Œuvres poétiques (Malherbe)/Victoire de la constance

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Œuvres poétiques de Malherbe, Texte établi par Prosper BlanchemainE. Flammarion (Librairie des Bibliophiles) (p. 83-85).


III

VICTOIRE DE LA CONSTANCE

Av. 1597


Enfin cette beauté m’a la place renduë,
Qu’elle avoit contre moy si longtemps defenduë :
Mes vainqueurs sont vaincus ; ceux qui m’ont fait la loy,
La reçoivent de moy.

J’honore tant la palme acquise en cette guerre
Que, si, victorieux des deux bouts de la terre,
J’avois mille lauriers de ma gloire témoins,
Je les priserois moins.

Au repos où je suis, tout ce qui me travaille,
C’est la doute que j’ay qu’un malheur ne m’assaille,
Qui me separe d’elle, et me face lascher
Un bien que j’ay si cher.


Il n’est rien icy-bas d’eternelle durée :
Une chose qui plaist n’est jamais asseurée ;
L’épine suit la rose, et ceux qui sont contens
Ne le sont pas long-temps.

Et puis qui ne sçait point que la mer amoureuse
En sa bonace mesme est souvent dangereuse,
Et qu’on y voit tousjours quelques nouveaux rochers,
Incognus aux nochers ?

Déja de toutes parts tout le monde m’eclaire ;
Et bien-tost les jaloux, ennuyez de se taire,
Si les vœux que je fais n’en detournent l’assaut
Vont médire tout haut.

Peuple, qui me veux mal, et m’imputes à vice
D’avoir esté payé d’un fidelle service,
Où trouves-tu qu’il faille avoir semé son bien,
Et ne recueillir rien ?

Voudrois-tu que ma dame, estant si bien servie
Refusast le plaisir où l’âge la convie,
Et qu’elle eust des rigueurs à qui mon amitié
Ne sceust faire pitié ?

Ces vieux contes d’honneur, invisibles chimeres,
Qui naissent aux cerveaux des maris et des meres,
Estoient-ce impressions qui pûssent aveugler
Un jugement si clair ?


Non, non ; elle a bien fait de m’estre favorable,
Voyant mon feu si grand et ma foy si durable ;
Et j’ay bien fait aussi d’asservir ma raison
En si belle prison.

C’est peu d’experience à conduire sa vie,
De mesurer son aise au compas de l’envie,
Et perdre ce que l’âge a de fleur et de fruit
Pour éviter un bruit.

De moy, que tout le monde à me nuire s’appreste,
Le Ciel à tous ses traits face un but de ma teste :
Je me suis résolu d’attendre le trépas,
Et ne la quitter pas.

Plus j’y voy de hazard, plus j’y trouve d’amorce :
Où le danger est grand, c’est là que je m’efforce ;
En un sujet aisé moins de peine apportant,
Je ne brusle pas tant.

Un courage élevé toute peine surmonte :
Les timides conseils n’ont rien que de la honte,
Et le front d’un guerrier aux combas étonné
Jamais n’est couronné.

Soit la fin de mes jours contrainte ou naturelle,
S’il plaist à mes destins que je meure pour elle,
Amour en soit loué ! je ne veux un tombeau
Plus heureux ny plus beau.