Œuvres posthumes

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Œuvres complètes de François CoppéeL. Hébert, libraireProse, tome III (p. 67-79).


Comme le jour tombait, — un jour de Janvier, couleur de cendre, — j’avais posé ma plume et je m’étais assis au coin du feu. Dans la chambre, chauffée depuis de longues heures, où le nuage de fumée de mes cigarettes augmentait l’obscurité crépusculaire, je m’abandonnais, tout en tisonnant, à la sensation de fatigue heureuse qui suit une séance de bon travail. Un coup de sonnette me tira de ma rêverie.

— « Il y a là, — me dit ma servante avec ce ton dédaigneux que prennent involontairement les domestiques pour annoncer des visiteurs de mince apparence, — il y a là une dame en noir, accompagnée d’un petit garçon, qui désire parler à Monsieur. »

Je donnai l’ordre d’introduire, et, une minute après, je vis s’avancer, dans la pénombre, un groupe lamentable.

Elle devait être encore jeune, cette grande et lugubre veuve, car le chétif garçonnet, — son fils, évidemment, — qui se serrait contre sa jupe noire, pouvait avoir dix ans à peine ; mais tous deux, la mère et l’enfant, étaient si usés, si flétris par la misère, que la femme semblait hors d’âge et l’enfant déjà vieux. Ils s’approchaient, marchant sur le profond tapis avec la lenteur timide et silencieuse des malheureux, glissant presque ; et, quand ils s’arrêtèrent devant moi, dans le brouillard obscur de la chambre, pâles, tout en noir, l’ample voile de la veuve les enveloppant d’une auréole de ténèbres, je frissonnai comme devant deux spectres.

— « A qui ai-je l’honneur ?... » dis-je, en indiquant un fauteuil.

La pauvre femme s’assit, attira son petit garçon près d’elle, et me répondit d’une voix basse et douce :

« Je suis la veuve d’Agricol Mallet... On m’a dit, monsieur, que vous l’aviez un peu connu autrefois... avant la guerre... et je venais savoir si vous voudriez bien... enfin, vous prier de souscrire à ses œuvres posthumes. »

Agricol Mallet ! A ce nom, mon esprit fut traversé par un tourbillon de souvenirs. Je le revis, tel qu’il m’était apparu pour la première fois, au café de Lisbonne, à cette table des « politiques », où le fameux Michel Polanceau, aujourd’hui député, chef de groupe, et désigné pour présider le prochain cabinet radical, prophétisait tous les soirs, à l’heure de l’absinthe, la chute des Bonaparte et l’imminente révolution. Agricol Mallet ! Parbleu ! ce brun à tête de romain, le plus violent et le plus exalté disciple de Polanceau, celui qui, à chaque motion incendiaire du tribun, secouait, d’un geste héroïque, sa lourde chevelure et faisait frissonner les verres et les dominos en frappant du poing la table de marbre. Un naïf et généreux cœur, ivre de mots sonores ! Je me rappelais...

Dès le 4 Septembre, il avait pris la casquette noire et le remingnton du franc-tireur, s’était battu, au Bourget, comme un enragé, puis, à la fin du grand siège, il avait été gagné, lui, comme tant d’autres, par cette fièvre obsidionale qui tourna en folie, au 18 Mars, et il avait fini par tomber, criblé de balles, un képi de commandant fédéré sur la tête et une ceinture rouge autour du ventre, — à vingt-trois ans, malheureux enfant ! — sur la barricade du Château-d’Eau.

Agricol Mallet ! Oui, je l’avais un peu connu, et je l’estimais pour la noble et dure existence qu’il menait alors, pour sa courageuse misère de poète, marié par amour à vingt ans et vendant au cachet son grec et son latin, afin de nourrir sa femme et son nouveau-né. Il avait donc laissé des œuvres posthumes ?... Mais parfaitement ! Je me souvenais. Un soir, il m’avait lu deux ou trois poèmes, des vers élégiaques et murgériformes, avec une petite note tendre, toujours la même, — comme celle du crapaud, — mais sincère ; et même je m’étais dit qu’il avait bien tort de préférer le bonnet rouge de Marianne au bonnet fleuri de Musette, et qu’au fond ce buveur de sang était un buveur de lait.

En ce moment, — il faisait presque nuit dans mon cabinet, — la bonne apporta une lampe, et je pus mieux voir la veuve du commandant fédéré.

Elle était tragique.

On avait froid rien qu’à regarder sa robe et son châle, d’un noir sale ; et son navrant chapeau de crêpe, d’où s’échappaient quelques mèches de cheveux blonds desséchés, semblait presser et amaigrir l’ovale, jadis pur, de ce triste visage, meurtri par la souffrance. Les grands yeux, d’un bleu faïence, étaient encore jolis et touchants, malgré la patte d’oie et la poche aux larmes. Vieille à trente ans, Mme Mallet faisait le dos rond à la façon des femmes du peuple souvent battues. D’une main, elle maintenait sur son genou un paquet assez volumineux, enveloppé dans un journal, et de l’autre, avec un geste maternel, elle serrait contre elle son fils, enfant chlorotique, qui avait l’air d’avoir grandi en prison. Le détail le plus douloureux, c’étaient les gants de la pauvre veuve, d’horribles gants de castor noir, blanchis aux coutures et crevés au bout des doigts.

Saisi d’une vive pitié, je dis à Mme Mallet que je n’avais pas oublié son mari, et je la priai de disposer de moi.

Elle défit alors son paquet, qui contenait une demi-douzaine de volumes à couverture rouge, et elle m’en offrit un.

— « Puisque vous avez la bonté de souscrire, — me dit-elle, — voici votre exemplaire, monsieur. »

Je jetai un regard sur le titre, imprimé en caractères d’un noir profond sur papier sang de bœuf ; il était ainsi libellé : Agricol Mallet. Œuvres Posthumes, avec une préface de Michel Polanceau, député.

— « Ah ! — murmurai-je, — M. Polanceau a fait une préface. »

Dans le groupe républicain du café de Lisbonne, auquel je m’étais jadis mêlé par hasard, moi, littérateur inoffensif, il m’avait toujours déplu, le Polanceau, avec sa tête ronde aux dures moustaches de sous-officier méchant. Parmi cette jeunesse exaltée, lui seul était calme, mais d’un calme chargé de haine : un verre d’eau froide, empoisonnée. Excellent professeur de droit, il avait cependant été refusé à la soutenance de sa thèse de doctorat, à cause des opinions socialistes qu’elle contenait et qu’il défendit énergiquement devant les maîtres. Très brave, il avait déjà tué un homme, dans un duel au pistolet. Par son éloquence bilieuse, faite de logique et d’amertume, il s’imposait comme un chef futur à la table des « politiques » ; mais, tandis que ces têtes chaudes rêvaient de combats et de triomphes, lui ne méditait que vengeance. Il dressait d’avance les listes de suspects. A la « prochaine », il faudrait arrêter celui-ci, faire passer celui-là en cour martiale. C’était un de ces révolutionnaires qui, dès que l’émeute éclate, marchent sur la préfecture de police et signent d’abord des mandats d’arrestation ; car l’habitude des sociétés secrètes donne ce goût dépravé, et dans tout conspirateur il y a du mouchard. Comme Agricol Mallet, comme plusieurs autres camarades qui devaient tâter du bagne ou de l’exil, Polanceau, lui aussi, s’était jeté dans la Commune ; mais, heureux ou habile, il en était sorti en temps opportun, les mains pures de sang, un peu comme celles de Ponce-Pilate. Enfin, nommé député et votant avec l’extrême opposition de gauche, il avait rapidement pris, — ayant, en somme, du mérite, et beaucoup, — une place très importante à la Chambre. Encore une crise ministérielle, et certainement ce serait son tour de tenir la queue de la poêle.

— « Mais oui, — disait la veuve du fédéré, de cette voix brisée qui faisait mal à entendre, M. Polanceau a écrit la préface des poésies posthumes de mon pauvre mari... Dam ! c’était tout ce qu’il pouvait pour nous... Vous le savez, il n’est pas bien avec les gens au pouvoir... »

Cependant, j’avais remis à la pauvre femme le prix de ma souscription. Je n’osai faire plus ; après tout, elle ne mendiait pas. Puis, comme elle s’était brusquement levée, je la reconduisis en lui adressant quelques paroles de sympathie, et, resté seul, je parcourus le petit livre.

A coup sûr, les frères et amis qui l’auraient acheté de confiance, attirés par le nom de l’auteur et la maculature écarlate, n’en auraient pas eu pour leur argent. Celui qui, dans la vie réelle, avait conduit au feu les hirsutes et farouches combattants de la Commune, ne savait mener, en imagination, que les brebis de la Deshoulières ; et, sauf quelques ïambes déclamatoires, mal imités d’Auguste Barbier, — la seule pièce vraiment mauvaise du volume, — on ne trouvait là que des vers printaniers, jolis et frais comme des pâquerettes, écrits par Agricol pour sa jeune femme, auprès du berceau de leur petit enfant. Ils allaient au cœur quand même, bien qu’un peu faiblots, ces poèmes inspirés par la lune de miel, où le nom de la bien-aimée reparaissait à chaque page. Sonnet pour Cécile. — A ma chère Cécile. Le poète y racontait ses uniques et pures amours, gentiment, simplement, avec une pointe de réalisme qui ne déplaisait pas. C’était sa première rencontre avec la jeune fille, dans une soirée bourgeoise à verres d’orgeat ; et les regards furtivement échangés sous l’abat-jour, pendant la partie de vingt-et-un ; et le premier baiser sur le front, aux jeux innocents. On suivait ainsi l’humble roman. Ils se mariaient, les amoureux, ils se mettaient en ménage et ils s’aimaient, dans leur petit logement au cinquième, en haut de Montmartre, pareils à un couple de chardonnerets en cage chez une ouvrière qui n’a pas toujours de quoi leur acheter du mouron. Bien des fois, le poète l’avouait, on avait remplacé le dessert par un baiser.

En lisant ces gracieuses confidences, on devinait qu’Agricol, « l’irréconciliable », comme on disait alors, avait dû souvent oublier les grands principes et se laisser tout bêtement vivre. Certes ! il avait été heureux le soir de l’élection de Rochefort, mais moins que le jour où, se voyant à la tête de quelques économies, il avait pu offrir à sa Cécile l’armoire à glace, ambitieux idéal de toutes les grisettes ; et, au retour des chasses aux violettes qu’ils faisaient ensemble dans les bois de Vélizy, au premier printemps, le révolutionnaire ne se fâchait pas, j’en suis sûr, quand sa chère femme, épuisée de fatigue, se laissait tomber dans le grand fauteuil, et, n’ayant pas même la force de se lever pour serrer son modeste chapeau de paille, en coiffait sans façon le buste en plâtre de la République, à portée de sa main, sur la cheminée... Et cette aimable idylle avait fini en mélodrame sanglant ! Et ce doux jeune homme, père de famille avant d’être majeur, que les commères du quartier regardaient avec un sourire attendri, quand, se promenant à côté de sa femme, — une enfant presque, — il poussait devant lui la petite voiture où dormait le bébé, ce naïf poète avait commandé une bande d’ivrognes incendiaires et s’était fait tuer pour une loque rouge ! N’était-ce pas révoltant ? Oh ! l’infamie, la bêtise des rages politiques !... Et, les yeux chatouillés de larmes, le cœur battant trop fort, je fermai nerveusement le volume.

Je revis alors la couverture rouge et le nom de Polanceau.

Qu’avait-il pu dire, celui-là, le fanatique, à propos de ces chansons d’oiseau parisien ? Qu’avait-il pu y comprendre ?

Rien. Un coup d’œil rapide jeté sur la préface du député radical m’en fournit la preuve. Pas un cri jailli du cœur, pas une ligne ou tremblât l’émotion, mais des phrases ronflantes, où vibrait comme un écho lointain des feux de peloton de la guerre civile. De nouvelles élections étaient proches, et cette tartine, qu’avaient dû reproduire tous les journaux populaires, puait la réclame. De la peau de ce mort, le candidat s’était fait un tambour pour battre la caisse devant son programme. Écœuré, je jetai le livre.

D’ailleurs, l’heure du dîner était venue ; et comme, en ce temps-là, je rendais compte des premières représentations dans un journal et versais, tous les Lundis, danaïde littéraire, mon urne de prose dans le puits sans fond du feuilleton, je fis ma toilette tout de suite après le café et me rendis à la Comédie-Française, où l’on reprenait je ne sais quelle comédie de Scribe.

Le premier personnage que j’aperçus de loin, en entrant au foyer du public, ce fut Michel Polanceau.

Debout aux pieds de la statue de Voltaire et entouré d’un groupe de gens communs, qu’à leurs habits de coupe provinciale on devinait députés, il pérorait, mis correctement, rajeuni, malgré ses tempes grisonnantes, transfiguré par le succès, — superbe ! Mon Dieu, oui ! l’ancien sectaire du café de Lisbonne, qui tenait du « sous-off » par ses moustaches et du pion par ses lunettes, était devenu presque élégant, et à son commencement d’embonpoint majestueux et truffé, on pressentait le ministre de demain.

Je ne pus que le reconnaître d’un coup d’œil. Le grelottement de la sonnette électrique annonçait le lever du rideau.

Mais à peine fus-je installé dans mon fauteuil, à l’orchestre, qu’un léger rire, venant d’une baignoire voisine, me fit tourner la tête ; et là, dans l’ombre cythéréenne de la loge, je distinguai — derrière une belle personne qui a été bien jolie en 62, quand elle appartenait, s’il vous plaît, à un prince royal, — l’austère profil du citoyen Polanceau, lequel gobait une cerise confite que lui offrait en riant la demoiselle.

La toile se leva. Mais ce soir-là, moins que jamais, je ne pus m’intéresser aux amours du jeune premier en sucre et de l’ingénue en robe rose. Je revoyais la table des « politiques » et ce pauvre écervelé d’Agricol buvant l’éloquence à la glace du tribun d’estaminet, et je songeais au coin sinistre du Père-Lachaise où pourrissent, pêle-mêle, les communards du dernier combat, et où Mme Mallet, en haillons de deuil, va parfois déposer une maigre couronne ; je l’évoquais surtout dans ma pensée, la lamentable veuve, son paquet de volumes sous l’aisselle, traînant son maladif enfant par les boues de Paris et usant ses vieux gants de solliciteuse à tous les cordons de sonnette ; et je croyais encore l’entendre, en parlant de la préface de Polanceau aux poésies de son mari, me dire, de sa voix de fantôme, avec sa pitoyable candeur : « C’était tout ce qu’il pouvait pour nous. »

En effet, le citoyen Polanceau a fait cette préface, et il se croit sans doute très généreux envers la mémoire de son ami... Pouah !