Œuvres politiques (Constant)/La puissance de la loi et ses limites

La bibliothèque libre.
Texte établi par Charles Louandre, Charpentiers et Cie, Libraires-éditeurs (p. 116-123).



III


LA PUISSANCE DE LA LOI ET SES LIMITES.

Les individus ont des droits, et ces droits sont indépendants de l’autorité sociale, qui ne peut leur porter atteinte sans se rendre coupable d’usurpation.

Il en est de l’autorité comme de l’impôt : chaque individu consent à sacrifier une partie de sa fortune pour subvenir aux dépenses publiques, dont le but est de lui assurer la jouissance paisible de ce qu’il conserve ; mais si l’État exigeait de chacun la totalité de sa fortune, la garantie qu’il offrirait serait illusoire, puisque cette garantie n’aurait plus d’application. De même chaque individu consent à sacrifier une partie de sa liberté pour assurer le reste ; mais si l’autorité envahissait toute sa liberté, le sacrifice serait sans but.

Cependant, quand elle envahit, que faut-il faire ? Nous arrivons à la question de l’obéissance à la loi, l’une des plus difficiles qui puisse attirer l’attention des hommes. Quelque décision que l’on hasarde sur cette matière, on s’expose à des difficultés insolubles. Dira-t-on qu’on ne doit obéir aux lois qu’autant qu’elles sont justes ? On autorisera les résistances les plus insensées ou les plus coupables : l’anarchie sera partout. Dira-t-on qu’il faut obéir à la loi, en tant que loi, indépendamment de son contenu et de sa source ? On se condamnera à obéir aux décrets les plus atroces et aux autorités les plus illégales.

De très-beaux génies, des raisons très-fortes, ont échoué dans leurs tentatives pour résoudre ce problème.

Pascal et le chancelier Bacon ont cru qu’ils en donnaient la solution, quand ils affirmaient qu’il fallait obéir à la loi sans examen, « C’est affaiblir la puissance des lois, dit le dernier, qu’en rechercher les motifs. »

Approfondissons le sens rigoureux de cette assertion. Le nom de loi suffira-t-il toujours pour obliger l’homme à l’obéissance ? Mais si un nombre d’hommes ou même un seul homme sans mission (et pour embarrasser ceux que je vois d’ici s’apprêter à me combattre, je personnifierai la chose, et je leur dirai : soit le Comité de salut public, soit Robespierre) intitulaient loi l’expression de leur volonté particulière, les autres membres de la société seront-ils tenus de s’y conformer ? L’affirmative est absurde ; mais la négative implique que le titre de loi n’impose pas seul le devoir d’obéir, et que ce devoir suppose une recherche antérieure de la source d’où part cette loi.

Voudra-t-on que l’examen soit permis, lorsqu’il s’agira de constater si ce qui nous est présenté comme une loi part d’une autorité légitime ; mais que, ce point éclairci, l’examen n’ait plus lieu sur le contenu même de la loi ?

Que gagnera-t-on ? Une autorité n’est légitime que dans ses bornes ; une municipalité, un juge de paix sont des autorités légitimes, tant qu’elles ne sortent pas de leur compétence. Elles cesseraient néanmoins de l’être, si elles s’arrogeaient le droit de faire des lois. Il faudra donc, dans tous les systèmes, accorder que les individus peuvent faire usage de leur raison, non-seulement pour connaître le caractère des autorités, mais pour juger leurs actes : de là résulte la nécessité d’examiner le contenu aussi bien que la source de la loi.

Remarquez que ceux mêmes qui déclarent l’obéissance implicite aux lois quelles qu’elles soient de devoir rigoureux et absolu, exceptent toujours de cette règle la chose qui les intéresse. Pascal en exceptait la religion ; il ne se soumettait point à l’autorité de la loi civile en matière religieuse, et il brava la persécution par sa désobéissance à cet égard.

L’auteur anglais, que j’ai cité ci-dessus, a établi que la loi seule créait les délits, et que toute action prohibée par la loi devenait un crime. « Un délit, dit-il, est un acte dont il résulte du mal : or, en attachant une peine à une action, la loi fait qu’il en résulte du mal. » À ce compte, la loi peut attacher une peine à ce que je sauve la vie de mon père, à ce que je le livre au bourreau. En sera-ce assez pour faire un délit de la piété filiale ? Et cet exemple, tout horrible qu’il est, n’est pas une vaine hypothèse. N’a-t-on pas vu condamner, au nom de la loi, des pères pour avoir sauvé leurs enfants, des enfants pour avoir secouru leurs pères ?

Bentham se réfute lui-même lorsqu’il parle des délits imaginaires. Si la loi suffisait pour créer les délits, aucun des délits créés par la loi ne serait imaginaire. Tout ce qu’elle aurait déclaré délit serait tel.

L’auteur anglais se sert d’une comparaison très-propre à éclaircir la question. « Certains actes innocents par eux-mêmes, dit-il, sont rangés parmi les délits, comme chez certains peuples des aliments sains sont considérés comme des poisons. » Ne s’ensuit-il pas que, de même que l’erreur de ces peuples ne convertit pas en poison ces aliments salubres, l’erreur de la loi ne convertit pas en délits les actions innocentes ? Il arrive sans cesse que, lorsqu’on parle de la loi abstraitement, on la suppose ce qu’elle doit être ; et quand on s’occupe de ce qu’elle est, on la rencontre tout autre : de là des contradictions perpétuelles dans les systèmes et les expressions.

Bentham a été entraîné dans des contradictions de ce genre par son principe d’utilité.

Il a voulu faire entièrement abstraction de la nature dans son système de législation, et il n’a pas vu qu’il ôtait aux lois tout à la fois leur sanction, leur base et leur limite. Il a été jusqu’à dire que toute action, quelque indifférente qu’elle fût, pouvant être prohibée par la loi, c’était à la loi que nous devions la liberté de nous asseoir ou de nous tenir debout, d’entrer ou de sortir, de manger ou de ne pas manger, parce que la loi pourrait nous l’interdire. Nous devons cette liberté à la loi, comme le vizir, qui rendait chaque jour grâces à Sa Hautesse d’avoir encore sa tête sur ses épaules, devait au sultan de n’être pas décapité ; mais la loi qui aurait prononcé sur ces actions indifférentes n’aurait pas été une loi, mais un despote.

Le mot de loi est aussi vague que celui de nature : en abusant de celui-ci, l’on renverse la société ; en abusant de l’autre, on la tyrannise. S’il fallait choisir entre les deux, je dirais que le mot de nature réveille au moins une idée à peu près la même chez tous les hommes, tandis que celui de loi peut s’appliquer aux idées les plus opposées.

Quand, à d’horribles époques, on nous a commandé le meurtre, la délation, l’espionnage, on ne nous les a pas commandés au nom de la nature, tout le monde aurait senti qu’il y avait contradiction dans les termes. On nous les a commandés au nom de la loi, et il n’y a plus eu de contradiction.

L’obéissance à la loi est un devoir ; mais, comme tous les devoirs, il n’est pas absolu, il est relatif ; il repose sur la supposition que la loi part d’une source légitime, et se renferme dans de justes bornes. Ce devoir ne cesse pas, lorsque la loi ne s’écarte de cette règle qu’à quelques égards. Nous devons au repos public beaucoup de sacrifices ; nous nous rendrions coupables aux yeux de la morale, si, par un attachement trop inflexible à nos droits, nous troublions la tranquillité, dès qu’on nous semble, au nom de la loi, leur porter atteinte. Mais aucun devoir ne nous lie envers des lois telles que celles que l’on faisait, par exemple, en 1793 ou même plus tard, et dont l’influence corruptrice menace les plus nobles parties de notre existence. Aucun devoir ne nous lierait envers des lois, qui non-seulement restreindraient nos libertés légitimes et s’opposeraient à des actions qu’elles n’auraient pas le droit d’interdire, mais qui nous en commanderaient de contraires aux principes éternels de justice ou de piété, que l’homme ne peut cesser d’observer sans démentir sa nature.

Le publiciste anglais que j’ai réfuté précédemment convient lui-même de cette vérité. « Si la loi, dit-il, « n’est pas ce qu’elle doit être, faut-il lui obéir, faut-il la violer ? Faut-il rester neutre entre la loi qui ordonne le mal et la morale qui le défend ? Il faut examiner si les maux probables de l’obéissance sont moindres que les maux probables de la désobéissance. » Il reconnaît ainsi, dans ce passage, les droits du jugement individuel, droits qu’il conteste ailleurs.

La doctrine d’obéissance illimitée à la loi a fait sous la tyrannie, et dans les orages des révolutions, plus de maux, peut-être, que toutes les autres erreurs qui ont égaré les hommes. Les passions les plus exécrables se sont retranchées derrière cette forme, en apparence impassible et impartiale, pour se livrer à tous les excès. Voulez-vous rassembler, sous un seul point de vue, les conséquences de cette doctrine ? Rappelez-vous que les empereurs romains ont fait des lois, que Louis XI a fait des lois, que Richard III a fait des lois, que le Comité de salut public a fait des lois.

Il est donc nécessaire de bien déterminer quels droits le nom de loi, attaché à certains actes, leur donne sur notre obéissance, et, ce qui est encore différent, quels droits il leur donne à notre concours. Il est nécessaire d’indiquer les caractères qui font qu’une loi n’est pas une loi.

La rétroactivité est le premier de ces caractères. Les hommes n’ont consenti aux entraves des lois que pour attacher à leurs actions des conséquences certaines, d’après lesquelles ils pussent se diriger, et choisir la ligne de conduite qu’ils voulaient suivre. La rétroactivité leur ôte cet avantage. Elle rompt la condition du traité social. Elle dérobe le prix du sacrifice qu’elle a imposé.

Un second caractère d’illégalité dans les lois, c’est de prescrire des actions contraires à la morale. Toute loi qui ordonne la délation, la dénonciation, n’est pas une loi ; toute loi portant atteinte à ce penchant qui commande à l’homme de donner un refuge à quiconque lui demande asile n’est pas une loi. Le gouvernement est institué pour surveiller ; il a ses instruments pour accuser, pour poursuivre, pour découvrir, pour livrer, pour punir ; il n’a point le droit de faire retomber sur l’individu, qui ne remplit aucune mission, ces devoirs nécessaires, mais pénibles. Il doit respecter dans les citoyens cette générosité qui les porte à plaindre et à secourir, sans examen, le faible frappé par le fort.

C’est pour rendre la pitié individuelle inviolable, que nous avons rendu l’autorité publique imposante. Nous avons voulu conserver en nous les sentiments de la sympathie, en chargeant le pouvoir des fonctions sévères qui auraient pu blesser ou flétrir ces sentiments.

Toute loi qui divise les citoyens en classes, qui les punit de ce qui n’a pas dépendu d’eux, qui les rend responsables d’autres actions que les leurs ; toute loi pareille n’est pas une loi. Les lois contre les nobles, contre les prêtres, contre les pères des déserteurs, contre les parents des émigrés, n’étaient pas des lois.

Voilà le principe : mais qu’on n’anticipe pas sur les conséquences que j’en tire. Je ne prétends nullement recommander la désobéissance. Qu’elle soit interdite, non par déférence pour l’autorité qui usurpe, mais par ménagement pour les citoyens que des luttes inconsidérées priveraient des avantages de l’état social. Aussi longtemps qu’une loi, bien que mauvaise, ne tend pas à nous dépraver ; aussi longtemps que l’autorité n’exige de nous que des sacrifices qui ne nous rendent ni vils ni féroces, nous y pouvons souscrire. Nous ne transigeons que pour nous. Mais si la loi nous prescrivait, comme elle l’a fait souvent durant des années de troubles, si elle nous prescrivait, dis-je, de fouler aux pieds et nos affections et nos devoirs ; si, sous le prétexte absurde d’un dévouement gigantesque et factice à ce qu’elle appelle tour à tour république ou monarchie, elle nous interdisait la fidélité à nos amis malheureux ; si elle nous commandait la perfidie envers nos alliés, ou même la persécution envers nos ennemis vaincus : anathème et désobéissance à la rédaction d’injustices et de crimes ainsi décorée du nom de loi !