Œuvres poétiques de Chénier (Moland, 1889)/Premier chapitre d’un ouvrage sur les causes et les effets de la perfection et de la décadence des lettres

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PREMIER CHAPITRE D’UN OUVRAGE SUR LES CAUSES ET LES EFFETS DE LA PERFECTION ET DE LA DÉCADENCE DES LETTRES.


Il n’y a de bonheur pour aucune espèce vivante, qu’à suivre ce à quoi la nature la destine. Les hommes, d’après la perfection de leur voix et de leurs organes, et leur inquiétude à chercher toujours quelque chose, à se dégoûter du présent, à s’étendre en tout sens, à s’élancer en de nouvelles idées, et à laisser des vestiges de leur existence, doivent sentir que la nature ne les a point créés pour ne connaître que les soins et les appétits de la vie animale, comme les bêtes, mais pour agir d’esprit non moins que de corps et pour vivre ensemble.

Nulle société ne pouvant durer sans l’équité et la justice, elle les a faits capables de moralité dans leurs actions ; ils sont donc composés de raison et de passions. Les unes, mal dirigées, aveuglent et perdent l’autre ; mais quand les unes sont réglées par des mœurs saines et de bonnes lois, et que l’autre reste libre et vraie, alors la raison nous fait juger ce qui est bon et utile, et les passions nous échauffent d’un amour avide pour ce qui est beau et illustre. Quelques-uns, plus grands que tous, n’ont que le pur enthousiasme de la vertu ; d’autres y joignent le désir de la gloire. De ce désir ou de celui d’être utile naît l’émulation, source de mille biens dans toute société bien ordonnée, puisqu’alors elle aiguillonne chaque homme à se montrer parfait dans la vertu, et le meilleur entre les bons. Ce sentiment est bien loin de l’envie ; car il est fondé sur la conscience de ses talents et de sa probité, et sur l’estime qu’on fait d’autrui ; et l’envie est un aveu d’impuissance et d’infériorité.

Deux choses étant plus que les autres le fruit du génie et du courage, et ordinairement de tous deux, mènent plus souvent à la vraie gloire : ce sont les grandes actions qui soutiennent la chose publique, et les bons écrits qui l’éclairent. Bien faire est ce qui peut le plus rendre un homme grand ; bien dire n’est pas non plus à dédaigner ; et souvent un bon livre est lui-même une bonne action ; et souvent un auteur sage et sublime, étant la cause lente de saines révolutions dans les mœurs et dans les idées, peut sembler avoir fait lui-même tout ce qu’il fait faire de bien. Mais dans les commencements des républiques, la vertu étant encore un peu rude et agreste, et chacun ne veillant qu’à s’établir sûrement, à travailler sa terre, à maintenir sa famille, à protéger le pays par le glaive, on ne songeait point aux lettres, on s’évertuait chez soi, on suait à l’armée ; avec peu d’expérience on n’avait que peu à dire dans la place publique ; on laissait de hauts faits à narrer, sans s’occuper de narrer ceux d’autrui ; et pour toutes lettres, on chantait et on se transmettait de bouche des poésies chaudes et populaires, toujours le premier fruit de l’imagmation humaine, où les rhythmes harmonieux et les vives descriptions de guerres patriotiques et de choses saintes et primitives, exaltaient la pensée et enflammaient le courage. Puis, quand, les établissements fixés, les fortunes assurées, les ennemis chassés, on goûta le loisir et l’abondance, les arts de la paix naquirent en foule. Le temps et les révolutions étrangères ou domestiques avaient éclairé sur plus d’objets : on chercha la célébrité par les monuments de l’esprit. On trouva juste de donner et d’obtenir l’immortalité pour récompense du mérite ; on raconta d’autrui avec enthousiasme, ou de soi avec fidélité ; et joignant, pour le bien public, celle-ci aux autres institutions salutaires, les poètes, par leurs peintures animées, les orateurs, par leurs raisonnements pathétiques, les historiens, par le récit des grands exemples, les philosophes, par leurs discussions persuasives, firent aimer et connaître quelques secrets de la nature, les droits de l’homme et les délices de la vertu.

Certes, alors les lettres furent augustes et sacrées, car elles étaient citoyennes. Elles n’inspiraient que l’amour des Lois, de la Patrie, de l’Égalité, de tout ce qui est bon et admirable ; que l’horreur de l’injustice, de la tyrannie, de tout ce qui est haïssable et pernicieux ; et l’art d’écrire ne consistait point à revêtir d’expressions éblouissantes et recherchées des pensées fausses ou frivoles, ou point de pensées du tout, mais à avoir la même force, la même simplicité dans le style que dans les mœurs, à parler comme on pensait, comme on vivait, comme on combattait. Alors aussi les lettres furent honorées, car elles méritaient de l’être. On se plut à révérer des hommes qu’on voyait travailler dans les travaux communs, et travailler encore quand les autres se reposaient ; se distinguer de leurs citoyens par un talent de plus ; veiller sur les dangers encore lointains ; lire l’avenir dans le passé ; employer leur étude, leur expérience, leur mémoire, au salut public ; aussi vaillants que les autres et plus éclairés, servir la Patrie par la main et par le conseil. Comme ils étaient respectables, ils furent respectés, et ils devenaient magistrats, législateurs, capitaines.

Les choses furent ainsi tant que l’on conserva les bonnes institutions, qu’il n’y eut parmi les hommes d’inégalité que de mérite, et que les talents, le travail et une vie innocente menaient à tout ce qu’un citoyen peut désirer justement. Bientôt, lorsque l’avarice, la mollesse, la soif de dominer et les autres pestes qui précipitent les choses humaines, eurent perverti le bon ordre et corrompu la République ; qu’un petit nombre se partagea tout ; que les ancêtres et les richesses se mirent au-dessus des lois ; que les nations purent se vendre et s’acheter, et que la bassesse des uns et l’insolence des autres se liguèrent pour que la vertu pauvre fût obscure et méprisée, elle fut contrainte à se replier sur soi-même et à tirer d’elle seule son éclat et sa vengeance. Alors donc, plus qu’auparavant, des hommes vécurent uniquement pour les lettres. Exclus de l’honneur de bien faire, ils se consolèrent dans la gloire de bien dire. Des écrivains employèrent une éloquence véhémente à rappeler les antiques institutions, à tonner sur les vices présents, à servir au moins la postérité, à pleurer sur la Patrie ; et ne pouvant, à travers les armes et les satellites, la délivrer avec le feu, ils soulagèrent leur bile généreuse sur le papier, et firent peut-être quelquefois rougir les esclaves et les oppresseurs.

Mais ce courage fut rare et ne dura point ; car à mesure que le temps, l’argent et l’activité affermirent les tyrannies, les écrivains, effrayés par le danger ou attirés par les récompenses, vendirent leur esprit et leur plume aux puissances injustes, les aidèrent à tromper et à nuire, enseignèrent aux hommes à oublier leurs droits ; et se disputant à qui donnerait les plus illustres exemples de servitude, l’art d’écrire ne fut désormais que l’art de remplir de fastidieuses pages d’adulations ingénieuses, et par là plus ignominieuses ; et par cette bassesse mercantile, les saintes lettres furent avilies et le genre humain fut trahi. De là les esprits généreux, si ces siècles ignobles en produisirent quelques-uns, à qui une nature meilleure eût donné une âme plus forte et un jugement plus sain, méprisèrent la littérature, n’ayant lu que les écrits de ces temps de misère, et négligeant d’étudier les lettres antiques, qui n’avaient point appris la vertu à ceux qui faisaient profession de les savoir ; mais ensuite, après avoir erré dans les projets, dans les charges, dans les voluptés ; las d’une vie agitée et vide, et ne sachant où paître leur âme avide de connaissances et de vrais honneurs, ils retournèrent aux lettres, les séparèrent des lettrés, étendirent leurs lectures, et voyant, par la méditation, que, la tyrannie s’usant elle-même, des circonstances pouvaient naître où les lettres pourraient seules réparer le mal dont elles avaient souffert et qu’elles avaient propagé, ils prirent quelquefois la plume pour hâter cette résurrection autant qu’il était en eux. Pour moi, ouvrant les yeux autour de moi au sortir de l’enfance, je vis que l’argent et l’intrigue sont presque la seule voie pour aller à tout : je résolus donc, dès lors, sans examiner si les circonstances me le permettaient, de vivre toujours loin de toute affaire, avec mes amis, dans la retraite et dans la plus entière liberté. Choqué de voir les lettres si prosternées et le genre humain ne pas songer à relever sa tête, je me livrai souvent aux distractions et aux égarements d’une jeunesse forte et fougueuse ; mais, toujours dominé par l’amour de la poésie, des lettres et de l’étude ; souvent chagrin et découragé par la fortune ou par moi-même ; toujours soutenu par mes amis, je sentis au moins dans moi que mes vers et ma prose, goûtés ou non, seraient mis au rang du petit nombre d’ouvrages qu’aucune bassesse n’a flétris. Ainsi, même dans les chaleurs de l’âge et des passions, et même dans les instants où la dure nécessité a interrompu mon indépendance, toujours occupé de ces idées favorites, et, chez moi, en voyage, le long des rues, dans les promenades, méditant toujours sur l’espoir, peut-être insensé, de voir renaître les bonnes disciplines, et cherchant à la fois, dans les histoires et dans la nature des choses, les causes et les effets de la perfection et de la décadence des lettres, j’ai cru qu’il serait bien de resserrer en un livre simple et persuasif ce que nombre d’années m’ont fait mûrir de réflexions sur ces matières.

Mais quand j’y ai regardé de bien près, j’ai trouvé que ces vérités-ci ne sont pas moins périlleuses et moins odieuses que les autres ; car dans nos définitions des diverses manières du bien et du mal écrire, il ne se peut guère que beaucoup de mauvais écrivains ne se croient désignés ; et les lecteurs qui sont auteurs ou qui ont des amis auteurs, n’approuvent dans vos préceptes que ce qu’eux ou leurs amis ont fait ou peuvent faire. Tout le reste ou les blesse comme au-dessus d’eux, ou les fait rire comme folle vision ; et, en outre, quand vous posez comme il convient, la fierté de l’âme et la liberté de la pensée pour les seuls fondements des bonnes lettres, tous ceux dont la vie et les écrits sont bas et serviles, et tous ceux aussi qui les paient pour cet avilissement, haïssent un auteur dont ils se sentent méprisés : ainsi, quoi qu’on fasse, le vrai, souvent inutile, produit sûrement des ennemis. J’ai cru cependant pouvoir me fier à la conscience que l’intention de profiter à tous, sans nuire à personne, se fera voir assez dans la naïve simplicité de cet écrit, et me donne droit de l’entreprendre : sûr de n’avoir jamais ni la richesse au prix de la liberté, ni l’amitié ou la familiarité des princes et des grands, ni les éloges privés, ni l’association à aucun musée ou académie, ou autre confrérie savante, ni enfin aucune espèce de récompense royale ou littéraire ; déterminé à ne point vivre partout où la pensée ne sera point libre ; à ne connaître de guide que la raison, de maître que la justice, et de protecteur que les lois. Je puis, autant que ma nature m’aidera, chercher la vérité sans déguisement, la trouver sans que des préjugés me l’obscurcissent, et la dire sans que ni désir, ni espérance, ni crainte, viennent altérer ma franchise ou la rendre muette. Je n’ai même pas voulu que des intérêts plus honnêtes pussent retenir ma plume ; j’ai fui, par cette raison, de me lier avec quantité de gens de bien et de mérite, dont il est honorable d’être l’ami et utile d’être l’auditeur, mais que d’autres circonstances ou d’autres idées ont fait agir et penser autrement que moi. L’amitié et la conversation familière exigent au moins une conformité de principes : sans cela les disputes interminables dégénèrent en querelles et produisent l’aigreur et l’antipathie. De plus, prévoir que mes amis auraient lu avec déplaisir ce que j’ai toujours eu dessein d’écrire, m’eût été amer : je n’avais donc que ce moyen d’éviter, en écrivant, le reproche de prévarication ou d’ingratitude ; car, ou l’amitié vous empêche de dire ce que vous croyez vrai, ou, si vous le dites toujours, on vous accuse de dureté, et l’on vous regarde et l’on vous peint comme un homme intraitable et farouche, sur qui la société n’a point de pouvoir, et l’amitié point de droit.

Tels sont les motifs et la fin de cet écrit ; et comme ce qui se dit bien en trois mots n’est jamais si bien dit en quatre, et qu’un bon livre n’est pas celui qui dit tout, mais qui fait beaucoup penser, j’établirai mes idées premières sans en épuiser les conséquences ; je laisserai le lecteur se développer bien des choses à lui-même ; et me renfermant de bon gré dans les bornes de mes talents, je ne serai point orné, mais clair ; point véhément pour entraîner, mais évident pour convaincre ; et je chercherai moins la gloire d’une éloquence abondante, qu’une nerveuse et succulente brièveté, content si l’on trouve plutôt cet ouvrage trop court que trop long, et si les penseurs vertueux en approuvent le but, le ton, les principes, si ma précision leur cause quelques regrets, si, en le lisant, il leur en fait faire un plus beau, et s’ils disent qu’on y peut ajouter beaucoup, mais qu’il est impossible d’en rien ôter.

  1. Publié dans l’édition de 1819.