale ressource, & qu’ils en ont une plus assurée pour eux & leur famille, dans les revenus publics. Si l’état n’étoit pas débiteur d’effets portant intérêt, les riches négocians ne pourroient réaliser & mettre leur fortune à l’abri de tout danger, qu’en achetant des terres, & les terres ne peuvent jamais leur être aussi avantageuses que les fonds publics. En effet, toute propriété de terres exige des soins & des voyages, & partage le tems & l’attention d’un négociant. Il lui est impossible, dans le cas d’une spéculation avantageuse, ou d’un malheur imprévu, de convertir des fonds de terre en argent, avec la même facilité que les papiers portant intérêts, dont l’état est débiteur. D’ailleurs, la possession des terres change bientôt le citoyen en campagnard, tant par les plaisirs simples & tranquilles qu’elle lui procure, que par l’autorité qu’elle lui donne sur les cultivateurs. Il y a donc tout lieu de penser que les états débiteurs de fonds publics renfermeront toujours plus de riches négocians que les autres, & que les peres de familles, enrichis par le commerce, y seront moins exposés au desir de quitter cette profession. Il faut avouer, en effet, que le commerce peut dans ce cas devenir plus florissant, par la diminution des profits, la promptitude de la circulation, & l’encouragement de l’industrie[5].

Je viens d’exposer tous les avantages que les dettes publiques peuvent procurer au commerce & à une nation ; mais si on les compare aux inconvéniens qui en sont inséparables dans l’administration intérieure de l’état, il n’y aura plus de comparaison entre le bien & le mal qui en résultent.

1°. Il est certain que les sommes immenses levées dans les provinces, pour payer les arrérages des rentes nationales, attirent dans la capitale une grande affluence d’habitans & de richesses ; & je ne doute pas que les grands avantages des négocians de Londres sur ceux des autres parties du royaume n’y contribuent beaucoup. Il est peut-être de l’intérêt public que la ville de Londres perde quelques-uns des avantages qui ont contribué à un agrandissement qui paroît s’accroître tous les jours, & dont on peut craindre les conséquences. La ville de Londres est, à la vérité, si heureusement située, que son excessive grandeur a moins d’inconvéniens qu’il n’en pourroit résulter d’une plus petite capitale dans un plus grand royaume ; je conviens aussi qu’il y a plus de différence entre la valeur des denrées & des nécessités de la vie, achetées à Paris ou en Languedoc, qu’il n’y en a entre Londres & le Comté de Yorkshire, & que la proportion y est mieux observée. Je ne puis cependant m’empêcher de soutenir que la tête n’a pas de proportion avec le corps.

2°. Les fonds publics sont une sorte de papier de crédit, & ont par conséquent tous les inconvéniens de cette espece de monnoie ; ils écartent l’or & l’argent des principales branches du commerce, bornent les especes à la circulation commune, & augmentent la valeur de la main-d’œuvre & des denrées.

3°. Les impôts établis pour payer les arrérages des dettes nationales découragent l’industrie, augmentent le prix de la main-d’œuvre, & réduisent les pauvres à la mendicité.

4°. Comme les étrangers font partie des créanciers de l’état, ils nous rendent, en quelque façon, leurs tributaires ; & il pourroit arriver des circonstances où ils nous enleveroient notre peuple & notre industrie.

5°. La plus grande partie des fonds publics sont entre les mains de citoyens oisifs, qui ne vivent que de leur revenu ; ils deviennent, par conséquent, la récompense de la paresse & de l’oisiveté.

Tout lecteur dépourvu de préjugés conviendra sans doute, à la vue du tableau que je viens de lui présenter, que les dettes nationales sont un préjudice réel au commerce & à l’industrie ; mais ce préjudice est encore bien inférieur à celui qu’en ressent l’état, considéré comme corps politique, & existant dans la société des nations avec lesquelles il doit traiter, tant en guerre qu’en paix. Le mal est, sous ce point de vue, pur & sans mélange de bien ; aucun avantage ne peut dédommager des inconvéniens, & ce mal est de sa nature le plus important de tous.

Il n’est pas douteux que dans tout état débiteur de sommes considérables & empruntées à intérêt, ce sont les sujets eux-mêmes qui en sont les principaux créanciers, & que le surplus de la nation renferme les débiteurs. Il est également vrai que la partie débitrice s’acquitte envers la partie créancière, en se privant annuellement d’une portion de son revenu, qui passe entre les mains des rentiers. De ces deux propositions, évidentes par elles-mêmes, on en conclud communément que les dettes d’un état ne peuvent jamais contribuer à sa foiblesse dans l’ordre politique ; que tout leur effet est de transporter l’argent de la main droite dans la main gauche ; ce qui n’augmente & ne diminue la richesse de personne. Ces raisonnemens & ces spécieuses comparaisons ne peuvent être adoptés que par ceux qui jugent sans réflexions & sans principes. Je pourrois leur soutenir, en employant le même raisonnement & la même comparaison, qu’un souverain peut exiger de ses sujets les impôts les plus excessifs, sans crainte de les ruiner, & que l’état sera toujours également riche & puissant. Cette proposition seroit absurde & extravagante, parce qu’il est nécessaire, dans toute société, de garder des proportions entre la partie industrieuse & la partie oisive mais cette proportion, si essentielle à la conservation du corps politique, ne subsistera plus, lorsque tous les impôts existans actuellement, se trouvant aliénés & hypothéqués aux créanciers de l’état, le gouvernement sera obligé alors, pour la défense commune, d’en établir de nouveaux, ou d’augmenter les anciens, & la masse en sera si considérable & si excessive, qu’elle entraînera la ruine & la destruction de la nation.

Tous les peuples ont des impôts, dont la perception est facile, & est analogue aux mœurs & aux usages des habitans, & ils sont levés communément sur les denrées dont la consommation est la plus ordinaire. Les droits d’excise établis sur le malt & sur la biere, produisent au gouvernement d’Angleterre un revenu considérable, parce que l’opération de brassage est difficile, & ne peut être secrete, & que la consommation de la biere n’est pas d’une nécessité assez absolue, pour que le petit peuple soit vexé par l’augmentation de sa valeur. Si les créanciers de l’étât absorboient le produit entier de ces droits, & s’ils étoient uniquement affectés au paiement des dettes nationales, il seroit indispensable d’établir une nouvelle imposition, mais il est aisé de prévoir les difficultés que le peuple y opposeroit, les rigueurs qu’on seroit obligé de mettre en usage pour le contraindre au paiement, & le désespoir auquel il seroit réduit.

Tout le monde convient que les droits établis sur les propriétés sont d’un recouvrement difficile, & qu’ils sont levés avec moins d’égalité & de proportion que ceux qui sont imposés sur les consommations. Ce seroit donc un grand malheur pour la nation, si, après avoir porté ces derniers au plus haut degré où ils puissent monter, on étoit obligé d’avoir recours aux impôts, dont l’établissement & la perception aggravent encore la charge des contribuables. Dans cette supposition, les propriétaires des terres ne seront plus que les intendans & les fermiers du public. Et il seroit fort à craindre que dans ce cas ils ne missent en usage tous les tours d’adresse que ces sortes de gens savent employer pour tromper leurs maîtres, & que la société ne fût remplie de trouble & de confusion. Est-il possible d’assurer encore, à la vue de tous ces maux, qu’une nation peut, sans inconvéniens, ne mettre aucune borne à ses dettes, & que l’Angleterre conserveroit toute sa force & toute sa puissance politique, dans le cas même où elle ajouteroit aux différentes especes d’impositions déjà établies, une nouvelle taxe de 12 à 15 schellings par livre sur tous les revenus des terres ? Ce ne seroit plus le simple transport de l’argent d’une main dans une autre ; tous les états seroient confondus, la ruine & la désolation seroient générales, & la nation entiere seroit bouleversée.

Les théologiens reprochent aux hommes leur indifférence sur l’observation de préceptes, dont ils connoissent cependant toute l’importance & toute la nécessité. Les politiques sont dans le même cas que les théologiens, par rapport aux dettes publiques. Les propriétaires des rentes n’ignorent pas que les ministres actuels ou leurs successeurs, n’auront jamais un systême d’économie assez sévere & assez suivi pour amortir la plus grande partie de nos dettes ; & que les affaires de l’Europe ne leur donneront jamais le tems de pouvoir exécuter leur projet[6]. Cette indifférence sur un événement qui intéresse notre fortune, seroit moins extraordinaire, si nous étions tous bons Chrétiens, entiérement résignés aux ordres de la Providence, & détachés des biens de ce monde ; les rentiers le prévoient, & y paroissent résignés, mais ce sentiment qui a l’apparence du plus grand désintéressement, n’est fondé que sur une longue habitude de jouir du moment présent, & sur l’espérance qu’il n’y aura que la postérité de malheureuse. Ils ont prévu dès le premier emprunt que les dettes publiques seroient portées au point où elles sont présentement, & ils ne peuvent se dissimuler quelle en sera la conséquence. Il faut en effet, ou que la nation détruise le crédit public, ou que le crédit public détruise la nation. Il est impossible que l’un de ces deux événemens n’arrive, & on en sera convaincu toutes les fois qu’on réfléchira attentivement aux dettes énormes que l’Angleterre a contractées, & au peu de précautions qui ont été prises pour les éteindre.

Le plan proposé, il y a 30 ans, par M. Hutchinson, citoyen très-estimable, pour amortir toutes nos dettes fut approuvé par quelques personnes de bon sens ; mais fut trouvé, par le plus grand nombre, impraticable dans l’exécution. M. Hutchinson prétendoit que le public n’étoit pas débiteur de la dette nationale, que chaque particulier en devoit une part proportionnelle, & qu’il la payoit réellement au moyen des impôts auxquels il étoit assujetti, ensorte que la somme payée par chaque citoyen dans la contribution des charges publiques, ne pouvoit être regardée que comme sa part proportionnelle dans les intérêts dus aux créanciers, & dans les frais de recouvrement. Il concluoit de ce raisonnement qu’il étoit possible de rembourser toutes les dettes de l’état par une contribution équitable, & proportionnée à la valeur de toutes les propriétés, & de libérer en même tems, par un remboursement général, les fonds de terre & les revenus publics. L’auteur de ce projet ne faisoit pas attention que les ouvriers, les pauvres hors d’état d’acquitter en un seul paiement la part dont ils sont débiteurs dans les dettes publiques, en paient cependant la plus grande partie par leur consommation ; d’ailleurs les commerçans & les propriétaires d’argent ont toute sorte de facilités pour déguiser ou cacher le véritable état de leur fortune, & les propriétaires des biens-fonds, soit en terres, soit en maisons, étant obligés de payer pour tout le reste de la nation, s’éleveroient avec la plus grande force contre une injustice & une oppression dont il n’y a jamais eu d’exemple. On n’a pas tenté de mettre ce projet à exécution, mais il est très-vraisemblable que lorsque les dettes nationales seront parvenues à leur dernier période, & lorsque leur masse deviendra destructive de toute espece d’industrie, les faiseurs de projets se feront alors écouter, le gouvernement effrayé adoptera leurs visions chimériques, & comme le crédit public commencera pour lors à chanceler, le moindre mouvement sera suffisant pour le détruire, ainsi qu’il est arrivé en France en 1720. Je crois, en ce cas, pouvoir comparer sa chute à la mort du malade qui périt par l’effet même du remede que lui donne le médecin[7]. Il est plus vraisemble que les guerres, les défaites, les malheurs, les calamités publiques & peut-être même les conquêtes, & les victoires, seront la cause nécessaire de la chûte du crédit public, & forceront les souverains & les administrateurs des états à manquer à la foi nationale. J’avoue que lorsque je vois les rois & les états se combattre & se disputer au milieu de leurs dettes & de leurs engagemens, j’imagine voir une partie de quille dans la boutique d’un marchand de porcelaine. Est-il possible d’espérer que les souverains épargneront une espece de propriété, si onéreuse à eux-mêmes & au public, lorsqu’ils ont si peu d’égards pour la vie & les fonds de terre de leurs sujets, dont l’utilité est si grande pour eux & pour le public ? Il viendra un moment où la guerre forçant à de nouveaux emprunts, personne ne voudra prêter à l’état un argent dont le remboursement lui paroîtra trop incertain, mais dont l’avance peut être indispensable pour faire la campagne. Si dans le même tems la nation est menacée d’une invasion, ou si le nombre des mécontens est assez grand, pour lui faire appréhender une révolte dans l’intérieur du royaume, le gouvernement se trouvera alors dans l’impuissance totale de payer les troupes, de faire les provisions de vivres & de fourrages, de réparer les vaisseaux, & même de contracter des alliances avec les étrangers. Le souverain & ses ministres ne peuvent balancer en pareil cas. La conservation de soi-même est un droit que les particuliers ne peuvent perdre, à plus forte raison les sociétés, & nos ministres seroient plus imprudens que ceux qui les premiers ont prêté à l’état ; ils le seroient même encore plus que ceux qui ont continué de placer leur argent dans les fonds publics, si, ayant le pouvoir de préserver la nation du plus grand danger, ils négligeoient d’en faire usage. Les impôts engagés aux créanciers publics cesseront alors d’être employés à leur destination, ils seront mis au rang des revenus ordinaires de l’état, & suffiront à la défense commune. L’argent destiné au paiement de la demi-année de rentes, sera porté dans la caisse de l’échiquier ; la nécessité commande, la crainte presse, la raison exhorte ; la pitié seule parle en ce cas en faveur des rentiers, mais leurs plaintes & leurs représentations ne seront pas écoutées. Il seroit contre le bien général de leur remettre l’argent qui leur étoit réservé. On l’emploiera sur le champ au service courant, en protestant cependant, de la maniere la plus solemnelle, que le besoin passé, il sera aussi-tôt rendu à sa premiere destination. Ces promesses & ces protestations seront inutiles & superflues ; la machine du crédit public, déjà chancelante, ne pourra se soutenir contre une secousse aussi violente, elle tombera tout entiere, & écrasera sous ses ruines un millier de citoyens. Je nomme cet événement la mort naturelle du crédit public ; il me paroît y tendre aussi certainement que tout corps animal tend à sa destruction & à sa dissolution[8]. Quelques tristes que soient ces deux événemens, on peut en prévoir un troisieme encore plus malheureux. Dans les deux premiers, mille citoyens sont sacrifiés pour en sauver un million, mais nous pouvons craindre de voir le contraire, & qu’un million ne soit sacrifié au bonheur momentané de mille citoyens[9]. Il sera toujours difficile & dangereux à un ministre, dans un gouvernement tel que le nôtre, d’ouvrir l’avis désespéré d’une banqueroute volontaire. La chambre des pairs n’est, à la vérité, composée que de propriétaires de terres, & le plus grand nombre des membres de la chambre des communes est dans le même cas. Les uns & les autres sont par conséquent peu intéressés dans les fonds publics ; mais leurs liaisons avec les possesseurs de cette sorte de bien seront toujours assez grandes pour les rendre plus attachés à la foi nationale, que la prudence, la politique, & même l’exacte justice, ne l’exigeroient. Nos ennemis étrangers, ou plutôt notre ennemi, car un seul est redoutable pour nous, sachant qu’un parti désespéré seroit le seul remède à nos maux, aura la politique de nous cacher le danger, & de ne le découvrir que lorsqu’il sera entiérement inévitable. Nos aïeux, nos pères & nous-mêmes, avons toujours pensé, avec raison, que nous seuls pouvions conserver l’équilibre de la balance du pouvoir en Europe ; mais nos enfans, fatigués par la résistance, & retenus par les obstacles, resteront spectateurs de l’oppression & de la conquête de leurs voisins ; jusqu’à ce qu’enfin vaincus par leurs créanciers, bien plutôt que par les armes de leurs ennemis, & dans la crainte de devenir esclaves de leurs concitoyens, ils appelleront un peuple étranger à leur secours & s’abandonneront à la discrétion d’un vainqueur moins redoutable pour eux que leurs créanciers. Ce malheur, s’il arrive jamais, sera la mort violente de notre crédit public.

Il est impossible de décider dans quel tems notre crédit public sera détruit, ni, des trois causes que je viens de décrire, celle qui en occasionnera la ruine. Elles sont également vraisemblables, & le moment n’en est peut-être pas fort éloigné ; mais la raison les prévoit aussi clairement que le permet l’obscurité de l’avenir. Les anciens prétendoient que l’enthousiasme & une espece de folie divine, s’il est permis de s’exprimer ainsi, étoient nécessaires pour être prophete ; il est certain cependant que, pour prédire les evénemens futurs que je viens d’exposer, il suffit d’être dans son bon sens & libre, de la folie & de l’illusion populaire.

RÉFLEXIONS DU TRADUCTEUR.

Les réflexions de M. Hume sur la différence de la conduite des peuples anciens, d’avec celle des modernes, ne me paroissent pas prouver que les uns aient été plus sages & plus prudens que les autres. Tout est relatif aux tems & aux circonstances ; ce qui est prudence dans un siecle, peut être témérité dans un autre. Les Peuples de l’ antiquité, dépourvus, la plupart, de commerce & d’industrie, ne possedoient que des richesses réelles, & n’avoient de revenus que les produits de la terre. Tous les citoyens des villes, ainsi que les habitans de la campagne, devenoient soldats & prenoient les armes pour la défense commune. Sans remonter même aux Grecs & aux Romains, nous savons que Charles VII est le premier de nos rois qui ait eu une milice réglée, soudoyée & toujours subsistante ; que jusqu’à son regne, les communes étoient obligées de faire le service militaire ; que tous les seigneurs des fiefs y étoient pareillement assujettis, & que le ban & l’arriere-ban, convoqués dans la guerre de 1688, ont été les derniers vestiges de l’ancien usage du royaume. Les peuples & les princes faisant la guerre avec des troupes rassemblées dans les tems de besoins, & assujetties au service militaire sans recevoir de paie, n’étoient pas exposées aux dépenses énormes que les guerres modernes entraînent maintenant après elles. Les soldats conduits par les seigneurs des fiefs, ou fournis par les communes, se dédommageoient du défaut de solde, par le pillage des terres devenues le théâtre de la guerre, par le butin fait sur les ennemis, & par la rançon des prisonniers. Les princes rassembloient donc, sans grands frais, sous leurs drapeaux un grand nombre de leurs sujets, attirés par l’espoir du pillage. L’artillerie & les munitions de toute espece, nécessaires pour les guerres présentes, tant de terre que de mer, coûtent des sommes immenses, dont les anciens souverains n’avoient pas même l’idée. Les fonds indispensables aujourd’hui pour faire une seule campagne, excedent, chez toutes les grandes puissances de l’Europe, le revenu annuel des états & des souverains ; & il y auroit impossibilité de prolonger la guerre plus d’une année, si les peuples étoient forcés de payer des impôts proportionnés à la dépense.

Nous ignorons quels étoient les trésors amassés par quelques souverains de l’antiquité, & mis en réserve pour le cas de la guerre. Pourroit-on appeller aujourd’hui un trésor, ce qui ne suffiroit pas pour payer les frais d’une seule campagne ? Or, il est certain que les rois ruineroient leurs sujets, & leur causeroient des maux irréparables, s’ils amassoient & mettoient à part les sommes nécessaires pour la premiere année de la guerre.

La France, a dépensé, dans chacune des campagnes de la derniere guerre, plus de 200 millions au-delà des revenus ordinaires de son souverain ; cependant la totalité des impôts levés depuis 1756, jusqu’en 1763, n’a pas excédé chaque année de plus de 40 millions, ceux qui ont été levés en 1765. Sans le secours des emprunts, le roi auroit été forcé d’imposer chaque année, pendant tout le cours de la guerre, plus de 160 millions au-delà de ce que les peuples ont payé. L’impuissance totale d’y satisfaire les auroit fait succomber sous le fardeau, & ils auroient été réduits à ne pouvoir se donner les nécessités de la vie ; toute espece de commerce & d’industrie seroit tombée tout à-coup, & les ennemis profitant de l’épuisement du royaume, & n’étant pas chargés d’impositions accablantes, parce qu’ils se seroient servis de la ressource des emprunts, n’auroient éprouvé aucune résistance à l’exécution de leurs projets.

Il est donc démontré que les grands états de l’Europe ne se peuvent faire la guerre qu’en continuant l’usage pratiqué universellement d’ouvrir des emprunts publics pour subvenir à sa dépense ; les sources des états sont, à cet égard, dans une balance & un équilibre réciproque. Leurs ressources paroissent également épuisées par les dettes immenses contractées depuis un siecle, & la ruine du crédit public, prévue & annoncée par M. Hume, pour l’Angleterre, deviendra, si elle arrive jamais, contagieuse pour les autres états, & un mal général dans l’Europe. Il paroît cependant impossible que l’Angleterre fasse jamais une banqueroute totale, & qu’il arrive un moment où toutes les dettes publiques soient annullées. Un pareil événement ne pourroit arriver que par l’invasion subite d’un ennemi étranger, qui se rendroit maître de l’île, & y établiroit un nouvel empire ; l’usurpateur seroit, ou un prince étranger qui voudroit ajouter de nouveaux états à ceux qu’il posséderoit déjà, & dans ce cas les autres princes de l’Europe y apporteroient des obstacles insurmontables ; ou bien l’usurpateur seroit un sujet rebelle, qui ne pourroit se maintenir dans son usurpation qu’en se soumettant aux loix du pays, en augmentant la richesse de l’état, & en prenant des mesures propres à soutenir le commerce & l’industrie de ses sujets. Comme la banqueroute totale en seroit la destruction, durant un assez long espace de tems, il seroit bien éloigné d’embrasser un pareil parti. C’est donc une crainte chimérique que celle d’une banqueroute totale. Aucun prince ni aucune république n’en ont donné jusqu’à présent l’exemple, & il me paroît impossible qu’elle arrive jamais dans aucun état de l’Europe.

Si la crainte d’une banqueroute totale me paroît mal fondée, & si les peuples sont en effet à l’abri de ce malheur, j’avoue que les états débiteurs seront toujours exposés à éprouver dans certaines circonstances un grand discrédit, & que la méfiance générale des peuples & des créanciers, mettra les souverains & les administrateurs des républiques dans l’impuissance de contracter de nouvelles dettes, ils seront même forcés à manquer à une partie de leurs engagemens, à suspendre une partie des paiemens, ou à prendre d’autres mesures également contraires à la foi publique ; mais les approches de discrédit, annoncé toujours par l’impuissance de nouveaux emprunts, obligeront les états à faire la paix, & à se procurer la tranquillité extérieure par des traités avec les puissances étrangeres. La guerre une fois terminée, les ministres mettront en usage les moyens propres à rétablir le crédit ébranlé, & à ramener la confiance ; or, on ne peut y parvenir que par le retranchement d’une partie des arrérages, l’établissement d’une caisse de remboursement, & la continuation d’une partie des impôts établis durant la guerre. Le retranchement d’une partie des arrérages, & la diminution des impôts doivent être combinés de façon que les revenus de l’état soient assez forts pour payer exactement les arrérages conservés, & pour former tous les ans les fonds de la caisse des remboursemens. L’exactitude dans le paiement des arrérages suffit seul en tems de paix, pour soutenir le crédit public, lorsqu’il n’a pas été ébranlé ; mais les remboursemens, joints au paiement exact des arrérages conservés, le rétabliroient même entiérement, dans l’espace de très-peu d’années, au cas même qu’il eût été anéanti ; la masse des remboursemens, s’accroissant tous les ans de la partie des arrérages des rentes éteintes, fera monter le crédit public au plus haut point où il ait jamais été, & attirera au gouvernement une confiance générale. Les rentiers, affligés de la diminution d’une partie de leurs revenus, se plaindront sans doute de la mauvaise foi du gouvernement ; les peuples assujettis à des impôts, dont ils étoient persuadés que la paix les délivreroit, ne s’y soumettront de leur côté qu’avec peine. Mais les profits du commerce, les progrès de l’industrie, fruits de la paix, feront entrer sans cesse de nouvelles richesses dans l’état ; les impôts ne seront pas assez forts pour priver les peuples de la campagne de l’aisance nécessaire pour la bonne culture, & l’industrie faisant tous les jours de nouveaux progrès, les propriétaires des terres augmenteront leurs revenus. Les rentiers & les possesseurs d’argent, tous citoyens des villes, seront même bientôt embarrassés de leur argent ; ils auront annuellement des sommes considérables à placer, tant à cause des remboursemens de leurs capitaux qu’ils seront obligés de recevoir, que par les nouvelles richesses que leur procurera le commerce ; ils aimeront mieux acheter des effets publics que de conserver dans leurs coffres un argent oisif, & ils feront revivre un crédit auquel la secousse précédente paroîtra n’avoir donné que plus de solidité.

La prolongation d’une partie des impôts établis durant la guerre, est sans doute dure & fâcheuse pour les peuples, & principalement pour les propriétaires des terres, mais le mal ne peut être comparé à celui qui résulteroit d’une banqueroute, capable d’engourdir pendant une longue suite d’années l’industrie de la nation, qui arrêteroit tout le commerce, & qui s’opposeroit à la vente répétée de toutes les marchandises & de toutes les denrées, qui est la seule & véritable circulation. De deux maux inévitables, le moindre doit être préféré, & la prolongation des impôts est sans contredit le moins destructeur & le plus supportable.

Les possesseurs d’argent & d’effets publics seront aussi affligés de la réduction des arrérages, que les propriétaires des terres le peuvent être de la prolongation des impôts ; mais lorsqu’ils réfléchiront qu’ils étoient menacés de la perte totale de leur fortune, & que le précipice commençoit déjà à s’ouvrir sous leurs pieds, ils s’estimeront heureux d’être échappés à un danger si pressant, & d’avoir conservé la plus grande partie de leurs revenus.

Les plaintes & les murmures des différens ordres des citoyens ne seront donc que momentanés ; les propriétaires des terres cesseront de se plaindre de la continuation des impôts, lorsqu’ils verront accroître le prix de leurs baux. Le nombre des prêteurs devenant tous les jours supérieur à celui des emprunteurs, les rentiers seront forcés de verser leurs fonds dans le commerce, ou de les employer à des défrichemens & à des améliorations de terres. On travaillera, de part & d’autre, insensiblement à l’accroissement des richesses de l’état, & à l’augmentation du crédit public. Les plaintes des rentiers seroient alors d’autant moins fondées, qu’ils avoient joui durant long-tems d’un revenu plus considérable, & d’une perception bien plus facile que celui des propriétaires des terres. Ils ne doivent donc jamais oublier que leur revenu a toujours été exempt des impositions, que les malheurs & les besoins de l’état ont au contraire contribué à l’accroissement de leur fortune, & que le crédit public a été le fondement de leurs richesses ; ils ne peuvent par conséquent, sans injustice, se plaindre d’une opération qui empêche de tarir la source d’où elles sont dérivées.

M. Hume convient que les emprunts publics ont toujours été accompagnés de quelques avantages, dans tous les états qui en ont fait usage ; & il ne les attribue qu’à la condition de toutes les choses humaines, où le mal ne se trouve jamais sans être accompagné de quelque bien ; mais, par la même raison, on pourroit dire que le bien absolu n’existant pas sur la terre, on ne doit pas s’étonner si les emprunts publics sont accompagnés de quelques inconvéniens ; il est certain que les états qui jouissent d’un grand crédit, & où les emprunts ont été multipliés, sont ceux où le commerce est le plus florissant, l’industrie plus active, & les especes d’or & d’argent plus communes. La France, l’Angleterre, la Hollande en sont des preuves sans réplique. Peut-on faire quelque comparaison, à cet égard, entre ces trois états, & les républiques des Suisses, où le crédit public est inconnu, & qui sont les peuples de l’Europe où le commerce & l’industrie ont fait le moins de progrès ? La plupart de ces républiques où les mœurs n’ont pas changé depuis cent ans, n’exigent aucune contribution de leurs sujets ; le gouvernement n’est ni débiteur, ni créancier ; mais les préposés à l’administration engagent leurs compatriotes à prendre parti dans le service des états voisins, & à soulager leur pays du soin de leur subsistance.

Les dettes publiques n’ont donc pas été, jusqu’à présent, la cause de la ruine des états ; elles n’ont pas même été un obstacle à l’accroissement du commerce & de l’industrie ; elles ont à la vérité donné naissance à l’établissement de quelques impôts, mais leur masse a été mesurée avec la force des peuples, & ils ne se sont accrus que dans la proportion de leurs richesses. La charge ne s’en est même fait sentir qu’aux habitans des villes, & aux propriétaires des terres, & la classe industrieuse du peuple en a été exempte. Le retranchement d’une partie des arrérages est le seul mal véritable que puisse causer la multiplicité des emprunts ; mais ce retranchement ne se faisant que successivement, &, pour ainsi dire, insensiblement, dans un tems de paix & de tranquillité, ne peut apporter aucun trouble dans l’état, y causer de grands dérangemens dans les fortunes particulieres, ni même détruire pour toujours ce même crédit public.

Ce qui s’est passé en France dans les premieres années du regne de roi, prouve évidemment que le crédit public est plus solide que ne le pense M. Hume. À la mort de Louis XIV le royaume étoit dans la situation la plus triste, les provinces épuisées, les revenus publics consommés par anticipation, les impôts ordinaires insuffisans pour les charges. Plusieurs projets furent présentés à M. le régent pour la libération de l’état ; celui de la réduction & du retranchement d’une grande partie des arrérages étoit du nombre. Le prince, dans l’espérance qu’un changement dans la forme de l’administration des finances soutiendroit le crédit, & fourniroit des ressoures pour satisfaire aux engagemens, ne voulut faire aucune réduction, & approuva le fameux projet de M. Law, dont le résultat a été le renversement total de la fortune d’un grand nombre de familles, & une réduction de plus de moitié dans les arrérages de toutes les dettes de l’état. Cette opération forcée anéantit le crédit public durant plusieurs années ; mais lorsque le Visa eut assuré toutes les fortunes particulieres, il parut sortir de sa cendre, & devint successivement, & en peu d’années, plus grand & plus étendu qu’il ne l’avoit jamais été pendant tout le regne de Louis XIV. Le retranchement de la moitié de tous les arrérages des rentes, paroissoit à la mort du roi une opération violente & impraticable ; elle l’étoit en effet, & le royaume n’a pu la supporter que parce que les événemens du systême l’ont, pour ainsi dire, amenée insensiblement ; mais un retranchement peu considérable dans les arrérages des rentes, joint à la prolongation de quelques impôts, est plus conforme aux besoins des différentes classes des citoyens, & n’entraîne pas les fâcheuses conséquences, dont nos peres ont été témoins.

Le retranchement d’une partie des arrérages, & la prolongation de quelques impôts, ne sont pas encore des moyens suffisans pour rétablir en peu de tems le crédit public, & lui donner toute l’étendue dont il est susceptible. Il faut de plus un fonds destiné à l’amortissement d’une partie des dettes ; que ce fonds soit toujours subsistant, & que l’emploi n’en puisse jamais être détourné à aucune autre destination. Ce fonds, augmenté tous les ans des intérêts des sommes remboursées, aura l’avantage non-seulement de diminuer la masse des dettes, mais encore de répandre dans le public des sommes considérables, d’accroître le nombre des prêteurs, & par conséquent de faire baisser l’intérêt de l’argent, opération la plus utile au progrès du commerce, & la plus propre à soutenir le crédit public. S’il étoit possible d’employer ce fonds d’amortissement au remboursement des sommes principales dues aux étrangers, par préférence au remboursement de celles qui sont dues aux nationaux, l’opération en seroit encore plus avantageuse, attendu que les sommes payées annuellement aux étrangers, pour les intérêts dont ils sont créanciers, sont bien plus onéreuses à l’état que celles qu’on paie aux nationaux. En effet, les créanciers regnicoles ne donnent lieu à aucune exportation d’especes, la quantité en reste toujours la même dans l’intérieur du royaume, & se trouve toujours également employée dans la circulation, mais les étrangers, créanciers de l’état, doivent toucher leurs arrérages dans le lieu de leur domicile ; & quoique le paiement leur en soit fait en lettres de change, & qu’il n’occasionne peut-être aucune exportation réelle d’especes, dans les tems où le commerce de la France est avantageux, il empêche nécessairement les étrangers de solder les dettes de leur commerce en especes, & il prive le royaume de la quantité de métaux, dont son commerce lui auroit fait faire l’acqquition. Les nationaux verroient sans peine le fonds d’amortissement employé au remboursement des étrangers, chaque créancier public désirant la libération générale, & non pas son remboursement particulier. Les étrangers, de leur côté, s’empresseroient de prêter, dans le cas de nouveaux besoins, à un débiteur dont la fidélité à remplir ses engagemens seroit aussi sacrée ; & ne pouvant trouver, dans leur pays qu’un intérêt très-bas de leur argent, ils l’offriroient au roi à un taux supérieur à celui de leur nation, mais inférieur au taux légal de la France, & procureroient au roi les moyens de faire une conversion volontaire, dont l’effet seroit le même que celui d’une réduction forcée, mais ne seroit pas accompagné de ces mouvemens violens, & de ces coups d’autorité qu’exige souvent la nécessité des circonstances.

La circulation résultante de la quantité des l’effets publics, n’est pas un mot vuide de sens, comme le prétend M. Hume. La circulation des marchandises & des denrées est sans contredit la seule qui soit utile à un état, & il n’est pas moins certain que cette circulation consiste dans leur prompt débit, & dans leur vente répétée entre les différentes classes de l’état. Les contrats, les billets, les actions, & les autres effets provenans des emprunts publics, peuvent, ainsi que l’observe M. Hume, être facilement convertis par ceux qui les possedent, en especes d’or & d’argent ; & cette facilité qu’ont les négocians de se procurer d’un moment à l’autre des sommes d’argent considérables, anime le commerce & l’industrie ; l’un & l’autre ne peuvent faire des progrès que lorsque les marchandises & les denrées ont un débit prompt & multiplié, & lorsque les cultivateurs, les fabricans, les négocians & les détaillans ne les gardent pas long tems entre les mains. Puisque les effets publics donnent lieu à un plus grand commerce, & qu’ils animent l’industrie, il en résulte nécessairement qu’ils augmentent la circulation, & ce mot, en l’appliquant à ces sortes d’effets, s’entend aussi facilement que la circulation des especes d’or & d’argent, dont le mouvement est la vie des états

commerçans.

ESSAI

SUR

LA BALANCE DU COMMERCE.

Les nations qui ignorent la nature du commerce & ses effets, sont en usage d’interdire l’exportation des denrées & de toutes les matieres dont la possession est précieuse par leur valeur, leur utilité & leur rareté. Elles ne considerent pas que ces prohibitions sont absolument contraires à l’objet qu’elles se proposent ; que l’exportation d’une denrée en rend la production plus abondante chez le peuple cultivateur, & lui donne par conséquent la facilité d’en être le premier fourni, & à meilleur marché que ses voisins. L’exportation des figues étoit punie comme crime d’état par les loix de la république d’Athenes ; les Athéniens se réservoient pour eux seuls un fruit qui recevoit une faveur particuliere du climat de l’Attique & qu’ils estimoient trop délicieux pour en faire part aux étrangers. Cette ridicule prohibition étoit exécutée avec tant d’exactitude, que pour désigner à Athenes les dénonciateurs, on se servoit de l’expression de Sycophantes, composée de deux mots grecs qui signifient figue & délateur. On reconnoît par plusieurs actes anciens du parlement d’Angleterre la même ignorance de la nature du commerce ; & même encore aujourd’hui, malgré les progrès de la France dans la science du commerce, la crainte de la disette y fait presque toujours défendre l’exportation de bled, quoiqu’il soit évident que cette prohibition contribue plus que l’intempérie des saisons, aux famines fréquentes dont ce fertile pays est affligé[10].

La plupart des nations ont eu les mêmes frayeurs sur la sortie des especes d’or & d’argent ; elles ont craint d’être dépouillées de leurs trésors, & il étoit nécessaire que l’expérience vînt au secours de la raison pour convaincre quelque peuple, que les prohibitions de sortir les especes ne servent qu’à hausser le prix du change, & en nécessitent une plus grande exportation.

Quelque grossieres & quelque évidentes que soient ces erreurs, les nations les plus commerçantes entretiennent toujours une jalousie mutuelle sur la balance de leur commerce, & sont réciproquement agitées de la crainte d’être privées un jour par l’acquisition des marchandises étrangeres, de tout leur or, & de tout leur argent. Cette frayeur me paroît, dans tous les cas, chimérique & sans aucune espece de fondement ; il est aussi impossible qu’un royaume peuplé & industrieux se trouve sans especes, qu’il l’est de voir tarir nos sources, nos ruisseaux, & nos rivières. Tant que le gouvernement continuera ses soins pour conserver notre population & notre industrie, nous pouvons être assurés de ne perdre aucune de nos richesses.

Des suppositions & des faits trèsincertains servent de base à tous les calculs employés pour connoître la balance du commerce, qu’on détermine ordinairement par les registres des douanes & le prix du change. Tout le monde convient que les registres des douanes sont insuffisans. Il en est de même du prix du change, à moins qu’on n’en fasse une étude particuliere, pendant le même espace de tems, chez toutes les nations, sans distinction de celles qui sont plus ou moins commerçantes, & qu’on n’ait une connoissance certaine de toutes les sommes qui sont soldées en espece chez tous les peuples, ce qu’on peut assurer être impossible. C’est par cette raison que tous ceux qui ont écrit sur la balance du commerce d’Angleterre, n’ont appuyé leur systême que sur la quantité & la valeur des marchandises & des denrées importées & exportées chez les nations étrangeres.

Il y eut une alarme générale en Angleterre, lorsqu’on vit, dans les écrits de M. Gée, une espece de démonstration, appuyée sur les détails les plus circonstanciés, pour prouver que la balance du commerce étoit tellement désavantageuse, que la nation devoit être entiérement épuisée d’or & d’argent, dans l’espace de cinq ou six ans ; mais vingt ans se sont écoulés depuis la publication de cet ouvrage, l’Angleterre a été engagée dans une guerre étrangere extrêmement coûteuse, & les personnes instruites sont persuadées que le royaume est aujourd’hui plus riche en especes, qu’il ne l’a jamais été.

Le docteur Schwift, cet auteur ingénieux, dont le talent propre étoit de saisir le ridicule, & de faire sentir l’absurdité de quelques préjugés, parle de la balance du commerce de l’Irlande, d’une maniere assez plaisante. Il dit, dans son Essai de l’État de l’Irlande, que toutes les especes monnoyées de ce royaume, montoient à cinq millions sterlings, dont la cinquieme partie passoit tous les ans en Angleterre ; que cette exportation d’argent, & celle qu’occasionnoient quelques autres objets de commerce étranger, de peu de valeur, ne pouvoit être compensée que par le médiocre profit que procure à quelques négocians Irlandois l’importation du vin de France en Angleterre, & que par conséquent dans l’espace de moins de six ans, il n’y auroit plus en Irlande que deux millions sterlings d’especes monnoyées. Si ce raisonnement du docteur n’avoit été une plaisanterie, il y a plus de trente ans que l’Irlande seroit sans or & sans argent, mais quoique cette fausse prophétie fût propre à faire sentir le peu de cas qu’on devoit faire des prétendus politiques qui raisonnoient de son tems sur la balance du commerce de l’Irlande, je ne puis douter cependant que leurs fausses opinions n’aient encore des partisans, & que même elles n’en acquièrent tous les jours.

Toutes les personnes dont les vues sont peu étendues, ou qui sont prévenues contre le gouvernement, paroissent toujours appréhender les suites funestes de la balance du commerce, qu’elles soutiennent être extrêmement désavantageuse à l’Angletere. Comme il est impossible de réfuter leurs raisonnemens par le détail exact de la quantité & de la valeur des marchandises exportées, qui servent de paiement à celles qui sont importées dans le royaume, je vais mettre sous les yeux du lecteur quelques observations qui me paroissent prouver que tant que l’Angleterre conservera sa population & son industrie, la balance du commerce ne pourra jamais lui être désavantageuse, ni entraîner la ruine de l’état. Supposons en effet que les quatre cinquiemes de toutes les especes monnoyées existantes présentement en Angleterre, disparoissent tout-à-coup, & que le royaume n’en possede que la même quantité qui y étoit sous les regnes des Henris & des Edouards, & examinons quelle seroit la conséquence de cet événement. Les denrées, la main-d’œuvre, les journées des ouvriers diminueroient sur le champ de valeur dans la même proportion, & tous les objets de commerce se vendroient & s’acheteroient dans l’intérieur du royaume, sur le même pied qu’ils se vendoient & s’achetoient il y a trois siecles. Dans ce cas, aucune nation de l’Europe ne pourroit être en concurrence avec nous pour la vente de ses denrées & de ses marchandises, dans les marchés étrangers ; notre navigation seroit bien moins coûteuse que celle des autres peuples, & nous gagnerions beaucoup en vendant nos marchandises à un prix fort inférieur à celui auquel ils pourroient vendre les leurs. Cette préférence pour la vente nous mettroit en état d’acquérir en très-peu de tems la quantité d’especes que nous aurions perdue, & nous serions bientôt de niveau avec toutes les nations voisines ; mais nous ne pourrions parvenir à ce niveau sans perdre en même tems l’avantage du bon marché, & nous trouvant alors au même point où nous étions précédemment par rapport à la quantité des especes, nous cesserions d’en acquérir de nouvelles.

Faisons une supposition contraire, & admettons que la quantité des especes existantes en Angleterre, se trouve tout-à-coup quintuplée de ce qu’elle est présentement. Les denrées, les marchandises, les journées des ouvriers augmenteront, sur le champ, de valeur dans la même proportion, & les nations voisines seront hors d’état d’acheter notre superflu ; mais elles s’en dédommageront avec grand avantage, en nous vendant leurs denrées & leurs marchandises, donc aucune loi ne pourra empêcher l’importation ; ce qui fera sortir notre argent jusqu’à ce que nous soyons de niveau avec elles, & que nous ayions perdu cette grande superiorité de richesses, qui n’aura été désavantageuse qu’à nous-mêmes. Il est évident que les mêmes causes qui réformeroient ces inégalités exorbitantes que nous venons de supposer, doivent les prévenir & les empêcher d’arriver, & conservent chez toutes les nations voisines, la quantité de leurs métaux, dans la proportion de leur population & de leur industrie. L’eau est toujours de niveau, ou tend à s’y mettre ; les naturalistes en donnent pour raison, qu’une masse d’eau s’élevant d’un côté, & sa pesanteur n’étant plus soutenue, cette même masse, partie, doit tomber jusqu’à ce qu’elle trouve un contrepoids, & que la même cause qui rend à l’eau son niveau lorsqu’elle l’a perdu, doit toujours l’y maintenir[11]. Les trésors immenses que les Espagnols ont apportés des Indes, se sont répandus dans toute l’Europe, & aucune force humaine n’auroit pu les retenir en Espagne. Quel moyen en effet auroit-on pu employer pour empêcher les habitans de l’autre côté des Pyrénées, de franchir ces montagnes, & d’introduire en Espagne leurs denrées & leurs marchandises, dont la valeur auroit augmenté dans la proportion de la difficulté du transport ; les propriétaires de ces marchandises & de ces denrées, encouragés par un gain immense, n’auroient-ils pas surmonté toutes les difficultés, que l’avarice des Espagnols leur auroit opposées ? Ce niveau dans lequel il est impossible que les especes ne soient pas maintenues, & qui les force à se répandre hors de l’état qui les a acquises, explique pourquoi toutes les nations de l’Europe gagnent à présent dans leur commerce avec l’Espagne & le Portugal. Les souverains de ces deux royaumes ont désiré, dans tous les tems, que leurs sujets ne partageoient pas avec les étrangers les richesses qu’ils avoient acquises ; mais les loix qu’ils ont publiées pour en empêcher la sortie, ont été insuffisantes, & en quelque maniere impraticables.

Il peut arriver cependant qu’une certaine quantité d’eau se maintienne au-dessus de son niveau, lorsqu’on lui ôte toute communication avec l’élément qui l’environne. Il peut y avoir également, par rapport aux especes d’or & d’argent, des obstacles physiques, qui, coupant toute communication d’un état avec un autre, laisseroient subsister une très-grande inégalité dans leurs richesses réciproques. L’éloignement immense où nous sommes de la Chine, les priviléges exclusifs de nos compagnies, empêchent que ce niveau ne s’étende jusques dans cet empire, où l’or & l’argent sont en moins grande abondance qu’en Europe. Cependant, malgré les difficultés physiques & morales qui s’opposent à ce que les especes d’or & d’argent soient transportées de l’Europe dans l’empire de la Chine, on ne peut s’empêcher d’observer qu’elles y sont, pour ainsi dire, entraînées ; en effet, quoique les ouvriers européens surpassent beaucoup en adresse & en habileté ceux de la Chine, l’Europe perd dans le commerce qu’elle entretient avec cette partie du monde ; & sans les retours continuels d’or & d’argent, que les négocians Espagnols tirent annuellement de l’Amérique, la masse des métaux précieux diminueroit insensiblement en Europe, & augmenteroit en Chine, jusqu’à ce que le niveau se fût établi entre ces deux parties du monde. Il est certain que si cette industrieuse nation étoit aussi près de nous que la pologne & la Barbarie, la plus grande partie des trésors des Indes lui seroit réservée. On peut expliquer ce phénomene sans avoir recours à l’attraction physique ; en effet, l’attraction morale qui tire son origine des intérêts & des passions des hommes, est au moins aussi puissante & aussi certaine.

Les provinces dont les différens royaumes sont composés, ne conservent entre elles leur balance, que par la force de ce même principe ; c’est-à-dire, par l’impossibilité où est l’argent de perdre son niveau & la nécessité qui le maintient toujours dans la proportion du travail & des denrées de chaque province. Si une longue expérience ne rassuroit pas sur les sommes considérables, que fournissent annuellement les provinces aux villes capitales, que de tristes réflexions n’auroit-on pas été dans le cas de faire, à la vue des calculs d’un habitant d’Yorkshire ? Cet hypocondriaque, dans un accès de mélancolie, calculoit toutes les sommes que cette province fournissoit à la ville de Londres, tant pour le paiement des impôts que pour l’achat des marchandises, & le transport des revenus que les propriétaires y consommoient au préjudice de la province, où l’argent ne paroît rentrer qu’en bien moins grande quantité qu’il en sort. Il n’est pas douteux que si l’heptarchie subsistoit encore, le gouvernement de chaque état seroit continuellement alarmé de la crainte de perdre par la balance du commerce ; & comme il est très-vraisemblable que le voisinage des peuples auroit nourri & excité la haine qu’ils se seroient portée les uns & les autres, leur jalousie mutuelle les auroit engagés à gêner réciproquement leur commerce, & à le charger de taxes & d’impôts. Depuis que la réunion de l’Écosse & de l’Angleterre n’a fait qu’un peuple de ces deux nations, on ignore à laquelle des deux la liberté du commerce a été avantageuse. Si depuis cet événement les Ecossois ont acquis de nouvelles richesses, on ne les peut attribuer qu’à l’augmentation de l’industrie, qui a fait de grands progrès parmi eux. Avant cette réunion les deux nations craignoient réciproquement que la liberté du commerce ne leur fût nuisible, & que leurs voisins ne parvinssent à les dépouiller de leurs anciennes richesses. Le tems seul a pu prouver que ces craintes étoient également mal fondées chez l’un & l’autre peuple.

Ce qui arrive dans de petits états, doit également arriver dans de plus grands. De quelque nature que fussent les loix romaines, par rapport au commerce, les provinces qui composoient l’Empire Romain conservoient leur balance entre elles, & avec l’Italie ; comme nous voyons présentement cette même balance exister entre les différens comtés de la Grande-Bretagne, & les différentes paroisses de chaque comté. Quiconque voyage en Europe, peut reconnoître par lui-même, & par le prix des denrées, que, malgré la fausse jalousie des princes & des états, l’argent s’est maintenu par-tout à son niveau, & qu’il n’y a pas plus de différence à cet égard entre les royaumes, qu’il ne s’en trouve entre les provinces d’un même état. Les hommes vont habiter d’eux-mêmes les lieux situés sur les rivières navigables, les ports de mer, & les villes capitales. C’est dans ces endroits où les hommes sont rassemblés en plus grand nombre, qu’on trouve plus d’industrie, & plus de denrées, & par conséquent plus d’argent ; mais cette quantité d’argent est toujours en proportion de la population & de l’industrie, & c’est-ce qui en maintient le niveau. La France est pour nous un objet perpétuel de jalousie & de haine. Le premier de ces sentimens n’est fondé que sur de trop bonnes raisons, mais l’un & l’autre ont donné lieu aux barrières sans nombre que les deux nations ont opposées mutuellement à leur commerce réciproque, & dont on nous accuse d’avoir donné l’exemple. Quels avantages en avons-nous retiré ? Nous ne vendons plus aux François nos étoffes de laine, & nous allons chercher en Espagne & en Portugal, un vin plus cher & moins agréable que celui dont nous pouvions nous fournir en France. La plupart des Anglois croiroient l’état sur le penchant de sa ruine, si les vins françois pouvoient être transportés en Angleterre en assez grande abondance, & y être vendus assez bon marché pour que le peuple en fît sa boisson ordinaire, par préférence à la biere, & aux autres liqueurs du pays ; mais si on vouloit écarter tout préjugé & raisonner sans passions, il ne seroit pas difficile de prouver que l’état n’en recevroit aucun préjudice, & qu’il en retireroit peutêtre quelque avantage. En effet, les François, assurés d’un plus grand débit de leurs vins, changeroient leur culture, & planteroient de nouvelles vignes pour fournir à la consommation de l’Angleterre ; ils seroient alors forcés de recourir à nous pour avoir du bled, dont la production seroit moins abondante chez eux, & nous aurions l’avantage de leur vendre la denrée de premiere nécessité. Le roi de France a rendu plusieurs arrêts pour défendre les nouvelles plantations de vignes, & il a même ordonné de les arracher, preuve certaine que la culture du bled a, dans cet état, la préférence sur celle de toute autre espece de denrées.

Le maréchal de Vauban fait connoître, dans plusieurs endroits de ses écrits, le préjudice que causent au Languedoc, à la Guienne & aux provinces méridionales de France, les droits auxquels les vins de ces pays sont assujettis, lorsqu’ils sont transportés en Bretagne & en Normandie ; quoiqu’il propose au gouvernement de France d’accorder une entiere liberté de commerce & de délivrer ces provinces des entraves sous lesquelles elles gémissoient. Il ne pensoit pas sans doute, que cette liberté pût faire pencher en leur faveur la balance du commerce, au préjudice de la Normandie & de la Bretagne. Il est évident qu’une navigation un peu plus longue ne rendroit pas les vins du Languedoc plus chers en Angleterre qu’ils le sont en Bretagne, ou dans ce cas les denrées d’Angleterre transportées en Languedoc, augmenteroient de valeur dans la même proportion.

Je conviens cependant qu’on peut employer deux moyens pour maintenir l’argent au-dessus ou au-dessous de son niveau, mais en les examinant attentivement il est facile de reconnoître qu’ils sont la conséquence du principe précédemment établi, & qu’ils lui donnent même une nouvelle force.

Les banques, les actions, & les papiers de crédit, tous établissemens modernes, adoptés par les Anglois avec une espece de frénésie, sont le seul moyen que je croie propre à tenir l’argent au-dessous de son niveau. Le papier devient, par ces établissemens, équivalent aux especes ; il circule dans toutes les parties de l’état, augmente la valeur de la main-d’œuvre & des denrées, supplée à l’or & à l’argent, fait disparoître une partie de ces précieux métaux, & empêche que leur quantité n’en augmente. La plupart de nos raisonnemens sur cette matiere sont faux & contraires à la raison ; tout particulier qui a l’avantage de doubler ses fonds en devient incontestablement plus riche ; nous nous imaginons qu’il en seroit de même de l’état, si tous les sujets pouvoient parvenir à doubler leurs richesses ; nous ne faisons pas réflexion que dans ce cas, la valeur de toutes les denrées augmenteroit dans la même proportion, & que par conséquent cet accroissement général des richesses n’apporteroit aucun changement dans l’inégalité des fortunes. Un grand fonds d’argent ne nous est avantageux que dans nos négociations avec les étrangers ; & comme notre papier n’a de valeur que dans l’intérieur du royaume, il a pour nous les inconvéniens, qui sont la suite nécessaire d’une grande abondance d’argent, & ne nous procure aucun des avantages qui peuvent l’accompagner. Supposons que l’Angleterre possede 18 millions sterlings en especes, & qu’il circule dans le royaume pour 12 millions de papier, on doit conclure de cette supposition, que l’état peut posséder une richesse réelle de 30 millions. La Grande-Bretagne posséderoit en effet cette somme, en especes d’or & d’argent, si nos papiers de nouvelle création n’avoient pas été un obstacle à l’entrée de ces métaux. On me demandera, sans doute quel pays nous auroit fourni cette somme ? Je répondrai à cette question, que nous l’aurions été chercher dans tous les royaumes du monde connu. En effet, en supprimant les 12 millions de papier, l’argent existant en Angleterre sera de beaucoup au-dessous de son niveau, par comparaison avec la quantité existante dans les états voisins, & il en refluera nécessairement une partie parmi nous jusqu’à ce que le niveau soit établi entre toutes les nations voisines, & que sa trop grande abondance le fasse, par la même raison, échapper de nos mains. Le soin qu’ont eu les politiques modernes de remplir tous les porte-feuilles d’actions, de billets de banque, & de papier d’échiquier, semble être une suite de la crainte qu’ils ont eue que la nation ne se trouvât un jour accablée sous le poids de l’or & de l’argent.

Le royaume de France possede une très-grande quantité d’especes, & il en est principalement redevable au petit nombre de papiers de crédit qui ont cours dans ce puissant État. Aucune banque publique n’y est établie ; les lettres de change y sont moins communes qu’en Angleterre ; tout prêt d’argent, dont le principal n’est pas aliéné, y est regardé comme usuraire. Faute de débouchés de leur argent, les François sont obligés d’en garder une grande partie en caisse, & c’est par cette raison que les simples particuliers de ce royaume possedent une grande quantité de vaisselle d’argent, & que leurs églises sont remplies d’argenterie. C’est à la réunion de ces différentes circonstances qu’on doit attribuer le bon marché des denrées & de la main-d’œuvre, dont le prix est plus bas en France que chez d’autres peuples qui possedent la moitié moins d’especes d’or & d’argent ; position heureuse qui donne à ce royaume un grand avantage pour le commerce étranger, & conserve entre les mains des sujets des sommes assez considérables pour réparer les malheurs publics & imprévus dont aucune nation ne peut être à l’abri.

On est en usage, en Angleterre & en Hollande, de préférer la porcelaine de Chine à la vaisselle d’argent ; & la ville de Gênes avoit adopté, il y a quelques années, cette espece de luxe. Mais le Sénat, prévoyant les funestes conséquences qui en pouvoient résulter, y mit des bornes par une loi somptuaire, qui laissoit en même tems la plus grande liberté sur la vaisselle d’argent. Cette république a reconnu sans doute, lors de la derniere révolution, toute la sagesse de cette ordonnance ; & je ne puis m’empêcher de penser que les taxes imposées en Angleterre sur la vaisselle d’argent, ne soient très-opposées à la bonne politique. Nos colonies avoient une quantité d’especes suffisante pour la circulation, avant qu’on y eût introduit les papiers de crédit ; mais depuis que cette espece de richesses y est connue, l’or & l’argent ne sont plus d’usage dans les paiemens, & c’est le moindre inconvénient qui en soit résulté. Lorsque les malheurs de l’état auront anéanti cette richesse fictive, peut-on douter que l’argent ne retourne aussi-tôt dans nos colonies, qui possedent des denrées & des manufactures, seul bien réel dont tous les hommes ont un besoin qu’ils ne peuvent satisfaire qu’en donnant aux cultivateurs & aux fabricans l’argent qu’ils possedent.

Il est fâcheux que Licurgue n’ait pas eu l’idée des papiers de crédit, lorsqu’il chercha à bannir l’or & l’argent de Lacédémone. Cet expédient auroit été plus utile à son systême que ces masses de fer qu’il leur substitua, & les papiers de crédit, qui n’ont aucune valeur réelle ni intrinseque, auroient apporté un obstacle certain à tout commerce étranger.

Je viens d’exposer les inconvéniens qui accompagnent les systêmes de papiers de crédit, qui sont cependant les seuls moyens de tenir l’argent au-dessous de son niveau. Ne pourroit-on pas obtenir l’effet contraire ? c’est-à-dire, l’élever au-dessus de son niveau, en conservant avec soin dans le trésor public une somme considérable, & en prenant les précautions convenables pour l’empêcher d’être remise dans la circulation. Mais la plupart des citoyens regarderoient un pareil expédient comme destructif, il exciteroit la clameur publique. Tout fluide peut être élevé au-dessus de son niveau, & à telle hauteur qu’on juge à propos lorsqu’on lui ôte toute communication avec l’élément voisin. Il en est de même de l’argent ; & pour le prouver, il suffit de reprendre notre premiere supposition, qui consiste à détruire subitement la moitié de toutes nos especes. Nous avons trouvé que la conséquence de cet événement seroit d’attirer une somme égale de tous les royaumes voisins. Si le gouvernement se déterminoit à mettre en réserve, dans le trésor public, une somme considérable, & à l’y conserver avec soin, il pourroit, après la révolution de plusieurs années, y mettre également en dépôt une nouvelle somme ; opération qui, par la succession des tems, n’auroit pas de bornes.

Une petite ville comme Geneve pourroit, durant le cours de quelques siecles, engloutir les neuf dixièmes de toutes les especes de l’Europe. Il est vrai que la nature humaine forme un obstacle invincible à cet énorme accroissement de richesses. Un état foible, mais possédant des richesses immenses, deviendroit nécessairement la proie de quelques voisins plus pauvres, mais plus puissans. Un grand état, maître d’un pareil trésor, le dissiperoit en projets dangereux & mal concertés, & détruiroit vraisemblablement un trésor bien plus estimable, je veux dire, l’industrie de son peuple, dont la perte entraîneroit une diminution sensible dans le nombre des citoyens. Ces trésors immenses seroient dans le cas du fluide, élevé à une trop grande hauteur, qui brise & détruit le vaisseau qui le renferme, & se mêlant avec l’élément qui l’environne, tombe tout-à-coup à son niveau. La possibilité d’amasser un grand trésor, sans causer de préjudice à l’état, est tellement contraire à notre manière ordinaire de penser, que quoique tous nos historiens soient d’accord sur les sommes immenses amassées par Henri VII, que tous les fassent monter à 1700000 liv. sterlings, & que cet événement soit, pour ainsi dire, encore récent, nous rejettons leur témoignage plutôt que de convenir d’un fait capable de détruire nos préjugés. Il est vraisemblable que cette somme composoit les trois quarts de toutes les especes monnoyées existantes pour lors, en Angleterre ; mais est-il impossible qu’un prince habile, avide de richesses, économe, & dont l’autorité étoit presque absolue, ait amassé une somme aussi considérable, dans l’espace de vingt ans ? Il n’y a pas d’apparence que, malgré le trésor de Henri VII, le peuple se soit apperçu d’une diminution dans la quantité des especes en circulation, & qu’il en ait souffert un préjudice réel, parce que la diminution de la valeur de toutes les denrées & de toutes les marchandises a dû faire entrer, en peu de tems, dans le royaume, une quantité d’or & d’argent égale à celle que le souverain avoir retirée de la circulation, effet & suite nécessaire du grand avantage que devoient avoir les Anglois dans le commerce sur toutes les nations voisines. Les historiens & les orateurs Grecs assurent que la petite république d’Athenes, & les peuples, ses alliés, amasserent, dans les cinquante années qui s’écoulèrent, entre la guerre de Médie, & celle du Péloponese, un trésor plus considérable que celui de Henri VII, puisque plus de 10000 talens furent renfermés dans la citadelle d’Athenes, somme immense qui fut cause de la ruine de cette république & de ses alliés, par les guerres imprudentes auxquelles ils s’engagèrent témérairement. Cet argent, amassé avec tant de soin, ne fut pas plutôt sorti du trésor & remis dans la circulation, qu’il disparut de l’état. Nous voyons, en effet, par le fameux dénombrement fait cinquante ans après, & dont Démosthenes & Polybe font mention, que toutes les richesses des Athéniens, en terres, en maisons, en esclaves, en denrées, & en marchandises, ne furent pas estimées 60000 talens, en y comprenant même les especes monnoyées qui circuloient dans ce petit état.

On reconnoît, dans la conduite des Athéniens, autant de prudence que d’ambition, lorsqu’on les voit user de la liberté de leur gouvernement, pour mettre en réserve & conserver un trésor immense qu’ils pouvoient partager entre eux, & qui étoit assez considérable pour tripler la fortune de chaque particulier ; car il est bon d’observer, qu’au rapport des anciens historiens, les Athéniens n’étoient pas plus riches lorsque Philippe, roi de Macédoine, leur déclara la guerre, qu’ils ne l’étoient au commencement de celle du Péloponese.

Le petit pays connu sous le nom de Grece, étoit moins riche en especes d’or & d’argent dans les siecles de Philippe & de Persée, que ne l’étoit l’Angleterre sous le regne de Henri VII. Les deux rois Macédoniens amasserent cependant, en trente ans, un trésor plus considérable que celui de Henri, puisqu’au rapport de Pline, le trésor que fit conduire à Rome Paul-Emile, vainqueur de la Macédoine, montoit à 2400000 liv. sterlings, ce n’étoit cependant, qu’une partie des sommes amassées par les rois de Macédoine, étant impossible que Persée eût soutenu la guerre sans avoir touché au trésor public. Stanian assure que de son tems le Canton de Berne avoit prêté à intérêt plus de 300000 liv. sterlings, & qu’il y en avoit en réserve plus de 1800000 dans le trésor public. Il est très-vraisemblable que tout l’argent en circulation dans ce petit état ne monte pas à 500000 l. sterlings. Cependant, quoique le trésor public ait dû augmenter depuis 1714, tous les voyageurs qui parcourent le pays de Vaux, ou toute autre partie du Canton de Berne, ne s’apperçoivent pas que l’argent y soit plus rare que dans tout autre pays de la même étendue, & dont le climat & les productions sont les mêmes.

Le détail que donne Appien du trésor des Ptolomées, ne permet pas de le révoquer en doute, & il seroit d’autant plus mal fondé, que, suivant le témoignage de ce même historien, les autres successeurs d’Alexandre étoient également économes, & que plusieurs d’entr’eux avoient des trésors presque aussi considérables que celui des Ptolomées, qu’Appien fait monter à 740000 talens, revenant, suivant les calculs du docteur Arbuthner, à 191166666 l. sterlings, somme incroyable, si cet historien, natif d’Alexandrie, ne citoit pas les registres de l’empire d’Égypte pour garans de ce qu’il avance.

Les différentes observations que je viens de mettre sous les yeux du lecteur, doivent guider notre jugement sur les barrières, les obstacles & les impôts sans nombre que toutes les nations, & principalement l’Angleterre, opposent à la liberté du Commerce. Tous les gouvernemens sont occupés du desir d’augmenter la masse de leurs especes monnoyées, qu’il est cependant impossible de tenir au-dessus de leur niveau, tant que la circulation de la totalité en est libre ; ils sont également effrayés de la crainte d’en perdre une partie, quoique, par la même raison, il soit également impossible qu’elles baissent au-dessous de ce même niveau. Des mesures aussi contraires à la bonne politique, seroient capables par elles-mêmes, de faire disparoître nos especes, si ce malheur pouvoit arriver ; mais il en résulte un mal général & commun à toutes les nations ; c’est-à-dire, que tous les peuples voisins & limitrophes les uns des autres ne peuvent jouir réciproquement & avec liberté de l’échange mutuel de leurs denrées & de leurs marchandises, que le souverain législateur semble avoir prescrit, en donnant à tous les peuples un climat, un sol, & un génie qui les distingue les uns des autres, par des différences particulieres à chacun d’eux.

Les politiques modernes, en faisant usage des papiers de crédit, ont adopté le seul moyen de bannir les especes d’un état, ou du moins d’en diminuer la quantité. On ne pourroit en augmenter la masse qu’en en mettant une partie en réserve dans le trésor public ; mais ils rejettent ce moyen, donnent la préférence à des droits de douane & à des taxes qui ne servent qu’à borner l’industrie, & à priver nos voisins, ainsi que nous, des bienfaits que l’art & la nature offrent à tous les hommes. Il faut convenir cependant que toutes les taxes sur les denrées & les marchandises étrangeres ne sont pas également inutiles & désavantageuses. Nos manufactures de toile sont encouragées par les droits imposés sur celles d’Allemagne. Les droits perçus sur l’eau-de-vie de vin augmentent la consommation de rum, & soutiennent nos colonies méridionales. Comme il est nécessaire qu’il y ait des impôts pour la défense du gouvernement, il est de la bonne politique de n’en percevoir, & de n’en établir, que sur les denrées & les marchandises dont le volume empêche la fraude & la contrebande ; mais le légistateur ne doit jamais oublier la maxime de docteur Swist, qu’en matiere d’impôts, deux & deux ne font pas toujours quatre ; & qu’il arrive souvent, au contraire, qu’ils font moins de deux. Il est assez vraisemblable que si les droits sur le vin étoient diminués des deux tiers, le gouvernement en tireroit un revenu plus considérable, notre peuple seroit alors en état de se procurer une boisson meilleure & plus saine, & la balance du commerce, dont nous sommes si jaloux, n’en deviendroit pas plus désavantageuse ; la manufacture de la biere, lorsqu’on la considere, indépendamment de l’agriculture, est peu considérable en elle-même, & occupe peu-de bras. Le transport du vin, & l’exportation de nos grains nous en dédommageroient avec grand avantage. On opposera sans doute, que suivant le témoignage de plusieurs historiens, un grand nombre d’états & de royaumes riches & opulens dans l’antiquité, sont maintenant dans l’indigence & la pauvreté ; & qu’on n’y retrouve plus cette abondance d’argent qui les rendoit autrefois si puissans. Je réponds que les nations ne peuvent espérer de conserver leurs especes lorsqu’elles perdent leur commerce, leur industrie & leur population, dont les métaux précieux suivent toujours la proportion. Lorsque Lisbonne & Amsterdam enleverent à Gênes & à Venise le commerce des Indes Orientales, dont ces deux villes étoient en possession, elles acquirent les profits & les especes dont ce riche commerce les enrichissoit. La masse d’argent diminue dans un état toutes les fois que le souverain établit sa résidence dans un autre empire, lorsque des guerres étrangeres obligent d’envoyer des armées dans des pays très-éloignés des frontieres, où elles ne peuvent être entretenues qu’à très-grands frois, & lorsqu’enfin les étrangers sont créanciers de l’état pour des sommes considérables. On doit observer que la perte de l’argent, dans tous les cas dont je viens de faire l’énumération, est la suite de circonstances violentes qui forcent le peuple à se réfugier dans d’autres climats & à y transporter son industrie : mais lorsque la population d’une nation & son industrie n’ont souffert aucune diminution, il est impossible, après que les troubles sont cessés, que l’argent ne revienne par un grand nombre de canaux, différens les uns des autres & souvent inconnus. Les principales nations de l’Europe ont répandu en Flandre des sommes immenses depuis la révolution des Pays-Bas, cette partie de l’Europe ayant presque toujours été le théâtre de la guerre. Si toutes ces sommes étoient rassemblées, elles monteroient peut-être à plus de la moitié de ce que l’Europe entiere possede d’especes : toutes ces richesses immenses sont retournées à leur source, & sont rentrées dans les mains des peuples industrieux qui en avoient été les premiers possesseurs. Un courant sensible emportait à Rome, il y a plus de mille ans, tout l’argent de l’Europe ; mais il en est sorti par des canaux secrets & inconnus, & le défaut de commerce & d’industrie rend aujourd’hui les domaines du pape le territoire le plus pauvre de l’Italie. Le gouvernement a grande raison, sans doute, d’employer tous ses soins pour conserver la population & les manufactures de l’état, mais il peut se dispenser d’en prendre pour la conservation de ses especes. Leur quantité sera toujours proportionnée au nombre du peuple & à l’accroissement de son industrie.

FIN.

TABLE
DES ESSAIS
Contenus dans ce Volume


Fin de la Table du septieme & dernier Volume.

    payer, plutôt qu’à un honnête-homme ruiné ; par la raison que le premier, voulant mettre ordre à ses affaires, trouve son intérêt à se libérer lorsqu’il est en état de le faire, ce qui n’est pas au pouvoir du dernier. Le raisonnement de Tacite, vrai dans tous les tems, s’applique très-bien à la matiere présente. Sed vulgus ad magnitudinem beneficiorum aderat, stultissimus quisque pecuniis mercabatur. Apud sapientes cassa habebantur quæ neque dari neque accipi salvâ republicâ poterant.
    Le public est un débiteur que personne ne peut obliger de payer. Il n’est retenu vis-à-vis ses créanciers, que par l’intérêt de conserver son crédit. Cet intérêt peut être aisément contrebalancé par des dettes énormes & des conjonctures extraordinaires & difficiles, en supposant même que le crédit fût perdu pour toujours. D’ailleurs, il est des cas où la nécessité présente force les états à prendre des partis entiérement contraires à leurs intérêts.

  1. M. Melon, dans son Essai politique sur le Commerce, assure que des vingt millions d’habitans dont la France est peuplée, il y en a seize de laboureurs & de paysans, deux d’artisans, un d’ecclésiastiques, de militaires, & de gens de loi, & un de marchands, de financiers, & de bourgeois. Ce calcul est évidemment faux ; en France, en Angleterre, & dans la plus grande partie des états de l’Europe, la moitié du peuple vit dans les villes, & il s’en faut beaucoup que tous les habitans de la campagne soient cultivateurs. Les artisans en forment peut-être plus du tiers.
  2. Fable des abeilles.
  3. On trouvera à la suite de ces réflexions la traduction de la partie de l’histoire des Stuarts, par M. Hume, qui a rapport à cet objet.
  4. Note de l’auteur.
    Les négociant, dont l’objet est de faire fortune, ne sont pas occupés du défit d’être propriétaires de tels ou tels fonds de terre ; mais ils n’amassent des richesses que dans le projet de réaliser leur argent, & de se procurer des propriétés. Ils ne peuvent, les acheter qu’en dépouillant l’ancien propriétaire.
  5. Note de l’auteur.
    J’observerai à ce su|et, sans interrompre le fil du discours, que la multiplicité de nos dettes publiques contribue à baisser l’intérêt de l’argent dont le gouvernement doit diminuer le taux dans la proportion où le nombre des prêteurs devient plus grand. Ce raisonnement est contraire à la premiere apparence & à l’opinion commune ; mais il est fondé sur l’influence des profits du commerce, sur le prix de l’intérêt.
  6. Note de l’auteur.
    Dans les tems de paix & de tranquillité, les seuls où il soit possible d’amortir les dettes par des remboursemens, les rentiers ne consentent pas à recevoir des fractions de capitaux dont ils sont embarrassés de faire emploi, & les propriétaires des terres s’opposent à la continuation des impôts nécessaires pour les remboursemens ; le ministre voudra-t-il suivre un plan désagréable à tout le monde, qui n’aura l’approbation que d’une postérité qu’il ne verra jamais, & d’un très-petit nombre de contemporains raisonnables, hors d’état de lui procurer le suffrage du plus petit bourg du royaume ? Il n’est pas vraisemblable que nous ayions jamais un ministre si mauvais politique, il ne s’en est pas encore trouvé jusqu’à présent, & leur habileté a été jusques-là.
  7. Note de la auteur.
    Quelques états voisins mettent en usage un expédient singulier pour diminuer le fardeau des dettes publiques ; les François ont coutume, à l’imitation de ce qui se pratiquoit autrefois à Rome, d’augmenter la valeur de la monnoie, & le gouvernement s’en est rendu l’usage si familier, que cette opération ne fait aucun tort au crédit public. Tout édit, portant augmentation de la monnoie, est cependant une diminution forcée des dettes publiques, & sous un autre nom, une véritable banqueroute. Les Hollandois diminuent l’intérêt des rentes, sans avoir le consentement de leurs créanciers, ou, ce qui est la même chose, ils taxent arbitrairement les fonds de terre & toutes les especes de propriété. Si nous pouvions adopter l’une de ces deux méthodes, nous ne courrions pas le risque d’être écrasés par nos dettes nationales. Et il n’est pas impossible qu’on en fasse quelque essai lorsque les dettes seront encore augmentées & les tems devenus plus difficiles ; mais le peuple anglois raisonne trop bien sur ce qui le touche, pour n’en pas sentir la conséquence ; & un essai si dangereux feroit tomber tout-à-coup le crédit public.
  8. Note de l’auteur.
    Il est si facile de séduire le commun des hommes, que, malgré la grande secousse que recevroit le crédit public en Angleterre par une banqueroute volontaire, il y a cependant toute apparence qu’il reparoîtroit quelques années après aussi florissant qu’auparavant. Les emprunts publics faits en France durant la derniere guerre, ont été à un intérêt plus bas que ceux du regne de Louis XIV, & à aussi bon marché que ceux qu’on a faits en Angleterre, proportion gardée du taux de l’intérêt établi dans les deux royaumes. Quoique l’expérience du passé ait communément plus de pouvoir sur la conduite des hommes, que ce qu’ils prévoient même avec une espece de certitude ; cependant les promesses, les protestations, les apparences séduisantes, & la jouissance du moment présent, ont une influence si puissante, que peu de gens ont la force d’y résister ; les hommes de tous les siecles ont été trompés & le seront par les mêmes amorces ; les mêmes tours d’adresse se répetent sans cesse & les séduisent toujours également. L’affectation de la plus grande popularité & du plus pur patriotisme, est la route qui conduit à la puissance & à la tyrannie ; la flatterie précede la trahison, & le clergé même n’est peut être occupé que de son intérêt particulier, lorsqu’il ne paroît agir que pour la gloire de Dieu. La crainte de ne pas voir revivre le crédit est une chimere inutile à combattre ; un homme prudent, en effet, prêtera plutôt au public immédiatement après la banqueroute, que dans le moment présent. De même qu’on préfere de prêter son argent à un fripon opulent, qu’on ne peut même contraindre à
  9. Note de l’auteur.
    Quelques personnes instruites assurent que le nombre des créanciers publics, tant naturels qu’étrangers, ne monte qu’à 17000 ; leurs revenus les mettent en état de tenir un rang considérable dans le monde ; mais dans le cas d’une banqueroute publique, ils deviendroient dans l’instant les citoyens les plus pauvres & les plus malheureux. La fortune & l’autorité de la noblesse & des propriétaires des terres ont des fondemens plus solides ; & le combat seroit bien inégal, si nous en venions jamais à cette fâcheuse extrémité ; on seroit porté à prévoir cet événement pour un tems assez prochain, tel qu’un demi-siecle, si nos peres n’avoient pas déjà été de mauvais prophetes en cette matiere, & si le crédit public ne s’étoit pas soutenu bien au-delà de ce qu’on pouvoit raisonnablement l’espérer. Quand les astrologues de France prédisoient chaque année la mort d’Henri IV, ce prince avoit coutume de dire que ces coquins auroient à la fin raison. Nous devons donc être assez prudens pour ne par assigner de date précise à cet événement, & nous contenter d’être assurés qu’il arrivera.
  10. Depuis que M. Hume a composé cet essai, le commerce du bled a été rendu libre avec les étrangers.
  11. Note de l’auteur. Le prix du change contribue à maintenir la balance du commerce, & à l’empêcher de devenir trop préjudiciable à une nation ; lorsque la valeur de nos importations excede de beaucoup celle de nos exportations, le prix du change est contre nous, & cette perte, lorsqu’elle excede ce qu’il en coûteroit pour le port des especes chez la nation créancière, nous oblige à les y transporter, car le change ne peut jamais être au-dessus du prix de la voiture.