Œuvres philosophiques de Sophie Germain/Considérations sur l’état des sciences et des lettres

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Librairie de Firmin-Didot et Cie (p. 77-191).

CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES
SUR
L’ÉTAT DES SCIENCES
ET DES LETTRES
PAR
SOPHIE GERMAIN

CHAPITRE I
COMMENT LES SCIENCES ET LES LETTRES SONT DOMINÉES PAR UN SENTIMENT QUI LEUR EST COMMUN.

Lorsqu’on envisage sous un point de vue général les divers travaux de l’esprit humain, on est frappé de leur similitude. Partout de certaines lois ont été observées, ou, si elles ne l’ont pas été, leur défaut s’est fait sentir. Dans ce dernier cas, soit que l’ouvrage renferme un corps de doctrines, soit qu’il ait été destiné au simple amusement, l’auteur n’a pas rempli les conditions de la durée. À la première curiosité, bientôt épuisée, succédera, un entier oubli.

Les lois dont nous parlons ont régi la pensée de l’homme longtemps avant qu’il ait eu le loisir de réfléchir. Le spectacle de l’univers en était empreint ; la mémoire les a reproduites ; l’imagination, jusque dans ses caprices, leur est demeurée assujettie ; plus tard, elles ont servi de guide à la raison.

S’il nous était donné de pénétrer la nature des choses ; si les observations, les réflexions, les théories qui composent notre richesse intellectuelle, n’étaient pas de l’homme, nous choisirions avec certitude entre ces deux propositions : ou le type que nous trouvons en nous-mêmes et dans les objets extérieurs nous révèle les conditions de l’être ; ou ce type, nous appartenant en propre, atteste la manière dont nous pouvons comprendre les possibles.

Cette haute connaissance nous est à jamais interdite. Mais en nous bornant à chercher comment un sentiment profond d’ordre et de proportions devient pour nous le caractère du vrai en toutes choses, nous pourrons parvenir à reconnaître que, dans les divers genres, nos études, nos recherches, dirigées vers un même but, emploient des procédés qui sont aussi les mêmes.

En effet, s’agit-il du plan d’un ouvrage, de l’argument d’un poème ? L’esprit exige de la clarté ; il veut que les diverses parties soient liées entre elles, avec assez d’art pour que leur rapport s’aperçoive d’un coup d’œil ; il demande un ordre facile à saisir ; il se complaît dans la simplicité, source de l’élégance. L’emploi du merveilleux est soumis aux mêmes règles. L’imagination peut adopter d’ingénieuses fictions ; mais alors un certain module intellectuel remplace ce qui manque à la réalité des objets. Les oracles du goût et les arrêts de la raison se ressemblent ; l’ordre, la proportion et la simplicité ne cessent pas d’être des nécessités intellectuelles. Les sujets sont différents, mais le jugement est constamment appuyé sur ce type universel qui appartient également et au beau et au vrai.

Voulons-nous connaître les êtres naturels ? Nous les classons suivant nos convenances ; et la notion méthodique des genres et des espèces imprime à l’histoire naturelle le cachet de l’esprit de l’homme.

À l’égard des sciences exactes, le sentiment d’ordre et de proportions, qui partout ailleurs guide ou le goût ou la raison, fait place à la connaissance certaine d’un ordre déterminé de proportions connues et mesurables. On dirait que, munie d’un instrument nouveau, l’intelligence humaine a renoncé à sa marche accoutumée. La ressemblance à son modèle intérieur n’est plus pour elle le caractère du vrai, qu’elle atteint de plus près ; l’objet de ses études remplit au plus haut degré les conditions qu’elle poursuit partout ailleurs ; et l’attention, fixée sur cette heureuse réalisation, y est absorbée tout entière.

Sans doute, l’impression produite par la lecture d’un ouvrage d’imagination ne ressemble pas à celle qui résulte de l’étude d’un traité de géométrie. Sans doute aussi, certains esprits admirateurs des riantes images, s’abandonnant uniquement à ce goût, deviendront tout à fait incapables d’application ; tandis que d’autres, exclusivement livrés à la contemplation de la vérité démontrée, demeureront distraits ou incertains lorsqu’ils ne rencontreront pas une évidence complète. Ne nous pressons pourtant point de conclure qu’il n’existe aucun lien commun entre des œuvres qui semblent d’abord si différentes. Assistons à leur création, et nous reconnaîtrons bientôt que l’esprit humain est guidé dans toutes ses conceptions par la prévision de certains résultats, vers lesquels se dirigent tous ses efforts.

En observant la manière dont il procède, nous verrons qu’il agit toujours suivant une méthode constante ; et, après avoir suivi les différentes époques de la composition, il deviendra évident que la littérature la plus élevée, comme les découvertes dont s’enrichit la science, ont été inspirées par un sentiment d’ordre et de proportions qui est le régulateur de tout mouvement intellectuel.

Ne nous en étonnons pas : l’esprit humain obéit à des lois ; elles sont celles de sa propre existence ; elles lui fournissent une mesure commune entre toutes les existences qu’il conçoit en dehors de la sienne ; elles deviennent nécessairement le mobile de tous ses travaux, la source de tous ses plaisirs.

Et, en effet, un trait de génie, un trait d’éloquence, dans les sciences, dans les beaux-arts, dans la littérature, nous plaisent par une seule et même raison : ils dévoilent à nos yeux une foule de rapports que nous n’avions pas encore aperçus. Nous nous trouvons tout d’un coup transportés dans une haute région, d’où nous découvrons un ordre inattendu d’idées ou de sentiments. Le plaisir de la surprise émeut notre âme ; elle rend un hommage involontaire à son bienfaiteur, et cet hommage même est encore pour elle un plaisir nouveau.

Voyons d’abord quel est le caractère des premiers essais.

Le sujet est choisi ; les idées se présentent en foule à l’imagination du poète ; il reste quelque temps incertain ; une multitude de ressorts différents semblent pouvoir donner la vie à sa composition ; il en suit le développement, puis il y renonce. Il fait un choix nouveau, son mécanisme se complique ; il n’en est pas content, il s’arrête, il revient sur ses pas. Du milieu de cette lutte tumultueuse entre des projets contraires surgit enfin une idée simple. Soit qu’elle ait déjà été entrevue, soit qu’elle se présente à lui pour la première fois, l’auteur sent que cette idée est celle qu’il avait poursuivie.

Une remarque, un fait inattendu donne-t-il lieu à des recherches nouvelles ? Le géomètre après avoir mûrement examiné tout ce qui, dans la science déjà faite, peut lui prêter secours, circonscrit le sujet qu’il va traiter. Bientôt il entrevoit des résultats qu’il ne peut encore atteindre ; son imagination s’élance, pour les saisir, dans les routes qu’elle s’est frayées ; il craint de s’être égaré, il doute de ses premiers aperçus, il rétrograde et cherche à ressaisir les indications qui l’avaient d’abord guidé ; un grand nombre d’idées se sont jointes à celles qui furent les premières ; elles compliquent le sujet, partagent l’attention et suspendent le jugement. Mais, à travers ce chaos de pensées, le génie distingue une idée simple ; son choix est irrévocablement fixé, il sait que cette idée sera féconde.


Examinons à présent de quelle manière les travaux commencés vont être exécutés.


En traçant son plan, le poète ne perdra jamais de vue l’idée principale. Elle donnera à son travail l’unité d’intérêt et d’action, source de toute beauté véritable. Elle lui offre le moyen de satisfaire au besoin d’ordre et de proportions, qu’un sentiment universel a placé au premier rang entre les préceptes du goût et de la raison. Il se complaira à en suivre le développement.

De son côté, le géomètre porte une attention soutenue vers l’idée heureuse qui dirige ses recherches. Toutes les forces de son intelligence seront employées à dérouler la chaîne des vérités contenues dans cette vérité première ; et l’unité de composition ne sera nulle part ailleurs aussi sensible.

L’ordre de son travail est déterminé ; il ne saurait l’intervertir. L’évidence est pour lui la condition du succès ; il choisit la méthode qu’il croit propre à l’y conduire, et entre ensuite avec joie dans la carrière ouverte à ses espérances.

Les auteurs dont nous comparons les travaux ont franchi les premières difficultés ; ils ont observé, entre les divisions adoptées, cette juste proportion d’étendues respectives, qui, sans nuire au sentiment de la continuité, permet et marque le repos.

Pour remplir ensuite les cadres qu’ils ont tracés, ils s’abandonneront encore une fois aux inspirations de leur génie. Mais, à présent que les limites du sujet sont parfaitement déterminées, ils n’auront plus à craindre de s’égarer : l’un, dans le champ immense d’une imagination fertile en inventions ; l’autre, dans cet océan des possibilités, d’où l’on aborde avec tant de difficulté sur le terrain ferme de la vérité démontrée. Il se présente souvent encore dans le cours du travail des idées qui, bien que nées du sujet, nuiraient cependant ou à la rapidité ou à la clarté du développement. S’ils mettaient trop de soin à éviter une telle surabondance d’invention, nos auteurs arrêteraient l’élan de leurs pensées. Plus tard, ils reverront leurs premières ébauches et n’y conserveront plus que les traits nécessaires. Changeant alors de rôle, ils deviendront les juges de leur propre ouvrage.

Ils examinent d’abord la marche des idées. Celles qui pourraient, d’un côté, partager l’intérêt, de l’autre suspendre l’attention et détruire ainsi l’unité de composition, seront écartées ; elles iront enrichir, soit de gracieux épisodes, soit de savantes annotations ; ou, si, trop éloignées du sujet qui les a fortuitement amenées, elles ne peuvent être convenablement placées dans l’ouvrage même, elles deviendront peut-être l’origine d’une production nouvelle. Ainsi la branche développée dans la saison actuelle, offre quelquefois le rudiment d’une végétation prochaine.

Les différentes parties du style seront ensuite l’objet d’un autre genre de corrections. L’homme de lettres s’occupera du choix des mots, de leur arrangement, de l’harmonie du vers ou de celle de la phrase. Un grand nombre de convenances difficiles à concilier seront soumises au jugement du goût, du goût, tantôt si prompt à décider, tantôt si lent à prononcer ; dont les opérations échappent souvent à l’attention, mais qui pourtant agit toujours conformément aux règles de la raison, lors même qu’il semble ne suivre d’autres lois que ses propres caprices.

La langue des calculs peut donner lieu à des corrections qui lui sont propres ; car elle a aussi son style, et tous les auteurs ne l’écrivent pas avec le même degré de perfection. Au choix des mots correspond celui des caractères. À la vérité, ceux-ci sont tellement conventionnels, qu’il faut, dans chaque occasion, exprimer quelle valeur on leur attribue ; cependant leur emploi est astreint à certaines convenances qui ne tiennent pas uniquement aux habitudes consacrées. Les formules remplacent la phrase ; elles peuvent être plus ou moins élégantes. L’analyse parle aux yeux. Ainsi, au lieu de l’harmonie ou de l’accord entre les sons, elle doit présenter entre ses divers éléments des rapports d’ordre et de simplicité faciles à saisir au premier coup d’œil. Les personnes initiées à ce genre de discours trouvent bien certainement dans la contemplation des formules une sorte de charme qui les entraîne vers l’étude. Et si les bons auteurs sont doués d’une finesse de tact qui leur fait choisir entre ces formules celles qu’il convient d’écrire, tandis que d’autres seront seulement indiquées ; si leurs décisions sont tantôt rapides, tantôt lentes et réfléchies, c’est que le tact dont nous parlons n’est, en effet, autre chose que le goût appliqué à des objets qu’on semble avoir crus étrangers à son empire.

Nous venons de voir combien les productions intellectuelles les plus diverses ont entre elles de ressemblances véritables ; comment un sentiment d’ordre et de proportions, après avoir présidé aux inspirations du génie, guide leur emploi, et se fait encore sentir dans les dernières corrections de l’ouvrage.

Mais si la marche de l’esprit est partout la même, les objets qu’il peut envisager sont d’une variété infinie. Au premier coup d’œil, ce qui tient à cette variété doit plus frapper que l’identité des rapports dont nous avons parlé. Aussi les opérations intellectuelles qui, au fond, sont les mêmes, ont-elles reçu divers noms suivant la nature des sujets auxquels elles s’appliquent. La différence dans les mots, différence d’autant plus naturelle que chacune des branches de nos connaissances a été pendant longtemps, pour ainsi dire, exclusive de toutes les autres, tend à perpétuer l’opinion d’une séparation réelle entre les facultés de l’esprit : comme si, par exemple, l’allégorie elle-même n’était pas assujettie aux préceptes de la raison, et comme si la découverte d’une loi de la nature avait pu se passer du secours de l’imagination. Sans doute, le poète ne nous rendra pas compte des discussions pleines de finesse qui ont précédé l’adoption des emblèmes qu’il a choisis ; et l’homme de génie qui a surpris un des secrets de l’ordre naturel, ne nous dira pas non plus combien de fois son imagination s’est égarée autour de la route qui devait le conduire à la connaissance certaine d’une vérité qu’il est à présent en état de démontrer. Bien loin de là, chaque auteur a mis tous ses soins à faire disparaître la trace de ses premiers essais, pour ne conserver que les formes propres au sujet. Le lecteur vient ensuite chercher, suivant ses dispositions personnelles, soit un délassement agréable, soit une instruction solide. Le titre du livre suffit pour qu’il soit assuré de n’avoir à faire usage que du degré d’attention qu’il veut accorder, et il est naturellement porté à croire que les auteurs eux-mêmes ont écrit ou dans l’abandon d’une imagination qui erre en liberté, ou avec l’austère méthode d’une déduction qui ne permet aucun écart. De là cette séparation, jadis si respectée, entre le domaine de l’imagination et celui de la raison.

Disons aussi que, dans un temps déjà éloigné, l’extrême division du travail nécessaire à la science naissante, avait dû accréditer l’idée de spécialité dans les facultés de l’âme. Mais, aujourd’hui que les bienfaits de l’imprimerie assurent à l’esprit humain la jouissance de tout ce que les générations précédentes ont accumulé d’observations, de comparaisons, de théories, de vérités incontestables, il n’aura plus à refaire les premiers pas ; ses forces réelles augmenteront chaque jour ; et déjà nous nous trouvons ramenés par la voie sûre d’une instruction approfondie, vers ces idées de simplicité et d’unité qui furent autrefois des révélations du génie devinant sa propre nature, et s’efforçant d’en étendre les lois sur l’univers entier.

Ah ! n’en doutons plus, les sciences, les lettres et les beaux-arts sont nés d’un seul et même sentiment. Ils ont reproduit, suivant les moyens qui constituent l’essence de chacun d’eux, des copies sans cesse renouvelées de ce modèle inné, type universel de vérité, si fortement empreint dans les esprits supérieurs.

Dans le chapitre suivant nous verrons, en jetant un coup d’œil sur l’histoire de l’esprit humain, comment, jusque dans ses écarts mêmes et en vertu des lois de son être, tous ses efforts ont été dirigés vers l’ordre, la simplicité et l’unité de conception.

CHAPITRE II

CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES SUR L’ÉTAT DES
SCIENCES ET DES LETTRES
AUX DIFFÉRENTES ÉPOQUES DE LEUR CULTURE


Si nous remontons jusqu’à l’origine de la littérature, nous verrons qu’elle a commencé la première fois que, sortant du cercle étroit des intérêts personnels, l’homme a essayé de communiquer à ses semblables des sentiments et des idées qui n’avaient aucun but usuel.

Le récit des événements remarquables, la peinture des grandes scènes de la nature, n’étaient encore que de simples copies de choses existantes.

Lorsque, au lieu de s’astreindre à faire le récit de certains faits ou à dévoiler un certain état de choses, l’homme de génie est parvenu à reproduire, à l’aide d’une action dont il avait imaginé les ressorts, des impressions reçues d’ailleurs, il s’était déjà élevé jusqu’à la notion abstraite de l’ordre pour y puiser la première des règles de sa composition. Il a voulu captiver l’attention des autres hommes ; l’unité d’action, l’unité d’intérêt, la clarté de l’exposition ont été pour lui des moyens de succès, avant que l’esprit d’examen en eût fait des préceptes de l’art.

Jeté sur la terre au milieu de l’immensité des choses, frappé à la fois par le spectacle d’une infinité de merveilles, l’homme n’a rien trouvé au dehors de lui de plus merveilleux que lui-même. Il a étendu son existence sur tout ce qui l’environnait. Son individualité lui a d’abord été connue ; cherchant partout sa propre image il a personnifié les êtres inanimés, les êtres intellectuels, enfants de son imagination. Ceux-ci ont présidé à tous les actes et à tous les phénomènes de l’ordre naturel. Ainsi se manifestaient déjà, à cette première époque de la culture intellectuelle, le sentiment profond d’un lien commun entre tous les êtres, et celui d’un type universel empreint dans l’intelligence humaine pour lui servir de modèle.

Les sciences n’existaient pas encore ; mais le besoin d’expliquer s’était fait sentir. La première des littératures fut poétique. Ce qui tenait lieu des sciences physiques n’était pas moins poétique que la littérature elle-même ; ou plutôt ces deux branches du savoir, tellement séparées aujourd’hui qu’il faut de la sagacité pour remarquer ce qu’elles ont de commun, étaient dans ces premiers temps entièrement confondues. Qu’importait, en effet, à l’égard du caractère de la composition, que le sujet fût l’homme lui-même, ou quelqu’un des dieux, demi-dieux, ou génies qu’il avait dotés de l’intelligence et des passions humaines ? Des êtres si pareils pouvaient même agir de concert, sans nuire à l’homogénéité d’invention ; le merveilleux les unissait.

Nous apercevons, dans ces premiers essais de la pensée, le goût des idées générales et le sentiment d’analogie, qui se reproduiront dans la suite sous les formes les plus variées. L’individualité et l’intelligence de l’homme, en vertu desquelles ses actions sont dirigées vers le but qu’il veut atteindre, lui ont été connues en même temps que sa propre existence. Dès qu’il porte ses regards autour de lui, qu’y cherche-t-il ? Ce qu’il a trouvé en lui-même. Il remarque dans les actes de la nature un ordre et une succession qui lui paraissent tendre vers un but déterminé ; il ne suppose pas d’autre cause que l’action d’une intelligence et d’une volonté ; et cette intelligence, cette volonté, il ne peut les concevoir sans en investir un être quelconque. Il imagine des êtres invisibles, parce qu’en effet il n’en voit aucun. Ce sont, suivant l’importance des actes qu’il leur attribue, des dieux, des demi-dieux, ou seulement des génies subalternes. Ces êtres sont amis ou ennemis ; ils combattent entre eux ou ils unissent leurs forces ; ils ont nos affections, nos haines, nos passions, nos intérêts ; ils sont faits à notre image. Et pourtant nous ne pouvons ni les voir, ni les entendre, ni les palper : ils sont immatériels, ce sont des esprits. Fidèle à sa pensée constante, l’homme n’a jamais cessé de regarder son existence propre comme le type de toutes les autres existences. Après s’être dit « Les esprits existent, ils connaissent, ils veulent, ils agissent, et leurs actions se manifestent par les changements matériels qu’ils opèrent », il devait chercher en lui-même quelque chose de semblable. Nos connaissances, nos volontés et le principe de nos actions ont donc été attribués à une substance immatérielle, qui, suivant la diversité de ces opérations, a reçu différents noms.

Cette ébauche de nos connaissances nous montre l’origine de la plupart des idées qui ont été reproduites depuis. La littérature a conservé les fictions qui furent regardées autrefois comme des réalités ; les sciences physiques ont recueilli les observations que ces fictions expliquaient ; la philosophie y a puisé ses systèmes, et les religions y ont pris les éléments de leurs croyances.

Sans nous astreindre à aucun ordre historique, suivons la marche de l’esprit humain.

Les observations se sont multipliées. La régularité des mouvements célestes et la constance des phénomènes sublunaires ont décelé des lois immuables. Les volontés d’une multitude de personnes n’ont pas ce caractère. Un seul homme peut avoir des volontés relatives à des objets différents ; et, s’il était chargé de diriger à la fois plusieurs genres d’actions, il établirait un ordre constant qui le dispenserait d’une attention de détail. À cet égard, l’état de société présente des exemples. L’homme a dit alors : « Un seul être a voulu l’univers et il le gouverne ; ses volontés sont immuables ».

Nous voyons naître nos semblables, nous avons commencé : l’univers a donc eu aussi un commencement. Nous avons une âme immatérielle ; elle est la force motrice qui produit nos actions. L’Être des êtres est immatériel, il a créé toutes choses, et il agit sur elles.

Il a créé l’univers, il existait donc avant cet univers.

L’esprit humain était arrivé aux limites des analogies. Au-delà il n’avait plus aucune idée de l’être, car il manquait de modèle. Cette négation d’idée, cette limite de la pensée a été exprimée ; l’infini est son nom : s’il s’agit de la durée, c’est l’éternité. Le Créateur de l’univers n’a pas commencé ; il ne doit pas finir : il est éternel.

Dans ce qui précède, on ne voit pas clairement comment on a été conduit à cette dernière partie de la proposition : « il ne doit pas finir ». Le voici. Nous assistons au commencement et à la fin d’existences pareilles à la nôtre : ces deux époques sont les limites de la vie. En deçà et au delà nous trouvons le temps, qui ne leur appartient pas ; mais nous voyons que d’autres existences en jouissent. Ce genre de limites est donc relatif. Ainsi la durée de notre vie est comprise entre deux limites de même genre. L’analogie voulait que l’existence dont on avait reculé l’origine jusqu’à la limite absolue fût aussi comprise entre deux limites de même genre : elle ne devait pas finir, puisqu’elle n’avait pas commencé. L’intelligence humaine s’était déjà approprié la spiritualité ; elle devait prendre aussi possession de l’éternité. Nous l’avons déjà dit, sa méthode habituelle est de transporter hors d’elle-même les lois de sa propre existence ; de chercher dans les analogies ce qui manque encore à ses nécessités intellectuelles, et de reporter ensuite vers elle-même les suppléments dont les objets extérieurs lui ont donné l’idée. Elle était donc naturellement conduite à l’éternité de l’âme. On sait qu’en effet cette opinion, présentée sous différentes formes, a eu de nombreux partisans. Cependant l’idée, moins analogique, de la simple immortalité a prévalu.

Ajoutons encore quelques observations.

Lorsque l’individualité multipliée des êtres invisibles satisfaisait son imagination, l’homme n’avait pas encore pratiqué les différents arts en vertu desquels il assigne aux ouvrages de ses mains, une destination conforme à ses volontés. Les procédés mécaniques lui apprirent qu’après avoir transformé les agents naturels, il pouvait aussi leur imprimer un mouvement plus ou moins durable ; l’analogie le conduisit ainsi à penser que l’être unique qui gouvernait le monde en était l’architecte.

Voici une remarque assez singulière. On avait été mené directement à dire que le Créateur de l’univers n’a pas commencé ; l’idée qu’il ne doit pas finir est presque symétrique de la première. Eh bien, en s’appropriant le genre de limites que son esprit avait atteint, l’homme ne l’adopte plus pour origine, mais il en fait le terme de son existence immatérielle. Cette espèce de paradoxe trouvera son explication, lorsque nous nous occuperons de la liaison établie entre la morale et les croyances.

Nous venons de tracer la marche la plus simple que l’intelligence humaine ait pu suivre. Témoin des merveilles de la nature ; voulant, parce qu’elle en sentait le besoin, la simplicité, l’ordre et les proportions dans ses propres ouvrages, elle attribue, et l’unité, et l’ordre, et les proportions qu’elle remarque dans l’univers, à la volonté du Créateur. Mais l’esprit philosophique ne pouvait se contenter d’une explication également applicable aux faits les plus contraires. Par son essence, la volonté est plus ou moins arbitraire : il fallait à l’esprit philosophique un plus ferme appui ; il cherchait partout les lois de la nécessité. Tantôt la toute-puissance divine fut soumise à de telles lois ; tantôt la matière elle-même et ses accidents furent regardés comme nécessaires.

Pressé de trouver au dehors les ressemblances à son modèle intérieur ; encore peu informé des vérités de la nature ; ignorant et la quantité de chaque phénomène et leurs rapports entre eux, l’homme de génie, inspiré par le sentiment profond des conditions de l’être, était entraîné vers la recherche d’une dépendance mutuelle entre les faits dont il était le témoin. Il les coordonnait suivant ses convenances intellectuelles, et demandait aux analogies ce qui manquait encore à ses connaissances positives. L’esprit de système devait, sans doute égarer l’intelligence humaine : c’était l’effet inévitable de son penchant à mettre à la place des certitudes, qui n’étaient pas acquises, mille conjectures hardies qui, démenties ensuite par des observations nouvelles, léguaient aux générations suivantes de véritables préjugés à l’égard des faits encore inconnus. Il est pourtant certain que cet esprit n’a jamais cessé d’être guidé par la prévision de la vérité.

Dans ces derniers temps, on a voulu recueillir en un seul faisceau les différentes branches de la science. L’auteur de la préface de l’Encyclopédie dit, en la terminant : « L’univers, pour qui saurait l’embrasser d’un seul coup d’œil, serait un fait unique, une grande vérité ». Ces paroles remarquables renferment le secret des efforts de l’esprit humain.

Chacun des systèmes qu’il a enfantés avait pour but de concentrer les faits alors connus en un fait unique. On établissait entre ces faits la relation de cause à effet : on voulait une raison pour qu’ils fussent. On cherchait une unité, des rapports, un ordre, des proportions, parce que ces conditions sont le caractère du vrai. On n’était pas en état de leur donner un appui solide ; mais on généralisait avec plus ou moins de bonheur les résultats dont on avait acquis la certitude. Une vérité découverte prêtait son caractère propre à un vaste système ; et mille suppositions comblaient ensuite l’intervalle entre cette vérité et, celles qui, placées dans un rang secondaire, semblaient devoir s’y lier.

Une idée dominante se retrouve partout ; l’homme s’est cru le modèle de tous les êtres, le but vers lequel ils tendent, le centre de l’univers. Non seulement ses convenances intellectuelles devaient être réalisées en toutes choses, mais encore ses moindres convenances usuelles étaient la cause finale des êtres les plus éloignés de lui. Ainsi le soleil, la lune, les étoiles sans nombre et presque invisibles, sont là tout exprès pour fertiliser ses champs et éclairer ses veilles. Le moindre brin d’herbe développé sans culture, l’animal du désert, le coquillage qui habite le fond des mers ont leur utilité, ou, en d’autres termes, ils sont faits pour l’homme. On cherchait l’unité et l’ordre ; on les concevait dans des relations imaginaires. Il y eut d’abord erreur du jugement ; mais l’amour-propre sanctionna bientôt cette erreur, et les religions la consacrèrent.

Nous voyons encore aujourd’hui la trace des opinions qui rapportent toute autre existence à celle de l’homme.

Cependant nous appelons fausses sciences deux branches de l’ancien savoir, qui, sous les noms d’alchimie et d’astrologie judiciaire, ont joui pendant longtemps de la plus haute estime.

La première enseignait que le corps humain est l’abrégé de l’univers. Les diverses substances qu’elle soumettait à ses opérations avaient reçu le nom des divers organes avec lesquels elles avaient des ressemblances prétendues. Le foie de soufre est encore connu dans le langage vulgaire. Cette science voulait aussi l’unité ; car elle cherchait la panacée, ou le remède universel, et l’alkoës, ou le dissolvant général, par lequel toutes les autres substances devaient finir par être réduites en un seul élément, qui était l’eau. Les métaux étaient l’objet de mille doctrines singulières ; on établissait des rapports entre eux et les planètes, dont on leur avait donné les noms.

L’astronomie judiciaire apprenait l’influence des astres sur le sort de chaque individu. L’homme, persuadé de son importance, se croyait menacé par l’apparition des comètes. Les grands de la terre, renchérissant sur cet amour-propre ne concevaient pas d’événement plus remarquable que leur propre mort. Aussi ne doutaient-ils pas qu’elle ne fût annoncée par ces astres vagabonds, qui bien certainement n’auraient pas pris la peine de visiter la terre s’ils n’eussent été chargés d’avertir les habitants d’un aussi grand malheur.

Mais si nous avons renoncé à ces antiques erreurs, nous conservons encore, dans nos argumentations, l’invincible habitude de juger de la nature des choses par la possibilité de nous en former une idée ; en sorte qu’une proposition est affirmée ou niée suivant que nous pouvons ou ne pouvons pas concevoir son existence. Ainsi nous disons hardiment que la matière est divisible à l’infini, parce qu’il nous est facile de continuer à l’infini l’opération arithmétique de la division. Nous disons qu’elle ne peut penser, parce qu’elle est divisible à l’infini, et que l’unité de nos opérations intellectuelles répugne à l’idée de la divisibilité. Néanmoins, nous ne savons toutes ces choses ni a posteriori, puisque l’expérience ne saurait les atteindre, ni a priori, puisque la matière ne nous étant connue que par de simples perceptions, nous ignorons complètement son essence. On croirait, à voir notre assurance, que, à l’exemple du géomètre, nous sommes parvenus à exprimer la nature du sujet avec une telle précision que toutes ses propriétés sont renfermées dans notre dénnition. Mais combien la différence est grande ! Au lieu d’une équation absolue qui renferme l’objet de nos recherches tout entier, en sorte que rien de ce qui lui appartient ne puisse être étranger à cette espèce de définition caractéristique, nous connaissons seulement quelques propriétés relatives à nos sens. Que penser de la singulière assurance avec laquelle, lorsque nous avons à balancer les probabilités dans des questions qui ont si peu de prise, nous n’hésitons pourtant pas à dire : « il est évident, il est absurde ; il faut être de mauvaise foi pour ne pas convenir, etc. ». Avouons-le, la philosophie a fait des progrès réels ; mais elle doit encore subir de grands changements, si elle peut espérer d’arriver à l’exactitude.

Nous avons déjà remarqué qu’il existe en nous un sentiment profond d’unité, d’ordre et de proportions qui sert de guide à tous nos jugements. Dans les choses morales, nous en tirons la règle du bien ; dans les choses intellectuelles, nous y puisons la connaissance du vrai ; dans les choses de pur agrément, nous y trouvons le caractère du beau.

Il nous est difficile de savoir si les conditions qui sont imposées à notre approbation en toutes choses sont le résultat immédiat des lois de l’être, ou si elles dérivent seulement d’un rapport entre toute autre réalité et celle de notre existence.

Plusieurs philosophes paraissent s’être proposé, plus ou moins directement, les questions que ce doute pourrait faire naître. Les uns ont vu dans les causes occasionnelles de nos sensations des qualités correspondantes ; d’autres ont prétendu nier l’existence des objets qui nous sont extérieurs.


De nos jours, Kant a discuté une question de ce genre. Sa remarque expresse porte sur ce que les arguments les plus concluants peuvent être attribués ou à des rapports nécessaires, ou aux formes de notre entendement ; en sorte que, à cet égard, toute décision rationnelle paraît nous être interdite.


Quant au raisonnement a priori, on ne saurait nier, en effet, la légitimité du doute philosophique ; car ce doute est fondé sur l’impossibilité de comparer aucun autre jugement avec celui de l’homme. Cependant l’opinion qui attribuerait à l’être, considéré en lui-même, l’unité, l’ordre, les proportions, que nous poursuivons dans tous les objets, aurait en sa faveur certaines inductions qu’il n’est peut-être pas inutile de développer. Nous allons essayer d’exposer clairement la nature de ces inductions ; il sera facile d’apprécier ensuite quel degré de confiance il convient de leur accorder.

Voici quelques observations préliminaires.

Notre logique se compose de règles dictées par la raison universelle. Ces règles ne seraient pas moins certaines pour nous lors même qu’on voudraitt qu’elles enseignassent seulement à former et à reconnaître les jugements que tout homme de bon sens ne saurait contester. Si nous adoptons pour un instant l’hypothèse de l’entier isolement de la raison, c’est-à-dire, si nous supposons qu’aucun objet extérieur à l’esprit de l’homme ne soit venu à sa connaissance, et que, livré uniquement à ses propres pensées et à celles qu’il doit aux sociétés humaines, il ait voulu rassembler en un corps de doctrines les vérités de son être, celles qui naissent de ses rapports sociaux, de ses affections et de ses devoirs, nous y trouverons les idées du bien, du vrai et du beau, qui nous sont actuellement connues. Notre morale, notre logique et nos règles du goût ne seraient pas changées ; car les récits animés, la peinture des passions, l’invention d’une action poétique, offriraient encore des sujets à l’art d’embellir et de plaire ; et la littérature, bien qu’appauvrie, ne serait pourtant pas anéantie.

Dans cette position hypothétique, la question de savoir si les rapports entre les différentes parties d’un sujet sont nécessaires en eux-mêmes, ou s’ils nous semblent tels uniquement en vertu de nos formes intellectuelles, ne se serait pas présentée à l’esprit des philosophes. Peut-être même eussent-ils été dans l’impossibilité d’en comprendre le sens, uniquement environnés des choses humaines. Comment, en effet, auraient-ils songé à la notion abstraite de l’être, lorsqu’un seul mode d’existence leur eût été connu ? Leur logique eût pu être la nôtre ; mais leurs opinions dogmatiques eussent été fort différentes de celles qui ont crédit parmi nous.

Arrêtons un instant notre attention sur l’objet du doute philosophique, et tâchons d’en bien définir la nature.

La question qui a été proposée par Kant tend à saper dans ses fondements la réalité absolue de toutes les certitudes que nous pouvons obtenir. Elle réduit à n’être que des vérités relatives celles-mêmes dont nous possédons les plus claires démonstrations. Le doute que ce philosophe a élevé attaquerait principalement ce que nous avons admis concernant les attributs de l’être. Ainsi le type intérieur qui nous sert à distinguer le bien, le vrai et le beau, serait bien en effet celui qui convient à notre manière de sentir, mais n’aurait en dehors de nous aucune réalité dont nous pussions obtenir l’assurance.

L’auteur, après avoir dénié la preuve de l’existence de Dieu fondée sur la nécessité d’une cause première à celle de l’univers, demande au sentiment ce qui manque au raisonnement. Mais il est facile de voir que cette concession en faveur des idées morales est purement arbitraire, et qu’elle est destinée à servir de sauvegarde au système des formes intellectuelles.

Nous l’avons déjà dit, et cette proposition est fondamentale : il n’existe qu’un seul modèle du vrai, mais ses copies diffèrent entre elles comme les objets qui en reçoivent l’empreinte. Dans la morale, dans la science, dans la littérature, dans les beaux-arts, nous cherchons toujours l’unité d’existence, l’ordre et les proportions entre les parties d’un même tout. — Voici la question qui se présente. Le modèle du vrai, ce type de l’être, le devons-nous au fait de notre existence, considéré abstractivement ; c’est-à-dire, suffit-il qu’il existe un être intelligent, pour qu’il trouve en lui-même les conditions sans lesquelles aucune existence n’est possible ? Ou bien est-ce au mode particulier de notre être qu’appartiennent les conditions qui sont pour nous le caractère du vrai ?

Notre question comprend celle de Kant, qui pourrait être ainsi exprimée : Notre logique est-elle celle de la raison absolue, ou convient-elle uniquement à la raison humaine ?

À l’égard de ce que ce philosophe remarque touchant notre tendance intellectuelle à chercher les causes de tout ce qui frappe notre attention, il me paraît qu’en adoptant notre manière d’envisager les choses, cette tendance serait l’avertissement que nous n’apercevons pas, dans son entier, l’objet que nous examinons. Il s’offre à nous avec le caractère fractionnaire ; nous demandons quelle en est l’unité. Nous le voyons comme étant une partie ; nous voulons connaître le tout auquel cette partie appartient.

Prenons un exemple. Supposons que, au lieu d’envisager l’équation du cercle, nous soyons frappés d’une des propriétés des sinus et des cosinus ; nous pourrions bien demander pourquoi cette propriété a lieu, en effet, car alors nous n’aurions sous les yeux qu’une partie du sujet. Mais, si nous remontons jusqu’à la première expression de la courbe, notre curiosité est pleinement satisfaite ; nous avons défini l’essence ; nous voyons une existence complète. Bien certainement cet être absolu et nécessaire serait compris de la même manière par les intelligences les plus diverses que nous puissions imaginer.

Mais de pareils sujets sont en petit nombre ; ils appartiennent aux mathématiques pures. Nos raisonnements logiques s’appliquent, au contraire, à tous les sujets. Nous avons vu que la question de leur certitude absolue ou relative serait insoluble a priori ; que, si elle pouvait s’offrir à l’homme que nous avons supposé environné uniquement des choses humaines, il n’hésiterait pas à affirmer que rien n’est plus absolu que ses nécessités intellectuelles. Sans doute même il irait plus loin et, à beaucoup d’égards, ses idées seraient contraires aux nôtre.

Ainsi, par exemple, j’ai dit comment nous sommes parvenus à établir que la matière ne pense pas. L’homme que je suppose ne connaître autre chose que lui-même et ses semblables, n’aurait pu imaginer qu’il y eût deux substances en lui. Aucune action extérieure ne l’eût fait songer à des individualités invisibles et douées de volontés. Il n’eût pas douté de l’unité de son existence ; et si, dans cette position hypothétique, des corps inertes lui eussent été présentés, il n’eût pu manquer de les croire doués de sentiment et de pensées. L’expérience seule aurait fini par réformer ce dogme que la matière ou l’étendue pense et rénéchit, veut et agit. Les enfants qu’on a soin de préserver du contact des objets extérieurs, attribuent l’intention de les frapper au corps dont le choc vient à les blesser. La loi du talion, loi de justice innée, les porte à rendre le coup qu’ils viennent de recevoir ; et le conseil de leur nourrice, qui les y invite, est suggéré par le désir que l’enfant manifeste naturellement d’être vengé d’une attaque qu’il regarde comme volontaire. L’observateur peu réfléchi pense alors que l’enfant raisonne mal, tandis que ses idées dérivent immédiatement du même sentiment d’analogie qui a porté l’homme, placé dans une position différente, à des idées dogmatiques entièrement opposées.

Où trouverons-nous à présent la solution de la difficulté qui nous occupe ? Les raisonnements a priori ne peuvent l’atteindre, puisqu’ils sont tous formés par la raison, dont nous voulons juger la manière d’agir ; et, lorsque nous avons recours aux preuves extérieures, nous voyons que, suivant la position de l’observateur, l’analogie le conduit aux opinions les plus contraires.

Ah ! si les conjectures de l’homme eussent toujours été réalisées ; si l’expérience eût sanctionné tous les systèmes qu’il a imaginés ; si, lorsqu’il avait jugé de l’impossibilité d’un fait, d’un ordre quelconque de choses, contemporaines ou successives, l’observation n’eût jamais démenti ses décisions théoriques, qui pourrait douter de l’absolutisme de nos nécessités logiques ? Les formes intellectuelles de l’observateur auraient-elles donc le pouvoir de ployer à leur convenance les sujets soumis à son examen ?

Nous sommes loin de cette heureuse position. L’histoire des sciences signale mille écarts ; et l’esprit humain a employé plus d’efforts à détruire ses propres ouvrages qu’à en reconstruire de nouveaux. Les sytèmes satisfaisaient, à l’aide des suppositions les plus hasardées, aux faits qu’ils devaient expliquer. Bientôt ces systèmes devenaient insuffisants ; mais leur influence sur l’esprit des philosophes était alors un obstacle difficile a vaincre, pour arriver à la connaissance de la vérité.

Si nous possédons en nous-mêmes le type du vrai, pourquoi avons-nous commis tant de méprises ?

Si notre logique n’est autre chose que le recueil des principes de la raison absolue, comment, malgré les secours d’un guide sûr, avons-nous pu errer si longtemps dans la région nébuleuse des suppositions gratuites ?

L’examen de la première de ces questions met hors de doute que le type du vrai n’a jamais cessé de se faire sentir au milieu des erreurs de la raison. Chaque système a été inspiré par la connaissance d’une vérité incontestable. L’homme de génie, frappé de l’importance de cette vérité, et persuadé de l’unité de l’être, a voulu rapporter toutes les choses à celle dont il avait acquis la certitude. Il a imaginé, il a supposé, il a rempli, d’une manière plus ou moins heureuse, les nombreux intervalles entre les points solidement établis. Mais cet esprit supérieur, auteur d’un vaste système, n’a jamais confondu, dans sa conscience, la certitude absolue qui servait de base à son œuvre avec la probabilité, souvent bien faible à ses propres yeux, des suppositions destinées à lier entre elles les diverses parties de sa doctrine.

C’est là, c’est dans la pensée des inventeurs qu’il faut étudier la nature de l’intelligence humaine ; et, à cet égard, l’histoire du genre humain se réduit à celle d’un petit nombre d’hommes nés avec l’honorable mission d’éclairer leurs semblables.

Sans doute le modèle du vrai, qui nous sert à reconnaître le bon et le beau, n’est pas le partage exclusif de ces hommes privilégiés ; mais des esprits communs ne voient qu’autour d’eux-mêmes. Dans le cercle de leurs affections et de leurs intérêts, ils sont juges éclairés ; au-delà il n’existe aucune certitude dont ils fassent cas et, d’ailleurs, ils manqueraient de facultés pour l’apprécier.

Revêtues des formes séduisantes qu’une imagination élevée sait prêter à ses conceptions, les doctrines systématiques ont été adoptées avec enthousiasme par la curiosité publique ; les esprits cultivés en ont fait leur pâture ; elles ont été enseignées dans les écoles. Il s’agissait de les savoir, et non de les juger. Ou en suivait les conséquences ; on en multipliait les applications. Tout le monde parlait d’après le maître ; on expliquait sa pensée, et l’on faisait sur ses écrits mille commentaires que lui-même n’eût certainement pas avoués. La simplicité primitive disparaissait ; une foule d’erreurs venaient obscurcir le fond de vérité qui avait éclairé le premier auteur du système ; et pourtant l’enseignement et le crédit y restaient obstinément attachés, jusqu’à ce qu’une hypothèse plus en harmonie avec les progrès de l’observation eût satisfait au besoin de savoir, qui a devancé, pendant un temps si long, la création de la science véritable.

Ici revient naturellement la question relative aux certitudes logiques. Comment, si elles sont absolues, l’esprit humain a-t-il pu s’abandonner à l’erreur ?

Il est d’abord évident que tout faux raisonnement, dès lors qu’il peut être jugé tel par la raison humaine, doit être attribué à une autre cause qu’au défaut d’absolutisme dans nos nécessités intellectuelles. Il ne reste donc à examiner que les déviations commises par l’homme de bonne foi et de jugement éclairé, qui, partant d’un principe certain et raisonnant avec la plus sévère exactitude, est cependant arrivé à des conclusions démenties par les faits.

Nous observerons, en premier lieu, qu’il est extrêmement difficile d’énoncer le principe certain, dont on veut suivre les conséquences, d’une manière assez précise pour que sa définition l’exprime tout entier, et, en même temps, n’exprime aucune idée qui ne serait pas nécessairement renfermée dans ce principe.

Cette difficulté tient à la nature des langues. Elles doivent leur origine à des communications usuelles. Dans les idées qui se rapportent aux choses présentes ou à celles qui sont parfaitement connues, elles ont toute l’exactitude désirable ; mais, pour les rendre applicables à des sujets philosophiques, il a fallu prendre au figuré des termes qui, fort clairs dans leur signification propre, n’ont pu conserver leur précision après l’altération du sens dans lequel on était accoutumé à les entendre. Cet inconvénient a toujours été senti. On a cru l’éluder en forgeant des mots nouveaux pour des idées nouvelles. Il est évident cependant que ces mots eux-mêmes avaient besoin d’être définis, et ne remédiaient nullement à l’inconvénient du défaut de précision. Loin de là, les expressions techniques ont été interprétées de manières diverses par ceux qui cherchaient, dans un système accrédité, un appui pour leurs idées particulières. Ces expressions techniques sont ainsi devenues une des sources les plus fécondes de la divagation des opinions philosophiques. Les expressions étaient les mêmes ; mais chacun avait une opinion différente de celle de son interlocuteur.

Dans un temps reculé, dont il est sans doute difficile d’assigner la première époque, les propriétés générales des nombres, celles des figures simples et des corps réguliers, avaient attiré l’attention des hommes nés avec le génie des sciences exactes. Ici les idées sont d’une extrême simplicité. On avait sous les yeux les figures et les corps géométriques eux-mêmes ; il était impossible de leur attribuer des propriétés qu’ils n’avaient pas. Des remarques multipliées ont conduit à la connaissance parfaite de ces objets ; un grand nombre de théorèmes curieux en ont été le fruit. Lorsqu’on a voulu exprimer ces théorèmes et ceux qui concernent les nombres, quelques signes, dont la signification ne pouvait être équivoque, ont suffi pour représenter avec précision des idées d’une exactitude parfaite. Dès leur naissance, les sciences mathématiques ont offert à l’esprit humain l’entière réalisation de ce type du vrai, objet de ses plus chères affections.

Partout ailleurs il en cherchait en vain les caractères sublimes. Mille suppositions gratuites avaient été incorporées à un petit nombre de vérités ; et, malgré les formes absolues de l’enseignement philosophique, l’homme doué d’un esprit juste sentait au fond de sa conscience que l’étude ne pouvait le conduire à aucune certitude véritable.

Les temps ne sont pas encore fort éloignés où les sciences physiques, morales, religieuses et politiques étaient surchargées d’une foule de doctrines hypothétiques et mystérieuses. Aussi voyons-nous qu’alors la géométrie inspirait un enthousiasme que nous ne retrouvons plus au même degré. Et comment, en effet, après s’être astreint à étudier avec application les divers systèmes qui composaient la science, systèmes rendus plus obscurs encore par une foule de commentaires dont les auteurs étaient loin de la sagacité des premiers inventeurs et se contredisaient entre eux de cent manières diverses, comment l’homme doué du sentiment profond des conditions qui n’appartiennent qu’au vrai, n’aurait-il pas été transporté d’une joie indicible, en trouvant portée au plus haut degré cette évidence de la vérité, dont la privation l’avait si cruellement tourmenté ?

Descartes osa douter publiquement des doctrines de l’école. Ce grand homme n’eut pourtant pas le courage de renoncer à l’espérance, tant de fois déçue, de réaliser enfin la copie fidèle du type de l’être. Il reconstruisit l’univers sur un nouveau plan. Mais le noble exemple qu’il avait donné servit bientôt à faire rejeter son propre système. Descartes rendit ainsi à la raison un service immense : il créa pour elle une époque nouvelle, elle lui doit son indépendance. L’hypothèse ingénieuse des tourbillons semblait appartenir au temps qui venait de finir ; aussi en marqua-t-elle la dernière limite, et les efforts de l’esprit humain changèrent-ils alors entièrement de direction.

Les sciences mathématiques étaient composées de deux parties distinctes. Descartes sut les réunir. Elles avaient déjà fait d’assez grands progrès ; l’application de l’algèbre à la géométrie leur imprima un nouvel essor. Elles étaient isolées de toutes autres recherches ; la langue des calculs, déjà ployée à un usage nouveau, fut bientôt après susceptible d’exprimer les grands faits du ciel. Ainsi le même homme qui avait eu la gloire de renverser d’anciennes erreurs eut la gloire, plus grande encore, d’ouvrir à ses successeur une route dans laquelle il était impossible de s’égarer.

Newton parut, armé d’un nouveau genre de calcul ; et l’unité, l’ordre, les proportions de l’univers, que le sentiment du vrai avait fait chercher si longtemps, devinrent des vérités mathématiques. Son génie avait reconnu la cause des mouvements célestes : une analyse pleine de finesse lui servit à les mesurer. L’optique devint aussi entre ses mains une science nouvelle et il devina, par rapport à la nature des corps réfringents, des vérités qu’il était réservé à la chimie de vérifier longtemps après.

C’est de cette époque, à jamais mémorable, qu’il faut dater l’alliance entre les sciences mathématiques et les sciences physiques. La mécanique et l’hydrodynamique n’avaient pas été ignorées des anciens. De grands travaux et les livres d’Archimède attestent qu’ils en savaient et la pratique et la théorie. Mais l’idée des quantités est tellement inhérente à celle des forces, qu’on peut dire de ces deux sciences qu’elles sont essentiellement mathématiques.

Leurs éléments, ceux de l’algèbre et ceux de la géométrie, composaient tout le domaine des idées exactes. Partout ailleurs on ne retrouvait plus que les vains efforts du génie pour arriver à la connaissance de la vérité, et les erreurs sans nombre que les doctrines insuffisantes des premiers inventeurs traînaient à leur suite. Le langage mystérieux employé par les philosophes, langage plus obscur encore que les idées qu’il était destiné à rendre, formait avec la langue précise et claire des sciences exactes un contraste singulier. Dans un temps où les géomètres vivaient isolés et où ils étaient en petit nombre, ce contraste était connu d’eux seuls, et son effet se bornait à leur inspirer le plus profond mépris pour toutes les autres sciences. Mais, lorsque les phénomènes célestes, objets de l’admiration et de la curiosité des hommes, vinrent se ranger sous les lois du calcul, l’étude des mathématiques se généralisa ; et les bons esprits furent frappés d’une manière d’argumenter si différente de celle de l’école.

L’astronomie physique remplaçait des hypothèses discréditées ; une vive lumière succédait à l’assemblage des idées les plus obscures. Cette révolution subite ébranla l’empire des préjugés ; elle alarma les hommes intéressés à en soutenir le règne. Ils craignaient les vérités, même les plus étrangères à leurs doctrines, et aucune profession de foi ne parut assez orthodoxe pour les rassurer. Semblables au peintre qui éloigne des regards du spectateur tout objet réel et palpable, l’instinct d’une sorte de perspective morale les avait avertis du danger des comparaisons.

Tandis que le système du monde présentait aux philosophes le spectacle nouveau d’un mécanisme simple dans son principe et fécond dans ses conséquences, la physique sublunaire était encore surchargée de mille suppositions, nées du besoin d’expliquer les faits dont la liaison était inaperçue. Mais l’attachement aux vieilles routines, lorsqu’il était exempt de l’envie d’imposer, ne pouvait tenir longtemps contre le désir et l’espérance d’obtenir dans d’autres genres d’études des succès dont un grand exemple venait de révéler la possibilité. Les sciences étaient un mélange confus d’erreurs et de vérités : on sentit qu’il fallait tout refaire. Bacon en donna le conseil.

Les anciens, guidés par des considérations métaphysiques, avaient peu observé. On dirait qu’ils ont craint de rencontrer dans la réalité des faits le démenti à leurs idées systématiques. À la renaissance des lettres, on étudia leurs écrits. Leur littérature offrait des modèles ; elle obtint à juste titre l’admiration universelle. Tons leurs ouvrages furent également recherchés. On adopta leurs idées, et la controverse ne roula plus que sur les diverses manières de les interpréter. Si quelquefois on essaya des explications nouvelles, ce fut toujours, à leur exemple, en s’efforçant de ployer les faits à des explications vagues et hasardées.

Jusque-là, on avait toujours cherché les causes des phénomènes. On commença alors à les considérer en eux-mêmes. Au lieu du pourquoi, on voulut savoir le comment de chaque chose. Une foule d’observateurs laborieux examinèrent la nature des faits. Ils renoncèrent courageusement pour eux-mêmes à la satisfaction de les expliquer, dans l’espérance de léguer à leurs successeurs une masse de connaissances positives, dont la liaison se dévoilerait nécessairement dans un temps plus éloigné. Alors, et seulement alors, on commença à connaître la nature. Auparavant, l’homme l’avait imaginée ; il la vit pour la première fois.

On tenta de mesurer tout ce qui est mesurable. À la question du comment se joignit celle du combien. Les phénomènes, mieux appréciés, furent calculables ; les plus simples d’entre eux présentèrent aux successeurs de Newton des objets d’études. De nos jours l’esprit mathématique a fait de tels progrès que la physique dite particulière, c’est-à-dire la science des phénomènes naturels qui n’appartiennent pas à l’histoire naturelle, a, pour ainsi dire, disparu et s’est transformée en une des branches les plus importantes des sciences exactes.

En se prêtant aux usages nouveaux, la langue des calculs s’est enrichie de plusieurs méthodes nouvelles ; et ces méthodes ont fourni ensuite le moyen de traiter des questions qui semblaient, il y a peu de temps, devoir rester étrangères aux sciences exactes.

De si grands progrès, des applications si nombreuses ont tourné tous les esprits vers les sciences mathématiques. Il y a moins d’un siècle, leur objet était circonscrit dans un petit nombre de vérités abstraites ; les personnes les plus instruites regardaient l’algèbre comme un langage barbare et indéchiffrable. Aujourd’hui, les éléments de cette science entrent dans l’éducation ; son esprit a pénétré dans la masse des nations, et la raison publique y a puisé des forces nouvelles.

Nous venons de voir comment l’esprit humain, après s’être épuisé en vains efforts pour réaliser au dehors de lui-même le modèle du vrai empreint dans sa pensée, changeant tout à coup de direction, abandonna les espaces vagues d’une métaphysique ténébreuse, parcourut pas à pas la route de l’observation et, profitant avec art des ressources offertes par les progrès d’une science où s’étaient réfugiées les idées d’ordre et de rectitude, qui partout ailleurs étaient ensevelies sous un amas confus de théories bizarres et hétérogènes, parvint à soumettre aux lois du calcul des phénomènes dont la nature était restée longtemps inconnue.

Reprenons présentement les deux questions que nous nous sommes proposées. La digression historique à laquelle nous nous sommes livré, nous fournira le moyen d’y répondre avec plus de précision.

On demande d’abord pourquoi nous avons commis tant de méprises, si nous portons en nous-mêmes le type du vrai ?

Il est clair que l’esprit humain, pressé de jouir, avait jusqu’à nos temps modernes suivi une route où il ne devait rencontrer aucune réalité effective. Instruits par l’expérience, il nous est même facile aujourd’hui de comprendre a priori pourquoi les faits échappaient à chaque instant aux divers systèmes enfantés par le génie de l’homme.

Et, en effet, le type du vrai, par sa nature, se compose d’idées abstraites. Il nous avertit bien de ce qui répugne, c’est-à-dire de ce qui ne peut exister simultanément ; mais il ne peut suffire pour nous manifester des réalités particulières. Nous savons que chaque chose a son essence ; que cette essence est l’unité du sujet, qu’elle est susceptible de division. Nous savons encore qu’il existe de l’ordre et des proportions entre ses parties. Mais, dans un cas donné, quelle essence, quel ordre, quelles proportions devons-nous rencontrer ? Le modèle de l’être ne nous en informe pas. Lorsque, étayé par un petit nombre de connaissances certaines, l’homme de génie a essayé de suppléer, par des suppositions gratuites, à ce qui lui manquait d’observations positives, il a établi entre ces choses des relations purement fantastiques. Et si, dans l’état actuel de nos connaissances, on demandait au géomètre combien de fois la théorie des probabilités veut que des conjectures ainsi formées soient réalisées, il rencontrerait bien certainement la très petite fraction qui représente les succès obtenus pendant les siècles qui ont précédé l’époque où les observations précises ont remplacé les assertions dénuées de preuves.

À l’égard de l’objection que l’on veut, contre l’absolutisme des nécessités logiques, tirer de démentis donnés par les faits à des conséquences déduites d’un principe certain, nous avons dit comment l’imperfection des langues introduisait inopinément des idées étrangères au sujet ; en sorte qu’on ne pouvait être sûr ni de l’avoir fait entrer tout entier, ni de ne lui avoir adjoint aucun autre objet, dans la définition qui sert de fondement aux raisonnements.

Cette explication est aujourd’hui pleinement justifiée par les théories mathématiques, et l’absolutisme des nécessités logiques semble ne pouvoir plus être révoqué en doute.

Par une suite d’efforts, concentrés cependant entre un bien petit nombre d’hommes, une langue précise, exacte, où la moindre erreur deviendrait sensible, a été formée et enrichie. Cette langue est celle de la raison dans toute sa pureté. Elle interdit la divagation, elle signale l’erreur involontaire. Il faudrait ne la pas connaître pour essayer de la faire servir à l’imposture. Elle reproduit dans toutes ses conséquences le principe qui lui a été confié. Elle peut servir à prouver que l’unité d’essence, l’ordre et les proportions du sujet que l’esprit humain poursuit obstinément dans tous les objets de son attention, n’expriment pas seulement les conditions de notre satisfaction intellectuelle, mais appartiennent à l’être ou à la vérité.

En effet, lorsqu’on parvient à rendre une question mathématique, c’est-à-dire lorsqu’on a eu l’art d’en saisir l’essence d’une manière assez simple pour que l’analyse puisse s’en emparer, la nature, docile à la voix de l’homme, sanctionne les oracles de la science. Un fait connu, bien apprécié, s’était présenté à la pensée de l’homme comme une conséquence d’un ordre de choses encore inconnu : il a su définir cet ordre ; et bientôt l’expérience, abondante en circonstances nouvelles, proclame, et le génie qui a deviné son existence, et l’excellence de la méthode qu’il a su employer.


Doutera-t-on que le type de l’être ait une réalité absolue, lorsqu’on voit la langue des calculs faire jaillir d’une seule réalité dont elle s’est emparée toutes les réalités liées à la première par une essence commune ? Si de telles liaisons n’avaient en leur faveur que la faculté de notre intelligence pour les concevoir, comment arriverait-il que l’observation des faits vint, par une voie si différente, montrer, en dehors de la pensée de l’homme, l’édifice semblable à celui dont il trouve le modèle au dedans de lui-même ?


Les préliminaires qu’on vient de lire nous ont paru nécessaires pour bien entendre les idées que nous allons exposer. Ils en fixeront le sens, et serviront peut-être à leur faire pardonner ce qu’elles sembleront avoir de hardiesse et de nouveauté.

Dans l’état actuel de notre culture intellectuelle, nous avançons vers la réalisation de ce qui fut un pressentiment chez les auteurs de tant de systèmes prématurés.

Ils s’efforçaient de ramener toutes choses à une seule ; de trouver l’unité de l’être dont la nécessité s’est toujours fait sentir aux esprits supérieurs. Cette pensée constante des hommes qui forment, à travers les siècles, la chaîne des idées successives du genre humain, a été clairement exprimée par d’Alembert, lorsqu’il a écrit cette phrase déjà citée : « L’univers, pour qui saurait l’embrasser d’un seul coup d’œil, serait un fait unique, une grande vérité ».

Ajoutons que, suivant notre conviction intime, ce fait unique doit être nécessaire.

En effet, nous désirons savoir l’essence ou la nécessité de chaque chose, et ces deux expressions sont équivalentes ; car, lorsque nous connaissons l’essence, nous voyons que l’être auquel elle appartient ne saurait ni n’être pas ni être différent de ce qu’il est. Notre esprit, satisfait, appuyé sur la nécessité, jouit alors d’une parfaite quiétude. L’attrait des sciences exactes n’a pas d’autre cause. Les sujets qu’elles embrassent sont connus dans leur essence ; leur existence est tellement nécessaire, qu’on ne saurait même concevoir qu’ils pussent ne pas exister. L’esprit se plaît à les considérer, parce qu’il entre ainsi dans l’intime possession de l’être nécessaire ou de la vérité pure.

Partout ailleurs nous n’observons plus que des êtres dépendants, des vérités partielles. Nous cherchons l’origine de ces êtres, la vérité nécessaire dont émanent ces vérités partielles. À l’égard des objets de ce genre, nous n’éprouvons aucune répugnance à admettre qu’ils peuvent ne pas exister ; ou, ce qui est une idée semblable, nous accordons aisément qu’ils pourraient être différents de ce qu’ils sont réellement.

Cette disposition de notre esprit tient uniquement à l’ignorance où nous sommes touchant un tel ordre de choses. Aussi les progrès des sciences, en nous montrant la liaison entre des faits que nous avions crus isolés, nous forcent-ils, lorsque les uns sont constatés, à regarder les autres comme nécessaires. C’est qu’alors nous envisageons ces faits comme des parties diverses d’une même existence ; tandis qu’auparavant nous pensions qu’ils appartenaient à des unités différentes.

Lorsqu’il s’agit de faits éventuels, l’analyse nous sert à calculer, dans un cas donné, la probabilité que tel fait arrive plutôt que tel autre. Notre réponse à la question de la possibilité du fait, quelle que soit la nature de ce fait, est empirique. Sans se mettre en peine des circonstances qui peuvent en opérer la réalisation, le géomètre dit : « Il y a une cause pour que tel événement arrive quelquefois ; la probabilité que cette cause amènera l’événement est exprimée par telle fraction ».

L’utilité d’une telle réponse est incontestable ; mais elle atteste notre ignorance. Par exemple, l’évaluation de la probabilité qu’une certaine machine casse à un instant déterminé, est sans doute d’un grand intérêt mais il est clair que si l’on était parfaitement instruit de la force employée, des frottements et des résistances, on saurait que l’événement est inévitable ou qu’il est impossible ; même l’on verrait jusqu’à quel instant il est impossible, et à quel autre instant précis il devient inévitable.

Dans des événements d’une nature plus compliquée, nous ne sommes même pas en état de dire quelles sont les notions qu’il nous faudrait pour acquérir la certitude. Mais, parce que nous ignorons quelles sont les circonstances déterminantes, devons-nous penser qu’elles sont arbitraires, sans liaison, sans ordre, enfin qu’elles manquent aux conditions qui se rencontrent dans toutes les réalités qui sont à notre connaissance ?

Concluons donc que la distinction entre les faits contingents et les faits nécessaires est, quant au fond, la même qu’entre les faits dont on ignore et ceux dont on connaît la nature.

L’univers, ce fait unique dont l’existence tourmente depuis si longtemps l’esprit des philosophes, s’il était mieux connu, paraîtrait nécessaire. Cette opinion a été soutenue. Des distinctions entre l’intelligence et la matière, distinctions dont nous avons signalé l’origine, ont fait remonter la nécessité jusqu’à Dieu ; et l’idée de Dieu a été formée sur le modèle de notre intelligence. On a dit : « Dieu est nécessaire ; sa volonté est libre, il a voulu l’univers ». Mais en disant, « sa volonté est libre », on a rompu la chaîne ; car, s’il a pu ne pas vouloir l’univers, l’univers n’émane plus de lui comme les vérités secondaires émanent de l’unité nécessaire dont elles font partie. Il est clair que le sentiment de liberté qui accompagne les déterminations de notre volonté a été le modèle qu’on a suivi, et pourtant ce sentiment lui-même ne peut nous empêcher de reconnaître que notre volonté est souvent entraînée par les lois irrésistibles de la nécessité. Il est vrai que nous délibérons très réellement ; mais nous nous décidons. Semblables à la balance dont les deux plateaux sont chargés, nous oscillons ; mais le poids le plus fort détermine la situation où le système demeure en repos.

Il est naturel que la délibération nous donne le sentiment de notre liberté, et nous distraie même de la prévision d’une détermination, qui, bien que nécessaire, nous semble avoir été sur le point d’être changée en une détermination contraire. Aussi une personne instruite à la fois de la position et du caractère d’une autre personne, prévoit-elle avec certitude le parti que prendra celle-ci, qui, étonnée de cette espèce de prédiction, assure, et avec vérité, qu’il s’en est peu fallu qu’elle n’ait agi d’une façon différente.

Plus on réfléchit, plus on reconnaît que la nécessité gouverne le monde. À chaque progrès nouveau des sciences, ce qui passait pour contingent est reconnu comme étant nécessaire. Il se dévoile des liaisons multipliées entre des branches qu’on croyait séparées ; on observe des lois là où l’on n’avait encore vu que des faits accidentels. Nous approchons de plus en plus de l’unité d’être, qui fut le rêve de l’antiquité, et qui a son modèle dans le sentiment de notre propre existence.

Tâchons enfin de fixer notre opinion à l’égard de ce modèle du vrai, de ce type de l’être qui a souvent égaré la raison humaine, et qui, dans nos temps modernes, sert à la guider d’une manière si heureuse que ses progrès, d’abord concentrés entre un petit nombre d’hommes livrés à l’étude, se répandent aujourd’hui dans toutes les classes de la société, éclairent à la fois les sciences morales et politiques, la physique, les arts chimiques et mécaniques, et peuvent fournir aux lettres et aux beaux-arts des lumières nouvelles, des inspirations qu’ils n’ont pas encore rencontrées.

L’homme, n’eût-il pas d’autre sujet d’étude que lui-même, connaîtrait l’étendue ; je ne pense pas qu’il puisse sérieusement douter de cette propriété de la matière. Mais ce qu’il connaîtrait surtout avec la dernière évidence, c’est sa propre existence.

Au milieu des divers systèmes où s’est aventuré l’esprit humain, il a essayé du scepticisme. Il a pu soutenir que tout ce qui se trouvait au dehors de l’existence de l’homme, était pure apparence. Mais le fameux argument : « Je pense, donc je suis », a ramené l’homme vers la réalité de son être.

Le sentiment de l’être est celui de la vérité. Il est inséparable de notre existence ; il précède toute autre idée. Le bon, le beau dérivent du vrai ; mais leur connaissance exige le secours des comparaisons.

Suivant qu’on a été plus ou moins frappé de l’une ou de l’autre des parties de cette proposition, on a été porté, par l’esprit de système, à soutenir ou que nos idées sont innées, ou qu’elles viennent de nos sensations. L’une et l’autre opinion sont vraies, dans les limites que nous avons posées. Le type du vrai, nous l’apportons en naissant. Notre être, dont la réalité est notre plus intime connaissance, est inséparable de ce modèle inné. En ce sens, l’homme est l’abrégé de l’univers ; car l’être ou la vérité, partout où ils se trouvent, remplissent certaines conditions, que l’attention découvrira, nécessairement dans tous les objets réels dont elle sera occupée. Mais cette ressemblance abstraite est fort éloignée de celle qu’on a cherchée ; elle peut cependant expliquer la cause d’une erreur qui a séduit autrefois l’esprit humain.

De toutes nos idées, la plus abstraite est celle de l’être ; car celle du néant est toute négative. L’être nous appartient, il pénètre notre intelligence et l’éclaire du flambeau de la vérité. Les idées du beau, du bon, sont plus compliquées. Nous les devons à la comparaison entre les connaissances acquises et notre modèle intérieur. D’autres idées sont plus immédiatement dues à nos sensations. Ainsi, le grand, le petit, le fort, le faible, expriment des comparaisons qu’il serait absurde de regarder comme innées. J’en dirai autant de ce que nous appelons beauté ou bonté relatives : ces notions sont toutes acquises à l’aide des sensations et de la réflexion.

C’est à l’uniformité des conditions de l’être qu’il faut attribuer le sentiment d’analogie qui dirige toutes les opérations de notre entendement.

L’histoire de l’esprit humain nous apprend que ce sentiment a produit des erreurs grossières, aussi bien que d’heureuses pensées.

On peut demander comment une cause dont l’action est constante a cependant amené des résultats si différents.

Nous allons voir que de telles différences devaient inévitablement dériver des manières diverses dont on s’est efforcé de réaliser les indications vers lesquelles nos tendances intellectuelles n’ont jamais cessé de nous entraîner.

Par leur nature, les conditions de l’être sont abstraites ; et, s’il en était autrement, on ne concevrait pas qu’elles fussent universelles. L’esprit de système consistait à prendre un fait connu, c’est-à-dire une vérité particulière, pour base d’un ordre de faits. Ceux-ci, on ne les considérait plus en eux-mêmes, on y étudiait seulement les rapports, vrais ou supposés, qui les liaient au premier. Ainsi, en assemblant un certain nombre d’êtres particuliers, on attribuait à l’un d’eux la domination sur les autres ; en sorte que ces derniers, dépouillés de leurs réalités individuelles, étaient revêtus de celle qui convenait uniquement à la vérité dominante dont on avait fait choix.

Au lieu de chercher des analogies, on voulait trouver des identités ; parce qu’en effet des identités seraient plus simples et, par conséquent, plus satisfaisantes que des analogies. Le type du vrai, l’unité de l’être, l’ordre, les proportions des parties, dont la nécessité s’est toujours fait sentir, on croyait pouvoir les réaliser arbitrairement, au gré d’une imagination capricieuse.

On devait s’égarer ; et pourtant les erreurs de l’esprit humain, qui sembleraient inépuisables, se sont toutes rapprochées de certaines vérités, et n’ont pas été aussi nombreuses que le vice des procédés pourrait le faire présumer. C’est que le sentiment du vrai n’a jamais abandonné les auteurs de tous ces systèmes. Cet heureux sentiment n’a pas suffi pour les préserver des suppositions arbitraires et forcées, mais il a retenu leur imagination dans de certaines limites.

À l’esprit de système succèdent aujourd’hui les recherches méthodiques. La généralité des conditions de l’être est mieux comprise dans chaque sujet. On dirige ses efforts vers leur réalisation ; mais on ne les confond plus avec les conditions particulières qui appartiennent en propre à la vérité individuelle, dont la découverte fortuite a décelé l’existence d’un ordre de phénomènes longtemps inaperçu. L’expérience est consultée ; on veut d’abord multiplier les faits, en variant les circonstances dans lesquelles ils peuvent se manifester. Le sentiment intime de l’analogie avertit l’observateur de l’existence des lois qui n’apparaissent pas encore, et l’on s’applique à séparer les circonstances qui compliquent les résultats, en cherchant pour chacune d’elles les plus grandes et les moins grandes influences. Alors les faits se classent, ils présentent un enchaînement, un ordre. Les lois dont l’existence avait été prévue se manifestent, et une branche nouvelle de la science s’ajoute à des connaissances plus anciennes. À cette période, on ne possède cependant encore que la partie expérimentale. La théorie est créée lorsque, la nature des faits s’étant prêtée à une expression analytique, on est parvenu à tirer de cette expression des conséquences conformes à l’expérience ; les formules nées des premières observations révèlent ensuite l’existence de faits encore ignorés.

Aujourd’hui que diverses branches de la physique sont entrées dans le domaine des sciences mathématiques, on voit avec admiration les mêmes intégrales, à l’aide des constantes fournies par plusieurs genres de phénomènes, représenter des faits entre lesquels on n’aurait jamais supposé la moindre analogie. Leur ressemblance devient alors sensible ; elle est intellectuelle ; elle dérive des lois de l’être ; et ce qui fut autrefois le rêve d’une imagination hardie, incertaine encore des formes qu’elle osait revêtir, l’identité des rapports, de l’ordre et des proportions dans les existences les plus diverses, apparaît aux yeux en même temps qu’à la pensée, avec l’évidence qui appartient aux sciences exactes.

Mais les lois de l’être ne régissent pas seulement les faits qui sont du domaine des sciences ; elles s’appliquent également à l’ordre intellectuel. C’est en s’approchant de plus en plus du type de l’être ou du vrai, source de toutes nos connaissances réelles, que les théories se perfectionnent, que la morale s’épure, que la politique s’éclaire, que la métaphysique cesse de s’égarer, que la littérature et les beaux-arts se rendent compte des règles qu’ils ont pratiquées et des grands effets qu’ils produisent.

Malgré l’extrême différence des genres, toutes ces choses ont entre elles des rapports d’ordre et de proportions qui deviennent d’autant plus sensibles qu’elles sont examinées de plus près. Si, par des progrès qui semblent encore aujourd’hui au delà de toutes espérances raisonnables, la langue des calculs devenait applicable à des questions morales, politiques, métaphysiques, ou à celles qui, tenant davantage à notre manière de sentir, composent le domaine du goût, la ressemblance des formules rendrait évident que des objets si divers ont entre eux la ressemblance que leur impriment les lois de l’être. Leur nature spéciale serait représentée par des constantes ; toutes les propositions relatives à chaque sujet seraient exprimées par des fonctions dont les formes se reproduiraient sans cesse et fourniraient, par leur identité, la preuve complète des ressemblances intellectuelles dont nous parlons.

Choisissons un exemple, qui fasse mieux comprendre notre proposition.

Dans différents genres de phénomènes la tendance à la régularité se manifeste par les formules qui leur sont applicables ; car les termes qui expriment l’irrégularité renferment la durée, de manière à montrer que, après un temps fort court, ils doivent disparaître. Eh bien, le théorème relatif à la courte durée de l’action des causes perturbatrices serait attesté, dans notre supposition, par les formes du calcul.

On verrait, en morale, combien peu doivent durer les effets de la fraude, du mensonge et de l’injustice. Il deviendrait sensible que le vrai et le juste tendent sans cesse à faire disparaître les obstacles qui s’opposent à leur manifestation.

En politique, on distinguerait, parmi les causes qui agissent sur le système, quelles sont celles qui, dues à des forces toujours croissantes, finiront par prédominer ; tandis que d’autres, accidentelles, dont l’effet est fort grand à un instant donné, cesseront entièrement leur action après un temps plus ou moins long.

Dans les sciences de raisonnement, on trouverait également que l’erreur doit se dissiper.

En matière de goût, la mode est une cause perturbatrice ; aussi son empire n’est-il pas de longue durée.

Il est donc vrai que, quelque divers que soient les sujets, les actions qui troublent l’ordre naturel tendent à s’anéantir.

L’analogie qui se fait remarquer entre les différents objets dont nous avons connaissance ne se borne pas à un seul point. On pourrait affirmer, par exemple, que la mécanique rationnelle tout entière offre, avec les sciences politiques, des ressemblances telles que les théorèmes dont se compose la première sont, par rapport aux secondes, des propositions d’une vérité incontestable.

Ainsi, l’équilibre entre plusieurs forces résulte de ce que l’action des unes est opposée de directions et égale en puissance à celle des autres. Elles se composent et se décomposent ; elles produisent alors des résistances dans un sens qui n’est pas celui de leur action directe.

Il en est de même des forces qui naissent de l’état de société. Si elles sont opposées de directions et égales en puissance, l’état de repos se maintient de lui-même. Il y a de l’art à changer, par des obstacles indirects, le sens dans lequel elles agissent. Le parallélogramme des forces pourrait servir d’emblème à ce genre d’adresse.

Lorsqu’un système est en repos, cet état peut être dû à des conditions essentiellement différentes. Si une cause extérieure vient à agir sur le système, ou il tendra à reprendre sa position initiale, et l’équilibre se rétablira au moyen d’oscillations dont l’amplitude diminuera à chaque instant ; ou bien, le mouvement communiqué éloignera de plus en plus le système de sa position initiale, et ce système ne reviendra à l’état de repos qu’après avoir passé par une situation entièrement différente.

Les deux cas d’équilibre stable et d’équilibre non stable se font également remarquer dans l’état social. On voit des causes propres à l’agiter, produire tantôt de légers mouvements qui s’arrêtent d’eux-mêmes ; tantôt des révolutions complètes, qui ne permettent à l’état de paix intérieure de renaître qu’après de grands changements dans l’ordre social.

Si l’on veut pousser plus loin la comparaison, l’analogie ne se démentira pas.

L’équilibre est stable lorsque tous les points du système ont atteint la situation qui convient à leur tendance naturelle. La même condition est requise à l’égard des membres de la société, pour que la tranquillité y soit durable.

L’équilibre est non stable, quand il est établi sur un point où il ne peut subsister qu’autant qu’il est à l’abri de tout choc. Le moindre dérangement, rendant aux points qui le composent la liberté de se mouvoir dans la direction de leur tendance naturelle, l’état initial doit finir par être changé en un état opposé, et le mouvement ne point cesser avant que ce nouvel état, qui n’est autre que celui qui constitue l’équilibre stable, soit assuré.

Les États gouvernés sans égard aux tendances sociales conservent la tranquillité intérieure aussi longtemps qu’aucun événement ne vient agiter les esprits ; mais la moindre circonstance suffit pour ébranler la société jusque dans ses fondements. Chaque volonté individuelle reçoit une impulsion nouvelle, et les mouvements qui en sont la suite subsistent, jusqu’à ce que la société, reconstituée sur des bases plus solides, offre à chacun les garanties dont il avait senti le besoin.

Dans un système de points doués de pesanteur, chacun tend à se placer aussi près que possible du centre de la terre. La situation qu’ils atteignent n’est pas celle qu’ils obtiendraient s’ils étaient libres ; elle dépend à la fois de leur liaison et de leur tendance individuelle. — Dans l’état social, chaque individu tend vers le bien-être, et la première condition à remplir est que le bien-être de chacun nuise le moins possible à celui des autres.

L’équilibre d’un système exige que le centre de gravité soit appuyé. S’il se trouve placé le plus bas possible, l’équilibre est stable. — Le repos d’un État serait impossible à maintenir si l’on n’avait aucun égard à la tendance de l’époque, ou, ce qui est la même chose, à l’opinion. Il faut, ou lui opposer de puissants obstacles, ou savoir se conformer à ses exigences. Ces deux manières d’envisager la question conduisent à la tranquillité précaire ou à la tranquillité durable.

Considérons maintenant les effets de l’impulsion.

Si la direction du mouvement communiqué à un système de corps passe par le centre de gravité de ce système, il sera mû comme si tous les points qui le composent étaient réunis en un seul, et la force tout entière sera employée à produire l’effet qu’on en attendait. — De même aussi, lorsque l’action du gouvernement est dirigée dans le sens de l’opinion, la société semble se mouvoir comme un seul individu qui agirait conformément à ses intérêts, et toutes les forces de l’État concourent à la prospérité générale.

S’il arrivait que la direction du mouvement fut différente, la force motrice serait décomposée en deux portions. L’une, celle dont la direction passerait par le centre de gravité du système, agirait comme si elle était seule pour faire avancer le système dans la route où l’on aurait voulu le pousser ; tandis que l’autre, totalement perdue par rapport à ce but, n’aurait d’autre effet que de faire tourner le système autour de son centre de gravité. Enfin, si l’impulsion avait été assez maladroite pour que la première portion de la force motrice fut nulle, le système n’aurait aucun mouvement progressif ; la force de rotation subsisterait seule, et il serait dans la nature de cette force de détruire la liaison entre les diverses parties du système. — Nous voyons de même l’action des gouvernements être en partie favorable et en partie nuisible lorsqu’ils satisfont en quelques points à l’opinion publique, qu’ils contrarient sous d’autres rapports. S’il existait une administration assez mal avisée pour marcher en toutes circonstances dans des directions opposées à l’opinion, ou, ce qui est la même chose, à l’intérêt public, l’État éprouverait une agitation intérieure qui tendrait à le dissoudre. Ainsi, par exemple, il se pourrait que, à la première occasion, les provinces frontières favorisassent les prétentions d’un État voisin qui voudrait les envahir ; car, en politique aussi bien qu’en mécanique, les points de limites sont les plus agités dans les mouvements dont nous parlons. Les forces tangentielles sont nulles au centre du système ; le désir de la séparation serait absurde dans les capitales.

Les sociétés sont composées de trois éléments principaux : des intérêts, des passions, de l’inertie. Les individus réunissent quelquefois les trois manières d’être correspondantes ; mais l’une d’elles domine le plus souvent, et elles forment autant de caractères différents. Ces trois caractères présentent des ressemblances avec la manière dont se comportent les corps durs, les corps élastiques et les corps mous. Ainsi les hommes exclusivement occupés de leurs intérêts tiennent obstinément au chemin qui les mène à leur but et résistent à tout mouvement contraire ; en sorte que l’obstacle qu’ils rencontrent ne les détermine à changer de direction que lorsqu’il a détruit toute leur force. Les personnes mues par leurs passions prennent, au moindre choc, un parti inattendu ; elles se jettent dans une autre route et se conduisent d’une manière tout opposée à celle qu’elles avaient d’abord adoptée. Enfin les individus amis du repos souffrent des lésions réelles, plutôt que de songer à réagir.

Dans les temps de tranquillité, les intérêts dominent. L’administration doit les protéger, et ce soin semble ne pas offrir de grandes difficultés, car il est dans leur nature d’indiquer eux-mêmes les mesures qui leur sont favorables. Leur direction est connue et invariable ; ils servent de base à l’opinion publique.

Mais que le repos intérieur soit troublé, les passions, aisément maintenues durant l’état de paix, viennent augmenter le trouble. Elles agissent dans mille directions à la fois ; on ne sait où elles tendent, et il est fort difficile de prévoir quel sera le résultat de leur choc.

On n’a pas encore imaginé de faire une statistique des caractères ; mais on peut être sûr qu’il y a un assez grand nombre d’hommes qui agissent toujours conformément à leurs intérêts, plus de cinquante sur cent. L’autre partie est partagée en deux portions. L’une se compose des êtres irritables pour qui les intérêts semblent toujours méprisables comparés à l’objet de leurs passions : suivant les âges et les positions, ces passions peuvent prendre des caractères différents ; mais l’amour-propre est la plus constante de toutes. L’autre portion comprend les personnes qui, esclaves de leurs habitudes, redoutent tout ce qui les en ferait sortir ; celles-ci ne connaissent ni l’ambition des richesses, ni celle de la gloire, ni les affections vives : ce sont des gens inertes.

Mais il n’existe dans la nature morte aucun corps parfaitement dur, c’est-à-dire qui ne puisse changer de forme sous des efforts puissants et répétés ; aucun corps parfaitement élastique, c’est-à-dire qui ne retienne rien de la direction dans laquelle on le pousse ; aucun corps parfaitement mou, c’est-à-dire que le choc ne puisse faire changer de place, et qui absorbe toute la force employée par le seul changement de forme. De même on ne voit pas non plus de gens tellement attachés à l’intérêt que, en certains moments de leur vie, ils n’agissent par d’autres motifs. Les hommes passionnés cèdent quelquefois à leurs intérêts, et les personnes naturellement amies du repos peuvent rencontrer, dans les choses et dans les personnes qui les environnent, matière à exciter en elles le désir de la richesse, celui de la renommée ou de l’affection. Les passions de ces dernières seront faibles ; mais enfin elles peuvent n’être pas sans effets extérieurs.

Eh bien, le trouble d’un État rompt la balance habituelle entre les trois nombres qui représentent ces caractères différents. Tous les individus reçoivent une impulsion qui les transforme en gens passionnés. Le mouvement se distribue sans doute inégalement entre eux, mais il est extrêmement difficile d’évaluer la force des masses composées d’éléments nouveaux. Les directions sont incertaines et variables. L’agitation se manifeste surtout dans des actions instantanées, et cette circonstance redouble la difficuIté. En effet, aux époques de paix et de tranquillité publique, ceux qui tiennent les rênes ont tout le temps nécessaire pour choisir les mesures convenables. Des lumières, l’habitude des affaires, l’intention de faire le plus de bien avec le moins de mal possible, suffisent pour gouverner avec habileté. Dans les moments de crise, c’est, autre chose. Les circonstances deviennent pressantes ; il faut savoir se résoudre promptement. On a souvent aussi besoin de courage, et le courage n’est pas nécessairement joint aux qualités qui font l’homme habile. La société court donc mille dangers, qu’il est aussi difficile d’éviter que de prévoir.

Ajoutons que des individus doués de grandes forces par la nature, étaient placés durant le calme dans des positions qui annulaient ces forces ; tandis qu’à la faveur du trouble, ils surgissent de tous côtés armés d’une énergie jusque-là inconnue. De tels individus n’avaient pas prévu qu’ils sortiraient un jour de la nullité à laquelle leur position sociale les avait condamnés ; ils ne se sont livrés à aucune étude spéciale, avant de prendre place parmi les hommes qui influeront sur le sort de leurs semblables ; et les partis violents sont les seuls qu’ils puissent adopter, parce qu’ils y trouvent l’emploi de leurs forces, et sont dispensés de l’adresse, fruit des connaissances qui leur manquent.

L’égalité est une erreur, et la mécanique vient encore ici nous fournir une analogie nouvelle. Deux masses de même poids peuvent avoir des forces vives très différentes. Le plus petit poids placé au bout d’un levier fera équilibre à une masse aussi forte qu’on le voudra ; il ne s’agit que d’établir l’égalité entre les forces virtuelles.

La même chose a lieu dans les sociétés, et les révolutions ne sont si dangereuses, si hasardeuses, si incertaines dans leurs résultats, que parce qu’elles changent tout à coup les rapports entre les forces vives des différentes classes de la société. À la vérité, et nous l’avons dit plus haut, ce que les révolutions ont de violent et d’irrégulier disparaît bientôt, en vertu de ce théorème général qui montre que, en toutes choses, les forces perturbatrices sont fonctions du temps, et que la régularité tend à s’établir dans tout système de quelque nature qu’il soit.

Si nous voulons maintenant jeter un coup d’œil sur les ressemblances qu’offrent entre eux ce qu’on nomme les ordres physique, moral et intellectuel, nous trouverons des analogies remarquables.

Sans le secours de ces analogies, le langage figuré n’aurait pu naître. Elles ont été senties dans tous les temps ; et peut-être même n’aurait-on rien d’essentiel à ajouter aux remarques de ce genre que l’examen des langues a suggérées. Contentons-nous de faire observer combien sont judicieuses ces applications du langage propre au langage figuré.

La force morale et la force intellectuelle se comportent, en effet, comme la force physique. Il y a de part et d’autre des compositions et des décompositions analogues. Ainsi nos diverses facultés concourent à un seul fait moral et intellectuel ; comme il arrive à des forces de diverses natures et de directions différentes de donner une résultante qui, dans sa valeur et dans sa sa direction, représente la véritable force motrice.

Mais cette justesse d’expressions paraît encore plus frappante lorsque, fondée sur un premier rapport apparent et connu, elle se soutient à l’égard des rapports qu’on n’avait pas eus d’abord en vue. Prenons un exemple. Au physique, on appelle monstre un être difforme ; cette expression transportée au moral s’applique aux êtres vicieux, parce que le vice est une difformité morale. Lorsque la langue s’est formée, l’anatomie n’existait pas. Cette science nous a appris que la monstruosité a pour cause le développement extraordinaire de certains organes qui, attirant à eux toutes les forces de la vie, privent les autres organes de la nourriture nécessaire à la croissance qu’ils acquièrent dans l’état ordinaire. En examinant de plus près les êtres qui effraient les sociétés par de grands attentats, ou même ceux qui les troublent par des désordres habituels, nous découvrons que des qualités hors de mesure les entraînent soit à des forfaits, soit seulement à une infraction des lois des sociétés. De telles qualités absorbent leur moralité ; ils manquent d’autres qualités qui, dans des hommes d’un naturel moins prononcé, entretiennent l’amour de la justice et celui de l’ordre.

On pourrait citer d’autres exemples du même genre. Ils attestent cette vérité fondamentale qu’un seul rapport bien constaté entre deux sujets de genres différents en annonce un grand nombre d’autres.

Je ne sais si cette proposition énoncée formellement ne paraîtrait pas bien hardie, mais chacun raisonne pourtant comme si elle était indubitable. Elle renferme le principe de l’analogie, principe qu’un de nos auteurs a appelé méthode d’invention, et qui, sans lui refuser ce noble caractère, peut être regardé comme également propre aux emplois les plus communs, puisqu’il dérive du sentiment des lois de l’être dont le caractère est partout semblable.

L’habitude de l’étude nous donne une grande aptitude à saisir les analogies, et c’est en cela qu’elle nous sert à acquérir sans peine des connaissances nouvelles. Au premier mot sur un sujet encore inconnu, notre esprit cherche à en fixer la nature ; c’est-à-dire qu’il cherche à quel module nouveau il va appliquer les lois qui conviennent à tous. Ce point étant fixé, notre esprit avance à grands pas dans la route qui’s’ouvre devant lui. À chaque instant, la règle de proportion trouve mille applications ; et si l’analogie sert à l’invention, elle n’est pas moins utile à l’étude des sciences déjà faites. Je n’approuve pourtant pas qu’on lui applique la dénomination de méthode. L’analogie n’est pas d’invention humaine elle existe par elle-même. Notre intelligence est apte à la reconnaître. Elle aide nos premiers efforts, elle instruit l’enfant. Quelquefois aussi elle l’induit en erreur et, quoiqu’il ne s’agisse alors que des idées les plus communes, il est aisé de voir que les déviations de nos premiers jugements sont produites par la même cause qui a enfanté les systèmes hasardés. Partout la tendance à la généralisation, dont la cause première est le sentiment intime de l’unité de l’être, a précipité le jugement en avant de l’expérience, dont il aurait dû attendre les données.

Il nous reste à présenter quelques considérations sur l’état des lettres aux diverses époques dont nous avons examiné les opinions systématiques.

On sait que les anciens, si mal informés des phénomènes naturels, si ignorants à l’égard des lois qui régissent les faits qu’ils ne pouvaient pas ignorer, et si fertiles pourtant en généralités propres à embrasser l’univers entier, avaient atteint la perfection dans tous les genres d’écrire. Ne nous en étonnons pas. Le sentiment du beau était pris dans les lois mêmes de la nature intellectuelle de l’homme ; et les observations n’avaient besoin ni du secours des instruments imaginés par les modernes, ni de la constance et de la maturité de raison, qui remplacent, chez ces derniers, cette fraîcheur d’imagination, dont une entière indépendance faisait peut-être la force et la grâce.

L’art d’émouvoir et celui de plaire n’ont besoin que de la connaissance des choses humaines. Il était dans la nature de l’esprit humain de se réfléchir d’abord vers lui-même. S’il a pu errer en y cherchant le modèle de l’univers, et le but, la cause finale, de toutes les existences placées en dehors de la sienne, il ne pouvait se tromper par rapport aux lois de son être. À cet égard, l’homme a été naturellement placé dans la position qu’il n’a prise que fort tard par rapport aux objets extérieurs. Il a observé les faits intellectuels ; ils étaient trop près de lui pour qu’il ne sût pas les bien voir.

Le génie, qui sait à son gré reproduire et transmettre des impressions profondes, ne pouvait manquer de manifester sa puissance aussitôt que l’homme, dans l’état social, s’est trouvé environné de ses semblables.

Sans doute, le goût est le fruit d’un grand nombre d’observations, et il n’a pu être fixé que longtemps après l’apparition des premiers ouvrages qui en offraient le modèle. Mais enfin, quelle que soit la variété des genres, un temps immense ne pouvait pourtant se passer avant que les observations, les remarques et les comparaisons fussent assez multipliées pour avoir fourni à l’intelligence humaine tout ce qu’elle est susceptible d’acquérir dans un genre d’études exempt, par sa nature, des causes d’erreurs qui l’avaient égarée dans des recherches où l’objet de ses études était en dehors d’elle-même.

Nous avons voulu imiter la littérature des anciens ; nous avons adopté des fictions poétiques qui ne se rattachaient plus, pour nous, à des systèmes accrédités ou des croyances adoptées. Ces fictions, jadis si riantes, se décoloraient en passant dans les écrits d’une nation qui ne les avait pas imaginées. Leur signification était énigmatique et conventionnelle pour nous, tandis qu’elle était pleine de sens et de vie entre les mains des inventeurs. Dans un temps où l’imagination dominait toutes les conceptions humaines, les emblèmes dont nous nous efforçons de faire revivre la grâce, prêtaient un véritable secours aux conceptions du poète et un charme réel à ses écrits. Ces formes de style ne sont plus en harmonie avec notre caractère national. Aussi une école nouvelle fait-elle mille efforts pour créer une littérature qui nous soit propre.

L’époque où nous vivons est remarquable par l’invasion des formes mathématiques dans des ouvrages qui, par leur nature, sont loin de pouvoir atteindre l’exactitude à laquelle de telles formes conviennent spécialement. Il résulte de l’emploi maladroit des termes qui expriment une entière certitude, une sorte de déception intellectuelle dont la raison et le goût sont également choqués.

Les personnes qui ne connaissent des sciences exactes que leurs premiers éléments ont cru pouvoir reprocher aux géomètres une sécheresse de style, qu’on a regardée comme inhérente au genre de leurs études. Il est certain cependant que les ouvrages consacrés à l’exposition des hautes théories mathématiques ont, dans le style même, un attrait puissant. On y remarque une précision élégante, une extrême finesse, l’art de rendre présentes à l’esprit une foule d’idées qui pourtant ne sont pas textuellement énoncées. Tous ces avantages disparaissent des grotesques copies qu’en donne aujourd’hui le langage commun. On nous montre hardiment l’enveloppe sous laquelle nous sommes habitués à trouver des pierres précieuses ; et cette enveloppe contient des choses de peu de valeur, que nous nous étonnons avec raison de voir dépourvues des ornements qui s’adapteraient au sujet. Pourquoi sont-elles astreintes aux apparences de la solidité, tandis que celles de la légèreté seraient en harmonie avec leur nature futile ?

Mais ce qu’il y a de plus vicieux, c’est l’emploi des chiffres, là où ils n’indiquent aucune valeur réelle. Ils usurpent le crédit dû aux connaissances positives, et établissent l’erreur, en donnant le change aux amis de la vérité. Après avoir renoncé aux genres de lecture dont les formes faciles et attrayantes sont propres à soutenir l’attention, et qui d’ailleurs présentent l’avantage d’être conformes à leurs habitudes, certaines personnes se laissent entraîner par l’amour des idées exactes dont le besoin est senti plus qu’à aucune autre époque ; quand ces personnes consentent à dévorer la sécheresse attachée aux études élémentaires, elles mériteraient de rencontrer dans les auteurs qui leur servent de guides, cette conscience du vrai sans laquelle il est impossible d’atteindre à aucun résultat important.

Les nations éprouvent aujourd’hui le sort des individus qui se livrent pour la première fois aux travaux sérieux. Encore incapables de juger les ouvrages qui en traitent, elles s’indemnisent de la peine qu’elles prennent à les étudier par une confiance aveugle dans les doctrines qu’ils renferment, et le dédain des formes autrefois adoptées par les auteurs qui leur promettaient une instruction moins solide.

Le pédantisme était jadis le défaut ordinaire des personnes adonnées à l’étude. Maintenant la plus obscure médiocrité, reléguée dans les provinces éloignées du centre des mouvements progressifs de la science, offre seule quelques traces de cet ancien défaut. Mais, en revanche, ce sont des masses entières qui nous donnent le spectacle d’une confiance illimitée dans leurs lumières et d’un mépris absolu pour les personnes qui, fidèles à d’anciens documents, sont restées étrangères à ce qu’on nomme les nouvelles idées.

La jeunesse surtout renchérit sur cette ridicule manie. Elle se croit beaucoup trop instruite pour ne pas dédaigner le ton aimable de plaisanterie, qui, chez notre nation, accompagnait autrefois une instruction réelle et des opinions éclairées. La littérature a besoin du secours des idées dominantes pour obtenir l’attention de ces graves censeurs.

Il n’est pas permis de faire rire, si ce n’est aux dépens des personnes qui se montrent ennemies des innovations. La raillerie est amère, elle a perdu la grâce qui savait en amortir les traits.

Ne nous alarmons pas de ces symptômes : ils ne seront que transitoires. Nous approchons de l’époque où le goût du public pour les idées exactes déterminera le talent à s’occuper des théories politiques. Lorsque la vérité aura trouvé des organes dignes d’elle, elle paraîtra simple, et il sera facile de la reconnaître. Elle répugne à l’emphase qui accompagne les doctrines sentencieuses de nos pédants. Bientôt la politique, recueillant le petit nombre de vérités qui sont à son usage, adoptera les formes qui conviennent à sa nature. Agissant comme toutes les sciences qui ont besoin du secours de l’expérience, elle craindra d’énoncer des théories générales avant d’en avoir justifié la réalité. On verra alors ces progrès immenses dont on fait tant de bruit, se réduire à n’être autre chose que le développement d’idées contenues dans les ouvrages de nos prédécesseurs. Elles seront, à la vérité, revêtues de formes nouvelles ; mais il sera clair que ces formes sont celles que les sciences modernes ont adoptées. Pendant un temps, une partie des connaissances humaines se distinguait des autres branches de la culture intellectuelle par une méthode sévère et exacte, tandis qu’on remarquait partout ailleurs les idées les plus heureuses unies aux conjectures les plus hasardées, cachet des premiers essais de la pensée. L’homogénéité, qui fut le caractère des travaux des anciens, dominés dans tous les genres par l’imagination, finira par se retrouver dans les travaux modernes, assujettis à la marche méthodique qui doit conduire à la connaissance certaine des vérités propres à chaque genre d’études.

Les lettres ont perdu de leur éclat ; elles n’attirent plus les hommages des peuples ; elles ne sont plus l’objet de l’enthousiasme de la jeunesse. La poésie, si elle ne se rattache à quelques-unes des idées qui intéressent les discussions politiques, est généralement délaissée. Comment, dans cette disposition des esprits, l’homme de génie pourrait-il trouver d’heureuses inspirations ?

Mais un jour plus pur ne tardera pas à briller. L’analogie exige que toutes les branches du savoir humain reçoivent des développements, pour ainsi dire, parallèles. L’attention se tournera successivement vers chacune d’elles, jusqu’à l’époque où leurs progrès devenant comparables, elles obtiendront toutes ensemble le degré d’intérêt dû à leurs valeurs respectives.

Ainsi l’élève, occupé d’acquérir les connaissances diverses qui composent l’éducation achevée, se dirige tantôt vers un genre d’études, tantôt vers un autre tout différent du premier. Chaque objet nouveau attire toutes les forces de son esprit. Il semble être devenu étranger à ce qu’il sait déjà, et on le croirait incapable d’aborder des questions qui lui sont encore inconnues. Cependant arrive une époque où chaque chose recouvre à ses yeux son importance véritable. Il distingue alors des liaisons et des ressemblances où il n’avait d’abord aperçu que des divisions et des différences. L’esprit humain touche à une période semblable. Bientôt le tableau des sciences, des lettres et des beaux-arts présentera à l’observateur une symétrie méthodique, qui lui permettra d’embrasser d’un seul coup d’œil l’œuvre de l’esprit humain. L’analogie, qui a produit autrefois pour les sciences des systèmes hasardés, et pour les lettres des allégories ingénieuses ou des comparaisons pleines de grâce, prendra une force nouvelle. Elle ne s’arrêtera plus à la superficie des choses, pour y chercher les ressemblances visibles au premier coup d’œil ; elle pénétrera dans leur nature, et le type du vrai offrira, dans les sujets les plus divers, le caractère général de toutes connaissances certaines.

Nous avons traité plus haut de la révolution qui s’est opérée dans la manière dont on envisage les sciences physiques. Nous avons dit comment les méthodes géométriques ont étendu leur empire, en portant la certitude dans des régions qui furent longtemps le domaine des idées systématiques. Les sciences morales et politiques ne tarderont pas à subir la même transformation. Déjà l’opinion publique s’attend à ce changement, et en devance même la réalisation par un enthousiasme irréfléchi pour les doctrines qui en font naître l’espérance. Cette erreur passagère est exempte de danger ; elle sera peu durable, et le goût, dont cet enthousiasme est le symptôme, sera bientôt pleinement satisfait. Les méthodes existent ; une difficulté née de l’amour-propre peut seule en retarder l’emploi. Les hommes capables de traiter de pareilles questions craignent de n’être pas estimés de leurs pairs, et de ne pas rencontrer de juges éclairés dans les personnes étrangères aux sciences. Un pareil obstacle ne peut subsister longtemps. Nous pouvons regarder dès à présent les sciences morales et politiques comme appartenant au domaine des idées exactes.

Mais l’analogie se montrera dans tout son charme et dans toute sa puissance, lorsque l’esprit d’examen entreprendra de comparer la manière d’agir des lettres et des arts ; lorsque, portant ensuite ses regards vers les modèles offerts par le spectacle de la nature, il trouvera, de tous côtés des copies sans cesse renouvelées de ce modèle du vrai qui appartient à notre être, qui est la source de tous nos plaisirs intellectuels, et qui, réfléchi autour de nous, devient la cause des impressions que nous recevons des objets dont est frappée notre imagination. Si le génie sait produire à son gré des émotions qui se ressemblent et sont dues, cependant, à des causes qui diffèrent comme les moyens constitutifs d’autant d’arts séparés, il doit cette puissance au principe de l’imitation ; et l’imitation dérive du sentiment d’analogie. S’il n’existait pour nous aucun type commun entre les divers objets dont nous recevons l’impression, les arts auraient pu copier les objets extérieurs, et les lettres redire les événements mémorables ; mais ni les uns ni les autres n’auraient su, en employant des moyens qui ne leur auraient pas été immédiatement fournis par le sujet, reproduire une impression semblable à celle qui vient des choses existantes.

Les lois de l’être établissent de certains rapports entre un module donné et tout ce qui tient au sujet auquel ce module appartient. Ce sont ces rapports qui agissent sur notre imagination. L’âme peut être affectée de la même manière par l’entremise de sens différents, parce qu’elle reçoit alors le même ordre d’idées.

Ainsi l’éloquence, l’art musical et la pantomime procèdent d’une manière analogue. La peinture ne dispose que d’un seul instant ; mais elle sait le choisir de façon à rappeler ceux qui ont précédé, et à faire pressentir la suite de l’action que le tableau représente.

Si l’on excepte un petit nombre de cas dans lesquels l’auditeur est préparé, par les circonstances du moment, à prêter toute son attention à l’orateur, celui-ci débute avec calme. Le musicien agit de même. Au commencement de sa pièce, il emploie une modulation simple et réserve les mouvements expressifs pour la suite de l’action.

Dans le spectacle de la nature, nous retrouvons cette gradation. Le lever du soleil est précédé d’un crépuscule, et un autre crépuscule annonce la fin de l’apparition de cet astre. L’écrivain et l’orateur terminent aussi leur oraison avec la même simplicité qu’elle a été commencée. Une pensée d’éclat jetée à la fin d’un discours laisserait l’auditeur dans une sorte d’éblouissement qui serait fatigante. Le goût, en s’épurant, a proscrit cette manière. L’influence de l’analogie est tellement sympathique que le musicien renonce également ; à nous faire entendre les bruyants accords par lesquels il était naguère d’usage de terminer l’acte de cadence. Dans les morceaux modernes, les dernières mesures préparent le repos absolu, non pas seulement par la modulation qui doit amener la tonique, mais encore par la diminution d’intensité des sons employés vers la fin du morceau.

Nous allons voir combien il existe de ressemblance entre les manières pratiquées dans des arts qu’on a coutume de regarder comme entièrement étrangers l’un à l’autre.

Ainsi, en comparant avec plus de détails les grands effets produits d’un côté par le talent de l’orateur, et de l’autre par celui de l’habile compositeur, nous aurons occasion de nous convaincre de l’identité des rapports qui agissent sur notre imagination. Une seule condition est nécessaire pour les apercevoir ; c’est d’être familier avec chacun des modules qui leur servent de mesure commune.

Les effets d’une grande puissance frappent à la vérité les hommes les moins instruits, mais la finesse du tact a besoin d’exercice. Le goût, l’oreille, sont susceptibles de se former, et souvent on se croit absolument incapable d’apprécier l’harmonie, uniquement à cause du préjugé qui sépare la musique du domaine de l’intelligence. Au contraire, personne ne veut paraître insensible aux beautés littéraires, et une éducation, à laquelle on attache une haute importance, prépare l’homme du monde à porter des jugements raisonnables, ou au moins à savoir choisir les autorités qui doivent lui fournir les opinions qu’il pourra émettre sans honte. À l’égard de la musique, les choses se passent autrement. L’enfant qui n’éprouve pas une grande sensibilité aux premiers accords qu’on lui fait entendre est regardé comme n’étant pas organisé pour cet art. Souvent l’enseignement est mauvais ; l’on juge, d’après le défaut de progrès, que l’élève est incapable d’apprendre, et l’argument tiré de l’inutilité de l’art en lui-même fait qu’on l’abandonne bientôt.

Ainsi, à moins d’être assez heureusement né pour annoncer, dès les premiers essais, des dispositions remarquables, l’enfant, quand sa famille est elle-même étrangère au goût de la musique, est privé des secours qui l’auraient pu conduire à l’appréciation des beautés en ce genre. Il est évident que si l’on agissait de la même manière par rapport aux lettres, les hommes doués d’une manière de sentir exquise seraient les seuls qui acquerraient la connaissance des chefs-d’œuvre littéraires. Je crois qu’il est également rare de voir l’enfant annoncer de grandes dispositions dans l’un ou l’autre genre. L’éducation et l’opinion rendent compte de la différence entre les nombres exprimant combien il est d’hommes qui puissent bien juger en littérature, et combien qui sachent apprécier le mérite d’une composition musicale.

On croit avoir trouvé une objection fondamentale dans la disposition naturelle nécessaire pour évaluer la justesse d’un son. Mais, lors même qu’il ne serait pas certain que l’exercice apprend à distinguer des sons entre lesquels l’oreille ne percevait d’abord aucune différence, il resterait encore une foule de choses qui, entièrement indépendantes du choix du module, pourraient être appréciées par l’homme intelligent et accoutumé à étudier les effets de la musique.

On ne comprend plus aujourd’hui ce que l’histoire nous rapporte sur l’influence des différents modes. Et comment parviendrait-on à s’en rendre compte, lorsqu’on s’obstine à ne regarder la musique que comme l’art de flatter l’oreille ? Réduite à cet unique usage, pourrait-elle être l’objet d’une attention sérieuse ? Aurait-elle produit les merveilles que les anciens nous racontent ? Mais ces merveilles cesseront de nous étonner, lorsque, en comparant les moyens usités en musique à ceux que l’orateur met en œuvre, nous aurons fait ressortir dans tout son jour cette vérité, reconnue seulement par un petit nombre de personnes, qui craignent même de l’énoncer, que la musique est une langue, et une langue énergique. Elle emploie les sons ; mais les sons ne la constituent pas. Elle a ses phrases, ses périodes, ses règles, ses hardiesses. Ses beautés flattent l’oreille, mais ne s’y arrêtent pas ; elles pénètrent l’âme et peuvent exercer sur elle un empire véritable. Ainsi la poésie emploie des sons articulés agréables à l’oreille, et l’on aurait néanmoins une idée fort incomplète du charme qui s’y attache, si l’on oubliait le sens des phrases pour ne s’occuper que de leur nombre.

La musique est toute métaphysique ; ses expressions sont générales, elle ne possède aucun nominatif. Elle n’exprime que des sentiments ; mais il est en sa puissance de produire sur l’âme de l’auditeur le même effet qu’un récit positif d’une action particulière.

Cette langue procède comme toutes les autres ; elle fournit des expressions de tous genres. Le compositeur doit, comme l’orateur, avoir une idée dominante. Il s’empare d’abord de l’auditeur en lui présentant des phrases usitées, que personne ne puisse s’étonner d’entendre. Elles amèneront le développement du sujet ; mais, à moins de circonstances particulières, elles ne l’expliqueront pas en entier.

Si le littérateur veut occuper son lecteur d’idées gracieuses et maîtriser l’attention, sans exciter aucune impression qui trouble le repos de l’âme, ses phrases auront de l’harmonie ; il proscrira toute expression ambitieuse. Il sera constamment pur, et jamais recherché. — Le compositeur qui se propose le même but emploiera des moyens tout pareils. Sa composition sera toujours correcte et simple. L’oreille ne s’étonnera d’aucune des phrases qui lui seront offertes, mais un charme soutenu fera pénétrer dans l’âme le sentiment de la grâce.

L’homme de lettres compose-t-il un ouvrage propre à égayer le lecteur ? Il connaîtra l’art d’amener les contrastes ; mais, s’il craint de tomber dans le burlesque, il évitera les tours de phrases et les expressions qui conviendraient à la peinture d’un sujet tragique. L’orateur se propose un but plus important que de placer l’âme de ses auditeurs dans une situation douce et calme, ou de faire naître la gaîté autour de lui ; mais la conversation des personnes aimables, n’a pas besoin d’autres effets pour nous plaire.

De telles conversations nous donneront lieu de remarquer que la plupart des choses qui, dites d’une certaine manière, ont le caractère de la grâce, prennent, au moyen de faibles changements et d’une autre manière de les dire, celui de la gaîté. Ce rapport entre la grâce et la gaîté n’est pas moins sensible dans les compositions musicales. Les mêmes modes, les mêmes coupures de phrases y sont employés dans l’un et l’autre genres, et le changement dans les mouvements tient la place de celui des manières de dire. Plus de vitesse suffit pour rendre gaie une composition qui, exécutée plus lentement, eût été simplement gracieuse. Mais, en musique comme en littérature, la grâce exclut les contrastes qui conviennent à la gaîté, comme la gaîté, sous peine de tomber dans le burlesque, rejette le genre de contrastes réservé à l’expression des grandes émotions.

Les rapports que nous venons d’indiquer entre deux situations de l’âme où elle est dans un état de bien-être, existent également entre celles où elle éprouve un sentiment de tristesse.

La mélancolie et le désespoir peuvent être produits par une seule et même cause. Il arrive même que ces deux manières d’être affecté se succèdent, alternent et se reproduisent chez le même sujet jusqu’à ce que l’impression reçue, s’affaiblissant peu à peu, éloigne ou même fasse disparaître l’accent du désespoir, pour ne plus conserver que l’expression d’une tristesse susceptible de distraction. Alors la mélancolie n’a plus le caractère de l’abattement ; elle devient douce, et quelquefois chère aux personnes qui la ressentent.

Ces différents genres d’affections, liés entre eux par une origine commune, inspirent à l’homme de lettres, au poète et à l’orateur des compositions qui ont aussi entre elles des rapports sensibles et pourtant des caractères divers.

La sombre mélancolie exprime les mêmes idées que le désespoir. Dans la simple conversation, le passage de l’un à l’autre peut être uniquement marqué par le ralentissement ou l’accélération du discours. La même chose est vraie quant aux compositions musicales de peu d’étendue. Une complainte empreinte d’une sombre tristesse, ferait entendre les accents du désespoir si l’on en précipitait le mouvement.

En littérature, aussi bien que dans l’art musical, les choses se passent autrement pour les compositions plus importantes. Les caractères sont alors distincts, et une bonne composition dans un des genres deviendrait ou faible ou tout à fait mauvaise si l’on se contentait de changer la manière de les dire.

Il est facile de comprendre la raison de cette différence de facture entre les grandes compositions et celles qui ont peu d’étendue.

Les sentiments douloureux qui produisent les deux modes d’affections dont nous examinons l’expression se manifestent tour à tour par l’une et par l’autre. Notre manière de sentir ne nous permet pas de demeurer longtemps dans le désespoir. Cette situation déchirante fatigue, épuise ; et s’il n’en résulte pas une exaltation assez forte pour bouleverser entièrement nos facultés intellectuelles, notre âme sera obligée de prendre quelque repos. Ce genre de repos n’est pas celui du bien-être ; il approche de la stupidité. C’est l’abattement de la douleur, c’est une noire mélancolie, une tristesse profonde.

Quel que soit le genre de compositions destiné à reproduire de telles impressions, il doit se conformer aux besoins de notre sensibilité. Il présentera donc alternativement la peinture de l’extrême tristesse et celle du désespoir. Ainsi ces deux aspects différents d’un seul et même sentiment se trouvent, pour ainsi dire, opposés l’un à l’autre, et dans un tel degré de rapprochement que la comparaison en devient inévitable. Il faut alors établir entre leurs expressions d’autres différences que celles du mouvement.

La nature de ces affections en fournit le moyen.

Non seulement l’abattement s’énonce avec lenteur, mais une sorte de monotonie lui convient. Le poète, l’orateur, choisiront des syllabes douces, faciles à prononcer, et dont l’émission semble exiger peu d’efforts. — Le musicien aura recours à des notes de même valeur en sorte que les sons agiront sur l’âme à peu près comme le silence absolu, silence qui produirait la préoccupation dont on doit nous faire connaître l’existence.

L’attention à suivre ces règles a le double avantage de renforcer l’effet qu’occasionnerait le seul changement dans la manière de dire, et de préparer une opposition plus frappante entre les accents de la profonde mélancolie et ceux du désespoir.

De même anssi les affections violentes, lorsqu’elles devront se montrer dans une même composition à côté de la sombre douleur, trouveront d’autres nuances que celles qui résulteraient de la seule précipitation du mouvement. Des expressions fortes et énergiques, des notes dures à l’oreille, avertiront l’âme de l’exaltation nouvelle causée par le sujet.

Le poète, l’orateur, l’auteur dramatique, littérateur ou musicien, tirent leurs grands effets de l’art avec lequel ils savent amener un mot, une note inattendus. L’âme de l’auditeur s’était identifiée avec le développement d’une action, qui lui était, pour ainsi dire, présente : tout à coup elle voit avec surprise un incident nouveau qui en renforce l’impression ; elle se trouble à la vue d’un surcroît de malheur, dont elle ne peut plus mesurer l’étendue. Dans cette manière de procéder, nos auteurs suivent l’ordre établi par la réalité des événements qui peuvent affecter notre sensibilité. Il arrive, en effet, tous les jours, qu’un détail nouveau, une circonstance imprévue, qui accompagnent un malheur déjà connu, en redoublent l’impression au point de nous jeter dans le désespoir.

La ressemblance de nos arts entre eux et avec la nature des faits qui nous émeuvent, tient à l’identité de rapports, sans laquelle il n’existerait pour nous aucun sentiment vrai, aucune idée claire. Chaque art, aussi bien que la réalité des événements dont il imite les impressions, a son module particulier ; et c’est en quoi les arts diffèrent les uns des autres. Mais ce module une fois adopté, rien ne reste plus arbitraire entre les diverses parties de l’action. Leur liaison est tellement nécessaire que, si elle était intervertie, nous n’apercevrions plus aucune suite d’action et n’éprouverions plus aucune gradation d’intérêt.

Lorsque les différentes parties d’une composition ont été coordonnées avec art, l’âme se plaît à en parcourir le développement. La variété des sentiments prévient la fatigue et soutient l’attention. Plus la composition a de force et d’énergie, plus aussi il est nécessaire de ne pas s’arrêter trop longtemps à l’expression d’une seule et même impression. Celle de la tristesse, par exemple, deviendrait assoupissante ; et les accents du désespoir, s’ils étaient trop multipliés, finiraient par n’être plus entendus.

La musique, pour qui entend son langage, est de tous les genres de discours qui ont les sentiments pour objet, celui qui exige le plus de variété dans le style ; parce qu’il est aussi celui dont les impressions sont les plus pénétrantes.

Cette nécessité du changement d’expression est tellement impérieuse dans l’art musical, qu’on est obligé pour y satisfaire d’introduire dans le drame lyrique les incidents les plus invraisemblables, lorsqu’il n’en est aucun, dans la suite naturelle de l’action, qui fournisse au compositeur des sentiments de genres différents à mettre en scène.

La partie poétique d’un tel drame expose nécessairement une action déterminée, tandis que sa partie musicale saisit l’occasion qui lui est offerte pour rendre des sentiments généraux et abstraits, qu’amène le récit du poète.

C’est de cette diversité d’actions que résulte celle du jugement des spectateurs.

Si un homme peu sensible au langage musical s’avise d’aller entendre un des chefs-d’œuvre dramatiques qui excitent l’enthousiasme des amateurs, il cherche, comme malgré lui, une distraction dans le sujet particulier de la pièce contre les accords dont il ne sent pas le mérite. Il s’étonne du peu de liaison entre les scènes. Il ne voit pas avec quel art on a su ménager ces transitions nécessaires entre des genres de beautés tellement énergiques que l’impression de chacune d’elles serait une horrible fatigue, si elle se prolongeait. Il sort, s’imaginant avoir jugé ce qu’il ne sait pas entendre, et croit avoir fait une critique mordante en disant que le bon sens doit partout trouver sa place.

L’amateur, au contraire, est pleinement satisfait. Il n’a même pas remarqué les défauts prétendus que l’on signale dans une composition dont il admire toutes les parties. L’âge, le sexe, la position sociale, les connaissances les plus approfondies dans des sujets différents, ou leur absence totale, n’occasionnent aucun dissentiment sur l’impression, actuelle ou récente, causée par un bon ouvrage. Des personnes, d’ailleurs, sans rapports entre elles de goûts et d’habitudes, se réunissent dans une opinion qui leur est commune. À la vérité, cet accord universel se trouble bientôt. C’est seulement tant que l’impression dure encore, qu’elle dicte à chacun des jugements semblables. On peut même remarquer une chose qui paraîtrait inexplicable à tout homme étranger aux impressions musicales : c’est que les discussions, quelquefois très vives, sur le mérite des écoles, sur celui de tel ou tel exécutant, cessent, ou ne sont plus soutenues qu’avec peine et par pur entêtement, en présence de l’exécution. C’est que cette diversité est dans l’opinion, tandis que l’uniformité d’impression vient de l’uniformité des facultés de sentir. La première est une force constante ; l’autre a besoin d’être mise en action pour acquérir de la valeur. Le souvenir la reproduit imparfaitement, et son effet, s’affaiblissant en raison de l’éloignement de la cause qui l’a produite, finit par laisser à la première une prépondérance marquée. C’est par une raison toute semblable que l’amateur, quelles que soient d’ailleurs la puissance de sa raison et la délicatesse de son goût littéraire, n’est pas choqué des invraisemblances et du peu de liaison entre les scènes lyriques. Pénétré d’une vive émotion par ce qu’il entend actuellement, il n’a pas le loisir d’apercevoir quel en est l’à-propos. Le compositeur habile, semblable en cela aux grands orateurs, s’empare de l’attention de ses auditeurs ; leur âme est, pour ainsi dire, dans sa main ; il dispose de leurs sentiments. Après avoir jeté le trouble dans leurs facultés, et lorsqu’il sent que ce trouble ne peut plus croître, il ne laisse pas affaiblir une impression qui est son triomphe ; il veut qu’une impression différente la remplace et conserve ainsi, à l’empire qu’il exerce sur les âmes, toute sa force et toute sa puissance. Avec quel art il en ménage les moyens ! Il connaît, il mesure les sentiments qu’il fait naître ; il sait combien de temps nous pouvons en être possédés ; il se garde d’atteindre la limite de nos facultés. Ce qui est extrême échappe à notre perception ; la faculté de sentir a ses bornes, et cela tient à la nature de notre être. Un violent malheur, dans les premiers moments de son apparition, n’est pas senti plus vivement qu’un malheur moindre ; mais les instants qui succèdent nous font reconnaître les différences. Et la raison en est applicable à toutes choses, parce qu’elle est vraie, et que la vérité est universelle, ou, en d’autres termes, parce que les lois de l’être sont partout les mêmes.

Cette raison, la voici. Nos jugements, pour être éclairés, ont besoin de la connaissance parfaite des choses qui en sont l’objet. Une impression d’une extrême force nous bouleverse ; notre âme devient incapable de comparer, et, par conséquent, d’apprécier l’intensité du malheur qu’elle éprouve. Mais il est dans la nature des affections qui ont une cause extérieure de tendre à s’affaiblir. Un chagrin cuisant semble devenir de plus en plus poignant, parce que l’impression, qui d’abord avait été assez profonde pour nous empêcher de mesurer l’étendue du mal, diminuant réellement, laisse à la réflexion le pouvoir de ne nous en montrer les diverses faces. Si la cause première a été moins puissante, son effet aura été connu plus tôt et l’affaiblissement de l’impression, loin d’augmenter notre chagrin, nous procurera, au contraire, un soulagement sensible.

Les lettres, les arts sont notre ouvrage ; leur but est notre bien-être. Leur première règle doit donc être de ne pas pousser leur action jusqu’à ce degré extrême qui trouble notre jugement, ou, si de grandes beautés peuvent résulter de ce genre d’impressions, il faut qu’ils se hâtent de nous tirer d’une position pénible, en transportant notre attention dans une région moins sombre.

On reproche à la littérature son épuisement, et au goût de l’exactitude, sa sécheresse. Il semble que l’imagination ait perdu sa puissance lorsque la raison établit son empire. Nous reconnaissons que les temps où des hypothèses, plus ou moins heureuses, formaient toute la richesse intellectuelle ; où l’homme, par conséquent, au lieu de chercher l’appui des vérités particulières, ou bien, ce qui est la même chose, celui de la réalité des faits, trouvait en lui-même les convenances auxquelles il assujettissait la nature entière, étaient très favorables au développement de l’imagination. Alors il n’y avait point contraste entre une foule de doctrines hasardées et ce qu’on nommait la science. Les fictions poétiques étaient revêtues d’un charme qu’elles ne devaient pas seulement à leur grâce ; une demi-croyance permettait d’admettre qu’elles pouvaient avoir eu une sorte de réalité. L’histoire et la fable se confondaient dans leurs limites. Ce que les uns regardaient comme de simples allégories était, pour les autres, le récit de faits merveilleux. Cette disposition des esprits donnait sans doute à l’art de bien dire une importance, qu’il ne peut conserver au même degré lorsque la principale condition à remplir est celle de dire vrai. La faculté créatrice a disparu avec le crédit des fictions. Mais, s’il est aujourd’hui dans le caractère de notre culture intellectuelle d’attacher plus de prix à la solidité des doctrines qu’à leur brillant ; si nous voulons que la raison domine toutes les productions de l’esprit ; si même nous sentons le goût des recherches attiédir notre imagination, ne désespérons pas d’arriver à une époque plus heureuse, où nous saurons unir toutes nos facultés dans des productions d’un genre nouveau.

Nous l’avons dit, les nations éprouvent aujourd’hui l’impression que recevrait un jeune homme qui, après s’être longtemps occupé de littérature, serait porté, par le cours de ses études, vers les connaissances sérieuses. Le charme de ses premières occupations l’abandonnerait ; une curiosité vive en prendrait la place ; mais, après l’éducation achevée, chaque chose recouvrerait à ses yeux sa véritable importance.

Nous arriverons à une époque semblable. Et, comme l’éducation des sociétés consiste moins à rendre vulgaires les connaissances déjà anciennes qu’à en acquérir de nouvelles ; comme nous marchons à grands pas vers la création de théories fondées sur des vérités incontestables, nous finirons par amener toutes les branches de notre savoir à une harmonie qu’elles durent autrefois à la seule imagination.

Tant de vérités de genres différents, groupées autour d’une vérité première, qui est le fait principal du sujet, mettront dans tout son jour l’identité de rapports entre le module de chaque science, de chaque art, et les diverses parties de cette science ou de cet art. Les lois de l’être, les conditions du vrai, ainsi présentées à la fois sous mille faces différentes, échaufferont alors l’imagination ; un enthousiasme nouveau, fondé sur une base plus solide que celui qui sut embellir d’agréables fictions, inspirera nos poètes et nos orateurs. Au lieu de créer l’univers suivant les caprices de nos volontés, ils nous le montreront tel qu’il est réellement ; et si jamais le génie entre dans cette route nouvelle, il verra avec admiration que l’art de créer n’a été que celui de copier, et de transporter en d’autres lieux de faibles parties d’un tableau qu’il lui sera donné de savoir peindre dans son entier.


fin.