Œuvres politiques de Machiavel (Louandre)/Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre 2

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LIVRE SECOND.

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Les hommes, la plupart du temps sans raison, font l’éloge du temps passé et blâment le temps présent. Aveugles partisans de tout ce qui s’est fait autrefois, ils louent non-seulement ces temps dont ils n’ont connaissance que par la mémoire que les historiens nous en ont conservée, mais même ceux que dans la vieillesse ils se souviennent d’avoir vus étant jeunes. Quand ils auraient tort, comme il arrive le plus souvent, je me persuade que plusieurs raisons peuvent les jeter dans cette erreur.

La première, à mon avis, c’est qu’on ne connaît pas toute la vérité sur les événements de l’antiquité, et que le plus souvent on a caché ceux qui auraient pu déshonorer les vieux âges ; tandis qu’on célèbre et qu’on amplifie tout ce qui peut ajouter à leur gloire. Peut-être aussi la plupart des écrivains obéissent tellement à la fortune du vainqueur, que, pour illustrer encore ses victoires, non-seulement ils agrandissent tout ce qu’il a pu faire de glorieux, mais encore qu’ils ajoutent à l’éclat même de ce qu’ont fait les ennemis ; de sorte que tous ceux qui naissent ensuite dans le pays ou des vainqueurs des vaincus doivent nécessairement admirer et ces hommes et ces temps, et sont forcés d’en faire l’objet de leurs louanges et de leur amour.

Il y a plus. C’est par crainte ou par envie que les hommes se livrent à la haine : or ces deux sources si fécondes de haine sont taries à l’égard du passé ; car il n’y a plus rien à craindre des événements, et l’on n’a plus sujet de leur porter envie. Mais il n’en est pas ainsi des événements où l’on est soi-même acteur, ou qui se passent sous nos yeux : la connaissance parfaite que vous pouvez en avoir vous en découvre tous les ressorts ; il vous est facile alors de discerner le peu de bien qui s’y trouve de toutes les circonstances qui peuvent vous déplaire, et vous êtes forcés de les voir d’un œil moins favorable que le passé, quoique souvent en vérité le présent mérite bien davantage nos louanges et notre admiration. Je ne parle point des monuments des arts, qui portent leur évidence avec eux, et dont le temps lui-même ne saurait que bien peu augmenter ou diminuer le mérite ; mais je parle des mœurs et des usages des hommes, dont on ne voit point de témoignages aussi évidents.

Je répéterai donc que cette habitude de louer et de blâmer, dont j’ai déjà parlé, existe en effet ; mais il est vrai de convenir qu’elle ne nous trompe pas toujours. Nos jugements sont parfois dictés par l’évidence ; et comme les choses de ce monde sont toujours en mouvement, elles doivent tantôt s’élever, tantôt descendre.

On a vu, par exemple, une ville ou une province recevoir des mains d’un sage législateur l’ordre et la forme de la vie civile, et, appuyées sur la sagesse de leur fondateur, faire chaque jour des progrès vers un meilleur gouvernement. Celui qui naît alors dans ces États, et qui loue le passé aux dépens du présent, se trompe, et son erreur est produite par ce que j’ai déjà dit précédemment. Mais ceux qui voient le jour dans cette ville ou dans cette province, lorsque les temps de la décadence sont enfin arrivés, alors ceux-là ne se trompent pas.

En réfléchissant à la manière dont les événements se passent, je crois que le monde a toujours été semblable à lui-même, et qu’il n’a jamais cessé de renfermer dans son sein une égale masse de bien et de mal ; mais je crois aussi que ce bien et ce mal passaient d’un pays à un autre, comme on peut le voir par les notions que nous avons de ces royaumes de l’antiquité, que la variation des mœurs rendait différents les uns des autres, tandis que le monde restait toujours immuable. La seule différence, c’est que la masse du bien, qui d’abord avait été le partage des Assyriens, fut transportée aux Mèdes, puis aux Perses, d’où elle passa en Italie et à Rome ; et si, après la chute de l’empire romain, il n’est sorti de ses ruines aucun empire durable, et qui ait réuni toutes les vertus comme dans un seul faisceau, cette masse du bien s’est répartie dans une foule de nations, qui en ont donné des preuves éclatantes. Tels furent le royaume de France, l’empire des Turcs et du soudan ; tels sont aujourd’hui les peuples d’Allemagne, et, avant eux, ces fameux Sarrasins, qui ont exécuté de si grandes choses, et dont les conquêtes s’étendirent si loin lorsqu’ils eurent renversé l’empire d’Orient.

Dans ces différents empires qui ont remplacé les Romains depuis leur chute, ainsi que dans ces sectes diverses, on a vu et on voit encore cette vertu que l’on regrette et que l’on ne cesse d’honorer par de véritables louanges. Celui qui naît au sein de ces États, et qui loue le passé plus que le présent, pourrait bien se tromper. Mais celui que l’Italie et la Grèce ont vu naître, et qui dans l’Italie n’est pas devenu ultramontain, ou Turc dans la Grèce, a raison de blâmer le siècle où il vit, et de louer les siècles qui se sont écoulés. Dans ces anciens temps, tout est plein d’actions merveilleuses ; tandis que dans les nôtres il n’y a rien qui puisse racheter la profonde misère, l’infamie et la honte où tout est plongé ; époque désastreuse où l’on foule aux pieds la religion, les lois et la discipline, où tout est infecté de souillures de toute espèce. Et ces déportements sont d’autant plus hideux qu’ils sont le partage de ceux qui règnent, qui commandent aux hommes, et qui exigent qu’on les adore.

Mais, pour en revenir à mon sujet, il semblerait que si le jugement des hommes peut errer dans la préférence qu’on donne au passé sur le présent, préférence qui n’est fondée que sur la connaissance imparfaite que nous avons des événements de l’antiquité, comparée à celle de ce qui s’est passé sous nos yeux, les vieillards du moins devraient porter un jugement sain sur les temps de leur jeune âge et ceux de leur vieillesse, puisqu’ils les ont également observés par eux-mêmes. Cela serait vrai si tous les hommes, pendant la durée de leur vie, conservaient les mêmes passions. Mais comme elles changent sans cesse, quoique les temps ne changent pas, la différence des affections et des goûts doit leur montrer les mêmes événements sous des points de vue différents, dans la décrépitude et dans la jeunesse. Si la vieillesse augmente la sagesse et l’expérience de l’homme, elle le dépouille de ses forces : il est impossible alors que ce qu’il aimait dans sa jeunesse ne lui semble pas fastidieux et mauvais en avançant en âge ; et, au lieu de s’en prendre à sa manière de voir, il aime mieux en accuser le temps.

D’ailleurs rien ne peut assouvir les désirs insatiables de l’homme : la nature l’a doué de la faculté de vouloir et de pouvoir tout désirer ; mais la fortune ne lui permet que d’embrasser un petit nombre d’objets. Il en résulte dans le cœur humain un mécontentement continuel, et un dégoût des choses qu’il possède qui le porte à blâmer le temps présent, à louer le passé et à désirer l’avenir, lors même que ces désirs ne sont excités en lui par aucun motif raisonnable.

Peut-être mériterai-je que l’on me compte parmi ceux qui se trompent, si dans ces Discours je m’étends sur les louanges des anciens Romains, et si j’exerce ma censure sur le siècle où nous vivons. Certes, si la vertu qui régnait en ces temps, et si le vice qui souille tout de nos jours, n’étaient pas plus manifestes que la clarté du soleil, je parlerais avec plus de retenue, dans la crainte de partager l’erreur dont j’accuse les autres ; mais la chose est tellement évidente, qu’elle frappe tous les yeux. J’oserai donc exposer sans détour ce que je pense de ces temps et des nôtres, afin que l’esprit des jeunes gens qui liront mes écrits puisse fuir l’exemple des uns et imiter les autres toutes les fois que la fortune leur en présentera l’occasion. C’est le devoir d’un honnête homme d’indiquer aux autres le bien que la rigueur du temps et de la fortune ne lui permet pas de faire lui-même, dans l’espoir que, parmi tous ceux qui sont capables de le comprendre, il s’en trouvera un qui, chéri du ciel, pourra parvenir à l’opérer.

J’ai traité dans le livre précédent des mesures prises par les Romains relativement au gouvernement intérieur de la république ; je parlerai dans celui-ci de la conduite que tint ce peuple pour accroître son empire.



CHAPITRE PREMIER.


Quelle fut la cause la plus puissante de la grandeur des Romains, ou le courage ou la fortune.


Un grand nombre d’historiens, parmi lesquels on compte Plutarque, écrivain du plus grand poids, ont pensé que le peuple romain devait sa grandeur à la fortune plutôt qu’à la vertu. Parmi les raisons que Plutarque en donne, il s’appuie de l’aveu même de ce peuple, qui regardait comme la source de toutes ses victoires la Fortune, déesse à laquelle il avait élevé un plus grand nombre de temples qu’à toutes les autres divinités. Tite-Live paraît avoir partagé cette opinion ; car il est rare, lorsqu’il met dans la bouche d’un Romain le récit d’une action éclatante, qu’il ne lui en fasse pas attribuer quelque part à la fortune.

Non-seulement je ne veux sur aucun point me rendre à cette opinion, mais je ne crois pas qu’on puisse la soutenir. S’il n’a jamais existé une république qui ait fait les mêmes progrès que Rome, c’est que jamais république n’a reçu comme elle des institutions propres à lui faire faire des conquêtes. C’est au courage de ses armées qu’elle dut l’empire ; mais c’est à sa sagesse, à sa conduite, et au caractère particulier que sut lui imprimer son premier législateur, qu’elle dut la conservation de ses conquêtes, ainsi que nous le ferons amplement voir dans plusieurs des chapitres suivants.

Les uns regardent comme un effet du bonheur et non de la sagesse du peuple romain, de n’avoir jamais eu à soutenir en même temps deux guerres dangereuses ; car il n’eut la guerre avec les Latins que lorsque ces derniers eurent tellement battu les Samnites, que Rome crut devoir prendre leur défense. Il ne combattit les Toscans qu’après avoir d’abord subjugué les Latins, et affaibli par de fréquentes défaites la puissance des Samnites. Si deux de ces peuples s’étaient réunis lorsque leurs forces étaient intactes, on peut conjecturer sans peine que la ruine de la république romaine eût été la suite inévitable de cette alliance.

Mais, de quelque manière que cela soit arrivé, les Romains n’eurent jamais à porter en même temps le fardeau de deux guerres dangereuses ; et il semble que toujours la naissance de l’une fût l’extinction de l’autre, ou que l’extinction de la dernière donnât naissance à une nouvelle. Les guerres successives qu’ils eurent à soutenir sont la preuve de ce que j’avance ; et, sans parler de celles qui précédèrent la prise de Rome par les Gaulois, on voit que, tandis qu’ils combattirent contre les Éques et les Volsques, et que ces deux nations furent puissantes, aucun autre peuple ne s’éleva contre eux. Ces ennemis domptés, la guerre s’alluma contre les Samnites ; et, quoique avant qu’elle fût terminée, les peuples du Latium se fussent soulevés contre les Romains, néanmoins, comme les Samnites étaient alliés de Rome lorsque cette révolte éclata, leur armée aida les Romains à dompter l’insolence des Latins. Ces peuples subjugués à leur tour, les hostilités se réveillèrent dans le Samnium. Les armées samnites ayant été défaites dans plusieurs batailles, la guerre avec les Toscans prit naissance : elle venait de s’éteindre quand l’arrivée de Pyrrhus en Italie vint donner une force nouvelle aux Samnites. Ce prince ayant été repoussé et contraint de retourner dans la Grèce, on vit briller les premières étincelles de la guerre avec les Carthaginois : elle était à peine terminée lorsque tous les Gaulois établis au delà et en deçà des Alpes se liguèrent contre Rome, et furent exterminés après un carnage affreux, entre Populonie et Pise, à l’endroit où se trouve aujourd’hui la tour de San-Vincenti. A la fin de cette guerre, toutes celles que les Romains soutinrent eurent pendant vingt ans offrent peu d’importance, parce qu’ils n’eurent à combattre que les Liguriens et les débris des Gaulois qui se trouvaient en Lombardie. Ils restèrent dans cet état jusqu’au moment où éclata la seconde guerre punique, dont pendant seize ans l’Italie fut le théâtre. Cette guerre, terminée avec tant de gloire, donna naissance à celle de la Macédoine, qui ne finit que pour voir s’allumer celle d’Antiochus et de l’Asie. Rome ayant remporté la victoire, il ne resta dans tout l’univers ni prince ni république, qui, seuls ou réunis, pussent s’opposer aux forces des Romains.

Mais, avant ces derniers triomphes, si l’on examine la marche des événements militaires et la manière dont ils furent conduits, on y verra un rare mélange de bonheur, de courage et de sagesse : aussi, celui qui voudrait approfondir les causes d’une telle fortune, les découvrirait facilement. C’est une chose certaine que lorsqu’un prince ou un peuple s’est acquis une telle réputation, que tous ses voisins le redoutent et tremblent de l’attaquer, on peut être assuré que jamais aucun d’eux ne lui fera la guerre que par nécessité. Ainsi, le plus puissant sera libre toujours de déclarer la guerre à celui de ses voisins qu’il lui plaira d’attaquer, et d’employer son art à calmer la terreur des autres, qui, retenus en partie par sa puissance, et en partie séduits par les moyens dont il aura cherché à endormir leur prudence, se laisseront facilement apaiser ; et les autres princes qui, placés plus loin de ses États, n’ont aucun rapport avec lui, regarderont le danger comme trop éloigné d’eux pour se croire dans le cas de le redouter.

Leur aveuglement ne cesse que lorsque l’incendie les atteint : alors ils n’ont pour l’éteindre que leurs propres ressources, et elles deviennent insuffisantes lorsque leur ennemi est devenu tout-puissant.

Je ne parlerai pas de l’indifférence avec laquelle les Samnites regardèrent les Romains triompher des Volsques et des Éques ; et, pour ne pas perdre le temps en discours superflus, je me bornerai aux Carthaginois. Ce peuple était déjà puissant et jouissait d’une juste célébrité lorsque les Romains disputaient encore l’empire avec les Samnites et les Toscans : il possédait déjà toute l’Afrique ; il était maître de la Sardaigne et de la Sicile, et dominait sur une partie de l’Espagne ; sa puissance, son éloignement des frontières des Romains, écartaient de lui la pensée que jamais ces peuples pussent l’attaquer, et il ne songea à secourir ni les Samnites, ni les Toscans : bien au contraire, il se conduisit avec les Romains comme il est ordinaire de le faire avec tout ce qui s’élève ; il entra dans leur alliance et rechercha leur amitié. Il ne s’aperçut de sa faute que lorsque Rome, ayant subjugué tous les peuples qui se trouvaient placés entre elle et Carthage, commença à disputer la possession de la Sicile et de l’Espagne.

La même erreur aveugla les Gaulois, Philippe de Macédoine et le roi Antiochus : chacun d’eux s’imagina que, tandis que le peuple romain combattait contre ses voisins, la victoire pourrait l’abandonner, et qu’on serait toujours à temps d’échapper à sa puissance ou par la paix ou par la guerre ; de sorte que, dans ma conviction, le bonheur qu’ont eu les Romains dans ces circonstances serait le partage de tout prince qui se conduirait comme eux et saurait déployer le même courage.

Ce serait ici le lieu de montrer la conduite que tenaient les Romains lorsqu’ils pénétraient dans un pays ennemi, si je n’en avais parlé longuement dans mon Traité du prince, où j’ai approfondi cette matière. Je dirai seulement en peu de mots qu’ils cherchèrent toujours à avoir dans leurs nouvelles conquêtes quelque ami qui fût comme un degré ou une porte pour y parvenir ou y pénétrer, ou qui leur donnât le moyen de s’y maintenir. C’est ainsi qu’ils se servirent des habitants de Capoue pour entrer dans le Samnium ; des Camertins, dans la Toscane ; des Mamertins, dans la Sicile ; des Sagontins, dans l’Espagne ; de Massinissa, dans l’Afrique ; des Étoliens, dans la Grèce ; d’Eumène et de quelques autres princes, dans l’Asie ; des Marseillais et des Éduens, dans la Gaule. Ils ne manquèrent jamais d’appuis de cette espèce pour faciliter leurs entreprises, faire de nouvelles conquêtes, et consolider leur puissance. Les peuples qui observeront une conduite semblable auront moins besoin des faveurs de la fortune que ceux qui s’en écarteront.

Pour qu’on puisse mieux connaître combien le courage fut plus puissant dans Rome que la fortune pour conquérir un empire, je développerai dans le chapitre suivant les qualités que possédaient les peuples avec lesquels cette république eut à combattre, et quelle opiniâtreté ils mirent à défendre contre elle leur liberté.



CHAPITRE II.


Quels furent les peuples que Rome eut à combattre, et avec quelle opiniâtreté ils défendirent leur liberté.


Rien ne rendit plus pénible aux Romains la conquête des peuples voisins, et d’une partie des contrées plus éloignées, que l’amour dont la plupart de ces peuples brûlaient alors pour la liberté. Ils la défendirent avec tant d’opiniâtreté, que jamais, sans le courage prodigieux des Romains, ils n’eussent été subjugués. Une foule d’exemples nous apprennent à quels dangers ils s’exposèrent pour la conserver ou la reconquérir, et quelles vengeances ils exercèrent contre ceux qui la leur avaient ravie. L’histoire nous instruit aussi des désastres auxquels l’esclavage expose les peuples et les cités.

Tandis que de nos jours il n’existe qu’à peine un seul pays qui puisse se vanter de posséder quelques villes qui ne soient point esclaves, dans l’antiquité toutes les contrées n’étaient peuplées pour ainsi dire que d’hommes entièrement libres. On n’a qu’à voir combien, à l’époque dont nous parlons, il existait de peuples de cette espèce, depuis les hautes montagnes qui séparent aujourd’hui la Toscane de la Lombardie, jusqu’à l’extrémité de l’Italie, tels que les Toscans, les Romains, les Samnites, et une foule d’autres qui habitaient cette contrée, dans laquelle, suivant les historiens, il n’y eut jamais d’autres rois que ceux qui régnèrent à Rome, et Porsenna, roi des Toscans, dont on ne sait pas même comment s’éteignit la race. Mais on voit déjà que, lorsque les Romains allèrent mettre le siége devant Véïes, la Toscane était libre, et chérissait tant sa liberté et abhorrait à un tel point le nom même de prince, que les Véïens s’étant donné un roi pour la défense de leur ville, et ayant demandé l’appui des Toscans contre les Romains, on décida, après de longues délibérations, de ne leur prêter aucun appui tant qu’ils obéiraient à ce roi. On croyait qu’on ne devait pas défendre la patrie de ceux qui l’avaient déjà courbée sous le joug d’un maître.

On sent aisément d’où naît chez les peuples l’amour de la liberté, parce que l’expérience nous prouve que les cités n’ont accru leur puissance et leurs richesses que pendant qu’elles ont vécu libres. C’est une chose vraiment merveilleuse de voir à quel degré de grandeur Athènes s’éleva, durant l’espace des cent années qui suivirent sa délivrance de la tyrannie de Pisistrate. Mais, ce qui est bien plus admirable encore, c’est la hauteur à laquelle parvint la république romaine, dès qu’elle se fut délivrée de ses rois. La raison en est facile à comprendre : ce n’est pas l’intérêt particulier, mais celui de tous qui fait la grandeur des États. Il est évident que l’intérêt commun n’est respecté que dans les républiques : tout ce qui peut tourner à l’avantage de tous s’exécute sans obstacle ; et s’il arrivait qu’une mesure pût être nuisible à tel ou tel particulier, ceux qu’elle favorise sont en si grand nombre, qu’on parviendra toujours à la faire prévaloir, quels que soient les obstacles que pourraient opposer le petit nombre de ceux qu’elle peut blesser.

Le contraire arrive sous un prince ; car, le plus souvent, ce qu’il fait dans son intérêt est nuisible à l’État, tandis que ce qui fait le bien de l’État nuit à ses propres intérêts : en sorte que, quand la tyrannie s’élève au milieu d’un peuple libre, le moindre inconvénient qui doive en résulter pour l’État, c’est que le progrès s’arrête, et qu’il ne puisse plus croître ni en puissance ni en richesses ; mais le plus souvent, ou, pour mieux dire, toujours, il arrive qu’il rétrograde. Et si le hasard voulait qu’il s’y élevât un tyran doué de quelques vertus, et qui, par son courage et son génie militaire, étendît au loin sa puissance, il n’en résulterait aucun avantage pour la république ; lui seul en retirerait tout le fruit : car il ne peut honorer aucun des citoyens courageux et sages qui gémissent sous sa tyrannie, s’il ne veut avoir à les redouter sans cesse. Il lui est impossible, en outre, de soumettre et de rendre tributaires de la ville dont il est le tyran les États que ses armes ont conquis, parce qu’il ne lui sert de rien de rendre cette ville puissante : ce qui lui importe, c’est de semer la désunion, et de faire en sorte que chaque ville, que chaque province conquise, ne reconnaisse d’autre maître que lui ; il faut que ses conquêtes ne profitent qu’à lui seul, et non à sa patrie.

Ceux qui voudront fortifier cette opinion d’une foule d’autres preuves n’ont qu’à lire le traité de Xénophon sur la tyrannie.

Il n’est donc pas étonnant que les peuples de l’antiquité aient poursuivi les tyrans avec tant d’animosité, qu’ils aient tant aimé à vivre libres, et que le nom même de la liberté ait joui auprès d’eux d’une si grande estime.

Quand Hiéronyme, petit-fils d’Hiéron, mourut à Syracuse, la nouvelle de son trépas ne se fut pas plutôt répandue parmi les troupes qui se trouvaient dans les environs de la ville, que l’armée commença à se soulever et à prendre les armes contre les meurtriers ; mais, lorsqu’elle entendit tout Syracuse retentir du cri de liberté, fléchie par ce nom seul, elle s’apaisa, étouffa le courroux qu’elle nourrissait contre les tyrannicides, et ne songea qu’à créer dans la ville un gouvernement libre.

Il ne faut pas non plus s’étonner que les peuples exercent des vengeances inouïes contre ceux qui se sont emparés de leur liberté. Les exemples ne me manqueraient pas ; mais je n’en rapporterai qu’un seul, arrivé à Corcyre, ville de la Grèce, dans le temps de la guerre du Péloponèse. Cette contrée était divisée en deux factions : l’une favorisait les Athéniens ; l’autre les Spartiates : il en résultait que, d’une foule de cités divisées entre elles, une partie avait embrassé l’alliance de Sparte, l’autre celle d’Athènes. Il arriva que la noblesse de Corcyre, obtenant le dessus, ravit au peuple sa liberté ; mais les plébéiens, secourus par les Athéniens, reprirent à leur tour la force, s’emparèrent de tous les nobles, et les renfermèrent dans une prison assez vaste pour les contenir tous, d’où ils les tiraient par huit ou dix à la fois, sous prétexte de les envoyer en exil dans diverses contrées, mais pour les faire réellement expirer dans les plus cruels supplices. Ceux qui restaient en prison, s’étant aperçus du sort qu’on leur réservait, résolurent, autant que possible, de fuir cette mort sans gloire ; et, s’étant armés de tout ce qu’ils purent trouver, ils attaquèrent ceux qui voulaient pénétrer dans leur prison, et leur en défendirent l’entrée. Le peuple, étant accouru à ce tumulte, démolit le haut du bâtiment et les écrasa sous ses ruines.

Ce pays fut encore témoin de plusieurs faits semblables et non moins horribles, qui fournissent la preuve que l’on venge avec plus de fureur la liberté qui nous est ravie, que celle qu’on tente de nous ravir.

Lorsque l’on considère pourquoi les peuples de l’antiquité étaient plus épris de la liberté que ceux de notre temps, il me semble que c’est par la même raison que les hommes d’aujourd’hui sont moins robustes, ce qui tient, à mon avis, à notre éducation et à celle des anciens, aussi différentes entre elles que notre religion et les religions antiques. En effet, notre religion, nous ayant montré la vérité et l’unique chemin du salut, a diminué à nos yeux le prix des honneurs de ce monde. Les païens, au contraire, qui estimaient beaucoup la gloire, et y avaient placé le souverain bien, embrassaient avec transport tout ce qui pouvait la leur mériter. On en voit les traces dans beaucoup de leurs institutions, en commençant par la splendeur de leurs sacrifices, comparée à la modestie des nôtres, dont la pompe plus pieuse qu’éclatante n’offre rien de cruel ou de capable d’exciter le courage. La pompe de leurs cérémonies égalait leur magnificence ; mais on y joignait des sacrifices ensanglantés et barbares, où une multitude d’animaux étaient égorgés : la vue continuelle d’un spectacle aussi cruel rendait les hommes semblables à ce culte. Les religions antiques, d’un autre côté, n’accordaient les honneurs divins qu’aux mortels illustrés par une gloire mondaine, tels que les fameux capitaines ou les chefs de républiques : notre religion, au contraire, ne sanctifie que les humbles et les hommes livrés à la contemplation plutôt qu’à une vie active : elle a, de plus, placé le souverain bien dans l’humilité, dans le mépris des choses de ce monde, dans l’abjection même ; tandis que les païens le faisaient consister dans la grandeur d’âme, dans la force du corps, et dans tout ce qui pouvait contribuer à rendre les hommes courageux et robustes. Et si notre religion exige que nous ayons de la force, c’est plutôt celle qui fait supporter les maux, que celle qui porte aux grandes actions.

Il semble que cette morale nouvelle a rendu les hommes plus faibles, et a livré le monde aux scélérats audacieux. Ils ont senti qu’ils pouvaient sans crainte exercer leur tyrannie, en voyant l’universalité des hommes disposés, dans l’espoir du paradis, à souffrir tous leurs outrages plutôt qu’à s’en venger.

On peut dire cependant que si le monde s’est énervé, si le ciel n’ordonne plus la guerre, ce changement tient plutôt sans doute à la lâcheté des hommes qui ont interprété la religion selon la paresse et non selon la vertu : car s’ils avaient considéré qu’elle permet la grandeur et la défense de la patrie, ils auraient vu qu’elle veut également que nous aimions et que nous honorions cette patrie, et qu’il fallait ainsi que nous nous préparassions à devenir capables de la défendre.

Ces fausses interprétations, qui corrompent l’éducation, sont cause qu’on ne voit plus au monde autant de républiques que dans l’antiquité, et que, par conséquent, il n’existe plus de nos jours, autant qu’alors, d’amour pour la liberté. Je croirais cependant que ce qui a le plus contribué à ces changements, c’est l’empire romain, dont les armes et les conquêtes ont renversé toutes les républiques et tous les États qui jouissaient d’un gouvernement libre ; et quoique cet empire ait été dissous, ses débris n’ont pu se rejoindre, ni jouir de nouveau des bienfaits de la vie civile, excepté sur quelques points de ce vaste empire.

Quoi qu’il en soit, les Romains rencontrèrent dans le monde entier toutes les républiques conjurées contre eux, et acharnées à la guerre et à la défense de leur liberté : ce qui prouve que le peuple romain, sans le courage le plus rare et le plus élevé, n’aurait jamais pu les subjuguer. Et pour en donner un exemple, celui des Samnites me suffira ; il est vraiment admirable. Tite-Live avoue lui-même que ces peuples étaient si puissants, et leurs armes si redoutables, qu’ils vinrent à bout de résister aux Romains jusqu’au temps du consul Papirius Cursor, fils du premier Papirius, c’est-à-dire pendant quarante-six ans, malgré leurs nombreux désastres, la ruine de presque toutes leurs villes, et les défaites sanglantes et réitérées qu’ils éprouvèrent dans leur pays. Quoi de plus merveilleux que de voir aujourd’hui ce pays, jadis couvert de tant de villes et rempli d’une population si florissante, changé presque en désert, tandis qu’alors ses institutions et ses forces l’auraient rendu invincible, si toute la puissance de Rome ne l’avait attaqué !

Il est facile de déterminer les causes de l’ordre qui régnait alors et celles de la confusion qui le remplaça : dans les temps passés, les peuples étaient libres, et aujourd’hui ils vivent dans l’esclavage. Ainsi que nous l’avons dit, toutes les cités, tous les États qui vivent sous l’égide de la liberté, en quelque lieu qu’ils existent, obtiennent toujours les plus grands succès : c’est là que la population est la plus nombreuse, parce que les mariages y sont plus libres, et que l’on en recherche davantage les liens ; c’est là que le citoyen voit naître avec joie des fils qu’il croit pouvoir nourrir, et dont il ne craint pas qu’on ravisse le patrimoine ; c’est là, surtout, qu’il est certain d’avoir donné le jour non à des esclaves, mais à des hommes libres, capables de se placer, par leur vertu, à la tête de la république : on y voit les richesses multipliées de toutes parts, et celles que produit l’agriculture, et celles qui naissent de l’industrie ; chacun cherche avec empressement à augmenter et à posséder les biens dont il croit pouvoir jouir après les avoir acquis. Il en résulte que les citoyens se livrent à l’envi à tout ce qui peut tourner à l’avantage de chacun en particulier et de tous en général, et que la prospérité publique s’accroît de jour en jour d’une manière merveilleuse.

Le contraire arrive aux pays qui vivent dans l’esclavage : plus leur servitude est cruelle, plus ils manquent d’un bien qui est la commune propriété. De toutes les servitudes, en effet, la plus dure est celle qui règne dans une république : d’abord parce qu’elle est plus durable et qu’elle offre moins d’espoir d’y échapper ; ensuite, parce qu’une république n’a d’autre vue que d’affaiblir et d’énerver tous les autres corps pour accroître le sien.

Ce n’est pas ainsi qu’en agit un prince qui vous subjugue, à moins que ce ne soit quelqu’un de ces vainqueurs barbares, fléau de toutes les nations, et destructeur de toutes les institutions civiles, comme le sont les princes d’Orient ; mais s’il n’est pas dépourvu d’humanité, s’il possède quelques lumières, il aime d’une égale affection toutes les villes qui lui obéissent, et il leur laisse l’exercice de leur industrie et la jouissance de presque toutes leurs antiques coutumes ; de sorte que si ces villes ne peuvent plus s’agrandir comme lorsqu’elles étaient libres, leur esclavage ne les met pas non plus en danger de périr. Je parle ici de la servitude dans laquelle tombent les cités en obéissant à un étranger ; j’ai parlé déjà de celle dont un de leurs citoyens les accable.

Si l’on réfléchit avec attention à tout ce que je viens de dire, on ne s’étonnera pas de la puissance des Samnites tant qu’ils furent libres, et de la faiblesse dans laquelle les fit tomber la servitude. Tite-Live atteste cette faiblesse dans une multitude de passages, particulièrement lorsqu’il parle de la guerre contre Annibal, où il rapporte que les Samnites, étant maltraités par une légion qui se trouvait à Nola, envoyèrent des députés à Annibal, pour le supplier de venir à leur aide. Dans leurs discours, ils dirent que, pendant cent ans, ils avaient combattu contre les Romains avec leurs propres soldats et leurs propres généraux ; qu’ils avaient un grand nombre de fois résisté aux attaques de deux armées consulaires et de deux consuls ; mais qu’aujourd’hui leur puissance était tellement déchue, qu’ils pouvaient à peine se défendre contre une faible légion romaine qui se trouvait à Nola.



CHAPITRE III.


Rome devint une ville puissante en ruinant les cités voisines, et en admettant facilement les étrangers aux honneurs.


Crescit interea Roma Albæ ruinis. Ceux qui veulent qu’une cité acquière un vaste empire doivent employer toute leur industrie pour la remplir d’habitants : sans une population nombreuse, une cité ne parviendra jamais à s’agrandir. On y parvient de deux manières : par l’affection ou par la force. Par l’affection, en tenant toutes les voies ouvertes aux étrangers qui voudraient y venir habiter, et en leur accordant sûreté, de manière à ce que chacun s’y fixe volontiers. Par la force, en détruisant entièrement les villes voisines, et en forçant leurs habitants à venir habiter dans vos murs. Rome fut tellement fidèle à ce système, que déjà sous son sixième roi elle renfermait dans son sein quatre-vingt mille hommes en état de porter les armes. Les Romains voulaient imiter un habile cultivateur, qui, pour fortifier un jeune plant, et en faire parvenir les fruits à leur maturité, s’empresse d’en tailler les premiers bourgeons, afin que toute la force productive, retenue dans les racines, donne avec le temps des rameaux plus verts et plus féconds.

L’exemple de Sparte et d’Athènes démontre encore combien un pareil moyen est propice et nécessaire pour s’agrandir et former un État puissant. Ces deux républiques, également redoutables par la force de leurs armes, et régies par les lois les plus sages, ne parvinrent cependant jamais au même degré de grandeur que Rome, qui semblait exposée à de plus grands désordres et soumise à des lois moins sagement combinées. On ne peut en donner d’autres raisons que celles que nous avons déjà alléguées. En effet, Rome, pour avoir accru sa population par ce double moyen, parvint à mettre sous les armes jusqu’à deux cent quatre-vingt mille combattants ; tandis qu’Athènes et Sparte n’en purent jamais armer chacune plus de vingt mille.

Ce n’est point parce que Rome était dans un site plus propice que celui de ces deux villes qu’elle obtint un plus heureux résultat, mais c’est seulement parce que sa conduite fut différente. Lycurgue, le fondateur de la république de Sparte, convaincu que rien ne hâterait plus la corruption de ses lois que le mélange de nouveaux habitants, dirigea toutes ses institutions de manière à empêcher les étrangers d’avoir aucune fréquentation avec les citoyens. Outre qu’il leur interdit les mariages, les droits de cité, et ces communications au moyen desquelles les hommes aiment à se rapprocher, il ordonna qu’on ne fit usage dans toute la république que d’une monnaie de cuir, afin d’ôter à qui que ce fût le désir de s’y rendre pour y apporter ses marchandises ou son industrie.

Or, comme toutes les actions des hommes ne sont que des imitations de la nature, il n’est ni possible ni naturel qu’une faible tige soutienne de vastes rameaux. Ainsi une république faible ne peut s’emparer d’une ville ni d’un État plus puissants ou plus étendus qu’elle ; et si la fortune les met entre ses mains, il lui arrive le même sort qu’à cet arbre dont les branches seraient plus fortes que le tronc, et qui, ne se soutenant qu’avec peine, serait renversé par le moindre souffle. C’est le destin que Sparte éprouva lorsque, ayant étendu sa domination sur toutes les villes de la Grèce, elle les vit toutes se soulever contre elle aussitôt que Thèbes se fut soustraite à son joug ; et le tronc resta seul, dépouillé de son branchage. Rome n’avait point à craindre un semblable malheur ; son tronc était assez robuste pour supporter sans peine les plus vastes rameaux.

Cette manière de procéder, jointe à celle dont nous aurons occasion de parler plus bas, fut la source de la grandeur et de la puissance inouïes des Romains. C’est ce que Tite-Live expose en peu de mots, lorsqu’il dit : Crescit interea Roma Albœ ruinis.


CHAPITRE IV.


Les républiques ont employé trois moyens pour s’agrandir.


Celui qui a bien étudié l’histoire de l’antiquité a dû voir que les républiques employaient trois moyens pour s’agrandir. L’un est celui qu’observèrent les anciens Toscans, de former une ligue de plusieurs républiques dont aucune ne surpassait l’autre en autorité ni en dignité, et de faire participer à la conquête les autres cités, comme le font de nos jours les Suisses, comme anciennement, dans la Grèce, le firent les Achéens et les Étoliens. Les Romains ayant eu des guerres fréquentes à soutenir avec les Toscans, j’entrerai dans quelques détails particuliers à ce peuple, afin de faire mieux sentir la nature du premier moyen.

Avant que les Romains eussent étendu leur empire sur l’Italie entière, les Toscans avaient été tout-puissants sur terre et sur mer ; et quoiqu’il n’y ait aucune histoire particulière de leurs exploits, il subsiste encore quelques souvenirs et quelques indices de leur grandeur : on sait qu’ils fondèrent sur les bords de la mer supérieure une colonie nommée Adria, qui se rendit tellement célèbre, qu’elle donna son nom à cette mer que les Latins eux-mêmes nommèrent Adriatique. On n’ignore pas non plus que leurs armes se firent obéir depuis le Tibre jusqu’au pied des Alpes, qui entourent aujourd’hui le corps entier de l’Italie. Il est vrai que deux cents ans avant que les Romains vissent s’accroître leur puissance, les Toscans avaient perdu l’empire de cette contrée nommée aujourd’hui Lombardie, qui leur fut arrachée par les Gaulois. Ces peuples, poussés par le besoin et attirés par la douceur de ses fruits et surtout de son vin, se précipitèrent sur l’Italie, conduits par leur chef Bellovèse, défirent et chassèrent les habitants du pays, s’y établirent, y construisirent un grand nombre de villes, lui donnèrent, du nom qu’ils portaient à cette époque, le nom de Gaule, qu’il a conservé jusqu’à ce que les Romains les eurent subjugués.

Les Toscans vivaient donc dans une parfaite égalité, et travaillaient à leur agrandissement en suivant le premier moyen dont nous avons parlé. Les villes qui composaient la ligue et gouvernaient la contrée étaient au nombre de douze, parmi lesquelles on comptait Clusium, Véïes, Fiésole, Arezzo, Volterre et autres. Elles ne purent étendre leurs conquêtes hors de l’Italie ; une grande partie même de cette contrée échappa à leurs armes par les causes dont je parlerai dans la suite.

Le second moyen est de s’associer des alliés, mais de manière à se conserver le commandement, le siége de l’empire et la gloire de l’entreprise : c’est la conduite que tinrent toujours les Romains.

Le troisième moyen est de se faire des sujets immédiats, et non des alliés, ainsi qu’en usèrent les Spartiates et les Athéniens.

De ces trois moyens, le dernier n’offre aucune utilité ; l’exemple des deux républiques que je viens de citer le démontre suffisamment : leur ruine n’eut d’autre cause que d’avoir étendu leurs conquêtes au delà de ce qu’elles pouvaient conserver. S’efforcer de gouverner une ville par la violence, surtout lorsqu’elle est accoutumée à vivre en liberté, c’est une entreprise pénible et périlleuse. Si vous n’êtes toujours armé et entouré de forces considérables, vous ne pourrez ni lui prescrire des ordres, ni la faire obéir. Si vos propres forces ne vous le permettent pas, il est nécessaire de vous faire des compagnons qui vous aident à grossir le nombre des habitants de votre cité. Athènes et Sparte, n’ayant fait ni l’un ni l’autre, ne retirèrent aucun fruit de leur conduite.

Rome, que nous avons citée comme un exemple du second moyen, ayant fait en outre ce que Athènes et Sparte avaient négligé, vit sa puissance s’élever au plus haut degré. Comme elle seule suivit cette conduite, elle seule put devenir aussi puissante, et se fit dans toute l’Italie de nombreux alliés, qui, sous beaucoup de rapports, jouissaient des mêmes prérogatives qu’elle. D’un autre côté, comme on l’a vu plus haut, elle se réserva sans cesse le siége de l’empire et le commandement dans toutes les entreprises ; aussi ses alliés ne s’apercevaient pas que c’était au prix de leurs fatigues et de leur sang qu’ils se plaçaient eux-mêmes sous le joug.

En effet, dès que la république romaine commença à transporter ses armées hors de l’Italie, à réduire les royaumes en provinces, et à ranger au nombre de ses sujets ceux qui, accoutumés à vivre sous les rois, n’attachaient aucune importance à servir un maître, ces peuples, gouvernés par des Romains, vaincus par des soldats qui portaient le nom de Romains, ne reconnurent que Rome pour maîtresse suprême : de sorte que les peuples d’Italie, qui jusqu’alors s’étaient regardés comme les amis de Rome, se trouvèrent tout à coup entourés de sujets romains, et pressés d’un autre côté par toute la grandeur de Rome ; et, lorsqu’ils se furent aperçus de l’erreur dans laquelle ils avaient vécu jusqu’alors, il n’était plus temps d’y remédier, tant la puissance de Rome s’était accrue par la conquête de cette multitude de provinces étrangères ; tant étaient formidables les forces que renfermait une cité dont l’immense population était sans cesse sous les armes ! En vain ces alliés, pour venger leurs offenses, se soulevèrent contre elle ; ils furent bientôt trahis par le sort de la guerre, et leur situation ne fit qu’empirer, car d’égaux ils devinrent aussi sujets.

Les Romains seuls, ainsi que nous l’avons dit, ont suivi cette conduite. Toute république qui voudra s’agrandir ne peut agir différemment ; et l’expérience montre, en effet, qu’aucune autre n’est aussi certaine.

Le système des ligues, dont nous avons déjà parlé, et qu’embrassèrent les Toscans, les Achéens et les Étoliens, et que de nos jours les Suisses ont adopté, est le plus favorable après celui qu’ont suivi les Romains. Les conquêtes se trouvant bornées, il en résulte deux avantages : le premier, qu’il est difficile d’attirer la guerre sur vous ; l’autre, que le peu dont on s’empare, on le conserve sans peine.

La difficulté d’étendre les conquêtes a pour cause le peu d’ensemble qui existe dans les républiques, ou la distance qui, séparant leurs diverses parties, les empêche de pouvoir facilement se rassembler pour prendre conseil ou pour délibérer. Cette cause diminue encore le désir de dominer, parce que le partage de la conquête devant être fait entre tous les alliés, ils n’y attachent plus la même importance qu’une république unique qui espère en goûter seule tous les fruits. Comme la ligue se gouverne par un conseil général, ses délibérations ne peuvent jamais être aussi promptes que celles d’un peuple qui habite dans la même enceinte. L’expérience nous montre encore qu’un semblable système a des bornes que lui fixe la nature, et au delà desquelles il n’y a pas d’exemple qu’il ait pu s’étendre : il suffit que douze ou quatorze petits États se liguent ensemble ; il ne faut point chercher à aller plus avant. En effet, lorsqu’on est parvenu au point de se croire à l’abri de toute insulte, on ne cherche point à accroître son territoire, tant parce que la nécessité ne montre pas le besoin de s’agrandir, que parce qu’on ne sent pas l’utilité des conquêtes ; et j’en ai précédemment exposé la raison. Ces républiques seraient contraintes à embrasser un des deux partis suivants : ou continuer à se faire de nouveaux compagnons, et cet accroissement apporterait le désordre dans la ligue ; ou augmenter le nombre des sujets ; mais comme elles voient de grandes difficultés dans ce dernier parti sans en apercevoir l’utilité, elles ne l’estiment nullement.

Ainsi, lorsque les peuples qui forment une ligue sont assez nombreux pour se croire en état de vivre avec sécurité, ils s’attachent à deux choses : la première est de se rendre protecteurs des petits États, afin de retirer de toutes parts de l’argent dont le partage est facile ; la seconde est de se battre pour autrui, de se mettre à la solde de tel ou tel prince, comme font de nos jours les Suisses, et comme on lit que faisaient les ligues dont nous venons de parler. Tite-Live nous en fournit la preuve lorsqu’il raconte que Philippe, roi de Macédoine, étant venu en conférence avec Titus Quintius Flaminius, et parlant d’accommodement en présence d’un préteur des Étoliens, ce dernier eut une altercation avec Philippe, qui lui reprocha l’avarice et l’infidélité des Étoliens, qui ne rougissaient pas de servir un État, et d’envoyer en même temps une partie de leurs troupes au service de son ennemi ; de sorte que l’on voyait souvent les drapeaux des Étoliens dans les rangs de deux armées opposées.

Personne n’ignore que les confédérations ont toujours tenu la même conduite, et que les résultats en ont été les mêmes. On voit encore que le système d’assujettir les pays conquis a toujours été faible et n’a jamais produit que de médiocres avantages ; et lorsque les républiques qui suivaient ce système ont dépassé la borne, elles se sont aussitôt précipitées à leur perte. Mais si cette méthode ne présente aucune utilité dans une république guerrière, elle ne peut offrir le moindre avantage dans celles qui ne possèdent point d’armées, comme ont été de notre temps toutes les républiques d’Italie.

Les Romains ont donc suivi la véritable marche ; elle est d’autant plus admirable, qu’ils n’avaient point eu d’exemple d’une pareille conduite, et qu’après leur chute ils n’ont point eu d’imitateurs. Quant aux confédérations, elles n’ont été adoptées que par les Suisses et les ligues de Souabe. Et comme nous le dirons à la fin de cet ouvrage, de toutes ces sages institutions établies dans Rome et qui dirigeaient sa conduite dans toutes les affaires de l’intérieur et de l’extérieur, non-seulement aucune n’a servi de règle aux gouvernements de nos jours, mais il semble même qu’on les dédaigne et qu’on les regarde la plupart comme n’offrant aucune réalité, d’autres comme inexécutables, et le reste comme inutile ou hors de propos. C’est ainsi que, plongés dans cette funeste ignorance, nous sommes la proie de tous ceux qui ont voulu envahir notre pays.

Si l’exemple des Romains parait trop difficile à suivre, celui des anciens Toscans doit-il le paraître autant, surtout aux Toscans de nos jours ? Si, par les causes que j’ai rapportées, ils ne purent obtenir un empire semblable à celui des Romains, ils parvinrent du moins à acquérir en Italie ce degré de puissance que permettait le système qu’ils avaient adopté. L’État jouit longtemps d’une tranquillité profonde, également illustré par son empire et la gloire de ses armes, par la pureté de ses mœurs et son respect pour les dieux. Cette gloire et cette puissance, d’abord ébranlées par les Gaulois, furent enfin si profondément anéanties par les Romains, qu’à peine s’en est-il conservé quelque trace dans la mémoire des hommes, quoiqu’elles n’aient disparu que depuis deux mille ans. Cet oubli m’a fait réfléchir sur les causes d’où il pouvait naître, et je les exposerai dans le chapitre suivant.



CHAPITRE V.


Des changements de religion et de langage, joints aux désastres causés par les inondations et le fléau de la peste, effacent la mémoire des événements.


On a voulu, je crois, répondre aux philosophes qui prétendent que le monde existe de toute éternité, que si une antiquité aussi reculée était réelle, il faudrait que la mémoire des événements remontât au delà de cinq mille ans. Cette réponse serait bonne, si l’on ne voyait pas que le souvenir de ces événements s’éteint par des causes diverses, dont une partie provient des hommes, et l’autre du ciel. Celles qui dépendent des hommes sont les changements de religion et de langage. Quand une secte nouvelle, c’est-à-dire une nouvelle religion prend naissance, son premier soin est de chercher à étouffer l’ancienne, afin d’augmenter sa propre influence, et elle parvient facilement à l’éteindre quand les fondateurs de cette nouvelle secte parlent une langue différente.

Ces résultats sont frappants lorsqu’on examine la conduite qu’a tenue la religion chrétienne à l’égard du paganisme, en abolissant toutes les institutions, toutes les cérémonies de cette religion, en effaçant jusqu’à la mémoire de son antique théologie. Il est vrai que le christianisme ne put détruire avec le même succès le souvenir des grands hommes qu’elle avait produits ; mais il faut l’attribuer à l’usage de la langue latine, qu’il fut dans la nécessité de conserver, ayant dû s’en servir pour écrire les préceptes de la nouvelle loi. Si les premiers chrétiens avaient pu écrire dans une langue différente, on ne saurait douter, en voyant tout ce qu’ils ont détruit, qu’il n’existerait plus aucun souvenir des événements passés.

Lorsqu’on lit les moyens employés par saint Grégoire et par les autres chefs de la religion chrétienne, on est frappé de l’acharnement avec lequel ils poursuivirent tout ce qui pouvait rappeler la mémoire de l’antiquité ; brûlant les écrits des poètes et des historiens, renversant les statues, et mutilant tout ce qui portait la marque des anciens temps. Si une nouvelle langue avait favorisé ces ravages, quelques années auraient suffi pour tout faire oublier.

Il y a lieu de croire également que ce que la religion chrétienne a tenté de faire au paganisme, celui-ci l’avait fait aux religions qui existaient avant lui. Et, comme ces religions ont varié deux ou trois fois dans l’espace de cinq à six mille ans, on a dû perdre la mémoire des événements arrivés avant ces temps. S’il en est resté quelques traces, on les regarde comme des fables, et elles n’inspirent aucune confiance. C’est le sort qu’a éprouvé l’histoire de Diodore de Sicile, qui, quoiqu’elle rapporte les événements de quarante ou cinquante mille années, passe, comme je le pense moi-même, pour une chose mensongère.

Quant aux causes qui proviennent du ciel, ce sont les fléaux qui ravagent les nations, et réduisent à un petit nombre d’habitants certaines contrées de l’univers, tels que la peste, la famine et les inondations. Ce dernier fléau a les résultats les plus désastreux, tant parce qu’il est plus universel que parce que ceux qui parviennent à échapper à ses ravages sont en général des montagnards grossiers, qui, n’ayant aucune connaissance de l’antiquité, ne peuvent en transmettre le souvenir à leurs descendants. Et si parmi eux quelque homme instruit du passé parvient à se sauver, on le verra cacher sa science, et l’altérer pour obtenir la considération, ou pour servir ses vues, de sorte qu’il ne restera à la postérité que le souvenir de ce qu’il aura écrit, et rien de plus.

Que ces déluges, ces famines, ces pestes aient plusieurs fois exercé leurs ravages, je ne crois pas qu’on puisse en douter, tant les diverses histoires sont pleines de pareils désastres, et tant il est naturel qu’ils arrivent : la nature, en effet, ressemble à tous les corps simples, qui, lorsqu’ils renferment des humeurs superflues, les rejettent d’eux-mêmes et recouvrent ainsi la santé. Il en est de même dans le corps composé de la société humaine. Lorsque les nombreux habitants d’un empire surchargent tellement le pays qu’ils ne peuvent y trouver leur subsistance, ni aller ailleurs, parce que les autres lieux sont également remplis d’habitants ; lorsque la mauvaise foi et la méchanceté des hommes sont montées à leur dernier degré, il faut nécessairement que le monde soit purgé par un de ces trois fléaux, afin que les hommes frappés par l’adversité, et réduits à un petit nombre, trouvent enfin une existence plus facile et redeviennent meilleurs.

Ainsi la Toscane, comme je l’ai dit ci-dessus, était déjà puissante, pleine de religion et de vertu ; elle possédait une langue et des coutumes nationales ; et tout fut englouti par la domination romaine : il ne resta d’elle que la seule mémoire de son nom.



CHAPITRE VI.


Comment les Romains se comportaient dans la conduite de la guerre.


J’ai déjà fait voir quelle conduite suivaient les Romains pour s’agrandir ; je vais dire maintenant de quelle manière ils s’y prenaient pour faire la guerre ; et chacune de leurs actions prouvera avec quelle sagesse ils surent, pour aplanir les chemins qui devaient les conduire à la grandeur suprême, s’écarter de la marche suivie universellement par les autres nations.

Le but de celui qui fait la guerre par choix ou par ambition est d’acquérir et de conserver ses conquêtes, et de se conduire de manière à ce qu’elles l’enrichissent, en n’épuisant ni le pays conquis, ni sa propre patrie. Il est donc indispensable, et durant la conquête et durant la possession, de ne point dépenser inutilement, mais de tout faire tourner au profit du bien commun. Quiconque veut parvenir à ce but doit imiter la conduite du peuple romain et suivre les mêmes principes, qui consistaient à faire une guerre, comme disent les Français, courte et bonne. Ils entraient donc en campagne avec de nombreuses armées ; aussi terminèrent-ils en peu de temps toutes les guerres qu’ils eurent à soutenir contre les Latins, les Samnites et les Toscans. Si l’on fait attention à toutes celles qu’ils firent depuis la fondation de Rome jusqu’à la prise de Véïes, on verra qu’elles furent toutes achevées en six, en dix ou en vingt jours ; car, suivant l’usage qu’ils avaient adopté, dès que la paix était rompue, ils s’avançaient sans délai à la rencontre de l’ennemi et lui livraient immédiatement la bataille. S’ils triomphaient, l’ennemi, pour préserver son territoire des ravages de la guerre, demandait à faire la paix ; et les conditions qu’imposaient ordinairement les Romains étaient une cession de terrain, que l’on convertissait en domaines particuliers, ou que l’on consignait à des colonies, qui, placées sur les frontières des États vaincus, servaient de rempart à celles des Romains, au grand avantage des colons qui possédaient ces terres, et à celui même du peuple de Rome, qui y trouvait une défense qui ne lui coûtait rien.

Nul moyen ne pouvait être plus sûr, plus puissant, ni plus utile. Tant que l’ennemi n’était point en campagne, cette simple défense suffisait ; s’il levait une nombreuse armée pour attaquer cette colonie, les Romains mettaient sur pied une armée non moins forte ; ils lui livraient bataille, et, une fois victorieux, ils lui imposaient de plus rudes conditions, et rentraient soudain dans leurs foyers. C’est ainsi que par degrés ils étendaient leur influence sur leurs ennemis, et augmentaient leurs propres forces.

Ils suivirent cette marche jusqu’à ce qu’ils eurent changé leur système militaire, changement qui eut lieu après la prise de Véïes. C’est alors que, pour pouvoir prolonger la guerre, ils ordonnèrent qu’on accordât une paye au soldat, qui jusqu’à cette époque n’avait pas été payé, la courte durée des guerres n’en ayant pas fait sentir la nécessité. Mais, quoique les Romains accordassent une paye à leurs troupes ; que par ce moyen ils pussent faire des guerres plus longues, et que la nécessité d’en entreprendre de lointaines exigeât qu’ils restassent plus longtemps en campagne, néanmoins ils ne varièrent jamais dans leur système de les terminer aussi promptement que le permettaient et les lieux et les temps, et n’abandonnèrent jamais non plus l’usage d’envoyer des colonies dans les provinces conquises. Outre cette méthode qu’ils avaient adoptée, il faut encore attribuer la brièveté de leurs guerres à l’ambition des consuls, qui, ne conservant leur autorité qu’une année, dont ils devaient même passer la moitié dans Rome, voulaient, en terminant la guerre, mériter les honneurs du triomphe. L’usage d’envoyer des colonies se maintint par l’utilité et les avantages considérables qu’on en retirait.

Quant à la distribution du butin, ils y firent bien quelques changements, et n’en furent plus aussi prodigues que dans le commencement, et parce que cela ne leur paraissait plus si nécessaire depuis que les soldats recevaient une paye, et parce que les dépouilles des vaincus étant plus considérables, ils préféraient enrichir le trésor public, afin de ne plus être obligés de consacrer les tributs de la république aux dépenses de leurs entreprises. En peu de temps cette mesure combla l’État de richesses.

Ainsi, par les deux méthodes suivies pour la distribution des dépouilles des peuples vaincus et pour l’envoi des colonies sur le territoire ennemi, les Romains trouvèrent dans la guerre une source de richesse, tandis qu’une foule de princes et de républiques imprudentes n’y rencontrent que la pauvreté. Cela en vint au point qu’un consul ne croyait point véritablement triompher s’il n’enrichissait le trésor d’immenses sommes d’or et d’argent, et de toutes sortes de dépouilles des nations vaincues.

C'est par cette conduite, c’est en précipitant l’issue de la campagne, en épuisant à la longue l’ennemi par des guerres renouvelées sans cesse, en détruisant ses armées, en ravageant son territoire, et en lui arrachant des traités avantageux, que les Romains virent de jour en jour s’accroître et leurs richesses et leur puissance.



CHAPITRE VII.


Quelle étendue de terrain les Romains accordaient à chaque colon.


Il me semble qu’on ne peut que difficilement déterminer la quantité exacte de terre que les Romains accordaient à chaque colon. Je crois qu’on en donnait plus ou moins, suivant les lieux où l’on envoyait des colonies ; mais, dans toutes les circonstances et dans tous les lieux, ces distributions furent toujours extrêmement modiques : d’abord, afin de pouvoir y envoyer le plus grand nombre d’hommes possible, attendu qu’ils étaient destinés à la garde du pays ; en dernier lieu, parce que, vivant pauvres chez eux, il n’était pas juste que leurs colons vécussent au dehors dans une trop grande abondance. Tite-Live nous apprend qu’après la prise de Véïes on y envoya une colonie, et qu’on distribua à chaque colon trois arpents et sept onces de terre, qui font, suivant nos mesures actuelles...[1].

D’ailleurs, outre les raisons que nous avons déjà alléguées, les Romains étaient persuadés que ce n’était pas l’étendue des terres, mais la bonne culture qui pouvait suffire aux besoins. C’est un bien nécessaire qu’une colonie ait des champs communaux où chacun puisse faire paître ses bestiaux, et des bois où il puisse prendre son bois de chauffage. Une colonie ne peut s’établir sans ces deux avantages.



CHAPITRE VIII.


Des causes pour lesquelles les peuples s’éloignent du pays natal pour inonder des contrées étrangères.


Puisque j’ai parlé précédemment de la manière dont les Romains faisaient la guerre, et de celle dont les Gaulois assaillirent les Toscans, je ne crois pas m’écarter de mon sujet en exposant qu’il y a deux espèces de guerres.

L’une est produite par l’ambition des princes et des républiques qui cherchent à propager leur empire : telles furent les guerres d’Alexandre le Grand et des Romains, et celles qui se font de puissance à puissance. Ces guerres sont désastreuses sans doute, mais elles ne vont jamais jusqu’à chasser toute une population d’un pays, parce qu’il suffit au vainqueur d’être assuré de l’obéissance des peuples ; et le plus souvent il les laisse vivre sous leurs propres lois, et toujours il leur conserve leurs propriétés et leurs richesses.

L’autre espèce de guerre est celle où un peuple entier, suivi de toutes les familles, abandonne un pays d’où le chasse la famine ou la guerre, et va chercher une nouvelle demeure et de nouvelles contrées, non pour y donner des lois, comme dans les guerres dont nous venons de parler, mais pour se rendre le maître absolu du pays, après en avoir expulsé ou égorgé les anciens habitants. Rien de plus cruel et de plus épouvantable que cette espèce de guerre à laquelle Salluste fait allusion à la fin de son Histoire de Jugurtha, quand il dit qu’après la défaite de ce prince le bruit se répandit de l’invasion des Gaulois en Italie. Il ajoute que dans toutes les guerres que les Romains firent aux autres peuples, ils n’avaient combattu que pour leur propre existence. Lorsqu’un prince ou une république attaque un État, il leur suffit de renverser seulement ceux qui commandent ; mais il faut que ces hordes exterminent les populations entières, si elles veulent vivre de ce qui faisait exister les habitants de ces malheureuses contrées.

Les Romains eurent à supporter trois de ces guerres si dangereuses, dont la première eut lieu lorsque Rome fut prise par ces mêmes Gaulois que nous avons vus enlever la Lombardie aux Toscans pour en faire leur demeure. Tite-Live assigne deux causes à cette guerre : l’une, que les Gaulois furent attirés, ainsi que nous l’avons dit, par la douceur des fruits et surtout du vin d’Italie, dont leur pays était privé à cette époque ; l’autre, que la population de la Gaule s’était tellement accrue, que les terres ne pouvant plus nourrir les habitants, les différents princes du pays jugèrent nécessaire d’aller avec une partie de ses habitants chercher de nouvelles contrées. Après avoir formé ce projet, ils choisirent, pour mettre à la tête de ceux qui devaient émigrer, Bellovèse et Sigovèse, deux de leurs rois ; et les uns, sous la conduite de Bellovèse, se précipitèrent sur l’Italie ; les autres, guidés par Sigovèse, se jetèrent sur l’Espagne. C’est dans cette invasion que Bellovèse s’empara de la Lombardie, et que les Gaulois, pour la première fois, eurent la guerre avec les Romains.

La seconde invasion eut lieu immédiatement après la première guerre punique, lorsque plus de deux cent mille Gaulois périrent entre Pise et Piombino.

La troisième, enfin, eut lieu lors de l’invasion des Cimbres et des Teutons, lorsque ces barbares, après avoir vaincu plusieurs armées romaines, furent à leur tour exterminés par Marius.

Les Romains sortirent cependant vainqueurs de ces trois guerres épouvantables ; et il ne fallait pas moins que tout leur courage pour triompher. Aussi, quand la vertu eut disparu de Rome, et que ses armées eurent perdu leur antique valeur, l’empire succomba sous l’effort de hordes semblables à celles des Goths, des Vandales et des autres barbares qui s’emparèrent de tout l’empire d’Occident.

Ces peuples, comme nous l’avons dit ci-dessus, n’abandonnaient leur patrie que chassés par la nécessité ; et la nécessité naît ou de la famine, ou de la guerre, ou des persécutions qu’on éprouve dans son propre pays, et qui contraignent à chercher de nouvelles contrées. Si ces peuples sont nombreux, ils se précipitent avec violence sur les terres étrangères, massacrent tous les habitants, s’emparent de leurs biens, établissent un empire nouveau, et changent jusqu’au nom du pays. C’est ce que fit Moïse, c’est ce que firent les barbares qui s’emparèrent de l’empire romain. En effet, tous ces noms nouveaux qu’on voit en Italie et dans d’autres États n’ont point une autre origine : ces noms ont été imposés par les nouveaux conquérants. C’est ainsi que la Lombardie s’appelait autrefois la Gaule Cisalpine ; la France, qu’on nommait jadis la Gaule Transalpine, a reçu son nouveau nom des Francs, qui s’en étaient rendus maîtres ; l’Esclavonie se nommait Illyrie ; la Hongrie, Pannonie ; et l’Angleterre, Bretagne. Une foule d’autres provinces ont également changé de noms ; il serait fastidieux de les répéter. Moïse donna également le nom de Judée à la partie de la Syrie dont il s’était emparé.

J’ai dit plus haut que quelquefois certains peuples chassés par la guerre de leur propre pays sont contraints d’aller chercher d’autres contrées : je citerai en exemple les Maurusiens, ancien peuple de la Syrie, qui, sur le bruit répandu de l’invasion des Hébreux, se jugeant trop faibles pour résister, pensèrent que le meilleur moyen de salut qui leur restât était d’abandonner leur patrie plutôt que de se perdre en voulant la sauver. Toute la population se transporta donc en Afrique, où elle fixa sa demeure, après en avoir chassé les habitants qui s’y trouvèrent. Ainsi elle parvint à s’emparer d’un pays qui ne lui appartenait pas, elle qui n’avait pas su conserver le sien. Procope, qui a écrit la guerre de Bélisaire contre les Vandales qui occupaient l’Afrique, dit avoir lu l’inscription suivante gravée sur des colonnes érigées en ces lieux : Nos Maurusii, qui fugimus a facie Jesu latronis filii Navœ  ; ce qui indique clairement la cause de leur fuite de la Syrie.

Rien de plus formidable que des peuples contraints de s’expatrier par une dure nécessité ; et si on ne leur oppose des armées courageuses et disciplinées, on ne pourra soutenir leurs efforts.

Mais quand les peuples forcés d’abandonner leur patrie sont peu nombreux, ils sont bien moins à redouter que ceux dont nous venons de parler ; ils ne peuvent employer une égale violence : c’est à la persuasion qu’ils doivent avoir recours pour obtenir quelque coin de terre ; et lorsqu’ils l’ont obtenu, il faut qu’ils s’y maintiennent à force d’amis et d’alliés. C’est ainsi que se conduisirent Énée, Didon, les Marseillais, et plusieurs autres peuples, qui tous ne purent se maintenir dans les pays où ils étaient venus chercher un asile qu’en obtenant le consentement de leurs voisins.

La plus grande partie de ces nombreuses hordes se sont élancées des vastes contrées de la Scythie, lieux glacés et stériles, dont les innombrables habitants, ne pouvant trouver autour d’eux de quoi se nourrir, sont réduits à s’expatrier et ont mille raisons qui les chassent, et pas une qui les retienne. Si, depuis cinq cents ans, on n’a plus vu ces essaims de barbares se répandre sur toute l’Europe comme un torrent dévastateur, cela provient de plusieurs raisons : la première est le grand vide que dut occasionner dans ces contrées la chute de l’Empire, sur lequel s’étaient précipitées plus de trente nations ; la seconde est que l’Allemagne et la Hongrie, d’où sortaient également ces barbares, offrent aujourd’hui un pays tellement amélioré, que leurs habitants peuvent y vivre sans peine et ne sont plus obligés de changer de patrie. D’un autre côté, ces nations, douées de toutes les vertus guerrières, étant comme un boulevard opposé aux entreprises des Scythes, qui bordent leurs frontières, ces barbares ne s’imaginent plus pouvoir les vaincre et s’ouvrir un passage à travers leurs États. Plusieurs fois les Tartares ont tenté de nouvelles invasions ; mais ils ont toujours été repoussés par les Hongrois et les Polonais ; et c’est avec raison que ces peuples se glorifient de ce que, sans la force de leurs armes, l’Italie et l’Église auraient senti le poids de ces hordes de Tartares. Mais je crois en avoir dit assez sur ces peuples.



CHAPITRE IX.


Des causes qui donnent ordinairement naissance à la guerre entre les souverains.


Les causes qui firent naître la guerre entre les Romains et les Samnites, avec lesquels ils avaient été longtemps ligués, sont les mêmes que celles qui s’élèvent entre tous les États égaux en puissance : elles sont le produit du hasard, ou naissent du désir que l’un d’entre eux a de voir la guerre s’allumer. Celle qui s’éleva entre les Romains et les Samnites fut l’effet des événements. L’intention des Samnites, en attaquant les Sidicins et ensuite les Campaniens, n’était pas de faire la guerre aux Romains ; mais les Campaniens, sur le point de succomber, se jetèrent dans les bras de Rome, contre l’attente commune et des Romains et des Samnites. Rome alors dut regarder la cause des Campaniens, qui s’étaient donnés à elle, comme la sienne propre, et se crut forcée d’entreprendre une guerre qu’elle ne pouvait plus éviter sans déshonneur. En effet, il aurait paru absurde aux Romains de défendre les Campaniens en qualité d’alliés contre les Samnites, auxquels les traités les liaient également ; mais ils ne virent rien d’injuste à les défendre comme sujets, ou même comme suppliants : ils pensaient que s’ils les abandonnaient en cette circonstance, ils décourageraient tous ceux qui par la suite auraient envie de se placer sous leur égide ; et Rome, n’aspirant qu’à l’empire et à la gloire, et non au repos, ne pouvait refuser une telle entreprise.

C’est à ces mêmes causes que la première guerre punique dut naissance. Les Romains se virent forcés d’embrasser la défense des habitants de Messine, en Sicile, et ce fut encore les circonstances qui les décidèrent.

Mais ce n’est point le hasard qui donna naissance à la seconde guerre qui éclata entre Rome et Carthage : Annibal, en attaquant les Sagontins, alliés de Rome, en Espagne, n’en voulait pas précisément au premier de ces peuples ; il espérait seulement irriter la patience des armées romaines, afin d’avoir l’occasion de les combattre et de passer en Italie. C’est ainsi qu’en ont toujours agi les princes qui désirent susciter de nouvelles guerres, tout en voulant paraître ne point manquer à l’honneur et respecter leurs engagements. En effet, si je veux faire la guerre à un prince avec lequel je suis lié par des traités observés depuis de nombreuses années, je colorerai de quelque prétexte l’attaque que je dirigerai contre un de ses amis plutôt que contre lui-même, sachant bien que, s’il s’en irrite, j’aurai alors atteint mon but, qui est de lui faire la guerre ; tandis que s’il demeure indifférent, il découvrira sa faiblesse ou sa mauvaise foi, en ne défendant pas celui qui s’est mis sous sa protection ; et cette conduite, en affaiblissant la réputation de mon rival, aura pour effet de faciliter les desseins que j’ai conçus.

La résolution que prirent les Campaniens de se donner aux Romains, afin de les exciter à la guerre, ainsi que je l’ai dit ci-dessus, n’est pas la seule chose qu’il faille remarquer ici : elle nous fait voir que le seul remède qui reste à une cité que ses propres forces ne peuvent défendre, et qui veut se soustraire à tout prix au joug de l’ennemi qui la menace, c’est de se donner librement et sans réserve à celui qu’elle a choisi pour défenseur, ainsi qu’en agirent les Campaniens à l’égard des Romains, et les Florentins envers Robert, roi de Naples, qui, ne voulant pas les secourir comme alliés, les défendit bientôt comme sujets contre les forces de Castruccio de Lucques, qui les tenait courbés sous le poids de sa domination.



CHAPITRE X.


Malgré l’opinion générale, l’argent n’est pas le nerf de la guerre.


Si l’on commence la guerre quand on veut, on ne la termine pas de même : en conséquence, un prince, avant de se jeter dans les hasards d’une entreprise, doit longtemps mesurer ses forces, et se gouverner d’après cet examen. Mais sa sagesse doit être telle, qu’il ne s’aveugle pas sur ses ressources ; et il se trompera toutes les fois qu’il comptera, ou sur ses trésors ou sur la nature du pays, ou sur l’affection de ses sujets, et lorsque, d’un autre côté, il n’aura point l’appui d’une armée nationale : car toutes les choses dont je viens de parler ajoutent bien de nouvelles forces à celles que l’on possède déjà, mais elles ne peuvent les donner. Tout devient inutile sans des troupes sur lesquelles on puisse compter. Sans elles les trésors ne sont rien, non plus que la force du terrain : la fidélité et l’affection des hommes s’éteignent bientôt ; et lorsque vous ne pouvez les défendre eux-mêmes, comment conserveraient-ils longtemps ces sentiments ? Les plus âpres rochers, les lacs les plus profonds, les abîmes deviennent des plaines, lorsqu’ils manquent de défenseurs courageux. L’argent seul ne vous défendra pas ; mais il engage à vous dépouiller plus vite : aussi rien n’est plus faux que la commune opinion que l’argent est le nerf de la guerre.

Quinte-Curce a énoncé cette opinion en parlant de la guerre qui éclata entre Antipater, roi de Macédoine, et Lacédémone. Il rapporte que le manque d’argent força le roi de Sparte à livrer bataille, et qu’il fut vaincu ; et que s’il avait différé de quelques jours le combat, la nouvelle de la mort d’Alexandre se serait répandue dans toute la Grèce, et la victoire se serait déclarée pour lui sans combattre. Mais comme il manquait d’argent, et qu’il craignait que son armée ne l’abandonnât faute de paye, il fut forcé de tenter la fortune des combats. C’est à cette occasion que Quinte-Curce avance que l’argent est le nerf de la guerre.

Cette maxime est alléguée chaque jour, et des princes moins sages qu’ils ne devraient l’être s’empressent de s’y conformer. Ils se fient sur elle, et s’imaginent que les trésors suffisent pour se défendre, sans réfléchir que si la richesse donnait la victoire, Darius aurait triomphé d’Alexandre, et les Grecs des Romains ; que de nos jours Charles le Téméraire aurait battu les Suisses, et que, tout récemment encore, le pape et les Florentins réunis n’auraient pas eu de peine à vaincre Francesco Maria, neveu du pape Jules II, dans la guerre d’Urbin.

Mais tous ceux que je viens de citer furent vaincus par ceux qui regardaient une bonne armée et non l’argent comme le nerf de la guerre. Parmi les merveilles que Crésus, roi de Lydie, fit voir à Solon l’Athénien, était un trésor incalculable : ce prince lui ayant demandé ce qu’il pensait de sa puissance, Solon lui répondit que ce n’était point par cet amas d’or qu’il pouvait en juger, parce qu’on ne faisait pas la guerre avec de l’or, mais avec du fer ; qu’il pouvait survenir un ennemi qui aurait plus de fer que lui et qui lui ravirait ses trésors.

Après la mort d’Alexandre le Grand, une multitude innombrable de Gaulois se répandit dans la Grèce, et de là en Asie. Ces barbares ayant envoyé des ambassadeurs au roi de Macédoine pour traiter avec lui, ce prince, pour faire parade de sa puissance et les éblouir par la vue de ses richesses, leur montra une grande quantité d’or et d’argent : loin d’être effrayés, les Gaulois, qui, pour ainsi dire, avaient déjà confirmé la paix, se hâtèrent de la rompre ; tant s’accrut en eux le désir de lui enlever son or. C’est ainsi que ce roi fut dépouillé des trésors mêmes qu’il avait cru amasser pour sa défense.

Il y a peu d’années encore que les Vénitiens, quoique le trésor public fût comblé de richesses, perdirent toutes leurs possessions, sans que leur or servît à les défendre.

Aussi, quel que soit le cri de l’opinion générale, je soutiendrai que ce n’est pas l’argent qui est le nerf de la guerre, mais une bonne armée ; car, si l’or ne suffit pas pour trouver de bons soldats, les bons soldats ont bientôt trouvé de l’or. Si les Romains avaient voulu faire la guerre plutôt avec de l’argent qu’avec du fer, tous les trésors du monde n’auraient pu leur suffire pour réussir dans les vastes conquêtes qu’ils entreprirent, et surmonter les obstacles qu’ils y rencontrèrent. Mais, comme ils faisaient la guerre avec le fer, ils ne souffrirent jamais de la disette de l’or, parce que ceux qui les redoutaient leur apportaient leurs richesses jusqu’au milieu de leurs camps.

Si le manque d’argent obligea le roi de Sparte à tenter le hasard d’une bataille, c’est l’argent qui, dans cette circonstance, produisit un inconvénient que mille autres causes pouvaient occasionner : ainsi, lorsqu’une armée manque de vivres, et qu’elle se voit contrainte ou à mourir de faim, ou à livrer bataille, elle embrasse ordinairement ce dernier parti, comme le plus honorable, et celui où elle peut espérer encore les faveurs de la fortune. Il arrive souvent aussi qu’un général, sachant que son ennemi attend des renforts, est obligé de l’attaquer et de s’exposer aux dangers d’un combat ; ou, s’il attend que son adversaire ait augmenté ses forces, d’avoir à livrer un combat mille fois plus désavantageux. On voit encore, par l’exemple d’Asdrubal, lorsqu’il fut attaqué sur le Métaure par Claudius Néron, réuni à l’autre consul, qu’un capitaine réduit à fuir ou à combattre choisit presque toujours le combat : ce parti, quoique extrêmement douteux, lui présente cependant encore quelques chances de succès, tandis que l’autre ne lui offre qu’une perte assurée.

Il y a donc une foule de circonstances où un général est contraint, malgré sa propre conviction, d’en venir à une bataille ; et le défaut d’argent peut être de ce nombre, sans qu’on puisse en conclure qu’il soit plutôt le nerf de la guerre que cette foule d’autres causes qui entraînent les armées dans la même nécessité.

Je dois donc le redire encore : ce n’est point l’or, ce sont les bons soldats qui sont le nerf de la guerre. L’argent est nécessaire, sans doute, mais ce n’est qu’une nécessité secondaire, que les bons soldats savent toujours surmonter par leur vaillance ; parce qu’il est aussi impossible à une armée courageuse de manquer jamais d’argent, qu’il est à l’argent seul de trouver de bons soldats. L’histoire, en mille endroits, prouve la vérité de ce que j’avance. En vain Périclès avait déterminé les Athéniens à faire la guerre avec tout le Péloponèse, en les assurant que leur industrie et leur richesses devaient les rendre certains du succès : quoique en effet les Athéniens, dans le cours de cette guerre, eussent quelquefois triomphé, ils finirent cependant par succomber ; la sagesse de Sparte et le courage de ses soldats l’emportèrent sur l’industrie et les trésors d’Athènes.

Mais, sur ce point, l’opinion de Tite-Live est du plus grand poids, lorsque, examinant si Alexandre le Grand, en venant en Italie, eût vaincu les Romains, il démontre que trois choses sont essentielles à la guerre : des troupes braves et nombreuses, des généraux expérimentés, et une fortune propice. Il examine ensuite lesquels des Romains ou d’Alexandre possédaient un plus grand nombre de ces avantages, et il conclut sans dire un mot de l’argent.

Lorsque les Campaniens furent suppliés par les Sidicins de prendre les armes en leur faveur contre les Samnites, ils mesurèrent sans doute leur puissance à leurs richesses et non à la force de leurs soldats ; car, après avoir pris le parti de les secourir, ils furent contraints, pour échapper à une ruine totale, de devenir, après deux défaites, les tributaires de Rome.



CHAPITRE XI.


Qu’il est imprudent de s’allier avec un prince qui a plus de réputation que de forces réelles.


Tite-Live, voulant mettre dans tout son jour l’erreur qu’avaient commise les Sidicins en comptant sur l’appui des Campaniens, et celle de ces derniers en croyant pouvoir les défendre, ne pouvait s’exprimer en termes plus énergiques qu’en disant : Campani magis nomen in auxilium Sidicinorum, quam vires ad praesidium attulerunt. Cet exemple prouve que les alliances que l’on contracte avec un prince qui ne peut vous secourir, ou parce que l’éloignement des lieux ne le lui permet pas, ou parce que les désordres de ses États exigent l’emploi de toutes ses forces, ou par tout autre motif, ont plus d’éclat que d’utilité réelle pour ceux qui comptent sur son appui.

Florence, de nos jours, nous en offre la preuve. Attaqués en 1497 par le pape et par le roi de Naples, les Florentins s’appuyèrent de l’amitié du roi de France ; mais ils en retirèrent plutôt l’éclat d’un grand nom qu’un secours véritable (magis nomen quam praesidium). C’est encore ce qui arriverait à tout prince qui, se reposant sur l’alliance de l’empereur Maximilien, tenterait aujourd’hui quelque entreprise : car c’est là une de ces amitiés qui apportent, à ceux qui s’y confient, magis nomen quam praesidium ; semblable à l’appui que les Sidicins, comme le dit le texte de Tite-Live, tirèrent de l’alliance des Campaniens.

Ces derniers peuples se trompèrent donc lorsqu’ils se crurent plus forts qu’ils n’étaient en effet. Et c’est ainsi que l’imprudence des hommes les excite quelquefois à prendre la défense des autres, tandis qu’ils ne savent ni ne peuvent se préserver eux-mêmes du danger. Telle fut aussi l’erreur des Tarentins, lorsqu’ils envoyèrent des ambassadeurs au consul romain, dont l’armée était près d’en venir aux mains avec les Samnites, pour lui signifier qu’ils entendaient que les deux peuples rivaux fissent la paix, sinon qu’ils se déclareraient contre celui d’entre eux qui commencerait les hostilités. Le consul ne put s’empêcher de rire à cette proposition ; et, en présence des envoyés mêmes, il fit donner le signal du combat, et ordonna à l’armée d’attaquer l’ennemi, montrant aux Tarentins, par sa conduite, et non par ses paroles, de quelle réponse ils étaient dignes.

J’ai parlé dans ce chapitre du parti que prennent quelquefois les princes d’embrasser la défense d’un allié ; je parlerai dans le suivant des moyens qu’ils emploient pour se défendre eux-mêmes.


CHAPITRE XII.


S’il vaut mieux, lorsqu’on craint d’être attaqué, porter la guerre chez ton ennemi que d’attendre chez soi.


J’ai entendu quelquefois disputer des hommes assez habiles dans l’art de la guerre pour savoir si, lorsqu’il se trouve deux princes à peu près d’égale force, et que celui qui passe pour le plus puissant a déclaré la guerre à l’autre, le meilleur parti que ce dernier ait à prendre est d’attendre son ennemi dans l’intérieur de son pays, ou de le prévenir en allant l’attaquer jusque dans ses foyers. J’ai entendu de part et d’autre d’excellentes raisons.

Ceux qui soutenaient qu’il faut aller attaquer son ennemi alléguaient, pour preuve, le conseil que donna Crésus à Cyrus lorsque ce prince, parvenu sur les confins des Massagètes, auxquels il portait la guerre, reçut de Tomyris, leur reine, un envoyé qui lui dit qu’il eût à choisir l’un des deux partis suivants, ou de pénétrer dans son royaume, où elle saurait bien l’attendre, ou de l’attendre s’il préférait qu’elle vint elle-même le trouver. On délibéra sur cette proposition, et Crésus, contre l’opinion générale, conseilla d’aller chercher Tomyris, en disant que si elle était vaincue loin de son royaume, il ne pourrait s’en rendre maître, et qu’elle aurait le temps de réparer sa défaite ; mais que, s’il en triomphait au sein même de ses États, il pourrait la presser dans sa fuite, lui ôter tout moyen de se relever de sa chute, et s’emparer de son empire.

Ils allèguent encore le conseil qu’Annibal donna à Antiochus, lorsque ce roi conçut le dessein de faire la guerre aux Romains. Il lui démontra qu’on ne pouvait vaincre ces peuples qu’au sein même de l’Italie, parce que là seulement on pouvait tirer parti des forces et des richesses du pays, ainsi que de leurs alliés ; tandis qu’en les combattant hors de l’Italie, on leur laissait toutes les ressources de cette contrée, dans laquelle, comme à une source intarissable, ils puiseraient sans cesse de nouvelles forces ; et il conclut qu’il était plus facile de ravir aux Romains la ville de Rome que l’empire, et l’Italie que les autres provinces. Ils citaient encore l’exemple d’Agathocle, qui, ne pouvant soutenir dans ses foyers la guerre que les Carthaginois lui avaient déclarée, alla chez eux les attaquer, et les contraignit ainsi à lui demander la paix. Ils s’appuyaient enfin de Scipion, qui porta la guerre en Afrique pour en délivrer l’Italie.

Ceux qui sont d’une opinion différente avancent que tout capitaine qui veut causer la ruine de son ennemi doit l’éloigner de ses États. Ils citent les Athéniens, qui, tant qu’ils firent la guerre au sein de leurs États, furent toujours favorisés par la victoire, mais qui virent expirer leur liberté dès qu’ils s’éloignèrent et qu’ils voulurent porter leurs armes en Sicile. On cite encore l’exemple fabuleux d’Antée, roi de Libye, qui, attaqué par l’Hercule égyptien, ne put être vaincu tant qu’il attendit son ennemi dans l’intérieur de son royaume, et qui, trompé par une ruse d’Hercule, ne s’en fut pas plutôt éloigné, qu’il perdit et l’empire et la vie. Telle est l’origine de la fable d’Antée, fils de la Terre, qui reprenait ses forces toutes les fois qu’il touchait le sein de sa mère, et qu’Hercule, qui s’en aperçut, étouffa en le soulevant dans ses bras, pour l’empêcher de toucher la terre. Ils allèguent encore l’opinion des modernes. Chacun sait que Ferdinand, roi de Naples, fut un des princes les plus sages et les plus éclairés de son temps : deux ans avant sa mort, le bruit se répandit que le roi de France Charles VIII se disposait à venir l’attaquer ; au milieu des nombreux préparatifs de défense qu’il faisait, il tomba malade et mourut. Parmi les instructions qu’il laissa à son fils Alphonse, il lui recommanda d’attendre son ennemi en deçà des frontières, et de ne porter pour rien au monde ses armées hors de son royaume, mais de réunir dans l’intérieur toutes les forces dont il pourrait disposer. Son fils ne suivit pas ces sages avis : il s’empressa d’envoyer une armée en Romagne, mais il perdit sans combattre et cette armée et son royaume.

Aux raisons avancées par chaque parti, on ajoute : que celui qui attaque marche avec plus d’assurance que celui qui attend ; ce qui fortifie la confiance du soldat : et qu’il prive en même temps son ennemi d’une foule de ressources dont celui-ci pourrait se prévaloir, puisqu’il l’empêche de se servir de ceux de ses sujets qui ont été ruinés par la guerre. Le prince dont les États sont ainsi envahis ne peut exiger avec la même rigueur l’argent et le concours de ses peuples ; et, comme dit Annibal, il voit tarir cette source qui lui permettait de soutenir le poids de la guerre. D’un autre côté, des soldats qui se trouvent au milieu d’un pays ennemi sentent davantage la nécessité de combattre ; et, comme nous l’avons dit plusieurs fois, la nécessité est la mère du courage.

De l’autre côté, on soutient qu’il est avantageux d’attendre l’ennemi, parce qu’on peut sans peine lui susciter de nombreux embarras pour les vivres, et tous les autres besoins d’une armée : la connaissance plus parfaite que l’on a du pays permet d’apporter des obstacles à ses desseins ; on peut lui opposer de plus grandes forces par la facilité qu’on a de les réunir, et de n’être point forcé de les envoyer au loin ; en cas de défaite, on répare plus aisément ses pertes, et parce que les fuyards, ayant des asiles à leur portée, ont moins de peine à se sauver, et parce que les renforts ont moins d’espace à parcourir ; de sorte que vous mettez toutes vos forces au hasard d’une bataille, mais non toute votre fortune ; au lieu qu’en portant la guerre loin de votre pays, vous risquez toute votre fortune et non toutes vos forces. On a vu même des généraux qui, pour mieux affaiblir leur ennemi, l’ont laissé pénétrer, pendant plusieurs jours de marche, dans l’intérieur du pays, et s’emparer d’un grand nombre de places, afin que la nécessité de laisser des garnisons dans chacune d’elles diminuât son armée, et qu’ils pussent la combattre avec plus d’avantage.

Mais, pour exprimer à mon tour ma façon de penser, je crois qu’il faut faire ici une distinction : ou mon pays est toujours sous les armes, comme l’était autrefois Rome, comme le sont aujourd’hui les Suisses, ou il est dépourvu d’armées, comme autrefois les Carthaginois, comme le sont de nos jours le royaume de France et les États d’Italie. Dans ce dernier cas, il faut tenir l’ennemi loin de ses foyers ; car, lorsque la force d’un État consiste dans l’or et non dans le courage des sujets, toutes les fois que la source de cet or est tarie, vous êtes perdu ; et rien ne vous prive de cette ressource comme une guerre intérieure : les Carthaginois et les Florentins en offrent un exemple frappant. Tant que le pays des premiers fut à l’abri des ravages de la guerre, leurs revenus leur suffirent pour résister à la puissance des Romains ; lorsqu’elle attaqua leurs foyers, ils ne purent résister même à Agathocle.

Les Florentins ne savaient comment se défendre contre Castruccio, seigneur de Lucques, parce qu’il était venu les attaquer dans le cœur de leurs États ; ils se virent donc contraints de se jeter dans les bras de Robert, roi de Naples, pour qu’il embrassât leur défense. Mais à peine Castruccio avait-il cessé de vivre que ces mêmes Florentins ne craignirent pas d’attaquer le duc de Milan jusque chez lui, et de tenter de lui enlever ses États ; tant ils montrèrent de courage dans les guerres lointaines, et de lâcheté dans celles qui les menaçaient de près !

Mais quand un peuple ne quitte point les armes, comme Rome autrefois, et de nos jours la Suisse, plus on l’attaque de près, moins il est facile à vaincre, ces États pouvant réunir plus facilement les forces nécessaires pour résister à une attaque soudaine, que pour faire eux-mêmes une invasion. Je ne me laisse point éblouir ici par l’autorité d’Annibal, parce que c’était la passion et l’intérêt qui le faisaient parler ainsi à Antiochus. Si les Romains, dans le même espace de temps, avaient essuyé dans les Gaules les trois déroutes que leur fit éprouver Annibal en Italie, leur ruine était consommée. Auraient-ils pu, en effet, tirer aucun parti des débris de leurs armées, comme ils y parvinrent chez eux ; auraient-ils eu la même facilité de réparer leurs pertes et de résister, ainsi qu’ils le firent, à l’ennemi avec les forces qui leur restaient ? Il n’y a pas d’exemple qu’ils aient jamais envoyé à la conquête d’une province une armée de plus de cinquante mille hommes ; tandis que pour préserver leurs foyers de l’attaque des Gaulois, après la première guerre punique, ils en mirent sur pied jusqu’à dix-huit cent mille. Ils n’auraient pu même les mettre en déroute en Lombardie, comme ils y parvinrent en Toscane, à cause de la difficulté de mener si loin de nombreuses armées contre des ennemis déjà si nombreux eux-mêmes, et de pouvoir les combattre commodément. Les Cimbres, en Allemagne, mirent en déroute une armée romaine, et Rome ne put remédier à ce désastre. Mais lorsque ces barbares osèrent mettre le pied sur la terre d’Italie, et que Rome put leur opposer toutes ses forces réunies, ils furent exterminés. On peut vaincre aisément les Suisses loin de leurs foyers, d’où ils ne peuvent faire sortir plus de trente à quarante mille hommes ; mais les attaquer dans leurs rochers, où cent mille hommes peuvent se lever, l’entreprise est trop périlleuse.

Je conclurai donc de nouveau que le prince dont les sujets sont toujours armés et préparés à la guerre, doit attendre dans ses États un ennemi puissant et dangereux, et ne jamais le prévenir. Mais celui dont les sujets désarmés habitent un pays impropre à la guerre, doit, autant qu’il peut, écarter le danger de son territoire. Ainsi chacun, selon le caractère de ses sujets, aura trouvé le meilleur moyen de se défendre.



CHAPITRE XIII.


La ruse sert plus que la force pour s’élever des derniers rangs au faite des honneurs.


Rien à mon avis n’est plus vrai que les hommes s’élèvent rarement d’une basse fortune au premier rang, si cela même est arrivé quelquefois, sans employer la force ou la fourberie, à moins que ce rang, auquel un autre est parvenu, ne leur soit donné ou laissé par héritage. Je ne crois pas que jamais la force seule ait suffi, tandis que la seule fraude a cent fois réussi, comme en demeurera convaincu quiconque lira la vie de Philippe de Macédoine, celle d’Agathocle de Sicile, et de mille autres qui, du sein d’une fortune médiocre, ou même des derniers rangs du peuple, sont parvenus au trône ou au faîte du pouvoir.

Xénophon, dans sa vie de Cyrus, fait sentir la nécessité de tromper les hommes, lorsque l’on considère que la première entreprise qu’il fait faire à Cyrus contre le roi d’Arménie n’est qu’un tissu de fourberies à l’aide desquelles et sans employer la force il s’empare de tout son royaume. La conclusion qu’il tire de cette conduite, c’est qu’un prince qui veut faire de grandes choses doit nécessairement apprendre à tromper. Cyrus se joue pareillement de mille manières de Cyaxare, roi des Mèdes, son oncle paternel ; et son historien se contente de dire que sans toutes ces ruses Cyrus ne fût jamais parvenu au rang suprême où il s’éleva. -

Je ne crois pas que jamais un homme né dans une basse condition se soit élevé à l’empire par l’emploi franc et ouvert de la force ; mais plus d’une fois la seule fourberie a réussi, comme le prouve la manière dont Giovanni Galeazzo parvint à ravir à messer Bernabo, son oncle, la souveraineté de la Lombardie.

Les actions auxquelles les princes sont contraints dans les commencements de leur élévation sont également imposées aux républiques, jusqu’à ce qu’elles soient devenues puissantes et que la force seule leur suffise : comme Rome, en toute occasion, tint des événements ou de son choix les moyens nécessaires à son agrandissement, elle ne manqua pas non plus de celui-là. Dans le commencement, elle ne pouvait présenter à ses voisins un leurre plus puissant que celui dont nous avons parlé plus haut, et qui consistait à s’en faire comme des associés ; nom spécieux sous lequel elle en fit des esclaves, ainsi que le démontrent les Latins et les autres peuples qui l’environnaient. D’abord elle se servit de l’appui de leurs armes pour dompter les peuples voisins et se faire regarder comme chef de la confédération. Après qu’elle les eut tous subjugués, elle s’éleva si haut qu’elle put facilement abattre quiconque aurait tenté de lui résister.

Les Latins ne s’aperçurent enfin qu’ils étaient tout à fait esclaves que lorsqu’ils virent les Samnites, deux fois vaincus, forcés d’en venir à un accord. En même temps qu’elle accrut auprès des princes les plus éloignés la réputation des Romains, dont ils connurent enfin le nom sans en avoir éprouvé les armes, cette victoire fit naître l’envie et la défiance chez tous ceux qui voyaient et qui ressentaient les effets de ces armes redoutables, et de ce nombre se trouvaient les Latins. Les craintes et la jalousie de ces peuples furent si profondes, que non seulement les Latins, mais toutes les colonies que Rome avait fondées dans le Latium, se réunirent aux Campaniens qu’ils avaient naguère défendus et conjurèrent la perte du nom romain. Les Latins suivirent dans cette guerre le système d’après lequel nous avons dit plus haut que la plupart des guerres sont conduites ; ils s’abstinrent d’attaquer les Romains, mais ils défendirent les Sidicins, auxquels les Samnites faisaient la guerre avec la permission des Romains.

Ce qui prouve que les Latins furent excités par la seule conviction d’avoir été trompés, c’est le discours que Tite-Live met dans la bouche d’Annius Setinus, préteur latin, lorsque dans le conseil il s’exprime en ces termes : Nam si etiam nunc sub umbra fœderis œqui servitutem pati possumus, etc.

On voit donc que les Romains eux-mêmes, dès les premiers degrés de leur élévation, ne s’abstinrent pas de la fourberie : elle fut toujours indispensable à ceux qui, du plus bas degré, veulent monter au rang le plus élevé ; mais plus cette fraude se dérobe aux regards, comme celle qu’employèrent les Romains, moins elle mérite le blâme.



CHAPITRE XIV.


Les hommes se trompent souvent lorsqu’ils pensent adoucir l’orgueil par la modération.


On voit par de nombreux exemples que la modération, loin d’être utile, n’est que trop souvent nuisible, surtout lorsqu’on l’emploie avec des hommes qui, par envie ou par toute autre cause, ont conçu contre vous de la haine. Ce que dit notre historien à l’occasion de cette guerre entre les Romains et les Latins fait foi de ce que j’avance. En effet, les Samnites s’étant plaints à Rome d’avoir été attaqués par les Latins, la république, pour ne pas irriter ce dernier peuple, ne voulut pas lui défendre de faire la guerre. Cette conduite, loin de calmer les Latins, ne fit au contraire que les exciter davantage et les engager à se déclarer plus promptement ennemis. C’est ce que manifeste le discours que tint dans le même conseil le préteur latin Annius, dont nous avons précédemment parlé, et qui s’exprimait en ces termes : Tentastis patientiam negando militem : quis dubitat exarcisse eos ? Pertulerunt tamen hunc dolorem. Exercitus nos parare adversùs Samnites, fœderatos suos, audierunt, nec moverunt se ab urbe. Unde hœc illis tanta modestia, nisi à conscientia virium et nostrarum et suarum ? On voit clairement, par ce passage, combien la patience des Romains accrut l’orgueil et l’insolence des Latins.

Ainsi jamais un prince ne doit chercher à manquer à son rang. S’il ne veut pas non plus faire une concession déshonorante, il ne doit rien céder par des traités, lorsqu’il peut ou qu’il croit pouvoir conserver l’objet qu’on lui demande. Quand les choses en sont venues au point qu’on ne puisse en faire l’abandon de la manière que je viens d’indiquer, il est presque toujours préférable de ne céder qu’à l’emploi de la force, plutôt qu’à la crainte de la force. Si, en effet, la crainte vous décide, vous transigerez dans l’espoir d’écarter la guerre, que le plus ordinairement vous ne pourrez éloigner ; car celui auquel vous aurez cédé par une lâcheté manifeste, loin d’être satisfait, exigera de vous quelque autre concession ; et ses prétentions s’accroîtront en proportion du mépris que vous lui aurez inspiré : d’un autre côté, vous ne trouverez pour votre cause que des défenseurs indifférents parce que vous leur paraîtrez ou trop faible ou trop lâche.

Mais si, au moment où vous découvrez les projets de votre adversaire, vous rassemblez vos forces, fussent-elles inférieures aux siennes, il commence par vous accorder son estime ; les princes qui vous environnent vous respectent davantage ; et tel d’entre eux vous offre son appui en vous voyant en armes, qui vous eût refusé tout secours s’il vous avait vu vous abandonner vous-même. Je parle ici du cas où vous n’auriez qu’un ennemi. Mais si vous en aviez plusieurs, ce serait agir prudemment, malgré la guerre déclarée, d’abandonner à l’un d’entre eux quelques-unes de vos possessions, afin de gagner son amitié et de le détacher de la ligue de vos ennemis.



CHAPITRE XV.


Les gouvernements faibles ne prennent jamais que des résolutions ambiguës, et la lenteur dans les délibérations est toujours nuisible.


À cette occasion, et au sujet des germes de guerre qui existaient entre les Romains et les Latins, on peut remarquer que, dans tous les conseils, il est nécessaire d’aborder franchement la question mise en délibération, et de ne pas se jeter dans les points incertains ou douteux. On en voit une preuve évidente dans la détermination qu’embrassèrent les Latins, lorsqu’ils eurent résolu de rompre avec les Romains. Rome avait pressenti les fâcheuses dispositions que montraient les Latins : pour s’en assurer davantage et connaître si elle pourrait regagner leur amitié sans recourir à la force des armes, elle leur fit entendre qu’ils envoyassent dans ses murs huit de leurs concitoyens, parce qu’elle voulait s’entendre avec eux. Les Latins ayant eu connaissance de cette proposition, et sachant bien dans leur conscience tout ce qu’ils avaient fait contre les Romains, assemblèrent un conseil pour choisir les députés que l’on devait envoyer à Rome, et leur donner les instructions relatives à ce qu’ils devaient dire. Annius, leur préteur, se trouvant présent à cette délibération, s’écria : Ad suminam rerum nostrarum pertinere arbitror, ut cogitetis magis quid agendum nobis, quam quid loquendum sit. Facile erit, explicatis consiliis, accommodare rebus verba.

Ces paroles présentent une grande vérité, et il n’est ni un prince, ni une république, qui ne doive les goûter. Lorsqu’on est dans l’incertitude de ce que l’on fera, il est impossible de s’expliquer ; mais lorsqu’on a embrassé une ferme résolution, et déterminé un plan de conduite, on trouve aisément des paroles pour les justifier.

Je fais d’autant plus volontiers cette remarque, que j’ai eu de plus fréquentes occasions d’observer combien cette ambiguïté avait apporté de dommage aux affaires de l’État, et quelle honte et quels désastres elle avait causés à notre république. Lorsqu’il faudra mettre en délibération quelque parti douteux, et dont la décision exige du courage, on verra toujours éclater cette irrésolution, si l’examen en est confié à des esprits pusillanimes.

Une délibération lente et tardive ne présente pas de moins graves inconvénients qu’une résolution ambiguë, surtout lorsqu’il s’agit de décider du sort d’un allié. Avec la lenteur, on ne sert personne et l’on se nuit à soi-même. Les mesures de cette espèce proviennent ou de la faiblesse du courage, ou du manque de ressources, ou de la perversité des membres du conseil, qui, poussés par leur intérêt personnel à la ruine de l’État ou à l’accomplissement de leurs désirs, ne permettent pas de continuer la délibération, mais font tous leurs efforts pour la suspendre et y mettre des entraves. En effet, les citoyens éclairés n’empêcheront jamais de délibérer, même lorsqu’ils verront le peuple, entraîné par une fougue insensée, se précipiter dans une résolution funeste, surtout lorsqu’il s’agit d’un parti qui n’admet point de délai.

Après la mort d’Hiéron, tyran de Syracuse, une guerre violente éclata entre Rome et Carthage, et les Syracusains disputèrent vivement pour savoir s’ils devaient embrasser l’amitié des Romains ou celle des Carthaginois. L’ardeur des deux partis rivaux était si grande, que la chose restait en suspens, et qu’aucun ne prenait de résolution. Enfin, un des citoyens les plus considérés de Syracuse, nommé Apollonide, fit voir, dans une harangue pleine de sagesse, qu’il ne fallait blâmer ni ceux dont l’opinion était de se réunir aux Romains, ni ceux qui voulaient suivre le parti des Carthaginois, mais qu’il fallait avoir en horreur cette indécision et cette lenteur à embrasser une opinion, parce que cette hésitation ne pouvait que causer la ruine de la république ; au lieu qu’une fois le parti pris, quel qu’il fût, il restait du moins encore l’espérance. Tite-Live ne pouvait mettre sous nos yeux un exemple plus frappant du danger que produit l’incertitude.

Il en fournit une nouvelle preuve dans ce qui arriva aux Latins. Ce peuple avait sollicité contre les Romains le secours des Laviniens, qui mirent tant de lenteur dans leur délibération, qu’au moment où l’armée était sur le point de sortir des portes pour se mettre en campagne, ils reçurent la nouvelle que les Latins venaient d’être battus. Aussi Milonius, leur préteur, s’écria : « Le peuple romain nous fera payer cher le peu de chemin que nous avons fait. » En effet, s’ils avaient résolu d’abord de secourir ou de ne pas secourir les Latins, en ne les secourant point ils n’eussent pas irrité le peuple romain ; ou en les secourant à propos, les renforts qu’ils leur eussent envoyés auraient pu leur donner la victoire ; mais, par leurs délais, ils s’exposèrent à se perdre de toutes les manières, comme en effet cela leur arriva.

Si les Florentins avaient fait attention à ce texte, ils n’auraient point éprouvé de la part des Français tous les dommages et les désagréments qu’ils eurent à supporter lorsque le roi de France Louis XII vint en Italie pour attaquer Lodovico, duc de Milan. Le roi, au milieu des préparatifs de son invasion, rechercha l’alliance des Florentins : leurs ambassadeurs, qui se trouvaient auprès de sa personne, convinrent avec lui de demeurer neutres, à condition que si le roi passait en Italie, il leur conserverait leurs États, et les prendrait sous sa protection : il accorda un mois à la ville pour ratifier ce traité. Cette ratification fut suspendue par l’imprudence des partisans de Lodovico ; de sorte que lorsque le roi eut remporté la victoire, ils voulurent ratifier le traité ; mais ce prince rejeta à son tour leur proposition, parce qu’il vit bien que c’était la force, et non la bonne volonté, qui portait les Florentins à embrasser son amitié. Cette conduite coûta des sommes considérables à Florence, et la république fut sur le point de perdre ses États, ainsi que cela lui arriva dans la suite et par la même cause ; faute d’autant plus impardonnable qu’elle n’obligea en rien le duc Lodovico : aussi, si ce dernier était demeuré vainqueur, aurait-il fait tomber sur les Florentins de bien autres marques de ressentiment que le roi.

Quoique j’aie déjà consacré précédemment un chapitre particulier à faire sentir aux républiques le danger auquel expose la faiblesse, néanmoins de nouveaux événements m’ayant donné l’occasion de revenir sur le même sujet, je n’ai pas été fâché d’en parler une seconde fois, parce qu’il m’a semblé que cette matière était de la plus grande importance pour les gouvernements semblables à notre république.


CHAPITRE XVI.


Combien, de nos jours, les armées s’éloignent des institutions militaires des anciens.


La bataille la plus importante que, dans tout le cours de leurs guerres, les Romains aient jamais livrée à aucune nation, est celle dans laquelle ils vainquirent les Latins, sous le consulat de Torquatus et de Décius. Il est évident que, comme les Latins, en la perdant, devinrent esclaves, les Romains auraient également subi le joug de l’esclavage s’ils n’avaient pas été vainqueurs : telle était du moins l’opinion de Tite-Live, qui représente les deux armées comme égales en discipline, en courage, en acharnement et en nombre ; la seule différence qu’il y trouve, c’est que les généraux romains montrèrent plus d’héroïsme que ceux de l’armée latine.

On remarque encore, dans la conduite de cette bataille, deux événements inouïs jusqu’alors, et dont par la suite on a vu bien peu d’exemples : c’est que, pour affermir le courage des soldats, les rendre dociles au commandement et les déterminer au combat, l’un des deux consuls s’arracha la vie lui-même, et l’autre fit mourir son propre fils.

L’égalité, qui, selon Tite-Live, existait entre les deux armées, venait de ce qu’elles avaient longtemps combattu sous les mêmes drapeaux ; que leur langage, leur discipline, leurs armes étaient les mêmes ; leur ordre de bataille ne différait en rien ; c’était la même disposition dans les diverses divisions de l’armée, et les chefs de chaque division portaient les mêmes noms. Il était donc nécessaire, au milieu de cette égalité de force et de courage, qu’il survînt quelque événement extraordinaire qui fit pencher la balance et excitât davantage l’ardeur de l’une des deux armées ; car, ainsi que je l’ai déjà prouvé, c’est de cette ardeur que dépend la victoire, tant qu’elle enflamme le cœur des combattants, jamais une armée ne songe à la fuite ; et, pour qu’elle s’éteignît moins vite chez les Romains que chez les ennemis, il fallut que le sort et l’héroïsme des consuls les portassent, l’un à faire mourir son fils, et l’autre à se dévouer lui-même.

Tite-Live, en représentant l’égalité de forces des deux armées, nous fait connaître l’ordre que suivaient les Romains dans la disposition de leurs troupes et pendant la durée d’une bataille. Je ne répéterai point tous les détails dans lesquels il est entré ; je me bornerai à expliquer ce que je crois y voir de plus important, et dont l’emploi négligé par les généraux de nos jours a causé tant et de si grands désordres dans nos armées et dans nos batailles.

On apprend du texte même de Tite-Live qu’une armée romaine se divisait en trois corps principaux, que l’on pourrait en toscan nommer trois brigades. La première avait le nom de hastati ou lanciers, la seconde de princes, la troisième de triaires : chacune de ces brigades avait ses chevaux. Dans leur ordre de bataille, les lanciers étaient en tête ; en seconde ligne, et exactement derrière eux, on plaçait les princes ; enfin, les triaires prenaient le troisième rang, en conservant toujours les mêmes files. La cavalerie des trois brigades se rangeait à droite et à gauche de chacune de ces trois divisions. Cette cavalerie prenait, de sa disposition et de son emplacement, le nom d’alæe, parce qu’elle semblait former en effet les ailes de ce grand corps.

La brigade des lanciers, qui occupait le front de l’armée, formait des rangs serrés de manière à pouvoir repousser ou soutenir le choc de l’ennemi ; la seconde, ou celle des princes, n’ayant point à combattre d’abord, mais à secourir la première division si elle venait à être battue ou repoussée, ne formait pas des rangs aussi serrés ; elle laissait quelque intervalle entre eux, de manière à pouvoir recueillir sans désordre les troupes de la première division, si l’ennemi la contraignait à se replier ; la troisième brigade, celle des triaires, montrait ses rangs plus ouverts encore que la seconde, afin de pouvoir recevoir au besoin, dans l’intervalle, les corps des princes et des lanciers.

Ces trois divisions disposées dans cet ordre, on en venait aux mains : si les lanciers étaient rompus ou défaits, ils se retiraient dans l’intervalle des rangs des princes, et, réunis ensemble, les deux corps n’en faisaient plus qu’un seul qui recommençait le combat. S’ils étaient encore battus ou mis en déroute, ils se retiraient dans l’intervalle des rangs des triaires, et les trois brigades, réunies de nouveau en un seul corps, revenaient à la charge ; si la victoire leur échappait encore, comme elles n’avaient plus de moyen de reformer leurs rangs, elles perdaient alors la bataille. Comme toutes les fois qu’on avait recours au corps des triaires l’armée était dans le plus grand danger, on en vit naître le proverbe : Res reducta est ad triarios ; ce qui veut dire en notre langue : Nous en sommes réduits aux derniers expédients.

Les généraux de notre temps, en abandonnant les règles de l’art militaire, et en dédaignant d’observer l’antique discipline, ont également négligé ce système, qui est cependant de la plus grande importance. Celui qui fait ses dispositions de manière à pouvoir, dans le cours d’une action, se rallier jusqu’à trois fois, doit, pour perdre la bataille, essuyer trois fois les rigueurs de la fortune, ou rencontrer dans les rangs de l’ennemi une valeur capable de lui arracher trois fois la victoire. Mais quiconque n’est en état que de résister au premier choc, comme le sont aujourd’hui les armées chrétiennes, peut aisément être vaincu : le moindre désordre, le courage le plus médiocre suffisent pour lui ravir la victoire. Ce qui empêche nos armées de se rallier jusqu’à trois fois, c’est qu’on a négligé l’ordonnance qui permettait à une division de se reformer dans les rangs d’une autre ; c’est que, de nos jours, on ne peut organiser une bataille qu’au moyen de l’un des deux désordres suivants : ou l’on place les différents corps à côté les uns des autres, de sorte que les rangs présentent un front très-étendu sur peu de profondeur, ce qui n’offre point assez de résistance, attendu la faiblesse du front à la queue ; ou si, pour présenter plus de résistance, on donne, à l’exemple des Romains, plus de profondeur au corps de bataille, comme il n’existe point de disposition qui permette à une seconde division de recevoir la première lorsqu’elle est rompue, les troupes ne font que s’embarrasser réciproquement et compléter elles-mêmes leur déroute. En effet, si ceux qui combattent au premier rang sont repoussés, ils se jettent sur ceux du second ; si les seconds veulent marcher en avant, ils sont empêchés par le premier rang : de sorte que le premier rang se renversant sur le second, et le second sur le troisième, il en résulte une telle confusion, que souvent le plus léger accident suffit pour décider de la défaite d’une armée.

A la bataille de Ravenne, qui fut pour notre temps une des actions où l’on s’est le mieux battu, et dans laquelle le duc de Foix, général de l’armée française, perdit la vie, les deux armées française et espagnole adoptèrent l’un des systèmes de bataille dont nous venons de parler : elles disposèrent toutes leurs troupes sur une ligne extrêmement étendue ; de sorte qu’elles ne présentaient toutes deux pour ainsi dire qu’un front, et qu’elles avaient bien plus de longueur que de profondeur.

C’est le système que suivent toujours nos généraux lorsqu’ils doivent combattre dans une vaste campagne, comme est celle de Ravenne ; parce que, connaissant les désordres qui résultent de la rupture des rangs lorsqu’on se met par file, ils évitent cette méthode quand ils peuvent, ainsi que je l’ai dit, se ranger sur un seul front : mais, sont-ils resserrés par la nature du terrain, ils commettent la faute que je viens de signaler, sans penser nullement au remède.

C’est avec le même désordre que leur cavalerie parcourt le pays, soit pour le piller, soit pour quelque manœuvre de guerre. Dans la lutte que les Florentins soutinrent contre les Pisans, que le passage du roi de France Charles VIII en Italie avait excités à la révolte, le premier de ces peuples ne fut battu à San-Regolo et ailleurs que par la faute de la cavalerie alliée, qui, se trouvant à l’avant-garde et repoussée par l’ennemi, se rejeta en désordre sur l’infanterie florentine, la rompit et décida de la fuite du restant de l’armée ; et messer Criaco dal Borgo, ancien commandant de l’infanterie de la république, a plusieurs fois affirmé en ma présence qu’il n’avait jamais été battu que par la faute de la cavalerie alliée. Les Suisses, qui sont les maîtres de l’art moderne de la guerre, ont soin, par-dessus toute chose, de se placer sur les flancs lorsqu’ils combattent dans les rangs des Français, afin que la cavalerie alliée ne se renverse pas sur eux si elle venait à être repoussée.

Quoique ces principes paraissent faciles à comprendre et plus faciles encore à appliquer, cependant il ne s’est pas trouvé un seul capitaine de nos contemporains qui ait su imiter le système des anciens ou corriger du moins celui des modernes. Ils ont bien également divisé leurs armées en trois corps dont l’un se nomme avant-garde, l’autre, corps de bataille, et le dernier, arrière-garde ; mais ils ne s’en servent que dans la distribution des logements. Dans l’emploi qu’ils en font, comme je l’ai dit plus haut, il est bien rare qu’ils ne fassent pas courir la même fortune à chacun de ces corps indistinctement. Or comme plusieurs d’entre eux, pour excuser leur ignorance, prétendent que la puissance de l’artillerie ne permet pas d’employer de nos jours les dispositions des anciens, je veux discuter ce sujet dans le chapitre suivant, et examiner si en effet l’artillerie empêche qu’on puisse déployer le même courage et la même science qu’autrefois.



CHAPITRE XVII.


Jusqu’à quel point on doit faire cas de l’artillerie dans nos armées modernes, et si l’opinion qu’on en a généralement est fondée.


Après tout ce que je viens d’exposer, lorsque je considère combien de batailles les Romains ont livrées à tant d’époques différentes, batailles auxquelles nous donnons, d’un mot français, le nom de journées, et que les Italiens appellent faits d’armes, j’ai réfléchi sur l’opinion généralement répandue qui veut que, si à cette époque reculée l’artillerie eût existé, les Romains n’auraient pu avec autant de facilité envahir les provinces, rendre les peuples tributaires comme ils le firent, ni étendre en aucune manière leurs conquêtes aussi loin. On ajoute qu’au moyen de ces instruments de feu les hommes ne sauraient plus faire usage de leur valeur, ni la déployer comme ils le pouvaient anciennement. On prétend enfin qu’on livre aujourd’hui plus difficilement bataille qu’autrefois ; qu’on ne peut plus suivre pendant l’action les mêmes dispositions qu’à cette époque ; et qu’il viendra un temps où l’artillerie seule décidera du sort de la guerre. Je ne regarde point comme hors de propos d’examiner si ces opinions sont fondées ; si l’artillerie a diminué ou accru les forces des armées ; si elle enlève ou présente à un habile général l’occasion de déployer sa valeur et ses talents. Je commencerai par peser la première assertion : que les anciennes armées romaines n’auraient point exécuté leurs conquêtes si l’artillerie avait existé de leur temps. Je répondrai à cette opinion que, dans la guerre, il s’agit toujours ou de se défendre ou d’attaquer. Il faut donc examiner d’abord à laquelle de ces deux manières de faire la guerre l’artillerie présente le plus d’utilité ou de désavantage.

Quoiqu’il y ait bien des choses à dire de part et d’autre, je crois cependant que, sans aucune comparaison, l’artillerie fait plus de tort à celui qui se défend qu’à celui qui attaque : la raison en est que celui qui se défend est, ou renfermé dans une ville, ou campé derrière un retranchement. S’il est dans les murs d’une ville, ou cette ville est petite, comme le sont la plupart des forteresses, ou elle est grande : dans le premier cas, celui qui se défend s’expose à une ruine certaine, parce que la violence de l’artillerie est si grande, qu’elle ne trouve point de rempart, quelque épais qu’il soit, qu’elle ne renverse en peu de jours ; et si ceux que renferme la ville n’ont pas un espace suffisant pour se retirer, creuser de nouveaux fossés et élever d’autres remparts, ils sont perdus et ne peuvent résister à l’impétuosité de l’ennemi qui tenterait de pénétrer par la brèche ; leur artillerie même ne leur sera d’aucun service : c’est en effet une chose démontrée, que, partout où les hommes peuvent se précipiter en foule et avec impétuosité, l’artillerie ne saurait y mettre obstacle. C’est pourquoi, dans la défense des places, on ne peut repousser le choc irrésistible des ultramontains. On soutient aisément l’attaque des Italiens, qui ne marchent jamais en masse, mais qui vont au combat pour ainsi dire éparpillés ; ce qui a fait donner à ces combats le nom convenable d’escarmouches. Ceux qui s’avancent avec ce désordre et cette tiédeur vers la brèche d’un mur défendue par de l’artillerie, courent à une mort certaine ; et c’est contre eux que cette arme a tout son effet ; mais ceux qui se précipitent sur la brèche comme une foule épaisse, et où l’on est poussé l’un par l’autre, ceux-là pénètrent dans tous les lieux, s’ils ne sont repousses par des fossés ou des remparts : l’artillerie ne peut rien contre eux ; et si quelques-uns succombent, le nombre des morts ne peut être assez grand pour empêcher les autres de vaincre.

Les nombreux assauts que les ultramontains ont livrés en Italie démontrent sans réplique cette vérité. C’est principalement dans celui de Brescia qu’elle paraît dans tout son jour. Cette ville s’était révoltée contre les Français ; la citadelle seule tenait encore pour le roi ; les Vénitiens, pour soutenir l’attaque qu’elle aurait pu diriger contre la ville, avaient garni d’artillerie toute la rue qui descend de la citadelle dans la cité ; ils en avaient placé en front, sur les côtés et dans tous les endroits qui offraient des points de défense ; mais monseigneur de Foix n’en tint aucun compte : il fit mettre pied à terre à son escadron ; il s’empara de la ville après avoir passé au milieu de toute cette artillerie ; et l’on ne dit pas qu’elle lui ait fait éprouver une perte remarquable.

Ainsi, celui qui se défend dans une place de peu d’étendue, dont les murailles ont été renversées, et qui, comme je l’ai dit, n’a point assez d’espace pour opposer à l’ennemi de nouveaux remparts et des fossés nouveaux, et qui ne compte que sur le canon, se perd immédiatement.

Si vous défendez une place considérable, et que vous ayez la facilité de vous retirer, l’artillerie, même dans ce cas, est sans comparaison plus avantageuse aux assiégeants qu’aux assiégés.

D’abord, si vous prétendez que vos batteries nuisent à ceux qui vous assiégent, il est nécessaire de vous élever, ainsi qu’elles, au-dessus du niveau du sol, parce que, si elles restent à ce niveau, le plus faible rempart, le moindre retranchement que fait l’ennemi, le mettent à l’abri, et vos coups ne peuvent plus lui nuire ; de sorte qu’obligé de vous exhausser, et de vous placer sur le terre-plein du rempart, ou en quelque manière de vous lever de terre, vous vous créez deux grandes difficultés : la première, c’est que vous ne pouvez y conduire des pièces d’un aussi fort calibre que celles dont peuvent se servir les assiégeants, attendu qu’on ne peut manœuvrer facilement de grandes machines dans un petit espace ; le seconde, c’est que, quand même vous pourriez les y conduire, il vous serait impossible de donner à vos remparts, pour préserver votre artillerie, cette solidité et cette sûreté que les assiégeants, maîtres du terrain, peuvent donner à leurs batteries, et que facilite encore l’étendue de l’espace dont ils disposent. Il est donc impossible à des assiégés de maintenir leurs batteries sur des remparts élevés lorsque celles des assiégeants sont fortes et nombreuses ; et, s’ils les placent dans des lieux enfoncés, elles deviennent, comme je l’ai dit, en grande partie inutiles.

Ainsi la défense d’une place se réduit à n’employer que la force des bras, comme on le faisait autrefois, et à se servir d’artillerie du moindre calibre : artillerie dont les inconvénients peuvent bien contre-balancer l’utilité qu’elle offre pour la défense, puisque, pour pouvoir s’en servir, il faut abaisser les remparts des villes et les enterrer presque dans les fossés ; de sorte que si l’on en vient à combattre corps à corps, soit parce que les murs sont renversés, soit parce que les fossés sont comblés, les assiégés ont bien plus de désavantage qu’ils n’en avaient auparavant. Ainsi, comme je l’ai avancé ci-dessus, ces machines rendent bien plus de services à ceux qui assiègent une ville qu’à ceux qui sont assiégés.

Quant au troisième cas, celui d’être renfermé dans un camp retranché pour ne livrer bataille qu’à votre commodité ou à votre avantage, je soutiens que même alors vous n’avez pas plus de moyens que n’en avaient les anciens d’éviter le combat, et que souvent encore l’artillerie vous met dans une position plus fâcheuse. En effet, si l’ennemi vous surprend à l’improviste ; que le pays lui donne un peu d’avantage, comme cela peut facilement arriver ; qu’il se trouve, par exemple, dans un lieu plus élevé que vous ; ou qu’à son arrivée vous n’ayez point encore terminé vos retranchements, ou que vous ne soyez pas entièrement à couvert, il vous déloge soudain, sans que vous puissiez vous y opposer ; et vous êtes forcé d’abandonner vos retranchements pour en venir au combat. C’est ce qui arriva aux Espagnols à la bataille de Ravenne. Ils s’étaient retranchés entre le fleuve du Ronco et une chaussée ; mais comme ils n’avaient point poussé leurs travaux assez avant, et que les Français possédaient l’avantage du terrain, ils furent contraints par l’artillerie ennemie de sortir de leurs retranchements et d’en venir à la bataille.

Mais, en supposant, comme il arrive le plus souvent, que le lieu que vous avez choisi pour asseoir votre camp soit le plus élevé des environs, que les retranchements en soient bons et solides, et tellement favorisés par l’avantage du terrain et toutes vos autres défenses, que l’ennemi n’ose vous assaillir, on emploiera alors les moyens dont on usait dans l’antiquité, lorsqu’il arrivait qu’une armée était en position de ne pouvoir être attaquée : ces moyens consistent à parcourir le pays, à s’emparer ou à mettre le siége devant les villes amies, à intercepter vos vivres jusqu’à ce que vous soyez obligé par la nécessité à quitter votre camp et à livrer une bataille où votre artillerie, comme je le prouverai plus bas, ne vous sera plus d’un grand secours.

En examinant de quelle espèce étaient les guerres que firent les Romains, on voit qu’elles furent presque toutes offensives, et non point défensives. Il devient clair alors que j’ai eu raison de dire plus haut qu’ils auraient remporté de plus grands avantages, et fait des conquêtes plus rapides si l’artillerie eût existé de leur temps.

Quant à la seconde assertion, que l’artillerie ne permet plus aux hommes de manifester comme autrefois leur valeur personnelle, je pense, il est vrai, que des soldats obligés de se présenter pour ainsi dire isolément, courraient plus de dangers qu’anciennement, s’il s’agissait de prendre une ville, d’escalader ou de former d’autres attaques semblables, où ils ne pourraient se présenter en masse. Il est encore vrai que les officiers et les généraux d’une armée sont plus exposés qu’autrefois au danger de la mort, parce que le canon peut les atteindre en tout lieu, et qu’il ne leur sert à rien d’être placés au dernier rang et entourés de l’élite de leurs troupes. Cependant il est rare que l’un ou l’autre de ces deux dangers produise des dommages extraordinaires ; car on n’escalade point une ville bien fortifiée, et ce n’est point par des attaques insignifiantes que l’on peut l’emporter d’assaut ; mais si l’on veut s’en rendre maître, on en forme régulièrement le siége, comme le faisaient autrefois les anciens. Et dans les places mêmes qu’on emporte d’assaut, les dangers ne sont pas beaucoup plus grands qu’ils ne l’étaient alors. Ceux qui, dans ces temps, défendaient une ville, ne manquaient pas non plus de machines de trait, dont les effets, s’ils étaient moins terribles, n’en atteignaient pas moins leur but, celui de tuer les hommes.

Quant au danger de périr, auquel sont exposés les généraux ou les condottieri, durant les vingt-quatre ans qu’ont duré les dernières guerres d’Italie on en a vu moins d’exemples que durant l’espace de dix ans chez les anciens. En effet, à l’exception du comte Lodovico de la Mirandola, qui fut tué à Ferrare lorsque les Vénitiens attaquèrent cet État il y a quelques années, et du duc de Nemours, qui périt depuis à la Cerignuola, je ne connais pas d’exemple de généraux qu’ait fait mourir le canon ; car monseigneur de Foix fut tué à Ravenne par le fer et non d’un coup de feu.

Par conséquent, si les hommes ne font plus de preuves particulières de courage, ce n’est point à l’artillerie qu’il faut l’attribuer, mais au déplorable système de guerre que l’on suit, à la lâcheté des armées, qui, en masse, dépourvues de courage, ne peuvent en déployer dans chacun des individus qui les composent.

Quant à la troisième assertion, que désormais on n’en viendra plus aux mains, et que la guerre ne se fera qu’avec de l’artillerie, je soutiens que cette opinion est absolument erronée, et que mon sentiment sera partagé par tous ceux qui voudront faire revivre dans leurs armées le courage de nos ancêtres. Quiconque, en effet, veut former de bons soldats, doit les accoutumer, par des exercices réels ou simulés, à s’approcher de l’ennemi, à l’attaquer l’épée à la main, à le saisir par le milieu du corps ; et l’on doit compter bien plus sur l’infanterie que sur la cavalerie. J’en dirai plus loin les raisons. Lorsqu’on s’appuie sur les fantassins et sur les moyens que nous avons indiqués, l’artillerie devient tout à fait inutile. En effet, l’infanterie, lorsqu’elle s’avance vers l’ennemi, a bien plus de facilité pour éviter l’atteinte de l’artillerie, qu’elle n’en avait autrefois pour se mettre à l’abri du choc des éléphants et des chars armés de faux, que l’infanterie romaine trouvait à chaque pas devant elle, et dont elle sut cependant toujours se défendre ; et elle aurait trouvé d’autant plus facilement les moyens de se préserver de nos modernes inventions, que le temps pendant lequel l’artillerie peut causer du ravage est bien moins long que celui durant lequel les chars et les éléphants pouvaient nuire. Ces derniers se précipitaient au milieu de la mêlée, portaient le désordre dans tous les rangs. Le canon ne s’emploie qu’avant le combat, et l’infanterie peut aisément se dérober à ses coups, soit en s’avançant protégée par les dispositions du terrain, soit en se baissant lorsque le canon tire ; l’expérience même a fait voir que ce dernier parti est inutile, surtout lorsqu’on se défend de la grosse artillerie ; car il est difficile de la pointer avec justesse, et ses coups, dirigés trop haut, passent au-dessus de votre tête, ou, tirés trop bas, n’arrivent point jusqu’à vous. Lorsque les deux armées en sont venues aux mains, il est clair comme le jour que ni la grosse artillerie, ni celle d’un petit calibre, ne peuvent plus vous nuire ; car si celui qui dirige les batteries est placé en tête, il tombe entre vos mains : s’il est en queue, c’est aux siens mêmes qu’il nuit plutôt qu’à vous ; s’il l’a placée sur les flancs, il ne peut vous atteindre de manière à vous empêcher de marcher sur lui, et il en résulte les conséquences que je viens d’exposer.

Cette opinion ne peut guère être combattue ; et les Suisses en fournirent une preuve frappante, lorsqu’en 1513, sans canon et sans cavalerie, ils osèrent aller attaquer à Novare l’armée française, défendue dans ses retranchements par une artillerie nombreuse, et la battirent sans que cette artillerie pût les en empêcher. La raison en est que l’artillerie, outre les causes que j’ai déjà indiquées, a besoin d’être défendue, lorsqu’on veut qu’elle obtienne tout son effet, par des remparts, des fossés ou des levées. Lorsqu’une de ces défenses vient à manquer, elle tombe entre les mains de l’ennemi, ou devient inutile, surtout lorsqu’elle n’a pour se préserver que ses propres soldats, ainsi qu’il arrive presque toujours dans les batailles en rase campagne. Lorsqu’elle est placée sur les flancs, on ne peut en tirer parti que de la manière dont les anciens se servaient de leurs machines à lancer des traits, que l’on plaçait hors des compagnies pour qu’elles pussent combattre hors des rangs ; et toutes les fois qu’elles étaient attaquées, ou par la cavalerie, ou par d’autres troupes, elles venaient chercher un refuge au milieu des légions. Celui qui compte d’une autre manière sur l’artillerie ne comprend pas son utilité, et il se confie dans un appui qui pourrait tromper son espérance,

Si le Turc, au moyen des armes à feu, a pu vaincre le sofi de Perse et le Soudan d’Égypte, c’est moins à son courage qu’il faut en attribuer la cause, qu’à l’épouvante que le bruit excessif de ses armes jeta dans les rangs de la cavalerie ennemie.

Je termine ce discours en concluant que l’artillerie est utile dans une armée lorsqu’elle se mêle à l’antique courage, mais que rien n’est plus inutile lorsqu’elle se trouve dans une armée sans courage, qu’attaque un ennemi valeureux.



CHAPITRE XVIII.


L’autorité des Romains et l’exemple de l’ancienne discipline militaire doivent faire accorder plus d’estime à l’infanterie qu’à la cavalerie.


On peut évidemment prouver, par une foule de raisons et d’exemples, que les Romains, dans toutes leurs opérations militaires, faisaient plus de cas de leur infanterie que de leur cavalerie, et que c’est sur la première qu’ils fondaient tout l’emploi de leurs forces. Mille exemples viennent à l’appui de cette assertion, et particulièrement la conduite qu’ils tinrent à la bataille livrée aux Latins dans les environs du lac Regillus. Déjà les Romains commençaient à ployer lorsque, pour secourir les leurs, ils firent mettre pied à terre à la cavalerie, et par ce moyen, ayant recommencé le combat, ils remportèrent la victoire. Il est donc manifeste que les Romains avaient plus de confiance dans leurs soldats, lorsqu’ils étaient à pied, que quand ils combattaient à cheval. Ils employèrent le même moyen dans beaucoup d’autres batailles, et ils trouvèrent, dans tous leurs plus grands dangers, que c’était un excellent remède.

Qu’on ne m’oppose pas le mot d’Annibal, qui, à la bataille de Cannes, s’apercevant que les consuls avaient fait mettre pied à terre à leur cavalerie, se mit à plaisanter sur cette mesure, en disant : Quam mallem vinctos mihi traderint equites ; c’est-à-dire : « J’aimerais mieux qu’ils me les livrassent tout liés. » Cette opinion, quoique sortie de la bouche d’un des plus grands hommes de guerre qui aient existé, le cédera cependant, si l’on doit se rendre à quelque autorité, à celle de la république romaine et de tant de grands capitaines qu’elle vit naître en son sein, plutôt qu’au seul Annibal ; et l’on pourrait encore en donner d’excellentes raisons sans recourir à des autorités. En effet, l’homme à pied peut se transporter dans une multitude de lieux où le cheval ne peut pénétrer. On peut enseigner aux hommes à conserver leurs rangs et à les rétablir lorsqu’ils ont été rompus ; mais il est difficile d’apprendre aux chevaux à conserver l’ordre ; et lorsqu’une fois ils sont mis en déroute, il leur est impossible de se rallier. On trouve en outre, comme parmi les hommes, des chevaux qui ont peu de courage ; d’autres qui en ont trop. Souvent il arrive qu’un cheval courageux est monté par un lâche, et un cheval timide par un homme courageux ; disparité dont l’effet ordinaire est de ne produire aucun résultat, quand elle ne cause pas les plus grands désordres. Une infanterie bien réglée peut facilement mettre la cavalerie en désordre ; il est difficile à cette dernière de rompre l’infanterie.

Cette opinion est encore fortifiée, outre une foule d’exemples anciens et d’exemples modernes, par l’autorité de ceux qui ont exposé les règles des sociétés civiles, et qui, après avoir fait voir que dans le principe on commença à faire la guerre à cheval, parce que l’infanterie n’était point encore établie, ajoutent qu’elle ne fut pas plutôt organisée ; que l’on connut combien elle était plus utile que la cavalerie. Ce n’est pas que les chevaux ne soient nécessaires dans une armée, ou pour faire des découvertes, ou pour parcourir et dévaster le pays, ou pour poursuivre l’ennemi dans sa fuite, et pour s’opposer à la cavalerie des adversaires. Mais le fondement et le nerf des armées, ce que l’on doit le plus estimer, c’est l’infanterie.

Parmi les grandes erreurs des princes italiens qui ont rendu l’Italie esclave des étrangers, il n’en est pas de plus funeste que celle d’avoir attaché peu d’importance à ce système, et d’avoir mis toute leur étude à favoriser les troupes à cheval. Ce désordre a pris sa source et dans la perversité des chefs et dans l’ignorance de ceux qui gouvernaient l’État. En effet, la milice italienne, depuis vingt-cinq ans environ, s’est trouvée réduite à un petit nombre d’hommes sans patrie, semblables à des chefs d’aventuriers, qui cherchèrent dès lors à soutenir leur considération en restant sous les armes tandis que les princes étaient désarmés. Comme on ne pouvait leur payer continuellement une troupe considérable de fantassins, qu’ils n’avaient pas d’ailleurs de sujets propres à cet usage, et qu’un petit nombre n’aurait pu leur donner de considération, ils préférèrent entretenir une certaine quantité de cavalerie, parce que deux ou trois cents chevaux qu’on payait à un condottiere le maintenaient dans tout son crédit, et que la dépense n’était pas assez forte pour que ceux qui gouvernaient l’État ne pussent y subvenir. Les condottieri, pour venir plus aisément à bout de leurs projets et conserver leur prépondérance, atténuèrent, autant qu’il dépendit d’eux, la réputation et l’utilité de l’infanterie, pour accroître celle de leur cavalerie ; et ils poussèrent si loin sur ce point le renversement des idées, qu’à peine on voyait dans les armées les plus considérables quelques faibles corps de fantassins. Cet usage, joint à d’autres désordres qui s’y mêlèrent, affaiblit tellement la milice italienne, que cette contrée a été facilement foulée aux pieds par tous les peuples d’outre-monts.

Rome nous offre un autre exemple qui prouve à quel point on se trompe en estimant la cavalerie plus que l’infanterie.

Les Romains assiégeaient Sora ; un gros de cavaliers étant sortis de la ville pour attaquer le camp, le maître de la cavalerie romaine sortit à leur rencontre avec ses troupes, et, les ayant attaqués de front, le sort voulut que, du premier choc, le commandant fût tué de chaque côté : les troupes, restées sans chefs, n’en continuèrent pas moins le combat ; mais les Romains, pour vaincre leurs adversaires, mirent pied à terre, ce qui obligea ceux d’entre les ennemis qui voulurent se défendre à prendre le même parti, et toutefois les Romains demeurèrent vainqueurs.

Il est impossible de trouver un exemple qui démontre plus victorieusement que la force des fantassins l’emporte sur celle des cavaliers : car, si dans d’autres affaires les consuls faisaient mettre pied à terre à la cavalerie, c’était pour venir au secours de l’infanterie qui souffrait et qui avait besoin de renfort ; au lieu que dans cette circonstance ils descendirent, non pour secourir l’infanterie ou pour attaquer des fantassins ennemis, mais, combattant à cheval contre des adversaires à cheval, ils jugèrent que ne pouvant les vaincre de cette manière, ils parviendraient plus facilement à en triompher en mettant pied à terre.

Je veux conclure de cet exemple qu’une infanterie bien organisée ne peut être vaincue, sans de grandes difficultés, que par une autre infanterie.

Crassus et Marc-Antoine s’avancèrent de plusieurs journées dans l’intérieur de l’empire des Parthes avec un petit nombre de cavaliers et une infanterie assez considérable ; ils avaient devant eux une quantité innombrable de cavaliers parthes : Crassus y périt avec une partie de son armée ; Marc-Antoine en sortit par son courage. Néanmoins, au milieu de ces désastres de Rome, on vit encore combien l’infanterie l’emportait sur la cavalerie. Dans ce pays, ouvert de toutes parts, où les montagnes sont rares, les fleuves plus rares encore, la mer éloignée, où l’on ne rencontre aucune ressource, Marc-Antoine, au jugement même des Parthes, surmonta par sa valeur toutes les difficultés, et jamais leur cavalerie n’osa l’attaquer, retenue par la bonne contenance de son armée. Si Crassus succomba, un lecteur attentif demeurera persuadé qu’il fut plutôt trompé que vaincu ; jamais, en effet, même au milieu de sa plus grande détresse, les Parthes n’osèrent l’assaillir ; mais, voltigeant sans cesse sur ses flancs, interceptant ses vivres, le berçant de promesses qu’ils ne tenaient jamais, ils le conduisirent ainsi aux plus funestes extrémités.

Peut-être aurais-je plus de difficulté à prouver combien la force de l’infanterie l’emporte sur celle de la cavalerie, si une foule d’exemples modernes ne rendaient cette vérité incontestable. On a vu à Novare neuf mille Suisses, et je les ai déjà cités, ne pas craindre d’affronter dix mille cavaliers et autant de fantassins, et les mettre en déroute, attendu que les chevaux ne pouvaient leur nuire, et qu’ils faisaient peu de cas des fantassins, troupe mal disciplinée et formée en grande partie de Gascons. On a vu encore vingt-six mille Suisses aller, au-dessus de Milan, à la rencontre du roi de France François Ier, qui avait avec lui vingt mille chevaux, quarante mille hommes d’infanterie et cent pièces de canon ; et, s’ils ne demeurèrent pas vainqueurs comme à Novare, ils combattirent deux jours entiers avec le plus grand courage ; et lorsqu’ils eurent été vaincus, la moitié d’entre eux parvinrent à se sauver.

Marcus Attilius Regulus eut assez de confiance en son infanterie pour soutenir, seul avec elle, non-seulement le choc des chevaux numides, mais même celui des éléphants ; et si le succès ne couronna pas son audace, ce n’est pas que la valeur de ses troupes ne fût assez grande pour lui donner la certitude de surmonter tous les obstacles.

Je répète donc que, pour vaincre une infanterie bien disciplinée, il faut lui en opposer une autre mieux disciplinée encore, sinon on court à une ruine manifeste.

Du temps de Filippo Visconti, duc de Milan, environ seize mille Suisses descendirent en Lombardie. Le duc envoya, pour s’opposer à leur descente, le comte Carmignuola, qui commandait alors ses armées, avec un millier de chevaux et quelques fantassins. Ce chef, peu instruit de la manière de combattre de ses ennemis, alla à leur rencontre à la tête de sa cavalerie, persuadé qu’il les mettrait en fuite sans difficulté ; mais il les trouva immobiles à leur rang ; et après avoir avoir perdu une partie des siens, il fut contraint de se retirer. Comme c’était un homme du plus rare courage, et que, dans les circonstances nouvelles, il savait prendre un parti non usité encore, il réunit d’autres troupes et marcha de nouveau contre les Suisses : arrivé en leur présence, il fit mettre pied à terre à ses hommes d’armes, et, les ayant placés en tête de son infanterie, il entoura les Suisses de tous les côtés, et ne leur laissa aucun espoir de salut, parce que les hommes d’armes de Carmignuola, descendus de leurs chevaux et couverts de fortes armures, pénétrèrent sans peine dans les rangs des Suisses sans éprouver de pertes ; et une fois qu’ils y furent entrés, ils purent aisément massacrer leurs ennemis ; de manière que, de toute cette armée, il n’échappa à la mort que le petit nombre de ceux que l’humanité de Carmignuola prit sous sa protection.

Je suis convaincu que beaucoup de personnes connaissent toute la différence qui existe entre la force et l’utilité de ces deux armes ; mais le malheur de nos temps est tel, que ni l’exemple des anciens, ni ceux des modernes, ni l’aveu même de nos erreurs, ne suffisent à guérir nos princes de leur aveuglement, et à les convaincre que s’ils veulent rendre la réputation aux troupes d’une province ou d’un État, il est nécessaire de rétablir les antiques institutions, de les maintenir en vigueur, d’étendre leur influence, et de leur donner la vie, s’ils veulent qu’à leur tour elles assurent leur réputation et leur existence. Comme ils ne font que s’écarter sans cesse de cette route, ils s’éloignent en même temps de toutes les mesures que nous avons précédemment indiquées : d’où il résulte que les conquêtes, loin de contribuer à la grandeur des États, ne sont pour eux qu’un nouveau fardeau. C’est ce que je prouverai dans le chapitre suivant.



CHAPITRE XIX.


Les conquêtes faites par des républiques mal organisées, et qui ne sont pas le résultat d’une vertu semblable à celle des Romains, sont plutôt pour elles une cause de ruine qu’une source de grandeur.


Les opinions contraires à la vérité, qui sont établies sur les mauvais exemples que la corruption de notre siècle a introduits dans tous les États, sont cause que la plupart des hommes ne pensent point à s’affranchir du joug de la coutume. Qui aurait pu persuader à un Italien, il y a trente ans, que dix mille hommes d’infanterie auraient été capables d’attaquer en plaine dix mille cavaliers et autant de fantassins ? et non-seulement de leur résister, mais même de les battre, comme on le voit par l’exemple que j’ai déjà plusieurs fois cité de ce qui s’est passé à Novare ? Et quoique l’histoire soit remplie de pareils faits, on n’aurait cependant pas voulu me croire, ou si on avait ajouté foi à mes paroles, on aurait dit qu’aujourd’hui les troupes étaient mieux armées qu’à cette époque, et qu’un de nos escadrons d’hommes d’armes était capable de renverser un rocher, et à plus forte raison une troupe de fantassins : c’est ainsi qu’on cherche de mauvaises raisons pour corrompre son jugement.

On n’aurait pas voulu faire attention que Lucullus, avec une infanterie peu nombreuse, défit plus de cent cinquante mille cavaliers de Tigrane, parmi lesquels se trouvait un corps de cavalerie semblable en tout aux hommes d’armes de nos jours. Il a fallu que notre erreur nous ait été découverte par l’exemple des armées d’outre-monts.

Et comme ces exemples font voir que je n’ai rien avancé qui ne fût vrai dans tout ce que j’ai dit de l’infanterie, on doit croire, par la même raison, que les autres institutions des anciens sont également avantageuses. Si cette conviction pouvait entrer dans l’esprit des princes et des républiques, ils commettraient moins d’erreurs, ils sauraient mieux résister à une attaque imprévue ; la fuite ne serait plus leur unique espoir ; et ceux qui ont en main le gouvernement d’une nation sauraient mieux en régler la marche, soit en s’efforçant de l’agrandir, soit en se bornant à le conserver ; ils seraient convaincus qu’augmenter la population de ses États, se faire des alliés et non des esclaves, établir des colonies à la garde des pays conquis, s’enrichir des dépouilles des vaincus, subjuguer l’ennemi par des invasions et des batailles, et non par des siéges, accroître sans cesse le trésor public, maintenir la pauvreté parmi les citoyens, et surtout conserver scrupuleusement toutes les institutions militaires, c’est le vrai moyen d’agrandir une république et d’élever un empire. Si ces moyens d’agrandissement répugnaient à leurs idées, ils devraient considérer que toutes les conquêtes acquises par une marche différente ne font qu’entraîner la ruine d’un État ; ils mettraient un frein à toute ambition ; ils établiraient l’ordre dans l’intérieur par les lois et par les mœurs ; ils interdiraient les conquêtes ; ils songeraient seulement à se défendre, et tiendraient toujours en bon ordre les moyens d’y parvenir, ainsi que le font les républiques d’Allemagne qui, de nos jours, ont vécu ou vivent encore selon ces coutumes.

Mais, ainsi que je l’ai déjà dit en établissant la différence qu’il y a entre des institutions propres à exciter l’esprit de conquête, et celles qui n’ont pour but que la conservation de l’État, il est impossible qu’une république de peu d’étendue parvienne à demeurer en paix et à jouir de sa liberté ; car si elle respecte le repos de ses voisins, on ne respectera pas le sien ; cette agression lui inspirera bientôt et le désir et la nécessité des conquêtes : d’ailleurs, si elle n’avait pas d’ennemis au dehors, elle en trouverait bientôt dans son sein ; malheur que toutes les grandes cités ne peuvent éviter.

Si les républiques d’Allemagne peuvent subsister de cette manière, si elles ont pu durer un certain temps, il faut l’attribuer aux circonstances particulières dans lesquelles ce pays s’est trouvé, circonstances qui ne se sont point présentées ailleurs, et sans lesquelles elles n’auraient pu conserver une semblable existence. La portion de l’Allemagne dont je parle était soumise à l’empire romain, comme la France et l’Espagne ; mais lorsque Rome pencha vers sa ruine, et que le titre de l’empire passa dans ces contrées, les villes les plus puissantes, profitant de la lâcheté ou des besoins des empereurs, commencèrent à se rendre indépendantes, et se rachetèrent de l’empire en se réservant de lui payer un faible cens annuel ; de sorte que peu à peu toutes les villes qui étaient sujettes immédiates des empereurs, mais qui n’avaient point de princes particuliers, se sont rachetées de cette manière.

Dans le même temps où ces villes s’affranchissaient ainsi, plusieurs confédérations, telles que celles de Fribourg, des Suisses et autres, secouèrent le joug du duc d’Autriche, leur souverain. Elles prospérèrent d’abord, et acquirent peu à peu une telle extension que, loin d’être retombées sous le joug de l’Autriche, elles sont devenues un objet de terreur pour tous leurs voisins ; et ces peuples sont ceux que l’on appelle les Suisses.

L’Allemagne comprend donc les Suisses, les républiques connues sous le nom de villes libres, des princes et l’empereur. Si, au milieu de tant d’États dont les formes sont si différentes, on ne voit pas la guerre s’allumer à chaque instant ; si celles qui se déclarent ne durent qu’un moment, il faut l’attribuer à cette image de l’empereur, qui, malgré sa faiblesse, conserve cependant encore parmi eux une telle considération, qu’ils l’ont choisi pour leur conciliateur, et que l’interposition de son autorité suffit pour étouffer tous les germes de discorde.

Les guerres les plus longues et les plus désastreuses que vit naître cette contrée sont celles qui éclatèrent entre les Suisses et le duc d’Autriche ; et quoique depuis un certain nombre d’années le duc d’Autriche et l’empereur ne soient plus qu’un même souverain, il n’a jamais pu réduire le courage indompté des Suisses ; et c’est la force seule qui a dicté tous les traités conclus par ces deux peuples.

Le reste de l’Allemagne, en ces circonstances, n’a point prêté à l’Empire un appui bien puissant, tant parce qu’une confédération n’est point disposée à inquiéter ceux qui veulent vivre libres comme elle, que parce que les princes qui y règnent, trop pauvres ou trop jaloux de la puissance de l’empereur, n’ont pu ni voulu servir son ambition.

Les villes libres peuvent donc se contenter d’un faible domaine ; elles n’ont point, grâce à la protection de l’Empire, de motif pour l’augmenter : le voisinage d’un ennemi toujours avide de saisir les occasions de troubles pour marcher contre elles les excite à maintenir l’ordre au sein de leurs murailles ; et si l’Allemagne était autrement organisée, elles seraient forcées de chercher à s’agrandir et de fuir les douceurs du repos.

Comme les mêmes circonstances ne se rencontrent point ailleurs, il est impossible d’embrasser la même manière de vivre : il faut ou accroître ses forces en formant des alliances avec ses voisins, ou chercher à s’agrandir, comme Rome, par des conquêtes. Quiconque se gouverne autrement ne cherche point la vie, mais la ruine et la mort. En effet, les conquêtes sont dangereuses et de mille manières et par mille raisons : on peut fort bien étendre au loin sa domination sans accroître réellement ses forces ; et s’agrandir sans se fortifier, c’est réellement courir à sa perte.

Celui que la guerre appauvrit ne peut tirer des forces même de la victoire, surtout quand ses conquêtes lui coûtent plus qu’elles ne lui rapportent : Venise et Florence en sont les preuves. Ces deux républiques ont été réellement bien plus faibles quand l’une était maîtresse de la Lombardie, l’autre de la Toscane, que lorsque les Vénitiens se contentaient de leurs lagunes et les Florentins d’un territoire de six milles d’étendue. C’est au désir de s’agrandir et à la conduite imprudente tenue pour y parvenir, qu’il faut attribuer cet affaiblissement ; et le blâme qui doit en rejaillir sur ces peuples est d’autant plus grand, qu’ils ont moins d’excuses à présenter : ils avaient sous les yeux les principes des Romains, et rien ne les empêchait de les suivre ; tandis que les Romains n’avaient rien vu de semblable avant eux, et que c’est à leur propre sagesse qu’ils sont redevables de les avoir trouvés.

Souvent même les conquêtes sont une source abondante de dommages pour une république bien organisée : comme, par exemple, lorsqu’on s’empare d’une ville ou d’une province adonnée à toutes les voluptés, et où les vainqueurs sont exposés à adopter les mœurs des vaincus ; ainsi que l’éprouva Rome d’abord en s’emparant de Capoue, et par la suite Annibal. Si Capoue en effet avait été plus éloignée de Rome, et que la mollesse des soldats n’eût pas eu le remède à portée, ou si Rome avait déjà en partie été corrompue, cette conquête eût infailliblement entraîné la perte de la république. C’est de quoi Tite-Live fait foi, lorsqu’il dit : Jam tunc minime salubris militari disciplinæ Capua, instrumentum omnium voluptatum, delinitos militum animos avertit à memoria patriæ.

Il est démontré que les villes ou les provinces de cette espèce se vengent de leurs vainqueurs sans combattre et sans répandre de sang, parce qu’en leur inspirant le goût des voluptés qui les affaiblissent, elles les exposent à être subjugués par le premier qui les attaque. Et Juvénal, dans ses satires, ne pouvait jeter plus de lumière sur ce point, qu’en disant que les conquêtes de tant de pays lointains avaient introduit dans l’âme des Romains l’amour des mœurs étrangères, après y avoir éteint l’économie et toutes les vertus qui les avaient illustrés, et qu’en terminant ce tableau par ces vers :


. . . . . . . . . . . Gula et sœvior armis
Luxuria incubuit, victumque ulciscitur orbem.

________________________SAT. VI, v. 291.


Ah ! si les conquêtes furent sur le point de corrompre Rome, lorsque la sagesse et le courage inspiraient encore toutes ses actions, que sera-ce pour ceux qui, dans leur conduite, s’écartent à ce point des bons principes, et qui, outre les erreurs que nous venons de signaler avec tant d’étendue, n’emploient que des troupes mercenaires ou auxiliaires ? Les désastres qui les attendent seront l’objet du chapitre suivant.



CHAPITRE XX.


A quels dangers s’expose un prince ou une république qui se sert de troupes auxiliaires ou mercenaires.


Si je n’avais déjà longuement traité, dans un autre ouvrage, de l’inutilité des troupes mercenaires et des auxiliaires, et de l’utilité d’une armée nationale, je donnerais plus de développement à ce chapitre ; mais, comme j’en ai déjà parlé avec assez d’étendue, je m’expliquerai ici en peu de mots. J’ai trouvé dans Tite-Live un exemple si frappant des inconvénients des troupes auxiliaires, que je n’ai pas cru devoir passer ce fait sans m’y arrêter.

On appelle troupes auxiliaires celles qu’un prince ou une république envoie à votre secours en continuant à les payer et à les tenir sous ses ordres. Or, pour en venir au texte de Tite-Live, je vois que les Romains, après avoir battu deux armées samnites en diverses rencontres, avec les troupes qu’ils avaient envoyées au secours des Capouans, voulurent, après avoir délivré ce peuple de ses ennemis, retourner à Rome ; mais pour que les Capouans, privés de tout appui, ne devinssent pas de nouveau la proie des Samnites, ils laissèrent sur le territoire de Capoue deux légions chargées du soin de la défendre. Ces légions, corrompues par l’oisiveté, commencèrent à se plonger dans les délices, et, perdant le souvenir de leur patrie et le respect dû au sénat, elles formèrent le projet de prendre les armes et de s’emparer du pays que leur valeur avait sauvé, prétextant qu’un peuple était indigne de posséder des biens qu’il ne savait pas défendre. Ce complot ayant été découvert, Rome s’empressa de l’étouffer et de le punir, comme je le ferai voir dans le chapitre où je dois traiter en détail des conjurations.

Je répéterai donc que, de tous les genres de troupes, les pires sont les auxiliaires. D’abord, le prince ou la république qui se sert de leur appui n’a aucune autorité sur elles, puisqu’elles ne reconnaissent que les ordres de celui qui les envoie : en effet, les auxiliaires sont, ainsi que je l’ai dit, envoyés par un prince qui a ses propres officiers, sous les drapeaux duquel ils marchent, et qui pourvoit à leur solde, comme était l’armée que les Romains envoyèrent à Capoue. Les troupes de cette espèce, lorsqu’elles ont obtenu la victoire, pillent ordinairement et celui pour qui elles combattaient et celui contre lequel elles ont combattu, soit pour servir la perfidie du prince qui les a envoyées, soit pour assouvir leur propre cupidité. Et, quoique jamais Rome n’eût l’intention de violer les traités qui l’attachaient aux habitants de Capoue, la facilité que virent ses soldats à opprimer les Capouans fut assez puissante pour les engager à ravir à ce peuple et leur ville et leur territoire.

Je pourrais présenter une foule d’autres exemples à l’appui de ce que j’avance ; mais je me bornerai à celui que je viens de citer, et à ce qui arriva aux habitants de Reggio, qui se virent privés de la vie et de la liberté par une légion que les Romains y avaient mise en garnison.

Ainsi donc un prince ou une république doit recourir à tous les moyens possibles, plutôt que de se résoudre à introduire au sein de ses États des auxiliaires chargés de sa défense, et à se reposer sur leur appui ; car tout traité, toute condition que lui imposera son ennemi, quelque dure qu’elle soit, lui sera encore moins funeste. Si on lit avec attention les événements passés, et que l’on étudie soigneusement ceux qui arrivent sous nos yeux, on verra que, parmi ceux qui ont embrassé ce parti, s’il en est un qui a obtenu un heureux résultat, presque tous en ont été victimes.

En effet, un prince ou une république qui a quelque ambition ne peut trouver une occasion plus favorable d’envahir une ville ou une province, que celle où ses armées sont appelées pour la défendre. Ainsi, celui qui, livré à l’esprit de conquêtes, implore de pareils secours, soit pour se défendre, soit pour opprimer ses ennemis, cherche un avantage passager qu’il ne pourra conserver, et qui lui sera sans peine enlevé par celui-là même qui lui aura facilité sa conquête. Mais l’ambition de l’homme est si violente, que, pour satisfaire le désir du moment, il ne songe pas aux malheurs qui doivent bientôt en résulter ; il ne se laisse point éclairer par les exemples du passé, que j’ai cités tant sur cet objet que sur ceux que j’ai déjà traités : s’il les prenait pour règle de conduite, il verrait que plus on montre de modération envers ses voisins, moins on manifeste le désir de les subjuguer, plus on les engage à se jeter sans restriction entre vos bras, comme je le ferai voir ci-après par l’exemple des habitants de Capoue.



CHAPITRE XXI.


Le premier préteur que, quatre cents ans après avoir commencé à faire la guerre, les Romains établirent hors de Rome, fut celui qu’ils envoyèrent y Capoue.


J’ai assez longuement établi, dans le chapitre précédent, jusqu’à quel point les Romains, dans la conduite qu’ils tenaient pour s’agrandir, différèrent des souverains qui de nos jours cherchent à accroître leur domination. Ils laissaient vivre sous leurs propres lois les villes qu’ils ne détruisaient pas, même celles qui se soumettaient à eux, non comme alliées, mais comme sujettes ; ils ne laissaient apercevoir chez elles aucun signe qui pût y rappeler la souveraineté du peuple romain ; ils leur imposaient seulement quelques conditions ; et tant que ces conditions étaient observées, ils respectaient et leur gouvernement et leur dignité. On sait qu’ils maintinrent ces principes jusqu’au moment où ils se répandirent hors de l’Italie, et où ils commencèrent à réduire les royaumes et les républiques en provinces romaines.

Un des exemples les plus frappants que nous offre à ce sujet leur histoire, c’est que le premier préteur qu’ils établirent hors de Rome fut celui qu’ils envoyèrent à Capoue, non pour satisfaire leur ambition, mais à la prière même des habitants de cette cité, qui, pour étouffer la discorde qui régnait parmi eux, regardèrent comme une chose indispensable de posséder dans leurs murs un citoyen romain capable de rétablir l’ordre et la concorde. Les Antiates, touchés de cet exemple et contraints par la même nécessité, leur demandèrent également un préfet ; et Tite-Live, à l’occasion de ce fait et de cette manière inusitée d’exercer le pouvoir, s’écrie : Quod jam non solum arma, sed jura romana pollebant.

On voit combien cette conduite dut faciliter l’agrandissement des Romains. Les villes accoutumées à vivre libres, ou à se voir gouvernées par des gens du pays, sont bien plus satisfaites et supportent bien plus tranquillement un gouvernement éloigné d’elles, même lorsqu’il leur impose quelque gêne, qu’un joug qui, frappant chaque jour leurs yeux, semble chaque jour leur reprocher leur servitude. Il en résulte d’ailleurs un autre avantage pour le prince : c’est que ses ministres n’ayant en main ni les jugements ni les magistratures qui régissent dans ces villes les affaires civiles ou criminelles, il ne peut être rendu aucune sentence à sa honte ou à sa charge ; et, par ce moyen, il voit s’évanouir la cause d’une foule de calomnies et de haines auxquelles il n’échapperait pas dans les circonstances ordinaires.

Ce que j’avance est incontestable. J’en pourrais citer une multitude d’exemples tirés de l’histoire ancienne ; je me contenterai d’un seul, arrivé tout récemment en Italie. Personne n’ignore que Gènes ayant été plusieurs fois occupée par les Français, le roi de France, excepté dans ces derniers temps, y envoyait toujours un de ses sujets pour gouverner la ville en son nom ; aujourd’hui seulement le roi, non par choix, mais parce que la nécessité l’a ainsi voulu, a laissé à cette ville le pouvoir de se gouverner elle-même, et de reconnaître l’autorité d’un Génois. Il est hors de doute que si l’on voulait examiner laquelle de ces deux mesures apporté le plus de sécurité à l’autorité du roi et de satisfaction au peuple, on se déciderait pour la dernière.

D’ailleurs, plus vous paraissez éloigné de vouloir les asservir, plus les hommes sont disposés à se jeter dans vos bras ; et ils redoutent d’autant moins que vous attentiez à leur liberté, que vous paraissez envers eux plus humain et plus bienveillant. Cette bienveillance et ce désintéressement engagèrent seuls les Capouans à demander un préteur aux Romains ; et si Rome avait témoigné le moindre désir d’en envoyer un, leur jalousie se serait soudain éveillée, et ils se seraient sur-le-champ éloignés d’elle.

Mais pourquoi chercher des exemples dans Capoue et dans Rome, lorsque Florence et la Toscane nous en fournissent d’aussi frappants ? Chacun sait à quelle époque la ville de Pistoja se soumit volontairement à la république de Florence ; chacun sait également que les Pisans, les Siennois et les habitants de Lucques détestent les Florentins : et d’où vient cette diversité de sentiments ? Ce n’est pas que les habitants de Pistoja sentent moins le prix de la liberté que les autres et se jugent inférieurs à eux ; c’est uniquement parce que les Florentins en avaient toujours agi à leur égard comme des frères et des amis, et, à l’égard des autres, comme avec des ennemis. Voilà pourquoi, tandis que Pistoja a couru volontairement au-devant de leur empire, les autres villes ont toujours fait et font encore chaque jour des efforts pour y échapper. On ne peut douter que si les Florentins, en employant les ligues ou la protection, avaient apprivoisé leurs voisins au lieu de les effaroucher, ils seraient aujourd’hui maîtres de toute la Toscane.

Ce n’est pas que je croie qu’il ne faille point employer les armes et la force ; mais il faut les réserver pour la dernière ressource, et seulement lorsque toutes les autres ne peuvent plus suffire.


CHAPITRE XXII.


Combien sont sont fausses les opinions des hommes dans le jugement qu’ils portent des grandes choses.


Ceux qui sont témoins des délibérations des hommes savent à quel point leurs opinions sont le plus souvent erronées. Si, comme il arrive presque toujours, ces délibérations ne sont pas remises entre les mains d’hommes vertueux et éclairés, elles présentent les résultats les plus absurdes. Mais comme, dans une république corrompue, et surtout dans les temps de paix, les hommes vertueux se voient en butte à la haine, soit par jalousie, soit parce que leur vertu blesse l’ambition de leurs rivaux, on se laisse aller à ce que l’erreur commune regarde comme un bien, ou à ce que suggèrent des hommes plus avides des faveurs du peuple que de l’intérêt commun. Bientôt cependant l’adversité dissipe l’erreur, et la nécessité vous jette dans les bras de ceux que, dans ces temps de paix, on semblait avoir oubliés. C’est ce que je ferai voir en son lieu dans le courant de ce livre ;

Il survient également des accidents qui trompent facilement ceux qui n’ont pas une grande expérience des affaires : en effet, un événement présente des apparences propres à faire croire aux hommes qu’il en résultera telle conséquence. Ce que je viens de dire m’a été inspiré par le conseil que donna aux Latins le préteur Numicius lorsqu’ils eurent été battus par les Romains, et par la croyance universelle où l’on était lorsqu’il y a peu d’années encore le roi de France François Ier vint en Italie pour conquérir le duché de Milan, que défendaient les Suisses.

Le roi Louis XII était mort, et François, duc d’Angoulême, lui avait succédé sur le trône de France. Ce prince, désirant rendre à son royaume le duché de Milan, dont les Suisses s’étaient emparés quelque temps auparavant avec le secours du pape Jules II, cherchait en Italie des alliés qui facilitassent cette entreprise. Outre les Vénitiens, dont le roi Louis XII avait regagné l’amitié, il tâchait de séduire les Florentins et le pape Léon X, convaincu que son entreprise serait bien plus facile s’il parvenait de nouveau à s’en faire des amis, attendu que le roi d’Espagne avait des troupes en Lombardie, et que d’autres forces de l’empereur se trouvaient à Vérone.

Cependant le pape ne voulut point se rendre aux désirs du roi ; mais ses conseillers lui persuadèrent, à ce qu’on dit, de demeurer neutre, et lui firent voir que ce parti seul promettait la victoire, parce qu’il était de l’intérêt de l’Église de n’avoir pour maître en Italie ni le roi ni les Suisses ; mais que, s’il voulait rendre à cette contrée son antique liberté, il était nécessaire de la délivrer et de l’un et de l’autre. Comme il ne pouvait les vaincre ni séparément, ni tous deux réunis, il fallait attendre que l’un eût triomphé de l’autre, afin que l’Église, avec ses alliés, pût attaquer celui qui demeurerait vainqueur. Il était impossible de trouver une occasion plus favorable que celle qui se présentait : les deux rivaux étaient en campagne ; le pape, avec son armée, se trouvait en mesure de se transporter sur les frontières de la Lombardie, et là, dans le voisinage des deux armées, et sous prétexte de veiller à la sûreté de ses propres États, pouvait attendre qu’ils se livrassent bataille : comme les deux armées étaient également courageuses, il y avait lieu de croire que cette bataille serait sanglante pour chacun, et laisserait le vainqueur tellement affaibli, qu’il serait aisé au pape de l’attaquer et de le battre. Ainsi, le pape devait demeurer glorieusement le maître de la Lombardie et l’arbitre de toute l’Italie.

L’événement fit voir combien cette opinion était erronée. Les Suisses furent défaits après une bataille opiniâtre, et les troupes du pape ni celles d’Espagne n’osèrent assaillir le vainqueur : loin de là, elles se disposèrent à la fuite ; et cette honteuse ressource leur aurait encore manqué sans l’humanité ou l’indifférence du roi, qui ne voulut point tenter une seconde victoire, et qui se contenta de faire la paix avec l’Église.

Cette opinion avait quelques apparences, qui de loin paraissent fondées, mais qui sont tout à fait éloignées de la vérité. Il arrive assez rarement que le vainqueur perde un très-grand nombre de soldats ; s’il en perd, c’est pendant le combat qu’ils meurent et non dans la fuite : dans la chaleur de la mêlée, quand les combattants s’attaquent face à face, il en est peu qui meurent, parce que le plus souvent l’action ne dure pas longtemps ; mais quand même elle se prolongerait, et qu’il périrait un grand nombre d’hommes, l’influence que la victoire entraîne à sa suite, et la terreur qui la précède, l’emportent de beaucoup sur le dommage que la mort de ses soldats pourrait causer au vainqueur ; de sorte que si une armée, dans la persuasion de le trouver affaibli, se hasardait à l’attaquer, elle pourrait se tromper d’une manière dangereuse, à moins qu’elle ne fût d’une force telle qu’avant ou après la victoire elle eût été en mesure de combattre. Dans cette occurrence, elle pourrait bien, suivant sa fortune ou sa valeur, être victorieuse ou vaincue : mais celle qui se serait battue la première, et qui aurait déjà remporté la victoire, aurait à mon avis l’avantage sur l’autre.

C’est ce dont les peuples du Latium firent une rude expérience, et par l’erreur à laquelle se laissa entraîner le préteur Numicius, et par les malheurs qu’ils virent fondre sur eux pour avoir cru ses discours. Les Romains venaient de battre les Latins ; Numicius allait criant par tout le Latium que le moment était venu d’attaquer l’ennemi, affaibli par le combat qu’il venait de livrer ; que les Romains n’avaient obtenu de leur victoire qu’une gloire inutile ; mais qu’ils avaient essuyé les mêmes désastres que s’ils eussent été vaincus, et que, pour peu qu’on déployât de vigueur en les attaquant, on était sûr de les anéantir : ces peuples, séduits par ces paroles, levèrent une nouvelle armée ; mais ils furent aussitôt battus, et ils eurent à souffrir les malheurs auxquels sont exposés tous ceux qui se laissent entraîner par de semblables opinions.



CHAPITRE XXIII.


Combien Rome, lorsqu’un événement quelconque la contraignait à statuer sur le sort de ses sujets, évitait avec soin toutes les demi-mesures.


Jam Latio is status erat rerum, ut neque pacem neque bellum pati possent. De toutes les positions malheureuses dans lesquelles peut se trouver un prince ou une république, la plus déplorable sans doute est d’être réduit au point de ne pouvoir accepter la paix ni soutenir la guerre. Tel est pourtant le sort de ceux auxquels la paix impose de trop dures conditions, et qui, d’un autre côté, désirant faire la guerre, sont contraints de se jeter comme une proie au-devant de ceux dont ils implorent le secours, ou de rester celle des ennemis. On n’arrive à ces tristes extrémités que quand, pour avoir suivi des conseils imprudents ou pris de mauvaises dispositions, on n’a pas bien mesuré ses forces, ainsi que je l’ai dit plus haut.

En effet, un prince, une république, qui auraient bien connu toutes leurs ressources, auraient été difficilement réduits à la même extrémité que les Latins, qu’on vit faire la paix avec Rome lorsque la paix devait les perdre, lui déclarer la guerre quand la guerre pouvait les accabler, et se conduire de manière que l’alliance et l’inimitié des Romains leur furent également funestes. Ce peuple avait été vaincu et réduit à la dernière extrémité, d’abord par Manlius Torquatus, ensuite par Camille, qui l’obligea à se jeter sans réserve dans les bras des Romains, et mit des garnisons dans toutes les villes du Latium, après s’être fait partout livrer des otages : de retour à Rome, Camille fit connaître au sénat que tout le Latium était entre les mains de la république.

Comme le jugement que rendit le sénat en cette occasion est remarquable, et mérite d’être médité par tous les princes qui, placés dans les mêmes circonstances, seraient dans le cas de l’imiter, je crois devoir rapporter les paroles que Tite-Live met dans la bouche de Camille ; elles expliquent toute la politique que suivirent les Romains pour s’agrandir, et font voir que dans les affaires d’État ils évitèrent toujours les demi-mesures et ne prirent jamais que des partis extrêmes. Qu’est-ce en effet qu’un gouvernement, sinon le moyen de contenir les sujets de manière qu’ils ne puissent ni ne doivent l’offenser ? Ce moyen consiste ou à s’assurer entièrement des peuples, en les mettant dans l’impuissance de nuire, ou à les combler de tant de bienfaits, qu’ils n’aient aucun motif raisonnable de chercher à changer de fortune.

Mais l’opinion de Camille et la résolution que prit le sénat après l’avoir entendu feront mieux comprendre ma pensée. Voici ce que dit Camille : Dii immortales ita vos potentes hujus consilii fecerunt, ut, sit Latium deinde, an non sit, in vestra manu posuerint. Itaque pacem vobis, quod ad Latinos adtinet, parare in perpetuum, vel sœviendo, vel ignoscendo, potestis. Vultis crudeliter consulere in deditos victosque ? licet delere omne Latium. Vultis exemplo majorum augere rem romanam, victos in civitatem accipiendo ? materia crescendi per summam gloriam suppeditat. Certe id firmissimum imperium est, quo obedientes gaudent. Illorum igitur animos, dum expectatione stupent, seu pœna, seu beneficio, prœoccupari oportet.

La résolution du sénat fut conforme aux propositions du consul. On rechercha dans chaque ville, sans exception, tous ceux qui jouissaient de quelque crédit ; on les combla de bienfaits ou on les fit mourir. On exempta les uns des charges, on leur accorda des priviléges, on leur donna le droit de cité, et l’on pourvut par tous les moyens à leur sûreté ; les autres, au contraire, virent leur ville ravagée, on y envoya des colonies, on les emmena à Rome, et on les dispersa de manière que ni leurs armes, ni leurs conseils, ne fussent plus capables de nuire. Ainsi, dans les circonstances importantes, Rome, comme je l’ai dit, n’usa jamais de demi-mesures.

C’est là le jugement que doivent imiter les princes : c’est ainsi que devaient agir les Florentins lorsqu’en 1502 Arezzo et tout le Val-di-Chiana se révoltèrent. S’ils avaient pris ce parti, ils auraient assuré leur domination, agrandi la république, et donné à l’État ces campagnes qui manquaient à son existence. Mais ils employèrent ces demi-mesures, toujours si dangereuses lorsqu’il s’agit de punir les hommes. Une partie des Arétins furent exilés, les autres condamnés aux supplices ; et tous indistinctement furent privés des honneurs et des antiques priviléges dont ils jouissaient dans la cité, qu’on laissa pourtant subsister. Et si, dans le cours de la délibération, quelque citoyen conseillait de détruire, ceux qui se croyaient plus sages avançaient que ce parti était peu honorable pour la république, puisqu’il tendait à faire croire qu’elle était trop faible pour tenir cette ville dans l’obéissance.

Ces raisons sont de celles qui n’ont qu’une vaine apparence, et n’offrent aucune réalité. Par une semblable conséquence, il ne faudrait faire mourir ni un parricide, ni un criminel, ni un séditieux, puisque ce serait une honte pour un prince de n’avoir pas la force nécessaire pour réprimer un homme seul. Ceux qui pensent ainsi ne voient pas que souvent un homme pris isolément, que parfois même une ville tout entière, se rendent tellement coupables envers un État, que, pour l’exemple des autres et pour sa propre sûreté, un prince n’a d’autre remède que de les exterminer. Le véritable honneur consiste à savoir et à pouvoir châtier les coupables, et non à les laisser subsister au risque de mille dangers. Un prince qui ne punit pas celui qui s’égare de manière à ce qu’il ne puisse plus errer, mérite qu’on l’accuse d’ignorance ou de lâcheté.

Cette sentence que rendirent les Romains était nécessaire, et celle qu’ils prononcèrent contre les Privernates confirme cette nécessité. Le texte de Tite-Live renferme à cet égard deux choses remarquables : l’une, et nous l’avons déjà dit précédemment, c’est qu’il faut combler de bienfaits des sujets rebelles, ou les exterminer sans pitié ; l’autre, c’est combien ont de force la grandeur d’âme et la vérité, lorsqu’elles se déploient devant des hommes sages. Le sénat romain s’était rassemblé pour juger les Privernates, qui, après s’être révoltés, étaient depuis rentrés par force sous l’autorité de Rome. De son côté, le peuple de Privernum avait envoyé de nombreux citoyens pour implorer sa grâce du sénat. Les envoyés ayant été introduits, un sénateur demanda à l’un d’eux : Quam pœnam Privernates censeret ? Le Privernate lui répondit : Eam quam merentur qui se libertate dignos censent. Le consul lui ayant alors demandé : Quid, si pœnam remittimus vobis, qualem nos pacem vobiscum habituros speremus ? Il répondit : Si bonam dederitis, et fidelem et perpetuam ; si malam, haud diuturnam. Cette réponse irrita quelques sénateurs ; mais les plus sages d’entre eux s’écrièrent : Se audivisse vocem et liberi et viri, nec credi posse illum populum, aut hominem, denique in ea conditione, cujus eum pœniteat diutius quam necesse sit, mansurum. Ibi pacem esse fidam, ubi voluntarii pacati sint, neque eo loco ubi servitutem esse velint, fidem sperandam esse. La décision du sénat fut conforme à ce discours ; les Priverates furent admis au rang de citoyens romains, et on les honora de tous les droits de cité, en leur disant : Eos demum qui nihil prœterquam de libertate cogitant dignos esse qui Romani fiant ; tant leur âme généreuse fut touchée de cette réponse pleine de hardiesse et de franchise ! Toute autre eût été lâche et trompeuse.

Ceux qui ont une autre opinion des hommes, et particulièrement des hommes libres, ou qui croient l’être, sont dans une profonde erreur ; et, dans leur aveuglement, les partis qu’ils prennent ne sauraient être bons par eux-mêmes, ni leur offrir aucune utilité. De là naissent les fréquentes révoltes et la chute des États.

Mais, pour en revenir à mon discours, je conclus de ce jugement, et de celui rendu envers les Latins, que lorsqu’il s’agit de décider du sort d’une ville puissante et accoutumée à l’indépendance, il faut ou la détruire, ou la traiter avec douceur ; toute autre manière d’agir est inutile ; mais ce qu’il faut éviter par-dessus tout, ce sont les termes moyens, car rien n’est plus funeste. C’est ce qui arriva aux Samnites lorsqu’ils renfermèrent les Romains aux Fourches Caudines, et qu’ils rejetèrent le conseil de ce vieillard, qui leur proposait, ou de laisser les Romains se retirer avec honneur, ou de les massacrer tous. Ils préférèrent embrasser un terme moyen, en les désarmant, en les faisant passer sous le joug, et en les renvoyant dévorés de honte et de dépit. Bientôt après ils apprirent, à leur détriment, combien le conseil de ce vieillard aurait été utile, et combien leur résolution avait été funeste, comme je le dirai en son lieu d’une manière plus détaillée.


CHAPITRE XXIV.


Les forteresses sont en général plus nuisibles qu’utiles.


Les sages de notre temps accuseront sans doute d’imprudence les Romains, qui, voulant s’assurer des peuples du Latium et de la ville de Privernum, ne songèrent point à élever quelque forteresse qui leur servît comme de frein pour les maintenir dans l’obéissance ; car c’est une opinion adoptée à Florence, et que nos sages mettent sans cesse en avant, que ce n’est qu’avec des forteresses qu’on peut contenir Pise et les autres villes semblables. Sans doute, si les Romains eussent pensé comme ces gens si éclairés, ils n’auraient pas manqué d’en construire ; mais comme c’étaient des hommes d’un tout autre courage, d’un tout autre jugement, d’une tout autre puissance, ils ne songèrent point à prendre ce parti. Tant que Rome vécut libre, qu’elle suivit les mêmes principes, et qu’elle maintint ses sages institutions, elle ne construisit aucune citadelle pour tenir en respect une ville ou une province quelconque ; elle se contenta de conserver quelques-unes de celles qu’elle trouva bâties. Après avoir considéré la manière dont les Romains se conduisaient à cet égard, et celle des princes de notre temps, j’ai cru digne de considération d’examiner particulièrement s’il est nécessaire de bâtir des forteresses, et si ceux qui prennent ce parti en retirent du dommage ou de l’utilité.

Il faut considérer d’abord que l’on n’élève une forteresse que pour se préserver de l’ennemi ou pour se défendre contre des sujets. Dans le premier cas elles sont inutiles ; dans le dernier elles sont nuisibles.

Pour commencer à prouver l’opinion où je suis, que dans le dernier cas elles sont dangereuses, je dis que toutes les fois qu’un prince craint de voir ses sujets se soulever contre lui, cette terreur ne peut provenir que de la haine qu’inspirent ses déportements. Or ces déportements ne proviennent que de la conduite imprudente de ceux qui gouvernent, et de la persuasion où ils sont de pouvoir contenir leurs sujets par la force : l’une des choses qui leur donnent la confiance de pouvoir contenir leurs sujets par la force, c’est d’être entourés de forteresses. Comme les rigueurs qui sont cause de la guerre proviennent en grande partie de ce que les princes ou les républiques ont des places fortes à leur disposition, je soutiens alors qu’elles leur sont bien plus nuisibles qu’avantageuses. D’abord, ainsi que je l’ai déjà dit, elles augmentent leur audace et les excitent à exercer de plus grandes violences envers leurs sujets. D’un autre côté, la sécurité qu’ils peuvent trouver dans des murailles n’est pas aussi grande qu’ils le pensent ; car toute la contrainte, toute la violence dont on use pour enchaîner un peuple, sont inutiles ; il n’y a que deux moyens d’y parvenir : c’est de pouvoir au besoin mettre en campagne une forte armée, comme les Romains, ou de le dissiper, de le détruire, de le diviser, de le désorganiser de manière à ce qu’il ne puisse plus se réunir pour vous nuire. En effet, si vous le privez de ses richesses, ceux que vous aurez dépouillés trouvent encore des armes, spoliatis arma supersunt ; si vous les désarmez, la fureur leur en fournira de nouvelles, furor arma ministrat. Voulez-vous livrer les chefs à la mort et continuer à outrager les autres ; vous les verrez renaître sous vos mains comme les têtes de l’hydre. Construisez-vous des forteresses, si elles vous sont utiles pendant la paix, en favorisant votre tyrannie, elles vous deviendront tout à fait inutiles pendant la guerre ; car vous aurez à les défendre et contre l’ennemi et contre vos sujets ; et il est impossible qu’elles puissent résister à ces deux ennemis réunis.

Si jamais elles furent inutiles, c’est surtout de nos jours que l’artillerie, par ses ravages, empêche de défendre des lieux resserrés, et où il est impossible, comme je l’ai exposé précédemment, d’élever de nouveaux remparts après la chute des premiers. Mais je veux discuter cette opinion avec plus de développements.

Prince, tu prétends par tes places fortes assujettir les peuples au frein de l’obéissance. Prince, république, vous vous flattez d’enchaîner par ce moyen une ville que la guerre vous a livrée. Je m’adresse donc au prince et je lui dis : « Est-il rien de moins propre qu’une forteresse pour contenir des sujets dans l’obéissance ? car elle t’encourage à les opprimer, et l’oppression à son tour les excite à ta ruine ; bientôt leur fureur s’accroît à un tel degré, que cette forteresse, qui les irrite, ne peut plus te défendre. De sorte qu’un prince sage et clément, pour pouvoir toujours être bon et ne point donner à ses enfants l’occasion ou l’audace de dégénérer des vertus de leur père, n’élèvera jamais de places fortes, afin qu’ils n’appuient point sur elles leur autorité, mais afin qu’ils l’appuient sur l’affection de leurs sujets. »

Si, après être devenu duc de Milan, le comte Francesco Sforza, malgré sa réputation de sagesse, fit construire dans cette ville une citadelle, je dis qu’il agit en cette occasion avec peu de prévoyance ; et l’effet a démontré que cette mesure fut plutôt nuisible qu’utile à ses héritiers, qui crurent avec cet appui vivre sans crainte et pouvoir outrager à leur gré les citoyens et leurs sujets ; ils ne se refusèrent aucune espèce de violence, et, devenus odieux hors de toute mesure, ils perdirent leurs États à la première tentative de l’ennemi ; leur citadelle, aussi inutile pendant la guerre qu’elle avait été nuisible pendant la paix, ne leur fut d’aucun secours. S’ils n’avaient pas eu un tel appui, et que, par imprudence, ils eussent agi durement contre leurs sujets, ils auraient aperçu plus tôt les périls dans lesquels ils se précipitaient ; et, revenant sur leurs pas, ils auraient pu alors résister plus courageusement à l’impétuosité française, avec des sujets amis et point de forteresse, qu’avec une forteresse et des sujets ennemis.

Les places fortes ne sont utiles sous aucun rapport ; on les perd par la trahison de celui qui les garde, par la vigueur de celui qui les attaque, ou par le défaut de vivres. Mais si l’on veut en tirer parti et s’en aider pour recouvrer un État perdu, où il ne vous reste plus que la forteresse, il faut nécessairement avoir une armée avec laquelle on puisse combattre celui qui vous a chassé ; et s’il arrive que vous possédiez cette armée, vous recouvrerez vos États, quand même vous n’auriez pas de place forte ; et vous réussirez d’autant plus facilement que vous pourrez compter davantage sur l’affection de vos sujets, auxquels, dans l’orgueil que vous aurait inspiré une citadelle, vous n’aurez point prodigué les mauvais traitements.

L’expérience a démontré que cette même citadelle de Milan n’a été d’aucune utilité, dans leurs jours d’adversité, ni aux Sforza ni aux Français ; qu’elle a même causé la ruine de tous deux, parce que, tandis qu’ils la possédèrent, ils ne pensèrent point à gouverner l’État d’une manière plus modérée.

Guido Ubaldo, duc d’Urbin, fils de ce Federigo qui, de son temps, eut la réputation d’un si grand capitaine, avait été chassé de ses États par César Borgia, fils du pape Alexandre VI. L’occasion de les recouvrer s’étant offerte à lui, il fit soudain raser toutes les forteresses que le pays renfermait dans son sein, les regardant comme dangereuses. Comme il était chéri de ses sujets, il n’en voulait point, par égard pour eux ; quant aux ennemis, il sentait bien qu’il ne pourrait les défendre contre eux qu’en ayant sans cesse une armée en campagne ; c’est pourquoi il prit le parti de les détruire.

Le pape Jules II, après avoir chassé les Bentivogli de Bologne, fit construire dans cette ville une citadelle, et de là il faisait égorger le peuple par celui qui gouvernait en son nom ; les citoyens irrités se révoltèrent, et le pape perdit soudain la citadelle ; et loin d’en tirer aucun appui, elle lui fut aussi nuisible qu’elle aurait pu lui être utile s’il se fût autrement comporté.

Niccolô da Castello, père des Vitelli, étant rentré dans la patrie, d’où il avait été banni, fit aussitôt démolir deux forts que le pape Sixte IV y avait fait élever, convaincu que ce n’étaient pas les citadelles, mais l’amour des peuples qui pouvait le maintenir dans ses États.

Mais, entre tous les autres exemples, le plus récent, le plus remarquable sous tous les rapports, le plus propre à montrer l’inutilité des forteresses et la nécessite de les détruire, c’est ce qui est arrivé à Gênes dans ces derniers temps. Personne n’ignore qu’en 1507 Gênes s’était révoltée contre Louis XII, roi de France ; ce prince, à la tête de toutes ses forces, vint en personne pour faire rentrer cette ville dans l’obéissance. Après s’en être rendu maître, il y fit élever une citadelle, la plus formidable que l’on eût vue jusqu’à ce jour ; sa position et les ouvrages dont elle était entourée la rendaient inexpugnable. Placée à l’extrémité d’une colline qui s’étend jusque dans la mer, et que les Génois nomment Codefa, elle battait tout le port et la plus grande partie de la ville. Lorsqu’en 1512 les Français furent chassés de l’Italie, Gênes, malgré la citadelle, se révolta ; et Ottaviano Fregoso, placé à la tête du gouvernement, mit tous ses soins à la réduire, et parvint, par la famine, à s’en rendre maître au bout de seize mois. Un grand nombre de citoyens lui conseillaient de la conserver comme un refuge en cas de malheur, et l’on croyait qu’il se rendrait à cet avis ; mais il était trop éclairé pour l’écouter, et, convaincu que ce ne sont pas les forteresses, mais la volonté des sujets qui maintient le pouvoir des princes, il ordonna qu’on la détruisît. Ainsi, sans appuyer l’État sur des remparts qui sont toujours faibles, il le fonda sur sa valeur et sa sagesse ; et c’est par cette conduite qu’il a obtenu l’autorité qu’il possède encore ; tandis qu’auparavant un millier de soldats suffisaient pour opérer dans Gênes une révolution, on a vu dix mille hommes attaquer Fregoso sans pouvoir seulement l’ébranler.

Cet exemple démontre que la destruction de cette forteresse n’a pas nui à Ottaviano, et que sa fondation n’a pas défendu le roi de France. Lorsque ce prince put venir en Italie à la tête de ses troupes, il s’empara de Gênes quoiqu’il n’y eût point encore de citadelle ; mais dès qu’il ne put y conduire d’armée, il lui fut impossible de conserver Gênes, malgré le fort qu’il y avait fait construire. La construction de cette place fut donc pour le roi une dépense onéreuse, et sa perte une honte ; tandis qu’il fut glorieux pour Ottaviano de s’en rendre maître, et avantageux de la détruire.

Venons enfin aux républiques qui élèvent des places fortes, non au milieu de leurs États, mais dans les contrées dont elles ont fait la conquête. Si l’exemple de Gênes et des Français ne suffisait pas pour leur faire connaître leur erreur, j’espère que celui de Pise et de Florence suffira pour les convaincre. Les Florentins, pour contenir Pise, y avaient élevé plusieurs forteresses : ils ne voulurent pas voir qu’une république toujours rivale du nom de Florence, accoutumée à vivre dans l’indépendance, et qui ne voyait de refuge pour la liberté que dans la révolte, ne pouvait être entièrement soumise que par les seuls moyens qu’employaient les Romains : il fallait s’en faire une amie ou la détruire sans pitié. La présence du roi Charles VIII fit voir en effet toute la confiance que doivent inspirer les citadelles : à peine s’était-il montré, qu’elles se rendirent à lui, soit par la trahison de ceux qui les gardaient, soit par la terreur d’un mal plus grand ; de sorte que si elles n’avaient point existé, les Florentins n’auraient pas compté sur leur appui pour pouvoir conserver Pise ; et par leur secours le roi n’aurait pu ravir cette ville aux Florentins : les moyens que l’on eût employés jusqu’à ce moment pour les maintenir dans l’obéissante auraient peut-être été suffisants ; et certainement on n’eut pas fait une épreuve plus funeste que celle des forteresses.

Je conclus que, pour le prince qui veut contenir ses États, les places fortes sont dangereuses ; que, pour maintenir les villes conquises, elles sont inutiles ; et il me suffit ici de l’autorité des Romains, qui, lorsqu’ils voulaient garder une ville avec violence, la démantelaient au lieu de l’entourer de remparts. Si, pour combattre mon opinion, on m’alléguait dans l’histoire ancienne l’exemple de Tarente, et de nos jours celui de Brescia, qui, au moyen de leurs citadelles, furent reprises sur les habitants révoltés, voici ce que je répondrais : Fabius Maximus ne fut envoyé qu’au bout d’un an avec son armée pour reconquérir Tarente : rien ne l’aurait empêché de s’en rendre maître quand même il n’y aurait pas eu de forteresse ; aussi, quoique Fabius se soit servi de ce moyen, il est certain que s’il n’eût point existé, il aurait su en trouver un autre dont le résultat n’eût pas été moins infaillible. Je ne puis concevoir la grande utilité d’une forteresse, lorsque pour recouvrer une ville il faut que l’on emploie à sa conquête une armée consulaire commandée par un Fabius Maximus. Que Rome fût parvenue à reprendre Tarente par tout autre moyen, nous en avons la preuve dans Capoue, où il n’existait pas de forteresses, et dont elle s’empara par la seule valeur de ses armes.

Mais venons à Brescia. Je dirai d’abord que l’on trouve rarement les circonstances que présente la révolte de cette ville, où la citadelle reste en notre pouvoir malgré le soulèvement des habitants, et où vous avez dans le voisinage une armée formidable, comme était celle des Français. En effet, monseigneur de Foix, qui se trouvait à Bologne avec l’armée du roi, qu’il commandait, ayant appris la perte de Brescia, se porta sur-le-champ de ce côté ; et, arrivé devant la ville au bout de trois jours, il la reprit par le moyen de la citadelle. Mais il fallut encore à cette citadelle la présence et d’un monseigneur de Foix et d’une armée française qui vint la secourir dans le court espace de trois jours.

Ainsi on ne peut opposer ce fait à ceux qu’invoque l’opinion contraire : car, dans les guerres de notre temps, nous avons vu, non-seulement en Lombardie, mais dans la Romagne, dans le royaume de Naples, et dans toutes les parties de l’Italie, une foule de forteresses prises et reprises avec la même facilité qu’on prenait et qu’on reprenait la campagne.

Quant aux places fortes établies pour se défendre des ennemis extérieurs, je soutiens qu’elles ne sont nécessaires ni aux peuples ni aux souverains qui ont de bonnes armées ; et qu’à ceux qui n’en possèdent pas elles n’offrent aucune utilité. Une bonne armée sans places fortes suffit pour vous défendre, tandis que sans armées les places fortes ne sont d’aucun secours.

Cette vérité est démontrée par l’expérience de ceux qui ont excellé dans la science du gouvernement ainsi que dans le reste, tels que les Romains et les Spartiates. On voit que si les Romains ne bâtissaient pas de forteresses, les Spartiates s’en abstenaient également, et ne permettaient même pas qu’on entourât leur ville de murailles, parce qu’ils ne voulaient d’autre rempart que le courage de leurs concitoyens ; aussi un Athénien ayant demandé à un Spartiate si les murailles d’Athènes lui paraissaient belles, il lui répondit : « Oui, si la ville était habitée par des femmes. »

Ainsi un prince, maître d’une bonne armée, et qui aurait sur les bords de la mer et sur les frontières de ses États quelque place forte capable, pendant plusieurs jours, de contenir l’ennemi jusqu’à ce qu’il fût entièrement en mesure, pourrait y trouver quelque avantage ; mais il n’y aura jamais nécessité. Les places fortes qu’un prince possède au cœur de ses États ou sur ses frontières, lui sont également nuisibles ou inutiles, s’il n’a pas une bonne armée : elles lui sont nuisibles parce qu’il les perd facilement, et qu’une fois perdues elles lui font la guerre ; si, au contraire, elles sont tellement fortes que l’ennemi ne puisse s’en emparer, ses armées les laissent en arrière, et elles sont ainsi paralysées : en effet, une armée qui n’éprouve point une vigoureuse résistance pénètre jusqu’au cœur du pays ennemi sans se soucier des places fortes qu’elle laisse derrière elle, comme on le voit dans l’histoire ancienne, et comme l’a fait voir de nos jours Francesco Maria, qui, récemment encore, pour attaquer Urbain, laissa derrière lui dix villes ennemies sans s’en mettre en peine.

Un prince qui peut agir avec une bonne armée n’a donc pas besoin de places fortes ; et celui qui n’a pas de troupes ne doit point bâtir de forteresses : il peut bien fortifier la ville qu’il habite, la munir de tout ce qui est nécessaire à sa défense, et disposer tellement de la volonté des citoyens, qu’il soit en état de soutenir l’attaque de ses ennemis assez longtemps pour pouvoir ou traiter ou être secouru du dehors. Tous les autres moyens sont onéreux en temps de paix, et inutiles en temps de guerre.

Si donc on examine tout ce que je viens de dire, on verra que les Romains ne furent pas moins sages dans le jugement qu’ils rendirent envers les Latins et les Privernates, que dans toutes leurs autres actions ; car, sans songer à élever des citadelles, ils crurent qu’ils pouvaient s’assurer de ces peuples par des moyens plus sages et plus généreux.


CHAPITRE XXV.


Vouloir profiter de la désunion qui règne dans une ville pour s’en emparer est un parti souvent nuisible.


La mésintelligence qui existait dans la république romaine entre le peuple et la noblesse était tellement violente, que les Véïens, réunis aux Étrusques, crurent pouvoir profiter de cette désunion pour éteindre jusqu’au nom de Rome. Ayant rassemblé leur armée, ils ravagèrent le territoire de cette ville, et le sénat envoya contre eux Cn. Manlius et Marcus Fabius. Lorsque les deux armées furent en présence, les Véïens, par des attaques continuelles et des paroles offensantes, ne cessaient d’outrager les Romains : leur audace et leur insolence s’accrurent à un tel point, que ces derniers, oubliant leurs dissensions, se précipitèrent au combat et mirent les Véïens en fuite après les avoir vaincus.

On voit, comme je l’ai déjà dit, à quelles erreurs les hommes s’exposent dans la plupart des résolutions qu’ils embrassent, et combien de fois ils trouvent leur ruine là où ils avaient pensé trouver leur salut. Les Véïens avaient cru vaincre facilement les Romains, en profitant de leurs discordes ; et leur agression, en réconciliant les Romains, fut cause de leur perte ; car, dans la plupart des républiques, la discorde prend sa source dans l’oisiveté qu’enfante la paix ; et c’est la crainte de la guerre qui fait renaître la concorde. Si les Véïens avaient été moins imprudents, plus ils auraient vu Rome livrée à ses dissensions, plus ils en auraient écarté leurs armées, les laissant achever de se corrompre dans les délices de la paix.

Un des plus sûrs moyens est de chercher à gagner la confiance d’une ville qui est en proie aux dissensions, et de s’offrir comme arbitre entre les partis jusqu’au moment où ils prennent les armes. Lorsqu’ils sont armés, il faut encourager le parti le plus faible par quelques légers secours, suffisants pour l’exciter à faire la guerre et à se consumer lui-même, mais point assez considérables pour lui causer de l’ombrage et lui donner lieu de croire que vous voulez l’opprimer et l’asservir à votre puissance. Si vous vous conduisez avec sagesse dans cette circonstance, vous ne pouvez guère manquer d’atteindre le but que vous vous proposiez.

C’est en suivant cette politique que la ville de Pistoja, comme je l’ai dit ailleurs, et dans une occasion semblable, tomba en la puissance de la république de Florence. Les Florentins, profitant de ses dissensions, favorisaient tantôt un parti, tantôt l’autre, sans se déclarer ouvertement pour aucun : ils la réduisirent au point que, fatiguée de vivre au milieu de troubles perpétuels, elle se jeta spontanément dans les bras des Florentins.

La ville de Sienne n’a éprouvé de révolution dans son gouvernement que lorsque l’intervention des Florentins a été faible et rare ; lorsque leurs secours ont été nombreux et puissants, Sienne tout entière s’est réunie pour défendre son gouvernement.

Je veux ajouter un dernier exemple à tous ceux que j’ai déjà rapportés.

Philippe Visconti, duc de Milan, entreprit plusieurs fois de déclarer la guerre aux Florentins, dans l’espoir de profiter de leurs discordes, et jamais il n’obtint le moindre succès ; aussi disait-il, en se plaignant du résultat de ses entreprises, que « les folies des Florentins lui avaient inutilement coûté plus de deux millions d’or. »

Comme je l’ai dit plus haut, les Véïens et les Étrusques se laissèrent donc aveugler par une fausse opinion ; et une seule bataille suffit aux Romains pour les subjuguer. C’est ainsi que se tromperont tous ceux qui, à l’avenir, croiront opprimer un peuple par de semblables moyens et dans des circonstances pareilles.



CHAPITRE XXVI.


Le mépris et l’injure engendrent la haine contre ceux qui s’en servent, sans leur procurer aucun avantage.


Je suis persuadé qu’une des plus grandes preuves de sagesse que puissent donner les hommes est de s’abstenir de proférer contre qui que ce soit des paroles menaçantes ou injurieuses, parce que, loin d’affaiblir les forces d’un ennemi, la menace le fait tenir sur ses gardes, et que l’injure accroît la haine qu’il vous porte, et l’excite à chercher tous les moyens de vous nuire.

La conduite des Véïens, dont nous avons parlé dans le chapitre précédent, nous en fournit un exemple. Non contents des maux dont la guerre accablait les Romains, ils y ajoutèrent l’outrage et l’insulte, que tout sage capitaine devrait proscrire dans la bouche de ses soldats, attendu que leur effet est d’enflammer l’ennemi et de le porter à la vengeance ; et l’injure l’empêche d’autant moins de vous nuire, que c’est encore une arme que vous lui fournissez contre vous.

L’histoire d’Asie en offre un exemple remarquable. Gabas, général des Perses, assiégeait depuis longtemps Amide : fatigué des ennuis d’un aussi long siége, il avait résolu de s’éloigner, et il levait déjà son camp lorsque les assiégés, enorgueillis de leur victoire, se rassemblent sur les remparts, et, s’exhalant en injures, blâment et accusent l’ennemi, en lui reprochant sa faiblesse et sa lâcheté. Gabas, irrité, change soudain de résolution ; il pousse de nouveau le siége avec vigueur ; l’indignation qu’il ressent de son injure ajoute à son courage, et en peu de jours la ville est prise et ravagée.

Le même malheur accabla les Véïens, qui, non contents, comme je l’ai dit, de faire la guerre aux Romains, les poursuivaient encore par des paroles outrageantes ; ils venaient jusque sur les palissades du camp proférer contre eux des injures : les offenses les irritèrent plus encore que les armes ennemies ; ces mêmes soldats, qui d’abord ne faisaient la guerre qu’avec répugnance, contraignirent les consuls à donner le signal du combat, et les Véïens, comme les habitants d’Amide, portèrent la peine de leur orgueil.

Un général habile, l’administrateur éclairé d’une république, doivent empêcher, par-dessus tout, les citoyens ou les soldats de s’injurier entre eux ou d’injurier même leurs ennemis ; car si l’injure atteint les ennemis, il en résulte les inconvénients dont nous venons de parler ; si elle blesse les citoyens entre eux, elle peut enfanter de plus grands maux encore, si l’on n’y remédiait sur-le-champ, comme les hommes sages se sont toujours efforcés d’y remédier.

Les légions romaines qu’on avait laissées à Capoue conspirèrent contre les habitants de cette ville, ainsi que je le dirai ailleurs. Au milieu de ce complot éclata une sédition que Valerius Corvinus parvint à apaiser ; et parmi les conditions qui furent accordées à la révolte, on ordonna que les peines les plus graves fussent décernées contre ceux qui feraient jamais le moindre reproche aux soldats d’avoir fait partie des séditieux.

Tiberius Gracchus, dans la guerre contre Annibal, ayant été nommé capitaine d’un corps d’esclaves que les Romains avaient armés pour subvenir à la pénurie des hommes, prescrivit, parmi les premières mesures, de condamner à la peine capitale tous ceux qui oseraient reprocher à l’un d’entre eux d’avoir été esclave : tant les Romains, ainsi que je l’ai dit plus haut, regardaient comme dangereux le mépris qu’on témoigne pour les hommes, et la honte dont on les accable ! Car il n’est rien au monde qui les irrite davantage ou qui excite dans leur cœur un plus profond courroux que les reproches qu’on leur adresse sérieusement ou pour plaisanter : Nam facetiœ asperœ, quando nimium ex vero traxere, acrem sut memoriam relinquunt.



CHAPITRE XXVII.


Il doit suffire aux princes et aux gouvernements sages d’obtenir la victoire ; ceux qui veulent aller au delà y trouvent ordinairement leur perte.


Les paroles injurieuses qu’on profère contre un ennemi naissent le plus souvent de l’orgueil qu’inspire ou la victoire ou la fausse espérance de vaincre. Ce faux espoir porte non-seulement les hommes à se tromper dans leurs discours, mais même dans leurs désirs ; car, lorsque cet espoir s’insinue dans le cœur des hommes, il les pousse au delà du but, et leur fait perdre le plus souvent l’occasion d’obtenir un bien assuré, dans l’espérance d’en acquérir un plus grand, mais incertain. Comme c’est une matière qui mérite l’attention la plus sérieuse, et que la plupart des hommes se laissent entraîner par cette erreur, au grand détriment de l’État, j’ai cru devoir en exposer plus particulièrement les inconvénients, par des exemples tirés de l’histoire ancienne et de la moderne, le raisonnement ne pouvant avoir l’autorité toute-puissante des faits.

Annibal, après avoir mis les Romains en déroute à la bataille de Cannes, envoya sur-le-champ des députés à Carthage, pour y annoncer sa victoire et demander des secours. On disputa dans le sénat sur ce qu’il y avait à faire. Hannon, vieux et sage citoyen de Carthage, conseillait d’user du succès avec modération, en faisant la paix avec les Romains lorsque la victoire pouvait faire espérer des conditions avantageuses, et de ne pas attendre une défaite, parce que l’intention des Carthaginois devait être seulement de prouver aux Romains qu’ils étaient assez braves pour les combattre ; et que, puisqu’ils avaient été victorieux, il ne fallait pas s’exposer à perdre tout le fruit de leur triomphe dans l’espoir d’en obtenir un plus grand. On rejeta cet avis ; mais le sénat de Carthage en connut toute la sagesse quand il eut laissé perdre l’occasion.

Alexandre le Grand était maître de tout l’Orient. La république de Tyr, illustre et puissante à cette époque, et bâtie comme Venise au sein des mers, voyant la puissance du conquérant, envoya des ambassadeurs lui annoncer que les Tyriens consentaient à se soumettre, et à lui rendre l’obéissance qu’il exigerait d’eux ; mais qu’ils ne voulaient recevoir dans leurs murs ni lui ni ses armées : Alexandre indigné qu’une seule ville osât fermer ses portes à celui devant lequel toutes les cités de la terre les avaient ouvertes, chassa les députés de sa présence ; et, rejetant leur prière, il vint mettre le siége devant Tyr. La ville était située au milieu des eaux, et munie de vivres et de tout ce qui pouvait être nécessaire à sa défense. Au bout de quatre mois, Alexandre s’aperçut que cette ville enlevait plus de temps à sa gloire que n’en avaient exigé toutes ses autres conquêtes : il résolut alors de traiter avec elle, et de lui accorder ce qu’elle avait elle-même demandé. Mais les Tyriens, enorgueillis, refusèrent d’écouter ses propositions, et ils égorgèrent même celui qui était venu les leur apporter. La colère d’Alexandre monta à son comble ; et il poussa le siége avec tant d’opiniâtreté, qu’il emporta la ville et la ravagea, après en avoir livré tous les habitants à la mort et à l’esclavage.

En 1512, une armée espagnole pénétra sur le territoire de Florence pour rétablir les Médicis dans cette ville et y lever des contributions : des citoyens eux-mêmes avaient attiré les étrangers, en leur faisant espérer que, dès qu’ils seraient sur les terres de la république, on prendrait les armes en leur faveur ; mais, ayant pénétré dans la plaine, et voyant que personne ne venait à leur rencontre, et que, d’un autre côté, les vivres leur manquaient, ils cherchèrent à conclure un arrangement : le peuple florentin, rempli de jactance, rejeta leurs offres ; et ce refus lui fit perdre Prato et causa la ruine de l’État.

Ainsi donc, la plus grande erreur que puisse commettre un prince lorsqu’il est attaqué par un ennemi dont les forces sont de beaucoup supérieures aux siennes, est de refuser un accommodement, surtout lorsqu’il lui est offert ; car les conditions n’en seront jamais assez dures pour que celui qui les accepte n’y trouve quelque avantage, et qu’il ne puisse les regarder comme une sorte de victoire. Il devait suffire, en effet, aux habitants de Tyr qu’Alexandre acceptât les conditions qu’il avait d’abord refusées ; et c’était pour eux une assez grande victoire que d’avoir forcé, les armes à la main, un homme tel que lui à condescendre à leur volonté. Le peuple florentin devait également regarder comme un triomphe et se montrer satisfait, si les armées espagnoles consentaient à quelques-uns de ses désirs, sans accomplir de leur côté tous leurs projets ; car l’intention des Espagnols était de changer le gouvernement de Florence, de l’arracher à l’influence de la France, et d’en obtenir de l’argent. Quand de ces trois choses ils n’en eussent obtenu que deux, qui sont les deux dernières, et qu’il n’en fût resté qu’une au peuple, c’est-à-dire le maintien de son gouvernement, chacun y aurait trouvé quelque honneur et quelque satisfaction, le peuple ne devant guère s’inquiéter du reste tant qu’on laissait subsister l’État ; et quand même il aurait eu l’assurance d’une plus grande victoire, il était imprudent de vouloir s’exposer en quelque sorte aux caprices de la fortune, puisqu’il y allait de l’existence de la république, que jamais un homme prudent ne met en danger sans y être contraint par la nécessité.

Après un séjour de seize ans en Italie, où il s’était couvert de tant de gloire, Annibal, rappelé par les Carthaginois, pour venir secourir sa patrie, trouva Asdrubal et Syphax vaincus, le royaume de Numidie perdu, Carthage réduite à l’enceinte de ses murailles, et n’ayant plus d’autre refuge que lui seul et son armée : convaincu que c’était là sa dernière ressource, il ne voulut point l’exposer avant d’avoir tenté tous les autres moyens ; il ne rougit point de demander la paix, jugeant bien que s’il restait encore à sa patrie quelque espoir de salut, c’était de la paix, et non de la guerre, qu’elle devait l’attendre. Son attente ayant été trompée, il ne voulut pas que la crainte de succomber l’empêchât de combattre ; car il lui restait encore l’espoir de vaincre ou de succomber avec gloire.

Et si un général aussi brave et aussi expérimenté qu’Annibal, dont l’armée n’avait pas été entamée, chercha à faire la paix avant d’en venir aux mains, parce qu’il était convaincu qu’une défaite entraînerait l’esclavage de sa patrie, que doit faire un capitaine d’une valeur et d’une expérience moins consommées que la sienne ? Mais c’est une erreur commune à tous les hommes, de ne savoir pas mettre de bornes à leurs espérances : ils s’appuient sur elles sans bien mesurer tous leurs moyens, et ils sont entraînés dans l’abîme.



CHAPITRE XXVIII.


Combien il est dangereux pour un prince ou pour une république de ne point venger une injure faite soit au gouvernement, soit à un particulier.


On voit un exemple frappant des résolutions qu’inspire aux hommes une juste colère, dans ce qui arriva aux Romains lorsqu’ils envoyèrent les trois Fabius comme ambassadeurs auprès des Gaulois, qui étaient venus attaquer la Toscane, et en particulier Clusium.

Les habitants de cette ville avaient imploré le secours des Romains, et le sénat envoya des députés aux Gaulois pour leur signifier, au nom de la république, qu’ils eussent à s’abstenir de faire la guerre aux Toscans. Ces envoyés, plus propres à agir qu’à parler, se trouvaient encore sur les lieux lorsque les Gaulois livrèrent bataille aux Toscans : ils se mêlèrent dans les rangs de ceux-ci pour combattre les ennemis ; ils furent reconnus, et les Gaulois indignés tournèrent contre les Romains tout le courroux qu’ils avaient d’abord conçu contre les Toscans. Ce courroux devint plus profond encore lorsque leurs envoyés, s’étant plaints au sénat romain de l’offense qu’ils avaient reçue, et ayant demandé qu’on leur livrât les trois Fabius en réparation, virent non seulement leur demande rejetée, mais les coupables mêmes, loin d’être punis, nommés tribuns consulaires à la première assemblée des comices. Les Gaulois, en voyant combler d’honneurs ceux qui auraient dû être châtiés, s’imaginèrent qu’on n’en agissait ainsi que par mépris et pour leur faire honte : enflammés de colère et d’indignation, ils se jetèrent sur Rome et s’en rendirent maîtres, à l’exception du Capitole. C’est à l’oubli de la justice que les Romains durent attribuer ce désastre : leurs ambassadeurs avaient violé le droit des gens, et, quand il aurait fallu les punir, ils furent récompensés.

Il est donc essentiel de réfléchir combien une république ou un souverain doit être attentif à ne point commettre une pareille offense, soit envers tout un peuple, soit même envers un simple citoyen. Si un homme profondément outragé, ou par le peuple, ou par un particulier, n’obtient pas la réparation qu’exige sa vengeance, et qu’il vive sous un gouvernement populaire, il cherchera à satisfaire son ressentiment dans la ruine de son pays. S’il vit sous les lois d’un prince, et qu’il ait quelque fierté dans l’âme, il n’aura pas un instant de repos qu’il n’ait obtenu une vengeance éclatante, dût-il lui-même y trouver sa perte.

Je ne puis citer à l’appui de ce que j’avance un exemple plus beau et plus convaincant que celui de Philippe de Macédoine, père d’Alexandre. Il y avait à sa cour un jeune homme d’une famille noble et d’une rare beauté, nommé Pausanias ; Attale, un des plus intimes favoris de Philippe, en était épris, et le poursuivait sans cesse de ses sollicitations ; mais se voyant toujours rejeté, il résolut d’arracher par la ruse et la force ce qu’il sentait ne pouvoir obtenir par un autre moyen. Il donna un festin solennel où assistèrent Pausanias et une foule de grands : quand tous les convives furent échauffés par les mets et par le vin, il fit saisir Pausanias, et, l’ayant conduit dans un endroit écarté, il assouvit sur lui ses infâmes désirs ; et, par un raffinement d’injure, il le livra aux outrages d’une partie des autres convives. Pausanias se plaignait chaque jour de sa honte à Philippe, qui, après l’avoir longtemps bercé de l’espoir de la vengeance, loin de punir son injure, nomma Attale au gouvernement d’une des provinces de la Grèce. Pausanias, voyant son ennemi comblé d’honneurs au lieu d’être puni, tourna toute sa colère non contre celui qui l’avait outragé, mais contre Philippe, qui l’avait laissé sans vengeance ; et un jour que le roi célébrait en pompe les noces de sa fille avec Alexandre, roi d’Épire, et qu’il se rendait au temple pour les solenniser, Pausanias le poignarda au milieu des deux Alexandre, son gendre et son fils.

Cet exemple a beaucoup de ressemblance avec celui des Romains, et doit servir de leçon à ceux qui gouvernent. Il ne faut jamais faire si peu de cas d’un homme, que de croire qu’en ajoutant de nouvelles injures à celles qu’il a déjà reçues, cet homme ainsi outragé ne pense point à se venger, quelque péril qui le menace, et dût-il même y perdre la vie.



CHAPITRE XXIX.


La fortune aveugle les hommes lorsqu’elle ne veut pas qu’ils s’opposent à ses desseins.


Si l’on réfléchit attentivement à la manière dont se passent les événements de ce monde, on verra naître une foule d’accidents auxquels il semble que le ciel n’ait pas voulu que l’on pourvût. Et si ce que j’avance arriva à Rome, où régnait tant de grandeur d’âme, de religion et de sagesse, faudra-t-il s’étonner de le voir arriver plus souvent encore au sein d’une ville ou d’une province où l’on ne rencontre aucune de ces vertus ?

Comme cette observation prouve de la manière la plus évidente l’influence que le ciel conserve sur les événements humains, Tite-Live s’y arrête avec complaisance, et emploie les paroles les plus puissantes pour nous convaincre. « Le ciel, dit-il, voulant dans sa sagesse faire connaître sa puissance aux Romains, frappa d’abord d’aveuglement les Fabius que l’on envoya aux Gaulois comme ambassadeurs, et par leur conduite il attira sur Rome tout le poids de la guerre. ; il voulut ensuite que Rome, pour réprimer cette guerre, ne prît aucune mesure digne du peuple romain, et qu’un de ses premiers soins fût d’envoyer en exil à Ardée Camille, le seul appui qui lui restât au milieu de ses maux. Ensuite, lorsque les Gaulois s’approchèrent de Rome, ceux mêmes qui, pour arrêter l’invasion des Volsques et l’inimitié des autres peuples voisins, avaient tant de fois créé des dictateurs, négligèrent cette mesure à l’aspect des Gaulois. D’un autre côté, lorsqu’il fallut lever des soldats, ils semblèrent y mettre de la faiblesse, bien loin de déployer cette vigueur et cette activité qu’exigeaient les circonstances ; ils mirent tant de lenteur à prendre les armes, que c’est à peine s’ils purent joindre les Gaulois sur les bords de l’Allia, qui n’est éloignée de Rome que de deux milles ! C’est là que les tribuns assirent leur camp, négligeant les précautions les plus ordinaires, n’examinant point d’abord le terrain, et ne s’entourant ni de fossés ni de palissades ; n’usant enfin d’aucune des mesures dictées par la sagesse divine ou humaine. Dans les dispositions de la bataille, ils firent les rangs rares et faibles, de sorte que personne, ni capitaines, ni soldats, ne fit rien qui fût digne de la discipline romaine. Pas une seule goutte de sang ne fut versée, car l’armée entière prit la fuite avant d’avoir été attaquée ; la majeure partie chercha un asile à Véïes ; les autres se retirèrent vers Rome, et, sans oser rentrer dans leurs maisons, ils se réfugièrent dans le Capitole ; de sorte que le sénat, loin de songer à défendre Rome, n’en fit pas même fermer les portes. Une partie des sénateurs prirent également la fuite, et le reste suivit l’exemple de ceux qui s’étaient retirés dans le Capitole. Cependant ils adoptèrent, pour la défense de cette citadelle, quelques précautions qui se sentaient moins du désordre où Rome était plongée ; ils refusèrent d’y admettre les troupes inutiles, et y recueillirent tous les vivres qu’ils purent trouver, afin de pouvoir supporter un siége. Quant à la foule embarrassante des vieillards, des femmes et des enfants, le plus grand nombre chercha un refuge dans les villes du voisinage ; le reste demeura dans Rome, et devint la proie des Gaulois. Ainsi, quiconque aurait lu les grandes actions exécutées par les Romains tant d’années auparavant, et qui lirait ensuite l’histoire de ces temps, ne pourrait croire, en aucune manière, qu’il s’agit d’un seul et même peuple. »

Après que Tite-Live a terminé le tableau de tous ces désordres, il ajoute la réflexion suivante : Adeo obcœcat animas fortuna, cum vim suam ingruentem refringi non vult ; et rien n’est plus vrai que cette maxime.

Il en résulte qu’il ne faut ni trop louer ceux que couronne la prospérité, ni trop blâmer ceux que l’adversité accable. En effet, on verra que la plupart de ceux qui sont parvenus au faite des grandeurs, ou qui en sont tombés, ont été conduits par un chemin que le ciel leur a facilité, en leur donnant ou en leur ôtant l’occasion de pouvoir se comporter avec courage. Quand la fortune choisit un homme pour lui faire exécuter les grands desseins qu’elle a conçus, son choix s’arrête ordinairement sur un mortel d’un génie assez vaste et assez ferme pour apercevoir d’un coup d’œil toutes les occasions qu’elle lui offre. De la même manière, lorsqu’elle veut épouvanter le monde par une grande chute, elle confie les rênes de l’État à des insensés qui le poussent eux-mêmes à sa ruine. Et s’il se rencontre un homme capable de mettre obstacle à ses décrets, il devient bientôt sa victime, ou elle lui ravit la faculté de pouvoir opérer le moindre bien.

On voit évidemment par le texte que nous avons cité, que la fortune, pour consolider la puissance de Rome, et la conduire à ce haut degré de grandeur où elle parvint dans la suite, crut nécessaire de la châtier, comme je le développerai en détail au commencement du livre suivant, mais ne voulut pas entièrement la plonger dans l’abîme. Aussi la voit-on, dans cette circonstance, exiler Camille, mais épargner sa vie ; faire prendre Rome, mais non le Capitole ; obliger les Romains à oublier toutes les mesures nécessaires pour fortifier la ville, tandis que, pour préserver le Capitole, ils n’en négligent aucune. Elle voulait que Rome fût prise ; et la majeure partie de l’armée, mise en déroute aux bords de l’Allia, se retire dans Véïes : ainsi toutes les mesures que la capitale aurait pu prendre pour son salut se trouvent rompues. Mais, en réglant ainsi la destinée de Rome, elle prépare tout ce qui pouvait l’arracher aux mains de l’ennemi ; elle conduit une armée entière à Véïes, et place Camille dans Ardée ; de manière que, réunie sous un chef que n’avait déshonoré aucune défaite, et dont la réputation brillait sans mélange, elle pût reconquérir la patrie.

Je pourrais appuyer ce que je viens d’avancer de quelques exemples modernes ; mais comme ils me paraissent inutiles, celui que j’ai cité pouvant répondre à toutes les objections, je les laisserai de côté. Seulement je me contenterai d’affirmer de nouveau, d’après le spectacle qu’offrent toutes les histoires, que les hommes peuvent bien seconder la fortune, mais non s’opposer à ses décrets ; qu’elle leur permet d’ourdir ses trames, mais non d’en briser les fils. Aussi ne doivent-ils jamais désespérer ; car les décrets de la fortune sont toujours enveloppés d’un nuage ; elle dérobe sa marche dans des routes obliques et inconnues : ils doivent donc espérer sans cesse, et, dans cette espérance, ne point s’abandonner eux-mêmes, quels que soient leur sort et les maux qui les accablent.



CHAPITRE XXX.


Les républiques ou les princes dont la puissance est réelle n’achètent point des amis à prix d’argent, mais les acquièrent par leur courage et la réputation de leurs forces.


Les Romains étaient assiégés dans le Capitole ; et, quoiqu’ils attendissent le secours de Véïes et de Camille, contraints par la famine, ils entrèrent en négociation avec les Gaulois, et convinrent de leur donner une certaine quantité d’or pour rançon. En exécution de ce traité, ils s’occupaient déjà de peser l’or. Soudain Camille survient avec son armée ; ce fut, dit Tite-Live, un coup de la fortune, « qui ne voulait pas que les Romains pussent vivre rachetés au poids de l’or : » Ut Romani auro redempti non viverent.

Cet événement, déjà si remarquable en cette occasion, le devint encore davantage, puisque dans la suite il servit de règle de conduite à la république. On voit que jamais elle ne voulut d’une conquête que l’or pouvait lui procurer ; que jamais l’or ne lui servit à acquérir une paix qu’elle ne voulait devoir qu’à la force de ses armes. Je ne crois pas qu’aucune autre république ait tenu cette conduite. Parmi les signes auxquels on peut juger de la puissance d’un État, il suffit de voir la manière dont il vit avec ses voisins. Lorsqu’il se conduit de manière que, pour racheter son amitié, ses voisins se font ses tributaires, c’est un indice irrécusable de la puissance de cet État. Mais lorsque ces voisins, quoique plus faibles que lui, en tirent au contraire des tributs, il ne peut exister un plus grand signe de faiblesse.

Qu’on lise toutes les histoires romaines, et l'on verra que les Marseillais, les Éduens, les Rhodiens, Hiéron de Syracuse, les rois Eumènes et Massinissa, qui touchaient tous aux limites de l’empire romain, s’empressaient par leurs trésors de concourir à tous ses besoins, n’implorant de Rome d’autre récompense que d’en être défendus.

On verra, au contraire, dans tous les États faibles, à commencer par celui de Florence, dès les temps les plus reculés et à l’époque même de sa plus grande splendeur, qu’il n’y eut jamais le plus petit seigneur dans la Romagne auquel elle n’accordât quelque pension ; elle en accordait en outre aux villes de Pérouse, de Castello, et à tous ses autres voisins. Si cette cité avait eu des armes et du courage, il en eût été tout autrement ; car tous, pour obtenir sa protection, lui auraient prodigué leurs trésors ; et, loin de lui vendre leur amitié, ils auraient tâché d’acheter la sienne.

Ce n’est pas aux Florentins seulement que l’on peut reprocher cette lâcheté, mais aux Vénitiens et au roi de France, qui, malgré la force de ses États, vit tributaire des Suisses et du roi d’Angleterre. Tout provient de ce que ce monarque et les autres États que j’ai désignés ont désarmé leurs sujets et ont préféré jouir de la faculté actuelle de pouvoir à leur gré ruiner leur peuple, et fuir un danger bien plutôt imaginaire que réel, au lieu de suivre une conduite propre à consolider leur puissance et assurer à leurs États une éternelle félicité dans l’avenir. Si cet ordre apparent produit quelques moments de calme, il n’enfante, lorsque viennent les temps de calamité, que des désastres et une ruine irréparables.

Il serait trop long de compter combien de fois les Florentins, les Vénitiens et les Français se sont rachetés de la guerre à prix d’argent, et combien de fois ils sont descendus à une ignominie que les Romains n’ont été qu’une seule fois sur le point de subir. On ne finirait pas si l’on voulait nommer toutes les villes que les Vénitiens et les Florentins ont achetées ; politique désordonnée, et qui n’a fait que prouver qu’on ne saurait défendre avec le fer ce que l’on a conquis par le secours de l’or.

Tant que les Romains furent libres, ils déployèrent cette générosité dans toute leur conduite ; mais lorsqu’ils subirent le joug des empereurs, et que ces empereurs commencèrent à être de mauvais princes, et préférèrent l’ombre au soleil, eux-mêmes commencèrent également à se racheter à prix d’or, tantôt des Parthes, tantôt des Germains et des autres peuples limitrophes ; tel fut le principe de la ruine de ce puissant empire. C’est pour avoir désarmé le peuple que ces inconvénients prirent naissance. Il en résulte d’ailleurs un mal bien plus grave encore : c’est que plus l’ennemi se rapproche de vous, plus il découvre votre faiblesse ; car tout prince qui se conduit ainsi que je viens de le dire traite trop mal les sujets qui vivent au sein de son empire, pour pouvoir trouver des hommes disposés à repousser l’ennemi. Il s’ensuit que, pour l’écarter davantage, il soudoie les princes et les peuples qui sont voisins de ses États. De là vient encore que les États qui se trouvent dans cette situation font bien un peu de résistance sur la frontière ; mais dès que l’ennemi l’a franchie, il ne leur reste aucune ressource. Ils ne voient pas combien une telle conduite est contraire à une saine politique. C’est le cœur et les sources de la vie qu’il faut préserver, et non les extrémités du corps ; car on peut vivre sans ces dernières ; mais le cœur une fois attaqué, la mort est inévitable. Et ces États laissent le cœur à découvert et n’arment que les pieds et les mains.

On a vu de tout temps, et l’on voit encore chaque jour les maux qu’a causés à Florence cette fausse conduite. A peine une armée a-t-elle franchi la frontière, qu’elle pénètre sans obstacles jusqu’au cœur de la république, et que l’on ne trouve plus aucune ressource.

Les Vénitiens, il y a quelques années, nous en ont fourni une nouvelle preuve, et si la mer n’avait défendu leur ville, elle n’existerait plus aujourd’hui. Les Français ont subi moins de fois cette triste expérience, parce que ce royaume est si vaste qu’il a peu d’ennemis qui lui soient supérieurs. Néanmoins, lorsque les Anglais l’attaquèrent en 1513, la terreur fut générale ; car chacun était persuadé, et le roi lui-même, qu’une seule défaite était capable de lui enlever son royaume.

Il arrivait tout le contraire aux Romains ; plus l’ennemi se rapprochait de Rome, plus il trouvait cette ville en état de lui résister. La guerre d’Annibal en Italie en offre un exemple éclatant. Après la perte de trois grandes batailles et la mort de tant de généraux et de soldats, ce peuple put non-seulement résister à ses ennemis, mais même terminer la guerre à son avantage ; et tout cela pour avoir défendu le cœur de l’État, et attaché peu d’importance aux extrémités. Toutes les forces de l’État s’appuyaient, en effet, sur la population de Rome, sur le Latium, sur les autres contrées de l’Italie attachées à son alliance, et sur ses colonies ; c’est là qu’elle puisa autant d’armées qu’elle en eut besoin pour combattre et soumettre le monde entier. La question que le Carthaginois Hannon adressa aux députés qu’Annibal avait envoyés à Carthage après la bataille de Cannes prouve évidemment ce que j’avance. Ils venaient d’exposer en termes pompeux les victoires d’Annibal : « Quelque envoyé des Romains, leur dit Hannon, est-il venu demander la paix ? Les peuples du Latium ou quelques-unes des colonies romaines se sont-elles révoltées contre la ville mère ? » Les députés ayant répliqué qu’aucune de ces deux choses n’était arrivée, Hannon répondit : « Cette guerre en est donc encore au même point qu’à son début. »

On voit, et par ce discours et par ce que j’ai répété plusieurs fois ailleurs, l’énorme différence qui existe entre la conduite des républiques de nos jours et celles de l’antiquité. C’est à cette conduite qu’il faut attribuer les revers et les succès miraculeux qui frappent encore chaque jour nos yeux ; car là où les hommes sont lâches et faibles, la fortune se plaît à faire éclater son pouvoir ; et, comme elle est inconstante, on voit et l’on verra sans cesse les républiques et les royaumes devenir le jouet des révolutions, jusqu’à ce qu’il s’élève un homme tellement épris des belles institutions de l’antiquité, qu’il les remette en vigueur, et empêche ainsi la fortune de déployer, à chaque retour de soleil, toute l’étendue de sa puissance.


CHAPITRE XXXI.


Combien il est dangereux de se confier aux bannis.


Parmi les objets qui font la matière de ces discours, je ne crois pas hors de propos de dire quelques mots sur les dangers qu’il peut y avoir à mettre sa confiance en ceux qui ont été bannis de leur patrie, attendu qu’il se présente chaque jour des circonstances où les chefs de l’État doivent s’occuper d’affaires de ce genre. J’en citerai un exemple mémorable que Tite-Live rapporte dans son histoire, quoique cependant il y soit étranger.

Lorsque Alexandre le Grand passa avec son armée en Asie, Alexandre, roi d’Épire, son oncle et son beau-frère, vint en Italie, appelé par les exilés de Lucanie, qui lui avaient fait espérer qu’ils l’aideraient à se rendre maître de cette province. Séduit par leur promesse et par cette espérance, il passa en Italie ; mais il fut assassiné par ceux qui l’avaient appelé, parce que leurs concitoyens leur avaient promis de les laisser rentrer dans leur patrie s’ils lui étaient la vie.

Cela suffit pour faire voir combien sont vaines la foi et les promesses des bannis. Quant à leur foi, il faut songer que dès l’instant où ils pourront rentrer dans leur patrie par d’autres moyens que par vous, ils les emploieront de préférence, et vous abandonneront sans balancer, quelques promesses qu’ils vous aient faites d’abord. Quant à la vanité de leurs promesses et de leurs espérances, le désir qui les consume de retourner dans leurs anciennes demeures est si puissant, qu’ils regardent comme réelles la plupart des choses qu’ils imaginent, sans parler de celles qu’ils ont l’art d’y ajouter ; de manière qu’au milieu de ce qu’ils croient eux-mêmes, et de ce qu’ils veulent vous faire croire, ils vous enivrent de fausses espérances, sur lesquelles vous pensez pouvoir compter, mais vous ne faites que vous jeter dans de vaines dépenses, ou vous précipiter dans une entreprise qui n’aboutit qu’à votre ruine.

Je n’en voudrais pour preuve que le prince dont je viens de parler ; j’ajouterai cependant l’exemple de Thémistocle, qui, après avoir été déclaré rebelle contre sa patrie, alla chercher en Asie un refuge auprès de Darius[2] qu’il sut aveugler par des promesses si magnifiques s’il se décidait à attaquer la Grèce, que ce prince résolut de tenter cette entreprise. Mais Thémistocle, ne pouvant tenir ce qu’il avait promis, s’empoisonna lui-même, ou par honte, ou par crainte du supplice. Si un homme d’un aussi vaste génie que Thémistocle put tomber dans une semblable erreur, on doit croire que ceux-là commettront des erreurs plus graves encore, qui, n’ayant pas son génie et son courage, écouteront davantage leurs désirs ou leur passion.

Un prince doit donc ne rien précipiter et ne pas se jeter dans une entreprise sur les simples rapports d’un exilé ; car la plupart du temps il n’en sort qu’à sa honte ou à son détriment.

Comme il est également rare qu’on s’empare d’une ville par la ruse ou par les intelligences qu’on y entretient, je ne crois pas inutile d’en parler dans le chapitre suivant, et d’y rapporter les divers moyens que les Romains mettaient en usage pour se rendre maîtres des places ennemies.


CHAPITRE XXXII.


Des divers moyens qu’employaient les Romains pour s’emparer d’une ville.


Toutes les institutions des Romains étaient tournées à la guerre ; aussi la firent-ils toujours d’une manière avantageuse, par rapport et aux dépenses et à toutes les autres mesures nécessaires pour la bien conduire. De là vient qu’ils ont toujours évité de s’emparer d’une ville par un siége régulier : ils regardaient cette opération comme tellement dispendieuse et incommode, que les avantages qu’elle procurait n’égalaient jamais les peines qu’avait causées la conquête. Ils pensaient donc qu’il valait mieux employer tout autre moyen pour subjuguer une ville, que celui d’en faire le siége : aussi la longue suite de leurs guerres n’offre-t-elle que des exemples très-rares de siéges réguliers.

La manière dont ils s’emparaient d’une ville était de la prendre d’assaut ou par capitulation. Dans l’assaut, ils emportaient la place de vive force, ou en mêlant la ruse à la force. La force ouverte consistait à enlever une ville d’un seul coup, sans battre les murailles ; ce qu’ils appelaient aggredi urbem corona, parce qu’en effet leur armée entière l’environnait et l’attaquait de tous les côtés. Dans un grand nombre de circonstances, ils parvinrent, par une attaque soudaine, à se rendre maîtres d’une cité, quelque considérable qu’elle fût ; comme lorsque Scipion s’empara de Carthagène en Espagne. Quand l’assaut ne suffisait pas, ils tâchaient de renverser les murailles à coups de bélier et avec d’autres machines de guerre, ou bien ils creusaient une mine pour s’introduire dans la place ; et c’est de cette manière qu’ils s’emparèrent de Véïes : ou, pour être de niveau avec ceux qui défendaient les remparts, ils élevaient des tours de bois, ou faisaient des levées de terre qu’ils appuyaient aux murs extérieurs de la ville, pour parvenir eux-mêmes à la hauteur où ces murs s’élevaient.

De toutes ces diverses manières d’attaquer, la plus dangereuse pour les assiégés était de les assaillir à la fois sur tous les points, parce qu’il fallait munir de défenseurs chaque point menacé. Mais, ou ces derniers étaient trop peu nombreux pour suffire à tant d’assauts et se relever mutuellement, ou, s’ils l’étaient assez, il pouvait arriver que tous n’apportassent pas le même courage à la défense commune ; et, pour peu qu’ils cédassent d’un côté à la violence de l’attaque, ils étaient bientôt tous perdus.

Aussi cette méthode, comme je l’ai déjà dit, eut souvent le plus heureux succès. Mais lorsqu’elle ne réussissait pas à la première tentative, on en renouvelait rarement une seconde, parce qu’elle offrait de trop grands dangers aux soldats. En effet, l’armée, disséminée sur une vaste étendue de terrain, ne pouvait présenter qu’une faible défense lorsque les assiégés tentaient une sortie ; d’ailleurs elle introduisait le désordre parmi les troupes, et les fatiguait extraordinairement : aussi ne l’employaient-ils qu’une seule fois, et quand l’ennemi ne pouvait s’y attendre.

Lorsque les murs étaient renversés, on opposait, comme de nos jours, de nouveaux remparts aux assiégeants. Pour rendre les mines inutiles, on creusait une autre mine, au moyen de laquelle on s’opposait à l’ennemi ou par la force des armes, ou par mille autres moyens : l’un des plus usités était de remplir de plumes des tonneaux et d’y mettre le feu ; lorsqu’ils étaient tout en flammes, on les jetait dans la mine, et bientôt la fumée y répandait une infection qui empêchait l’ennemi de pénétrer. Si on les attaquait par le moyen des tours, les assiégés s’efforçaient de les renverser en les incendiant. Quant aux levées de terre, ils creusaient de leur côté, sous la muraille à laquelle elles s’appuyaient, et reportaient dans l’intérieur les terres qu’amoncelaient les assiégeants ; de sorte que ces terres, qu’on apportait de l’extérieur, étant retirées par ceux du dedans, la levée ne pouvait atteindre la hauteur des remparts.

Ces moyens d’emporter une ville de vive force ne peuvent se prolonger longtemps ; et il faut alors, ou lever son camp et chercher d’autres voies de terminer la guerre, en agissant comme Scipion, qui, à son arrivée en Afrique, ayant attaqué la ville d’Utique sans pouvoir réussir à l’emporter, leva le siége, et chercha à battre l’armée des Carthaginois ; ou il faut tenter un siége en forme, comme le firent les Romains à l’égard de Véïes, de Capoue, de Carthage, de Jérusalem et d’autres villes semblables, dont ils se rendirent maîtres par un siége régulier.

Quant aux villes dont la prise est le résultat d’un stratagème mêlé à la force, comme, par exemple, Palépolis, où les Romains entrèrent par le moyen des intelligences qu’ils avaient dans la place, quoique Rome et d’autres peuples aient souvent essayé ce genre d’attaque, il est rare que le succès ait couronné leurs tentatives : la raison en est que le moindre obstacle renverse tous vos desseins ; et ces obstacles naissent à chaque pas. En effet, ou le complot est découvert avant d’en venir au dénoûment, et il n’est jamais difficile de le découvrir, tant par la trahison de ceux qui en ont connaissance, que par la difficulté d’en ourdir la trame ; car il faut communiquer avec l’ennemi, et avoir des conférences avec ceux qu’il n’est permis d’entretenir que sous des prétextes plausibles.

Mais quand même la conjuration ne serait pas découverte tandis qu’on la trame, il survient mille obstacles au moment de l’exécution. Si l’on prévient le moment désigné, ou si on le laisse passer, tout est perdu : s’il s’élève un bruit imprévu, comme le cri des oies du Capitole, si l’on enfreint l’ordre accoutumé, la plus légère erreur, la faute la moins importante, suffisent pour renverser une entreprise.

Il faut y joindre les ténèbres de la nuit, qui ajoutent encore à la terreur de ceux qui s’abandonnent à ces périlleuses entreprises. La majeure partie des hommes qui s’y laissent entraîner, ne connaissant ni la nature du pays, ni la position des lieux où on les conduit, se troublent, se découragent, et se laissent abattre par l’accident le plus léger et le plus imprévu. La plus faible apparence suffit pour les mettre en fuite.

Jamais personne, dans ces expéditions nocturnes où la ruse se joint à l’audace, ne fut plus heureux qu’Aratus de Sicyone ; mais, autant il se montrait habile dans ces opérations, autant il était pusillanime dans celles qu’il fallait exécuter ouvertement et à la clarté du jour ; ce qu’il faut plutôt attribuer à un instinct secret, qu’à la facilité qu’elles semblent naturellement présenter. Aussi, voit-on que sur un grand nombre d’entreprises de ce genre que l’on tente, bien peu parviennent à l’exécution, et bien moins encore réussissent.

Quant à la manière de s’assurer des villes par capitulation, elles se rendent ou volontairement ou par force. Elles capitulent volontairement, ou parce qu’une nécessité étrangère les contraint à se jeter dans vos bras, comme fit Capoue avec les Romains ; ou parce qu’elles espèrent jouir d’un bon gouvernement, attirées par la douceur des lois sous lesquelles vivent ceux qui se sont volontairement réfugiés dans votre sein, comme en agirent les Rhodiens, les Marseillais et les autres villes qui se donnèrent au peuple romain.

A l’égard des capitulations obtenues par la force, ou elles sont le résultat d’un long siége, comme je l’ai dit précédemment, ou de la gêne qu’imposent à une cité des incursions, des déprédations continuelles, et une foule d’autres maux. De tous les moyens que nous avons indiqués, c’est de ce dernier que les Romains se servirent le plus fréquemment ; et ils employèrent plus de quatre cent cinquante années à fatiguer leurs voisins de défaites et de pillages, et à obtenir par les traités une réputation au-dessus de la leur, ainsi que j’ai déjà eu l’occasion de l’exposer. Et quoiqu’ils eussent tenté tous les moyens, c’est particulièrement sur ces derniers qu’ils s’appuyèrent sans cesse ; car ils échouèrent dans les autres ou n’y trouvèrent que des dangers. En effet, un long siége a contre lui la lenteur et la dépense ; un assaut est périlleux ; et les conjurations n’offrent qu’incertitude. Ils s’aperçurent que la défaite d’une armée ennemie les rendait maîtres en un jour de tout un empire, tandis qu’ils consumaient plusieurs années à former le siége d’une ville obstinée à se défendre.



CHAPITRE XXXIII.


Les Romains laissaient les généraux de leurs armées entièrement libres dans leurs opérations.


Lorsque l’on veut lire avec fruit l’histoire de Tite-Live, il faut étudier avec attention toutes les différentes manières de se conduire du peuple et du sénat romains. Parmi celles qui méritent une considération particulière, il faut voir quelle autorité ils confiaient à leurs consuls, à leurs dictateurs et aux autres chefs de l’armée, lorsqu’ils les envoyaient hors du territoire de la république. Dans ces circonstances, on leur accordait le pouvoir le plus étendu : le sénat ne se réservait que le droit d’entreprendre une nouvelle guerre et de sanctionner la paix ; tout le reste reposait sur la volonté et l’autorité du consul. Lorsque le sénat et le peuple avaient décrété une guerre, par exemple, contre les Latins, ils en confiaient sans restriction la conduite au consul, qui était le maître de livrer ou non une bataille, et d’attaquer telle ou telle ville, suivant qu’il le jugeait à propos.

Une foule d’exemples viennent à l’appui de cette assertion, mais particulièrement ce qui eut lieu dans une des guerres contre les Toscans. Le consul Fabius venait de vaincre les ennemis près de Sutrium ; et, projetant de passer la forêt Ciminia avec toute son armée pour pénétrer en Toscane, loin de prendre en cette circonstance l’avis du sénat, il négligea même de l’informer de son projet, quoiqu’il allât porter la guerre dans un pays nouveau, inconnu et hérissé d’obstacles. La résolution qu’adopta le sénat d’empêcher cette entreprise vient encore à l’appui de ce que j’avance. Il avait appris la victoire que venait de remporter Fabius ; et, craignant que le consul ne tentât de pénétrer en Toscane en traversant cette forêt, et jugeant qu’il serait bon de ne pas allumer une nouvelle guerre et de courir les dangers d’une telle entreprise, il envoya deux députés lui intimer l’ordre de ne point entrer en Toscane. Il y était déjà parvenu lorsqu’ils arrivèrent près de lui, et les ennemis avaient été battus de nouveau ; de manière que ces députés, qui étaient venus pour empêcher la guerre, retournèrent à Rome, annoncer les conquêtes et la gloire de Fabius.

Si l’on considère attentivement cette politique, on verra qu’elle était fondée sur une sagesse profonde. En effet, s’il avait fallu qu’un consul dirigeât les opérations de jour en jour, conformément aux ordres transmis par le sénat, il eût apporté dans sa conduite plus de négligence et de lenteur, parce qu’il aurait pensé que la gloire du succès ne lui appartenait pas tout entière, mais que le sénat pouvait en réclamer une partie, puisque ce n’était que d’après ses ordres qu’il en avait dirigé les opérations.

Le sénat se serait exposé, de son côté, à donner des conseils dans une affaire dont il n’avait pas connaissance ; et quoique ce corps fût composé de membres qui tous avaient une grande habitude de la guerre, cependant, comme ils ne se trouvaient pas sur les lieux, qu’ils ignoraient une infinité de particularités qu’il est nécessaire de connaître pour pouvoir donner de sages conseils, ils auraient commis, en ouvrant un avis, de nombreuses erreurs. Aussi voulaient-ils que le consul se dirigeât par ses propres lumières, et que toute la gloire lui appartint ; ils pensaient que l’amour dont il brûlerait pour cette gloire serait un frein suffisant pour le retenir et le contraindre à se bien comporter.

J’ai d’autant plus volontiers appuyé sur cette conduite, que les républiques de nos jours, telles que celles de Venise et de Florence, me paraissent en avoir adopté une toute différente. Si leurs généraux, leurs provéditeurs, leurs commissaires, veulent établir une simple batterie, il faut que le gouvernement en ait eu connaissance et l’ait autorisée : méthode tout aussi digne d’éloges que tant d’autres que suivent ces républiques, et dont la réunion les a conduites au point où nous les voyons actuellement.



  1. Machiavel n’a point déterminé ce rapport.
  2. Le texte de quelques éditions porte Xerxès.