Œuvres posthumes (Musset)/Le Poète et le Prosateur
LE POÈTE ET LE PROSATEUR
Le poète n’écrit presque jamais la réflexion. Le prosateur n’est juste et profond que par elle. Le poète cependant doit la sentir, et plus profondément encore que le prosateur, par cette raison que, pour exprimer son idée, quelle qu’elle soit, quand ce ne serait que pour la rime, il faut qu’il travaille longtemps. Or, pendant ce travail obligé, une multitude de commentaires, de faces diverses, de corollaires, se présentent nécessairement, à moins de supposer un idiot qui rime un plagiat. Ces corollaires sont plus ou moins bons, brillants, justes, séduisants ; ils détournent, ramènent, expliquent, enchantent ; pour le prosateur, ce sont des veines, des minerais ; pour le poète, les reflets d’un prisme. Il faut au poète le jet de l’âme, l’idée mère ; il s’y attache, et cependant peut-il se résoudre à perdre le fruit de la réflexion ? S’il n’a que quatre lignes à écrire, il faut donc que le reste y entre ; de là ce qu’on nomme la poésie, c’est-à-dire ce qui fait penser. Dans tout vers remarquable d’un vrai poète, il y a deux ou trois fois plus que ce qui est dit ; c’est au lecteur à suppléer le reste, selon ses idées, sa force, ses goûts.
Parlons de la mélodie. Tout le monde la sent, depuis les loges de la Scala où les femmes se balancent sous les girandoles, jusqu’aux échaliers de la Beauce où les bœufs s’arrêtent quand un pâtre siffle. Là est, avant tout, la passion du poète. La poésie est si essentiellement musicale, qu’il n’y a pas de si belle pensée devant laquelle un poète ne recule si la mélodie ne s’y trouve pas, et, à force de s’exercer ainsi, il en vient à n’avoir non seulement que des paroles, mais que des pensées mélodieuses. Pour celui qui écrit en prose, il y a bien, si l’on veut, une sorte de goût qui évite les dissonances, et une certaine recherche de la grâce qui groupe les mots le plus proprement possible ; mais, si cette recherche et ce goût préoccupent seulement un peu trop l’écrivain, c’est une puérilité qui ôte le poids à la pensée. Un mot suffit pour le prouver : la prose n’a pas de rythme déterminé, et sans le rythme la mélodie n’existe pas. Or, du moment qu’un moyen qu’on emploie n’est pas une condition nécessaire pour arriver au but qu’on veut atteindre, à quoi bon ? Que dirait-on d’un homme qui, ayant une affaire pressée, s’imposerait l’obligation de ne marcher dans les rues qu’en faisant des pas de bourrée comme un danseur ? C’est à peu près là ce que fait le prosateur qui cadence ses mots ; car lui aussi a une affaire pressée, c’est de dire ce qu’il pense, et non autre chose. Le poète, au contraire, a pour premières lois, pour conditions indispensables, le rythme et la mesure. Son talent n’existe pas indépendamment de ces lois, mais par elles, le rythme est sur ses lèvres, la mesure dans sa gorge ; sans eux il est muet.
Pénétrons plus avant. Mon but n’est pas de faire un parallèle et de prouver que le prosateur est un piéton et le poète un cavalier. Je veux dire que ce sont deux natures entièrement différentes, presque opposées, et antipathiques l’une à l’autre. Cela est si vrai, qu’il n’est pas rare de voir, parmi les lecteurs, des gens de mérite, pleins d’intelligence et d’esprit, montrer un goût parfait pour les ouvrages en prose, et ne rien comprendre à la poésie. D’autres, au contraire, presque ignorants, étrangers aux lettres, se laissent prendre, sans savoir pourquoi, au seul bruit d’une rime, jusqu’au point de ne plus pouvoir examiner ce que vaut une pensée dès l’instant qu’elle fait un vers. Que dire à cela ? Il faut bien reconnaître qu’une différence de procédé ne suffit pas pour motiver d’une part une si grande répugnance, de l’autre une si forte prédilection.
Le romancier, l’écrivain dramatique, le moraliste, l’historien, le philosophe, voient les rapports des choses ; le poète en saisit l’essence. Son génie purement natif cherche en tout les forces natives. Sa pensée est une source qui sort de terre ; ne lui demandez pas de se mêler de politique et de raisonner sur telle circonstance qui se passerait même à deux pas de lui ; il ignore ces jeux de la fantaisie et ces variations de l’espèce humaine ; il ne connaît qu’un homme, celui de tous les temps. Le poète n’a jamais songé que la terre tourne autour du soleil ; il est indifférent aux affaires publiques, négligent des siennes ; c’est assez pour lui des ouvrages de la nature. Le plus petit être, la moindre créature, par cela seul qu’ils existent, excitent sa curiosité. Le grand Gœthe quittait sa plume pour examiner un caillou et le regarder des heures entières ; il savait qu’en toute chose réside un peu du secret des dieux. Ainsi fait le poète, et les êtres inanimés eux-mêmes lui semblent des pensées muettes. Tandis que des rêveurs qui divaguent cherchent à satisfaire leur exaltation par des déclamations ampoulées et par un vain cliquetis de mots, il contemple ardemment la forme de la matière, et s’exerce à entrer dans la sève du monde. Regarder, sentir, exprimer, voilà sa vie ; tout lui parle il cause avec un brin d’herbe dans tous les contours qui frappent ses yeux, même dans les plus difformes, il puise et nourrit incessamment l’amour de la suprême beauté ; dans tous les sentiments qu’il éprouve, dans toutes les actions dont il est témoin, il cherche la vérité éternelle et tel il est né, tel il meurt, dans sa simplicité première ; arrivé au terme de sa gloire, le dernier regard qu’il jette sur ce monde est encore celui d’un enfant.