Le Convalescent

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Œuvres complètes de François CoppéeL. Hébert, libraireProse, tome III (p. 42-66).


La première fois que le jeune compositeur Félix Travel, avec la permission de son médecin, le docteur Damain, se regarda dans la glace, il poussa un cri de surprise épouvantée.

Comme il était changé, grand Dieu ! Quelle maigreur ! La peau collée aux pommettes ! Et ce teint jaune, et ces yeux meurtris ! Sans doute, il savait bien qu’il avait été très malade. Il avait eu la fièvre, le délire, tout le tremblement. On lui avait brûlé le dos et la poitrine avec des vésicatoires. Une pleurésie, c’est toujours grave. Mais il n’aurait jamais cru que quinze jours de souffrances l’eussent à ce point ravagé. Et puis, comme il se sentait faible ! C’était inquiétant aussi, ce point douloureux qui le brûlait, là, au-dessous de l’omoplate, du côté droit. Oh ! non, il n’était pas guéri. Qui sait ? Devait-il jamais guérir ? Le docteur ne cherchait-il pas à le tromper, quand il lui avait dit, le matin même, d’un air joyeux, trop joyeux : « Allons ! essayez de vous lever un peu aujourd’hui. Vous voilà tiré d’affaire. » Tiré d’affaire ? Avec cette mine de déterré ? Ah ! il en était loin. Comme c’était pénible, cette sensation de vide et d’épuisement dans son cerveau, dans toute sa personne ! Et cet hiver qui n’en finissait plus ! Cette neige fondue qu’il voyait, derrière les vitres de sa fenêtre, tomber avec lenteur ! Bon ! une quinte, à présent ! Et encore une petite tache de rouille sur son mouchoir. Tousse ! tousse ! Est-ce qu’il allait devenir phtisique ? Quelle anxiété !

Et le pauvre malade, seul au coin du feu, ses pâles et maigres mains crispées aux bras de son fauteuil, s’enfonçait, s’abîmait dans sa noire mélancolie.

Mourir ! A vingt-six ans ! Au lendemain de son premier triomphe d’artiste, quand un sourire de la gloire le payait enfin de tant de travail et de privations ! Ah ! ce serait affreux !

Et, dans un coup de mémoire, rapide comme un éclair, il revoyait tout son passé de misère. C’était d’abord sa mère qu’il évoquait, sa mère veuve, maîtresse de solfège et de piano dans les pensionnats de troisième ordre, courant le cachet à travers Paris, son rouleau de toile cirée sous le bras, dans son deuil éternel de pauvresse. Avait-elle assez trimé, la vaillante et courageuse femme, pour élever son fils unique, lui permettre de suivre les cours du Conservatoire, faire de lui un bon musicien ! Avait-elle assez roulé par tous les temps, marchant sous la pluie avec des bottines qui prenaient l’eau, ou cahotée dans les puants omnibus ! Que de peine et que de bravoure ! Il se rappelait l’affreux petit logement, au fond des Batignolles, où il la rejoignait tous les soirs, et où il la trouvait, rentrée à peine et déjà cuisinant le dîner à la hâte, sans avoir même pris le temps d’ôter son vieux chapeau de tulle noir, tout roussi par le soleil et les averses. Comme c’était triste et laid, ce mobilier en ruine, éreinté par les changements de garnison du père, un officier sans fortune, épousé jadis par amour, et mort, jeune encore, d’un accident de cheval, sans que sa veuve pût obtenir l’aumône d’un bureau de tabac.

Enfin la pauvre femme succombait à la besogne, comme une haridelle de fiacre qui tombe dans les brancards, et le laissait orphelin à seize ans, sans un parent, sans un protecteur, trop heureux d’avoir, pour ne pas mourir de faim, un pupitre de contre-basse à l’orchestre de la Gaîté. Oh ! sa vie pendant dix ans, depuis lors ! Quel navrant abandon ! quelle misère triviale ! quelle chasse ignoble à la leçon bon marché, à la pièce de quarante sous mise dans la main ! Brrr ! il valait mieux ne plus y songer, arriver tout de suite à l’heure radieuse de sa vie. Une mélodie de lui tombait par hasard sous les yeux de la Kauffman, la grande cantatrice. Elle s’en éprenait, la chantait partout, et, en un hiver, Félix Travel devenait presque célèbre. Le directeur de l’Opéra-Comique, rencontré dans un concert, lui demandait quelque chose. Le jeune homme avait justement un acte fini, tout prêt, tout orchestré, sa Nuit d’Étoiles, un délicieux poème, où le pauvre garçon avait répandu tout ce qu’il avait dû refouler jusque-là dans son cœur de jeunesse et d’amour.

Quel succès ! Il croit entendre les énormes soupirs de la foule charmée, les salves de bravos furieux, son nom acclamé. C’est fini, la pauvreté, c’est fini, la solitude ! Le voilà fameux ! Dès le lendemain de la première représentation, il change, chez une bouquetière, le billet de mille francs qu’un éditeur lui a donné la veille, comme acompte sur le prix de sa partition, et il porte pour dix louis de fleurs au cimetière Montmartre, sur la tombe de la maman. Les journaux saluent son œuvre comme l’aurore d’un talent rare. Sur la première page de L’Illustration, son portrait est gravé, et tout Paris est amoureux déjà de sa fine et charmante tête de page florentin. Enfin ! il va donc jouir un peu de la vie, savoir ce que signifie le mot bonheur...

Eh bien, non ! La maladie est là qui le guette et qui empêchera tout. Depuis quelque temps, il est enroué, il tousse. Un soir, il se couche, tout mal à l’aise, avec un grand frisson. C’est la fièvre, c’est la pleurésie. Ah ! il les connaît, les journées si longues et si mornes passées, la nuque sur l’oreiller, à regarder une mouche marchant au plafond ou à compter les petits bouquets de fleurs du papier de tenture ; il les connaît, les nuits d’insomnie, où le délire fait passer tant de fantômes dans le halo de la veilleuse. Et maintenant que le voilà debout, — convalescent, dit le médecin, allons donc ! — son visage reflété dans la glace lui fait peur ; il sent qu’il est plus malade que jamais, qu’il devient poitrinaire, qu’il va mourir... Sous ses fenêtres, dans la rue, où la neige fait le désert et le silence, un orgue de Barbarie joue l’air de sa Sérénade, que la Kauffman a mise en vogue, l’an dernier. C’est la réputation populaire, c’est la gloire des rues qui commence pour lui. Et il va mourir, tout jeune, à la veille de tant de joies, comme un naufragé qui a longtemps et désespérément nagé vers la côte et qu’une dernière lame écrase bêtement contre un rocher. Non, Dieu est injuste !

Le lendemain matin, le médecin revient voir son malade, et, après qu’il l’a bien examiné, ausculté, tâté :

« Eh bien ? » — lui dit brusquement le jeune homme, assis sur son lit, les bras croisés. Et dans son regard direct, froid, presque dur, le docteur Damain, vieil homme de pratique et d’expérience, discerne la profonde inquiétude, l’angoisse, la peur de la mort.

— « Eh bien, — répond-il avec rondeur, tout en remettant ses gants, — eh bien, mon mignon, il vous faut tout simplement deux ou trois mois de convalescence, à ne rien faire, dans le Midi. Et puisque vous avez quelque argent, vous allez partir le plus tôt possible. Pas pour Nice ni tout ce côtélà. Vous y retrouveriez les Parisiens, un tas de plaisirs et d’occasions de fatigue. Non. Ce qu’il vous faut, c’est un coin bien retiré avec du soleil, quelque chose comme la Petite-Provence des Tuileries, vous savez, où il n’y a que des nourrices et des vieux rentiers à tabatières. Ce n’est pas gai, je sais bien, pour un jeune cadet qui sort des pages et qui doit avoir envie de montrer son épaulette ; mais c’est nécessaire. Tenez ! si vous étiez tout à fait raisonnable, vous iriez à Amélie-les-Bains, dans les Pyrénées-Orientales. Un trou de montagne, presque africain, bien abrité du vent du nord ; et l’aloès pousse tout le long de la route de Perpignan. Le pays est superbe, et, sans les pantalons rouges qui sèchent aux fenêtres de l’hôpital militaire, ce serait déjà plein d’Anglais. Je suis allé par là autrefois, et j’y ai pris mon café dehors, un premier Janvier. On y vit à bon compte, ce qui est à considérer. Allez voir un peu le pic du Canigou, les gaves, les vieux ponts romains et les olivettes. Voici tout à l’heure le mois de Mars ; vous resterez là-bas jusqu’à la fin d’avril, et vous nous reviendrez tout à fait grand garçon, avec quelques refrains de contrebandiers, quelques jolies chansons catalanes... Est-ce convenu ? »

En écoutant le docteur, Félix Travel renaît à l’espoir.

Oui, le Midi, le repos dans un doux climat où l’on respire la vie et la santé, les lentes promenades avec la caresse du soleil sur les épaules. Oui, c’est cela, c’est bien cela qu’il lui faut.

— « Et quand pourrai-je me mettre en route ? — demande-t-il vivement.

— Mais tout de suite, dans trois ou quatre jours. J’irai vous installer moi-même en wagon... Et, puisque vous vous arrêterez un peu à Perpignan, pour vous reposer du voyage, qui est long, je vous donnerai un mot d’introduction pour une brave dame que j’ai soignée, il y a quelques années, et tirée, ma foi, d’un assez mauvais pas. Oh ! ce ne sera pas très amusant pour vous. La comtesse de Pujade est une grande dévote, je vous en préviens, et sa fillette, qui doit porter aujourd’hui des jupes longues, va certainement plus souvent à la messe qu’au bal. N’importe ! je vous adresse à de bonnes femmes, qui pourront vous être utiles à l’occasion. »

Vite, une malle, des couvertures ! Cette perspective d’un prochain voyage a tout à fait remonté le moral du convalescent. Il lui semble qu’il n’a plus qu’à partir pour être guéri. Ne va-t-il pas mieux déjà ? Aujourd’hui il est resté levé assez longtemps, il a rouvert son piano, causé presque gaîment avec des amis qui le visitaient. Les forces lui reviennent, positivement. Il est en état de supporter les vingt heures d’express. Enfin ! le voilà bien commodément installé dans un compartiment de première classe, la bouillotte sous ses pieds, un plaid sur ses genoux, avec tout ce qu’il lui faut dans son sac de cuir, un roman anglais, du vin de Bordeaux, des sandwiches.

— « En voiture ! en voiture ! » crient les hommes d’équipe, sur le quai de la gare d’Orléans.

Et le docteur Damain, le vieil ami de Félix, l’embrasse, lui serre la main une dernière fois.

— « Prenez bien garde aux courants d’air... Bon voyage ! »

Le train s’ébranle, très doucement d’abord, fait résonner les plaques tournantes, puis, tout de suite, accélère sa marche, prend son furieux galop ferré. Déjà il a jeté ses gros flocons de fumée aux fenêtres des faubourgs, où sèchent des linges, il a franchi le rempart à l’herbe pelée, laissé derrière lui les jardins maraîchers de la banlieue ; et Félix Travel, essuyant de temps en temps la buée de la vitre avec son gant, éprouve une joie enfantine à voir de la vraie campagne, les champs d’un vert sombre où fondent les dernières neiges et d’où s’envolent des bandes de corbeaux, les collines lointaines dans la brume, les vastes espaces du ciel gris de Février. Il ne tousse pas, il ne souffre plus. Dans l’après-midi, après qu’on a passé la Loire et ses bancs de sable, tandis qu’on court à travers les grands châtaigniers sans feuilles et les robustes paysages du Poitou, voici que, dans les nuages, apparaissent les cotillons bleus, et que toute la nature se met à sourire. A Bordeaux, c’est le beau temps tout à fait ; et dans la rade, un instant aperçue, le soleil, qui se couche dans un ciel pur, dore les vergues des navires. Distrait et excité par le voyage, Félix a oublié ses angoisses de malade ; il se sent léger, comme poussé par le vent de l’espérance.

Après avoir dîné à la gare Saint-Jean, il s’endort d’un profond sommeil dans une voiture de la ligne du Midi. A peine est-il troublé deux ou trois fois pendant la nuit par des voix de cuivre, des creux du midi, qui crient : « Toulouge » ou « Montoban. » C’est seulement le lever du soleil qui le réveille, une aurore splendide, une gerbe de diamants qui éclate et jaillit dans l’azur. Cette fois, il y est, dans le Midi, et pour de bon ; il peut baisser la glace, aspirer l’air chaud, regarder, avec l’étonnement de l’homme du Nord, le feuillage en demi-deuil des oliviers et les routes sèches où courent des trombes de poussière blonde. Enfin le conducteur du train annonce, en ouvrant les portières : « Perpignein !... Perpignein. » On est arrivé.

Le voyageur jette un regard aux créneaux roussis du Castillet, qui datent de Charles-Quint, et aux platanes géants de la promenade, penchés pour toujours, avec une inclinaison de cinquante degrés, par l’effort prolongé du mistral. Puis l’omnibus du chemin de fer, dont les chevaux font sonner sous leurs sabots le vieux pont-levis de Vauban, conduit rapidement Félix Travel à travers quelques rues tortueuses et le dépose à l’hôtel. Dans son impatiente curiosité de voyageur novice, le jeune homme déjeune en hâte, assis tout seul au bout de la table d’hôte, dont la malpropreté et la détestable cuisine à la graisse sont déjà bien espagnoles ; puis, après avoir vainement essayé d’amollir dans son dernier verre de vin un biscuit, qui doit dater de Charles-Quint, lui aussi, comme le Castillet, il sort pour voir la ville et faire sa visite à cette comtesse de Pujade pour qui le docteur Damain lui a donné une lettre d’introduction.

Cette dame habite précisément à quelques pas de l’hôtel, dans une ruelle pareille à un torrent desséché, une maison étroite et farouche ayant à peu près l’air d’une prison, avec des « miradores » grillés comme à Séville ou à Tolède. Félix tire la chaîne de fer toute rouillée qui pend auprès de la porte, — une porte basse et ronde, percée d’un judas, garnie de ferrures et de gros clous rébarbatifs, une de ces portes qui ne semblent pas faites pour s’ouvrir, — et la voit s’entre-bâiller, après une assez longue attente, pour lui montrer la face ridée et le bonnet monastique d’une vieille servante aux yeux de morte.

— « Madame la comtesse de Pujade ? — demande le voyageur.

— Madame la comtesse et sa fille sont à la messe.

— Je ne reste qu’un jour ici... Aurai-je chance de rencontrer ces dames, un peu plus tard ?

— Je ne saurais vous dire. »

L’accueil n’est pas engageant. Félix ne peut donc que laisser à la servante sa carte et la lettre du docteur.

— « Ma foi, — pense-t-il en s’éloignant, — si j’en juge par la lugubre apparence de ce logis et par la tête de la domestique, qui ressemble à une vieille machine à prières pour veiller les morts, j’aime autant avoir trouvé visage de bois... A quoi pensait le brave docteur en m’adressant à ces béguines ? »

D’ailleurs, vingt pas plus loin, son impression fâcheuse est dissipée ; car, au bout de la rue, brusquement, il débouche sur une petite place pleine de bruit et de soleil. Là, devant le portail d’une église, sculpté et vermiculé du haut en bas comme une écorce de melon, se tient un joli marché, qui embaume le citron et la rose. Un coin d’Espagne, en vérité, où vibre le sonore patois catalan. L’artiste parisien, qui voyage pour la première fois de sa vie, reste ébloui devant ce spectacle pittoresque et nouveau. Ah ! les beaux écroulements d’oranges, de tomates et de poivrons ! La jeune marchande à qui il achète une botte d’œillets a les yeux noirs de la marquise d’Amaëgui, et ce montagnard à ceinture rouge, qui fume sa cigarette, accoudé sur sa mule au ventre rasé et toute harnachée de pompons et de sonnailles, est beau comme un contrebandier des temps romantiques. A la bonne heure ! En voilà de la lumière, de la couleur et de la joie ! Grisé, enchanté, Félix Travel s’attarde à flâner parmi cette foule bruyante ; il se promène là pendant plus d’une heure, lentement, délicieusement, dans la bonne chaleur du soleil qui lui pique le dos et les reins. Il se sent toujours un peu faible, c’est vrai, mais jamais il n’a eu plus goût à la vie. Ce Midi, tout de même ! Mais c’est un miracle, une résurrection ! Mais il est en pleine convalescence ! Quel bonheur !

Pourtant, il a passé la nuit en wagon, il a sommeil, et lorsqu’il rentre à l’hôtel pour se jeter une heure ou deux sur son lit, le garçon lui présente une lettre que vient d’envoyer Mme de Pujade. Elle prie M. Félix Travel de venir dîner chez elle, le soir même, sans cérémonie ; elle sera flattée, dit-elle, de connaître l’auteur de la Sérénade et de la Nuit d’Étoiles, et heureuse de parler avec lui du docteur Damain, à qui elle doit la vie, etc., etc. Tout cela, dit en quelques lignes courtoises, un peu sèches, sur un papier à lettre orné d’une couronne comtale.

Félix se rappelle alors la maison à physionomie inhospitalière, et ce que le docteur Damain lui a dit sur l’extrême dévotion de Mme de Pujade ; et il est pris d’une singulière timidité. Saura-t-il se conduire correctement dans un milieu aussi aristocratique ? Célèbre d’hier, il n’est pas encore allé dans le monde. Jusqu’ici il a vécu comme un pauvre qu’il était, tout près du peuple, il n’a jamais de sa vie vu de près une dame noble, une dévote. Et cependant, impossible de refuser sans impolitesse. Ah ! il se serait bien passé de la recommandation du docteur. Dans quel guêpier son vieil ami l’a-t-il fourré ?

Aussi est-ce avec une secrète émotion qu’un instant avant l’heure convenue, le musicien, ayant fait toilette, se présente de nouveau devant la maison lugubre. Mais, cette fois, la vieille servante à mine de sœur tourière ouvre la porte sans difficulté, et après avoir introduit le jeune homme dans le « salon de compagnie », comme on dit à Perpignan, se retire en annonçant qu’elle va prévenir Madame la comtesse.

Malgré les lumières et le feu, il y fait froid, dans ce salon, le froid spécial aux pièces ordinairement inhabitées. Les lourds meubles de tapisserie, droits et raides comme des meubles d’églises, sont rangés avec une désolante symétrie, et la nudité des boiseries claires s’orne d’une unique gravure, magnifiquement encadrée, le portrait du pape Pie IX, sanctifié de sa signature autographe. Pas un objet d’intimité ou de souvenir ; rien de féminin. Félix songe que si l’extérieur du logis lui a semblé morose, l’intérieur est franchement hostile. Les deux grosses lampes sur la cheminée, les bougies du lustre à pendeloques de verre, les bûches enflammées dans le foyer, semblent se dire : « Quel est cet intrus, pour qui on nous a allumées ? » Et voilà que le pauvre garçon frissonne et que sa gêne redouble.

Tout à coup, une porte s’ouvre. C’est la comtesse, suivie de sa fille.

Longue, jaune, sèche, en deuil éternel, avec un « tour » de cheveux d’un noir impitoyable, Mme de Pujade a peut-être été une brune élégante, du temps où le duvet qui ombrage sa lèvre supérieure ne s’était pas encore décidé à devenir de véritables moustaches. Elles ajoutent encore à la sévérité de toute sa personne, de ses mains à mitaines, de son sourire au-dessous de zéro. Félix serait consterné par cette apparition, s’il ne s’apercevait tout de suite — il a vingt-six ans, ne l’oublions pas — que la jeune personne entrée dans le salon derrière la comtesse est très jolie, malgré son air un peu gauche et sa robe mal faite.

— « Ma fille Thérésine, » — a dit Mme de Pujade.

Et tout en répondant de son mieux aux compliments empesés que la comtesse lui adresse sur ses tout récents succès, Félix, toujours fort intimidé et assis au bord de sa chaise, admire à la dérobée cette Thérésine, dont le teint de pêche et les beaux yeux noirs, modestement baissés, lui rappellent les Vierges de Murillo qu’il a vues au Louvre, ces Vierges si charmantes, si humaines avec un rien d’idéal, et dans lesquelles il y a un peu de la madone et beaucoup de la grisette madrilène.

— « Vous partez donc, dès demain matin pour Amélie ? — demanda la comtesse au voyageur.

— Oui, madame. Le docteur Damain m’assure que j’ai besoin d’un repos absolu.

— Nous regretterons de ne pas vous posséder davantage, monsieur. Mais le docteur a raison. Perpignan n’est pas un bon séjour pour les convalescents, et le vent du nord y est fort dangereux. »

En ce moment un coup de sonnette retentit.

— « C’est Monseigneur ! — dit Mlle Thérésine.

— Oui, — ajoute sa mère. — Vous allez dîner, monsieur, avec notre vénérable ami, Monseigneur Calou, des Missions étrangères, dont les pieux voyages en Indo-Chine ont épuisé les forces, et qui s’est retiré ici, dans sa ville natale. Il a désiré faire votre connaissance, car il aime beaucoup la musique, et ma fille lui a déchiffré au piano votre partition. »

Un évêque, à présent ! Félix est pris de peur, positivement. Le voilà aux prises avec tout ce qu’il y a de plus collet-monté dans le monde, la noblesse et le haut clergé. Un évêque ! Il n’en a vu qu’un, crosse à la main et mitre en tête, à Sainte-Marie des Batignolles, l’évêque qui lui a touché la joue le jour de sa confirmation. Saura-t-il se comporter convenablement avec un prince de l’Église ?... Ah ! que le diable emporte le docteur !

Par bonheur, Mgr Calou a, sous ses cheveux blancs, une bonne et joviale figure de vieillard sanguin, et il tend sans façon au jeune homme qu’on lui présente, et qui s’attendait presque à être béni, sa main gantée de violet.

— « Le voici donc, — s’écrie-t-il avec un cordial accent méridional, — le voici donc, ce jeune malade qui vient demander sa guérison à notre soleil... Il fera son devoir, n’en doutez pas, mon cher enfant, et vous pourrez bientôt vous remettre au travail, nous charmer de nouveau par vos belles compositions... Mais le dîner est servi. A table ! »

En effet, la porte de la salle à manger vient de s’ouvrir. L’évêque y pénètre en marchant à côté de Mme de Pujade ; Félix offre son bras à la jolie Mlle Thérésine ; et, dès que Monseigneur a expédié le Benedicite, on attaque le potage.

Le dîner est excellent, un dîner de province, copieux et délicat ; et, après le coup du médecin, Félix, bien qu’encore un peu interloqué par les moustaches de la comtesse et la croix pectorale de l’ancien missionnaire, commence à se rassurer. C’est stupide, après tout, sa confusion et son silence ; il doit se montrer aimable, il ne veut pas laisser la réputation d’un imbécile ou d’un sauvage. D’ailleurs, le milieu dans lequel il se trouve lui semble déjà plus sympathique. Il commence à croire qu’on s’intéresse à lui. On lui parle de ce qu’il aime, de son art ; on lui fait raconter la première représentation de sa Nuit d’Étoiles. Et il répond, l’artiste, il s’anime, il s’abandonne. A des mots ingénus, à de gentilles plaisanteries qui lui ont échappé, on a ri, mais avec plaisir, sans ironie et sans malice. Alors il s’épanouit, il cède au besoin des confidences, il dit, avec une naïve éloquence, sa jeunesse si solitaire et si douloureuse, les joies du succès inattendu.

— « Ainsi, vous êtes tombé malade, au lendemain de votre premier bonheur, » — lui dit Mme de Pujade ; et elle a un : « Pauvre jeune homme ! » plein de bonté.

Et le vieux prêtre le regarde avec des yeux bienveillants, et lui remplit gaîment son verre.

— « Encore un peu de bourgogne, monsieur le convalescent. Cela ne peut que vous faire du bien. »

Mais ce qui réconcilie tout à fait le voyageur avec ses hôtes, ce qui lui rend la confiance, ce qui excite sa verve, c’est la présence de Mlle Thérésine. Car il s’aperçoit qu’il ne lui déplaît pas, qu’elle a doucement souri à toutes ses saillies, que ses beaux yeux noirs aux longs cils retroussés se sont plusieurs fois levés sur lui, et que — non ! ce n’est pas une illusion, il en est sûr, — il vient d’y surprendre un regard infiniment doux, presque attendri.

Ah ! l’aimable repas ! La bonne hôtesse ! Le brave homme d’évêque ! Et la charmante jeune fille, surtout ! La charmante jeune fille !

Mais, tandis que la servante change les assiettes, dans une de ces minutes de silence inexpliqué où les gens du peuple disent : « Il passe un ange, » soudain, — et par hasard, oh ! par pur hasard, — Félix Travel voit son visage reflété dans un miroir, là, sur la muraille, en face de lui.

Son visage ! Mais est-ce vraiment son visage ? Est-ce bien lui, ce jeune homme si maigre, aux yeux caves, au teint plombé ? Comment ! Il a donc toujours aussi mauvaise mine ? Et toutes ses terreurs lui reviennent aussitôt. Une cruelle pensée traverse son esprit. Les attentions, les prévenances de ses hôtes, ce n’est pas à lui particulièrement qu’elles s’adressent, c’est au malade, c’est au poitrinaire qui a déjà la mort sur la figure. Était-il fou de s’imaginer que cette provinciale sèche et altière, que ce vieux prélat, que cette silencieuse et aristocratique enfant, pouvaient porter un tel intérêt à un pauvre diable de musicien, sans fortune, à peine célèbre, sorti hier de la bohème ! Non ! ce qu’il prenait pour de la sympathie, ce n’est que de la pitié. Si la comtesse met tant d’insistance à lui faire accepter ce blanc de poulet, si Monseigneur, de sa main blanche et grasse où brille l’émeraude pastorale, lui verse si paternellement ce chambertin de derrière les fagots, c’est par compassion pour son état ; ils en feraient autant, dans une de leurs charitables visites à l’hôpital, pour le premier mendiant venu. Oui ! c’est évident. Il comprend les choses, il s’explique tout, maintenant. On le traite comme un moribond !

Et cette jeune fille ?

Elle aussi, sans doute, éprouve seulement pour lui la banale commisération qu’elle aurait devant tout autre malade. N’allait-il pas s’imaginer qu’il l’avait charmée dès la première rencontre, qu’il éveillait peut-être en elle un sentiment obscur et doux ? Insensé ! Fat et insensé !

Et, comme il jette sur elle un regard irrité, presque méchant, il découvre une indicible tristesse dans les beaux yeux de Thérésine, dans ses beaux yeux mouillés, en ce moment, par deux larmes mal contenues.

Oh ! l’affreuse amertume !

Ainsi, il ne s’est peut-être pas trompé. Peut-être cette ignorante et candide enfant, enfouie jusque-là au fond de cette province, dans cette maison claustrale, a-t-elle senti tout à l’heure son cœur tressaillir pour la première fois. Et maintenant elle est navrée en songeant que ce jeune homme dont la vue la trouble, qu’elle va aimer, qu’elle aime déjà, n’a plus que quelques mois, que quelques jours à vivre. Ces larmes qui lui viennent aux yeux, c’est le regret de son espoir d’amour, à peine né, si tôt déçu. Le malheureux qu’il est ! Une femme le pleure, en sa présence, de son vivant !

C’est fini. Le charme est rompu. Rempli d’horreur, le cœur battant à grands coups, Félix Travel tombe alors dans un morne silence. A toutes les obligeantes questions de ses hôtes, il ne répond que par des monosyllabes, des phrases confuses. Fuir ! il ne pense plus qu’à fuir ! Dès qu’on se lève de table, il s’excuse avec maladresse, se déclare plus souffrant. Et ce prêtre et ces femmes, avec leurs façons affectueuses, leurs recommandations inquiètes, lui deviennent odieux. « Enveloppez-vous bien... Prenez garde de prendre froid. » Oh ! les gens importuns !

Enfin, le voilà dehors, libre. Il s’en va, cherchant à reconnaître son chemin dans les rues noires et désertes de la vieille ville, sous la claire et froide nuit d’étoiles ; et, grelottant sous ses habits, seul, tout seul avec l’exécrable peur de la mort, il se dit tout haut à lui-même et se répète sans cesse, comme un monomane :

« Perdu ! Je suis perdu ! »




Deux mois après, complètement guéri par le bon soleil et l’air salubre des montagnes, Félix Travel, en repassant par Perpignan, était, une seconde fois, invité à dîner avec l’évêque chez Mme de Pujade ; — et c’était à qui le féliciterait sur son bon appétit et sur sa belle mine.

Épanoui de se porter si bien, le musicien voit, à présent, les choses comme elles sont. Il est dans une bonne maison de province, mal meublée, c’est vrai, mais où la chère est exquise. Mgr Calou a la rondeur et la bonhomie d’un vieil aumônier de régiment ; et la comtesse elle-même, malgré ses airs guindés, laisse apparaître, de temps en temps, un sourire de brave femme sous ses moustaches.

Il n’a plus de timidité, aujourd’hui, le voyageur ; il se montre amusant, spirituel, et, quand il regarde, par hasard, le miroir en face de lui, il y reconnaît son visage — celui d’un joli garçon, ma foi ! — tout radieux de santé et de jeunesse. Ah ! quelle joie de vivre !

Non ! pourtant, il a un souci. Les yeux de Mlle Thérésine évitent à présent de se tourner vers lui : elle les tient obstinément baissés sur son assiette. Pourquoi cette réserve excessive ? S’est-elle dit qu’elle ne doit pas s’intéresser à un jeune homme qui n’est point de son monde, à un artiste qui passe ; ou bien est-ce Félix qui s’est fait illusion, la dernière fois ?

Il ne le saura jamais. Demain, il part pour ne plus revenir. Mais — l’homme est si inconséquent, si bizarre ! — voilà que le convalescent épanoui est pris d’une mélancolie soudaine. Il se rappelle les beaux regards de Vierge de Murillo fixés si doucement sur lui, les beaux regards de madone et de grisette pleins de pitié et de larmes, et, pour un peu, il songerait presque :

« Décidément, je ne suis plus malade... Quel dommage ! »