Œuvres posthumes (Musset)/Faustine (fragment)

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Œuvres posthumesCharpentierŒuvres complètes d’Alfred de Musset. Tome X (p. 153-186).


FAUSTINE


FRAGMENT


Personnages
LORÉDAN, noble vénitien.
MICHEL, ses fils.
FABRICE,
GALËAS VISCONTI, noble milanais.
ORSO, joaillier.
FAUSTINE, fille de Lorédan.
NINA, suivante de Faustine.


ACTE PREMIER



Scène première


MICHEL, seul ; puis FABRICE.
Michel.

J’ai veillé plus d’une fois durant cette longue guerre ; mais je n’ai jamais passé, que je sache, une nuit pareille à celle-ci. Le jour commence à poindre. — La cloche de Saint-Maurice va bientôt annoncer le soleil. — Serait-il possible qu’elle ne revînt pas ? — Ah ! te voilà, Fabrice il est temps.

Fabrice.

Oui, ma foi, car je suis brisé. Ouf ! quelle fatigue !

Il jette son manteau.
Michel.

Tu viens du bal, sans doute ? Tu as joué cette nuit ?

Fabrice.

Oui, et je dois dire, en dépit du hasard, que je me suis fort diverti. La plus délicieuse musique, les plus belles femmes de Venise ! — Mais que fais-tu là si matin ? — Tu n’as pas l’air d’un homme qui se lève, — et ces flambeaux mourants qui pâlissent, ces yeux fatigués… — Qu’as-tu donc ?

Michel.

Il faut apparemment que les aînés des familles veillent sur l’honneur de leur maison pendant que les enfants s’amusent.

Fabrice.

L’honneur de leur maison, dis-tu ? Que signifie cela ?

Michel.

Tu es bien jeune. — Sais-tu prêter et garder un serment ?

Fabrice.

Eh ! mon frère, je porte le même nom que toi.

Michel.

Jure donc, par ce nom et par celui de notre mère qui n’est plus, que tu ne révéleras jamais ce que je vais te confier.

Fabrice.

Soit. — Je le jure. — Mais quelle voix sinistre…

Michel.

Regarde cette porte.

Fabrice.

Celle de notre sœur ? — Par quel hasard ouverte à l’heure qu’il est ?

Michel.

Entre si tu veux, — tu n’éveilleras personne.

Fabrice.

Elle vient donc de sortir à présent ?

Michel.

Pas à présent.

Fabrice.

Quand donc ? Quel motif ?…

Michel.

C’est précisément pour lui faire cette question que je l’attends.

Fabrice.

Et depuis quelle heure l’attends-tu ainsi ?

Michel.

Depuis hier soir. — Tu parais surpris ?

Fabrice.

Parle mieux, — tu me fais frémir.

Michel.

Je ne puis mieux parler ; je n’en sais pas plus que toi. Regarde et pense.

Fabrice.

En vérité, je ne saurais faire ni l’un ni l’autre. Malgré le témoignage de mes yeux, certains soupçons, certaines idées, sont trop horribles, trop inattendus, pour que l’esprit, avant de les admettre, ne recule pas épouvanté.

Michel.

N’est-ce pas ? C’est exactement ce que j’ai éprouvé en passant là, hier à minuit.

Fabrice.

Tu étais seul ?

Michel.

Oui, je revenais de l’arsenal.

Fabrice.

Notre père dormait ?

Michel.

Depuis longtemps.

Fabrice.

Et Nina s’était retirée ?

Michel.

Je le crois ainsi.

Fabrice.

Juste ciel !

Il se promène quelque temps en silence.
Michel, assis.

À quoi songes-tu ?

Fabrice.

À quoi songes-tu toi-même ? Nina m’a dit que notre sœur se levait quelquefois dans son sommeil, et marchait endormie.

Michel.

À d’autres ! — Je ne me repais point de contes de nourrice.

Fabrice.

Quelle est donc ta pensée ? tu ne l’oses pas dire.

Michel.

Je l’oserai devant elle.

Fabrice.

Non, par le Dieu vivant ! tant que je conserverai le sentiment de mon propre honneur, je ne croirai jamais que ma sœur puisse cesser un moment de respecter le sien. Le doute même en est impossible… De tout autre que toi je ne le souffrirais pas.

Michel.

Ni moi non plus.

Fabrice.

Qu’est-ce donc à dire ? Il y a ici, évidemment, quelque mystère inexplicable. Pas plus que toi, je ne puis le pénétrer. Cette disparition, cette chambre vide, ce hasard même qui t’a pris pour témoin, tout cela est, j’en conviens, difficile à comprendre. Mais il est bien plus difficile encore de croire que la fille des Lorédan, après avoir vécu sans reproche pendant vingt ans sous le toit de ses ancêtres, perde tout à coup la raison.

Michel.

Ce n’est pas de cela que je la soupçonne.

Fabrice.

Et de quoi donc ? Supposons-lui un amour ignoré, que sais-je ? quelque passion cachée au fond de l’âme (car elle en est capable, et c’est là ta pensée), ira-t-elle fouler aux pieds ce qui fut la règle et l’orgueil de sa vie, la loyauté, l’honneur, la pudeur ?

Michel.

Tu crois peut-être…

Fabrice.

Non ! je ne crois rien. C’est notre sœur, c’est une Lorédan. Elle porte sur son visage la ressemblance de notre mère. Tant que je n’aurai pas la preuve qu’elle est coupable, tant que je n’entendrai pas de sa bouche l’aveu de son crime et d’un tel opprobre, je dirai : Non ! c’est impossible !

Michel.

Le marquis Visconti, cousin du duc de Milan, doit arriver aujourd’hui même.

Fabrice.

Eh bien ?

Michel.

Notre sœur lui est promise.

Fabrice.

Je le sais, et je suis convaincu…

Michel.

Que ce mariage se fera ?

Fabrice.

Sans aucun doute, et que, dans peu de temps, une fois les choses expliquées, tu regretteras amèrement les soupçons que tu viens d’avoir.

Michel.

Que t’en ai-je dit ?

Fabrice.

Tout ce que le silence peut dire.

Michel.

Écoute-moi donc, maintenant que je parle. Tu es vif, prompt, toujours pressé, comme les gens qui n’ont rien à faire. Tu juges vite, de peur de réfléchir ; mais je suis dans ce fauteuil depuis hier soir, et j’ai compté les heures. Retiens ceci. L’absence de Faustine, si elle n’est pas un crime, est une ruse.

Fabrice.

Une ruse, dis-tu, dans quel but ?

Michel.

Dans le but fort clair et fort simple de faire rompre cette alliance.

Fabrice.

Le beau moyen que de se déshonorer !

Michel.

Elle sait très bien qu’il n’en sera pas ainsi. Elle sait très bien que, tous tant que nous sommes, nous serions prêts à perdre notre fortune et la vie plutôt que de voir publier notre honte. Elle sait très bien que personne dans cette maison n’ira, en pareil cas, avertir notre père, car ce serait lui donner la mort, à ce vieillard qui, après ses sequins, ne chérit que son enfant gâté. Elle se croit sûre de l’impunité, ou, si on l’accusait tout bas, penses-tu qu’une fable ou un prétexte ferait défaut à son esprit subtil ? Ce n’est pas là ce qui t’inquiète ; mais ce qu’elle veut, ce qu’elle espère, c’est justement un scandale étouffé, c’est qu’on s’aperçoive de sa fuite, et que, sans en pouvoir deviner ou vouloir éclaircir la cause, on n’ose point passer outre et disposer de sa main.

Fabrice.

Quelles imaginations tu te crées ! A-t-elle donc de la haine pour Visconti, ou de l’amour pour quelque autre ?

Michel.

Qui sait ?

Fabrice.

Pur fantôme, te dis-je !

Michel.

Pas tant que tu peux le supposer. Je connais la tête des Vénitiennes ; je l’ai étudiée autre part que dans les miroirs des courtisanes. Il ne m’étonnerait pas le moins du monde que Faustine se fût échappée, sans réfléchir d’avance où elle irait, et dans le seul but que je viens de te dire.

Fabrice.

Ainsi tu crois qu’elle va revenir ?

Michel.

Il le faut bien. Si elle cherche un scandale, c’est dans ce palais, vis-à-vis de nous seuls, et non ailleurs.

Fabrice.

Gageons que tu te trompes, et que rien de tout cela n’est la vérité.

On entend une cloche.

Tiens, voici le jour ! Crois-tu qu’elle revienne maintenant ?

Michel, à la fenêtre.

Tu as raison : il est trop tard, le palais se remplit de monde. Mais où est-elle ? Que veut dire cela ? Si je me trompe en l’accusant de ruse, elle est alors bien autrement coupable, et, par mon saint patron l’Archange, je ne voudrais pas…

Fabrice.

Tu ne voudrais pas porter la main sur elle, je pense ?… Ne parlais-tu pas de notre père tout à l’heure ? Voudrais-tu être le meurtrier de ta sœur ?

Michel.

S’il était vrai qu’un séducteur…

Fabrice.

Oh ! pour cela, n’en parlons pas… Si pareille chose était possible…

Michel.

Que ferais-tu ?

Fabrice.

Tu le demandes ?

Michel.

Une provocation à la française, n’est-ce pas ?

Fabrice.

Silence ! silence ! j’entends marcher ; on vient de ce côté… Peut-être est-ce Faustine ?… Non, c’est notre père. Que Dieu veille sur elle à présent !

Il ferme la porte restée ouverte.



Scène II

Les Précédents, LORÉDAN.
Lorédan.

Déjà levés tous deux, mes enfants ! Voilà qui est bien… pour Michel, s’entend.

À Fabrice.

Car, pour toi, je sais tes allures ; tu n’as pas grand mérite à être debout maintenant. Tu fais de la nuit le jour, tu cours les mascarades…

Fabrice.

Mon père…

Lorédan.

Oui, tu dissipes le bien de ta mère ; cela te divertit, mais gare l’avenir ! Tout vieux que je suis, je puis te faire encore attendre !

Fabrice.

Eh ! mon père, quelle triste opinion auriez-vous bien pu concevoir…

Lorédan.

C’est bien, c’est bon, je connais ton cœur ; mais, quand je te vois ainsi emplumé, couvert de ces brillants hochets… Tu te ris de nos lois somptuaires !… Nous te confierons quelque jour à messer Grande… Allons, trêve de gronderie, je veux être gai aujourd’hui, car j’ai en poche de bonnes nouvelles… Mais qu’as-tu donc, Michel ? Tu es bien pensif.

Michel.

Pardon, seigneur. Comment va votre santé ? Vous êtes bien matinal aujourd’hui.

Lorédan.

Vieille habitude, mon cher ami, vieille habitude de commerçant ; car, bien que je ne puisse plus faire profession de l’être, grâce à leur ridicule défense, je le suis et le serai toujours… Sotte et inutile chimère de vouloir nous en empêcher !… Et c’est à cette heure-ci qu’on reçoit ses lettres, qu’on y répond, qu’on règle ses comptes.

Fabrice.

Ainsi, vous-même, vous bravez les lois ?

Lorédan.

Ah ! ah ! garçon, cela te fait rire ? Si je les brave, du moins ce n’est pas pour jouer aux dés. Certes, personne dans Venise n’est plus fier que moi de son nom ; personne, j’ose le dire, ne l’est à plus juste titre. Mais est-ce à dire pour cela qu’un honnête homme, de quelque rang qu’il soit, ne puisse travailler à sa fortune ? On ne m’en guérira jamais. Je suis patricien jusqu’à la moelle des os, mais je suis banquier au fond du cœur, et comme j’ai vécu je mourrai… Votre sœur Faustine n’est pas levée ?

Fabrice.

Nous ne l’avons pas vue, seigneur.

Bas, à Michel.

Je tremble encore qu’elle ne paraisse.

Michel, de même.

N’y songe plus… Il est trop tard. Si elle doit revenir, sa fable est préparée

Lorédan.

C’est que la nouvelle dont je vous parlais l’intéresse principalement. Vous n’ignorez pas, mes enfants, que le marquis Galéas Visconti va venir ici pour être mon gendre. Il vient de Milan. Il s’est arrêté quelques jours à Vérone, pour en prendre possession au nom de son cousin, et je l’attends d’un moment à l’autre, car je ne veux pas qu’il prenne d’autre logis que ce palais. Or savez-vous ce qui arrive ? Ce n’est pas une petite affaire, pour une maison telle que la nôtre, que de se voir l’alliée du duc de Milan, et la sérénissime Seigneurie se montre fort ombrageuse en telles occasions. Elle n’aime pas à voir une famille s’élever ainsi, dans son sein, au-dessus des plus hautes têtes, par l’appui d’un prince étranger. Elle craint que cette vieille colonne, en grandissant, n’ébranle l’édifice, — et c’est pourquoi on s’en est inquiété dans le Sénat.

Michel.

Eh bien, seigneur, qu’ont-ils résolu ?

Lorédan.

Eh bien, mon fils, ils ont résolu, — après mûre délibération, — que la République adopte ma fille et la donne, comme princesse, avec une dot considérable, à ce digne et charmant marquis.

Fabrice.

En vérité !

Lorédan.

La chose est faite ; j’ai là un mot de l’ami Cornaro, qui a voulu le premier m’annoncer cela. Je ne sais pas encore pertinemment quelle est la dot, mais le mot est écrit : « considérable ». Que la République y trouve son compte, cela n’est pas douteux. Elle est bonne mère, mais bonne ménagère. Je crois qu’il y a sous main, entre nous soit dit, quelque projet de traité avec Milan, aux dépens du sieur de Padoue ; et les clefs de quelques petites villes de par la Marche trévisane pourraient bien se glisser dans la corbeille de noces… Eh ! eh ! ces fiers Morosini, avec leur princesse de Hongrie, ils ne seront donc plus les seuls dont la fille ait été ainsi adoptée.

Michel.

Je ne suis jamais sans inquiétude lorsque j’entends mon noble père parler ainsi des affaires d’État.

Lorédan.

Bon ! te voilà avec tes scrupules. Un soldat ! cela te sied bien ! Est-ce Charles Zéno, ton capitaine, qui t’enseigne cette prudence ?

Michel.

C’est parce que je suis un soldat qu’on m’a appris qu’il valait mieux agir…

Lorédan.

Que de parler ? C’est ce qu’ils m’ont dit aussi quand je suis sorti du conseil intime. Je connais de reste Venise, et je sais que les murailles y ont des oreilles…

Fabrice.

Non pas ici, mon père, mais…

Lorédan.

Partout, partout !… J’ai vu à l’œuvre les gens que le peuple appelle ceux de là-haut. Venise est le pays du silence. Il s’y promène dans les rues, avec la trahison par derrière, qui le suit en guise de laquais. Je sais tout cela, je lui ai payé ma dette ; je me suis tu soixante-cinq ans ; mais je suis vieux, je suis las, cela m’ennuie. Je ne divulgue point les secrets de l’État, par la fort bonne raison que je les ignore ; mais j’ai été sénateur, correcteur des lois, conseiller, sage de la terre ferme ; il est bien temps que je sois moi-même, et si je radote dans ma barbe grise…

Michel.

La trahison ne vieillit pas.

Lorédan.

À mon âge, monsieur, on ne craint plus que Dieu… Mais qui vient là ? quel est ce bruit ?



Scène III


Les Précédents, un Valet.
Le valet.

Le seigneur marquis Visconti vient d’aborder devant le palais.

Lorédan.

Dieu soit loué !… allons à sa rencontre.

Michel.

Y pensez-vous, mon père ? Descendre vous-même ! C’est nous que regarde un pareil soin. Rentrez dans votre appartement.

Lorédan.

Est-ce donc la mode aujourd’hui que les enfants fassent la leçon aux pères ? La peste soit de tes cérémonies ! Allez-y donc, puisque vous le voulez.



Scène IV


LORÉDAN, seul ; puis NINA.
Lorédan.

Je crois, en vérité, que ces garçons-là me renverraient volontiers à l’école !… Hum ! ce n’est pourtant pas sans plaisir que je vois en eux cet orgueil altier, cette chaleur du sang de ma race… Voyons un peu, que tout ceci ne nous fasse pas négliger nos affaires… Il faut que je présente Visconti à M. le doge… M. le doge !… jusqu’où dégradera-t-on cette dignité qui fut suprême ? Ce pauvre homme, à qui je présente mon gendre, n’aurait pas le droit de lui donner sa fille. La Quarantie s’y opposerait. Ainsi grandit, comme une forêt qui enveloppe tout dans son ombre, notre toute-puissante aristocratie. Contarini ! tu es le premier doge dont la patrie reconnaissante ait prononcé l’oraison funèbre ; tu es le dernier qu’on ait appelé seigneur ! Par mon patron, si les électeurs voulaient me planter, par mégarde, ce piteux bonnet doré sur la tête, je ferais comme Tiepolo, qui s’évada pour ne point régner, voire même comme Urseolo, qui, de désespoir d’être doge de Venise, alla se faire moine à Perpignan… Mais que fait donc cette paresseuse suivante ?

Il appelle.

Nina ! Nina !

Nina.

Me voici, monseigneur.

Lorédan.

Est-ce que ma fille n’est point levée ?

Nina.

Elle ne m’a point fait appeler, monseigneur.

Lorédan.

Allez-y voir… Nina ! Nina ! dites-lui que le marquis… que son futur époux… non, ne lui dites rien… mais ayez soin de la faire belle.

Nina.

Oui, monseigneur.

Elle entre dans l’appartement de Faustine.
Lorédan.

Il me semble qu’ils sont bien longs dans leur débarquement. Les compliments vont grand train sans doute… cependant Michel n’en fait guère… Ils me diront encore que je suis bien pressé de laisser voir ma fille si matin… Ils trouveront cela contre l’étiquette… Foin de l’étiquette ! Est-ce pour rien qu’elle est belle ?… Oui, je veux lui donner quelques pierreries…

Il appelle.

Pippo ! Cela égaye une jeune beauté, et le reflet lui en saute dans les yeux… Notre voisin l’argentier Orso me donnera cela à bon compte. Il faut que je le fasse avertir… Pippo ! Pippo !… Ah ! voici notre fiancé.



Scène V


LORÉDAN, FABRICE, MICHEL, VISCONTI, Suite.
Visconti.

C’est votre faute, seigneur, si je suis importun. Vous n’avez pas voulu me permettre de rien voir dans cette ville que j’aime tant avant ce que j’en aime le mieux.

Lorédan.

Soyez le bienvenu, marquis. Mettez votre main dans celle-ci, ni plus ni moins que si c’était la patte du lion de Saint-Marc en personne. Vous avez raison d’aimer vos amis.

Visconti.

De tout mon cœur… Jamais le lion de Saint-Marc ne fut plus grand qu’en ce moment. Pendant qu’il extermine les Génois à vos portes, ses pavillons couvrent toutes les mers, et, bien qu’on le voie immobile, le monde entier sait qu’il a des ailes.

Lorédan.

Vous savez que, pour un Vénitien, il n’y a pas de meilleur compliment que ceux qu’on adresse à Venise… Ah ça, dites-moi, êtes-vous las ? vous avez fait le chemin cette nuit ?

Visconti.

Oui, si court que soit un voyage, la fraîcheur de la nuit me plaît… Ce n’est pas, il est vrai, la coutume ; mais le soleil et la poussière me gâtent les plus belles routes.

Lorédan.

Cela est fort incommode, en effet.

Visconti.

Et, par un brillant clair de lune, notre belle Italie endormie me semble encore plus belle qu’éveillée.

Lorédan.

J’ai remarqué cela, et aussi que, la nuit, les gens de la suite vont plus vite ; ils s’arrêtent, en plein jour, au moindre village ; la peur les talonne dans l’obscurité.

Michel.

La peur, seigneur ?

Lorédan.

Eh ! oui, la peur… des voleurs, des spectres, que sais-je ? de ces petites flammes égrillardes qui dansent le soir sur les ruisseaux… Vous ne connaissez pas celui-là,

En désignant Michel.


il ne veut pas que la peur existe.

Visconti.

Il doit cependant l’avoir eue sous les yeux… devant lui… durant cette guerre…

Michel.

Non, marquis, le seul mal qu’on puisse dire des Génois, c’est qu’ils sont vaincus.

Lorédan.

Et voilà l’autre mauvais sujet,

En montrant Fabrice.


qui ne craint pas non plus la nuit, mais bien les seigneurs de la nuit… Il est fort heureux que Barratieri ait eu la glorieuse idée d’établir chez nous le règne des cornets… Méchant garçon !… Vous le voyez, marquis, je vous mets au courant des petits secrets de la famille, afin que vous ne vous trompiez pas de voisin quand vous y prendrez votre place.

Visconti.

La plus humble près de vous, seigneur, sera toujours la plus haute à mes yeux.

Lorédan.

Que nos projets puissent s’accomplir, vous n’aurez pas la plus mauvaise. Ma chère Faustine, seigneur Visconti…

Michel, bas, à Lorédan.

Mon père…

Lorédan.

Je n’en veux point parler… Son éloge dans ma bouche, je le sais très bien, Michel, aurait mauvaise grâce ; il serait malséant à un père de vanter ce qui fait la consolation et le charme de sa vieillesse. N’est-ce point votre avis, marquis ?

Visconti.

Non, seigneur ; à vous dire vrai, je pense là-dessus tout autrement ; s’agirait-il d’une princesse souveraine, la bénédiction d’un père m’a toujours semblé la plus belle couronne qu’une jeune fille puisse porter au front.

Lorédan.

Nous nous entendrons, je le vois, quitte à être grondés tous deux… Vous allez voir ma fille ; tout à l’heure je l’ai fait prévenir.

Fabrice.

Seigneur, je crains qu’il ne soit pas possible… en ce moment…

Lorédan.

Quoi ? qu’est-ce donc ?

Visconti.

Ne me laissez pas être deux fois indiscret, permettez que je me retire.

Lorédan.

Quoi donc ? est-ce qu’elle est malade ? Je viens de voir Nina, qui ne m’a rien dit. Réponds, Fabrice ; tu m’inquiètes. Est-ce quelque motif que j’ignore ?…

Fabrice, bas, à Michel.

Que va-t-il arriver ?

Michel, de même.

Que veux-tu que j’en sache ?

Lorédan.

Eh bien ! vous ne vous expliquez point ? Que veut dire cela ? Excusez-moi, marquis, mais je vais m’informer.

Il va pour entrer chez Faustine et s’arrête en la voyant.

Eh ! que rêvez-vous donc ? La voici elle-même.



Scène VI


Les Précédents, FAUSTINE.
Lorédan.

Ma fille, voici le seigneur Visconti qui vient de l’armée et qui nous fait l’honneur d’être notre hôte dans le palais. Il vient s’y reposer des fatigues de la guerre.

Visconti.

Je n’en ai vu que les hasards, madame, et, s’il en est de cruels, il y en a d’heureux, puisque j’en ai pu trouver un qui me permet d’être à vos pieds.

Faustine.

Vous venez de Milan, seigneur. Comment se porte la princesse Valentine ?

Visconti.

Elle nous a quittés pour toujours. Nous espérions en vain la revoir ; elle veut rester duchesse d’Orléans.

Faustine.

Je connais sa devise, seigneur !

Visconti.

Elle est un peu triste.

Faustine.

Il est vrai « Rien ne m’est plus… plus ne m’est rien… » Elle est triste, mais digne d’elle.

Visconti.

C’est celle d’un cœur brisé.

Faustine.

C’est celle d’une âme vaillante.

Visconti.

Cependant ses amis voudraient l’en voir changer.

Faustine.

Êtes-vous sûr que ce soient ses amis ?

Visconti.

Je crois être du nombre de ceux qui l’aiment le mieux.

Faustine.

Et moi aussi, bien que ce soit d’un peu loin.

Visconti.

Je le sais, madame, et je serais heureux si le nom de ma belle cousine pouvait me recommander à vous.

Faustine.

Le vôtre vous suffit, seigneur, pour être le bienvenu partout.

Fabrice, bas, à Michel.

M’as-tu trompé, ou t’es-tu trompé toi-même ?

Lorédan, à part.

Elle lui fait, ce me semble, un accueil bien lugubre.

Haut.

Marquis, il faut que je vous conduise à l’appartement qu’on vous a préparé.

Visconti.

Je ne voudrais pas…

Lorédan.

Venez, je vous en prie.

À part.

L’affaire de la dot changera son humeur.

Haut.

Marquis, je vous montre le chemin.

Il sort avec Visconti.
Michel, bas, à Faustine.

Sœur, j’ai te parler.

Faustine.

Quand tu voudras.

Michel.

Tout de suite.

Faustine.

Comme tu voudras.

Michel, bas, à Fabrice.

Laisse-moi seul avec elle, Fabrice !

Fabrice, bas, à Michel.

Épargne-la. (Il sort.)



Scène VII


MICHEL, FAUSTINE.
Michel.

L’amiral, cette nuit, m’avait fait demander. Il y avait eu une fausse alarme, quelques feux allumés à Chiozza. Après avoir visité les postes, j’allais rentrer, lorsqu’en poussant la porte de cette salle, le vent, qui soufflait avec violence, fit ouvrir l’autre devant moi. Je m’avançai, croyant trouver la vieille Nina encore debout. Ne voyant personne, j’appelai Faustine ; l’écho de la voûte seul me répondit, et la lueur de la torche que j’avais à la main me montra jusqu’au fond l’appartement désert. Alors j’allumai ces flambeaux et je m’assis dans ce fauteuil… Où était Faustine ?

Faustine.

Dieu le sait.

Michel.

Chère petite sœur, j’ai attendu longtemps cette nuit. Es-tu bien sûre de ma patience ?

Faustine.

J’ose y compter.

Michel.

La patience et la haine sont lentes toutes deux ; mais la colère et la vengeance sont promptes. Je me nomme Michel Lorédan.

Faustine.

Et moi, Faustine. De qui veux-tu te venger ?

Michel.

Si je le savais, ce ne serait plus à faire.

Faustine.

Tu ne le sauras pas.

Michel.

Demain, si je le veux.

Faustine.

Non, car je vais te dire à l’instant tout ce que tu peux savoir. On veut me marier, et j’ai un époux.

Michel.

Vraiment !… c’était là ta fable ? Ainsi, c’est un mariage secret ?

Faustine.

Oui, vous avez voulu disposer de moi, et, pour que cela fût impossible, j’ai prononcé un de ces serments qui décident de notre vie et qui nous suivent dans le tombeau.

Michel.

Fort bien ; je te reconnais là. Et il n’est pas permis à ton frère de savoir le nom que tu portes ?

Faustine.

Pas à présent.

Michel.

En vérité ! Et que répondras-tu à mon père lorsqu’il te présentera lui-même un époux ?

Faustine.

Rien, car je compte sur toi pour l’en empêcher.

Michel.

De mieux en mieux. Et si je refusais d’avoir pour toi cette complaisance ? Tu es bien hardie de me confier ton secret ; ne sais-tu pas…

Faustine.

Je sais à qui je parle, mon frère, et je ne crains rien pour mes paroles.

Michel.

Mais enfin, si je refusais ?

Faustine.

Tu serais cause d’un grand malheur.

Michel.

Je ne m’étais pas trompé d’un mot et je savais d’avance chacune de tes paroles. Ainsi tu n’as pas craint, dans ta ruse audacieuse, de jouer avec notre repos et les cheveux blancs de ton père ?

Faustine.

J’ai cru que tu les respecterais.

Michel.

Sans doute ; et ce respect sacré, cette piété d’un fils pour son père, tu t’en es servie comme d’un instrument, comme d’un chiffre dans ton calcul. Il est fâcheux que j’aie eu le temps de réfléchir la nuit dernière, que ta comédie soit prévue et que ce mariage que tu as imaginé pour te dispenser d’obéir…

Faustine.

Imaginé, mon frère ?

Michel.

Oui, ma sœur, nous nous attendions à cela.

Faustine.

Imaginé !… Voici un anneau…

Elle lui montre un anneau à son doigt.
Michel.

Si le pareil existait quelque part, malheur à la main qui le porterait !

Faustine.

Malheur ! dis-tu ?

Michel.

Malheur et mort ! Mais ce n’est qu’un jeu, un ridicule mensonge.

Faustine.

Michel, j’aime et je suis aimée.

Michel.

Non, non !

Faustine.

J’aime et je suis aimée ! Si tu n’entends pas que c’est mon cœur qui parle, c’est que le tien n’a jamais rien dit.

Michel.

Jure-le.

Faustine.

Je l’ai déjà juré.

Michel.

Malheureuse fille ! serait-ce possible ?

Moment de silence.

Mais, si cela était, pourquoi taire son nom ?

Faustine.

Parce qu’il le faut maintenant.

Michel.

Maintenant ! si ce n’est pas la peur qui t’empêche de le dire, c’est donc la honte ?… Est-ce un patricien ?

Faustine.

Peut-être.

Michel.

Non, ce n’en est pas un. On le saurait. On le verrait.

Faustine.

Et si ce n’en était pas un ?

Michel.

Qui donc ? Tu ne réponds pas…

Il s’approche d’elle.

Est-ce bien possible, Faustine ? Ainsi l’affreux soupçon que j’osais à peine concevoir est la vérité !

Faustine.

Quel soupçon ?

Michel.

Ainsi, en un jour, en un instant, tu as oublié qui tu es, qui nous sommes ! Ainsi tu as forfait à l’honneur !

Faustine.

De quel honneur veux-tu parler ? Est-ce du mien, mon frère ?

Michel.

C’est du nôtre à tous. L’honneur, Faustine, cette barrière sacrée, ce trésor enfoui au seuil de la famille, tu as marché dessus pour sortir d’ici. Quand cette maison où nous sommes serait une cabane au lieu d’un palais, devant l’honneur, il n’y a ni riche ni pauvre, et la tache que ne ferait pas la fille d’un pêcheur au manteau troué de son père, la fille des Lorédan la fera au Livre d’or, à la place où est son nom !

Faustine.

Si tu respectais ce nom autant que tu veux sembler le faire, tu ne commencerais pas par outrager ta sœur. As-tu bien compris ce qu’elle t’a dit ? Je te le répète : j’aime et je suis aimée. Hier, on m’a appris que Visconti arrivait, et que je devais appartenir à un autre que celui à qui appartient ma vie. Je n’ai pas craint ta colère, pas plus que l’arrivée du seigneur Visconti, pas plus que votre politique, prête à me faire d’un linceul une robe nuptiale. Ce que j’ai redouté, c’est un mot de mon père, c’est sa juste et froide raison, forte de toute son expérience, plus forte encore de ma tendresse pour lui. Qui sait ? peut-être une prière, une larme à côté de ses cheveux blancs, voilà ce dont j’ai voulu me défendre. Être fidèle à la foi jurée, appelles-tu cela forfaire à l’honneur ? Le vôtre, à vous, se montre partout, à la maison, au palais, au Sénat, dans les rues, en mer, au combat ! Vous le portez au bout de votre épée ! Le nôtre, à nous, est au fond de notre âme. Tout ce que nous pouvons, c’est aimer ; tout ce que nous devons, c’est d’être fidèles. Je ne suis point femme, mais fiancée. Je n’ai point forfait a l’honneur ; j’ai craint de faillir à l’amour, et j’en ai pris Dieu pour témoin.

Michel.

Un amour indigne de toi !

Faustine.

Eh ! qu’en sais-tu ? Je ne t’ai pas dit que ce ne fût pas un patricien. Si j’ai commis une faute en ne vous consultant pas, est-ce une preuve que je ne sache pas choisir ? S’il ne m’est pas permis à présent de nommer celui qui est mon époux, de quel droit décides-tu qu’il est indigne de l’être ? Et, s’il m’est arrivé d’inspirer quelque amour, suis-je donc si laide, mon frère, qu’un de nos grands seigneurs ne puisse penser à moi ? Mais, d’ailleurs, noble ou roturier, n’y a-t-il pas la-bas, au fond de l’Adriatique, quelque endroit où, durant cette guerre, les privilèges s’effaçaient, où la mort oubliait les droits de la naissance ?

Michel.

C’est donc un soldat ?

Faustine.

Peut-être. Tu parlais d’une tache faite au Livre d’or ; si le sang versé pour la patrie peut en faire une, tu as raison.

Michel.

C’est là le serment que tu as fait ?

Faustine.

Oui, devant Dieu.

Michel.

Dieu ne reçoit pas de pareils serments faits au hasard par une fille rebelle.

Faustine.

Sont-ce des serments faits au hasard, ceux qu’on prononce au pied des autels ?

Michel.

Oui ; prononcés sans notre aveu, les tiens sont nuls devant les lois.

Faustine.

À l’heure où nous parlons, mon frère, ils sont écrits dans les cieux.

Michel.

Voici une main qui se chargera de les effacer sur la terre.

Faustine, montrant son cœur.

Efface-les donc. Ils sont là.

Michel.

Tu me braves ! Mais, grâce au ciel, ils ne sont pas là seulement. Est-ce tout de bon que tu te flattes de me cacher ce que je veux apprendre ? Tu ferais mieux de me le dire ; aussi bien pour toi que pour… l’autre.

Faustine.

Et que ferais-tu si je te le disais ?

Michel.

Je le tuerais.

Faustine.

Non pas… Tu l’assassinerais.

Michel.

Peut-être ne prendrais-je même pas cette peine.

Faustine.

Mais je ne t’ai pas dit, mon frère, que ce ne fût pas un patricien.

Michel.

Comment ?

Faustine.

Mais non ; je n’ai point dit cela. La colère te prend tout d’abord et t’empêche de réfléchir. Tu as le sang trop vif, l’humeur trop emportée.

Michel.

Si tu oses te jouer de moi, rusée Vénitienne, je t’arracherai ton masque.

Faustine.

Je ne le crois pas.

Michel.

Nous verrons.

Faustine.

Essaye…