Œuvres posthumes (Verlaine)/Histoires comme ça/Conte de fées

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Œuvres posthumesMesseinPremier volume (p. 359-368).

CONTE DE FÉES


Le plus grand bonheur de sa vie lui échut l’année dernière, — et quand je dis bonheur, ce n’est pas ce que l’on pourrait imaginer en entassant les chances favorables les plus rares sur les plus extraordinaires des hasards cléments. Non. Ce n’est pas non plus, ainsi que la majorité des bons esprits voudrait le supposer, qu’il eût enfin revêtu de lui-même, ou sous le coup d’une expérience plus ou moins cruelle, ce calme absolu, cette pure impassibilité que préconisent tant de philosophies. Non. Ce n’est pas davantage qu’il fût devenu subitement égoïste, à ce poussé par d’imméritées infortunes et qu’il trouvât dans le culte exclusif de soi-même une consolation peu noble, mais efficace. Non. Ce n’est pas encore qu’il eut pris son parti de l’existence « en brave » pas trop dégoûté, sans trop de morale gênante et avec juste assez, de bêtise assumées.

Non, il avait tout bonnement acquis une certitude, mais celle-là était la seule certitude au monde après la foi religieuse, et plus avare encore qu’elle de se communiquer. Mais quelques mots de son histoire sont nécessaires ici. D’abord il s’appelait Jacques Trébois. Jacques Trébois était dans la force de l’âge, dans les quarante et quelques années. Il n’avait pas mal surmené la vie qui ne le lui avait pas trop rendu. Même sa santé était relativement insolente. Par contre, tout ce qu’il y a de mieux achevé comme ruine financière, il le présentait. Prodigalités et duperies avaient mis quelque temps à procurer ce résultat, mais y étaient parvenues dans la perfection. Ce n’était plus même au jour le jour qu’il végétait ; désormais, une heure gagnée sur la fin de la journée lui paraissait une de ces conquêtes ! Mais vaillant et gai autant qu’il est vraisemblable dans de pareils cas. Nulle bohème dans son fait : on ne lui connaissait pas de dettes et il n’en avait pas, et sans le moins du monde maudire le présent ou craindre l’avenir, il ne regrettait rien du passé où il n’avait, disait-il, aucun remords. Des torts parbleu ! il en comptait dans son existence, comme tout un chacun, beaucoup de torts envers beaucoup de gens et dans i une foule de circonstances, mais en somme des torts très réparables ou tout au moine point irréparables. Ce qui avait principalement gâté sa vie, c’étaient ses torts envers lui-même, sa paresse d’esprit ou, si l’on veut, sa hauteur d’esprit, ses négligences, ses dédains si vous préférez, et les timidités de son excessive délicatesse brusquement révoltée par moment, et alors muée en un donquichottisme agressif tout à fait désagréable et même nuisible. Partant, beaucoup d’amis devenus froids ou hostiles. Quelques-uns restés pourtant très fidèles ceux-là tout dévoués, car ils connaissaient l’excellent, le rare homme que c’était au fond avec ses terribles défauts et moyennant quelques vices. Ses principaux ennemis et anciens adversaires, cohéritiers ou compétiteurs, constituaient sa plus proche famille et sa belle-famille, car il avait été marié, se trouvant, pour ainsi dire, mais absolument, veuf par suite des légalités bizarres de la minute sociale où nous nous trouvons. Pour faire court, à ses embarras d’argent s’ajoutaient d’inimaginables mauvaises positions partout, toujours et dans tous les sens. Guère possibilité de se retourner de quelque côté que ce fût, moins encore moyen pour ses susceptibilités et ses angles de caser nulle part sa bien naturelle ensuivante espèce de d’ailleurs anodine misanthropie, quel que fût le reste de courage et de bonne humeur demeurés dont il a été parlé plus haut en toute réserve, aussi bien.

Son bilan était donc celui-ci : pas le sou, vivre avec cela sans aucun aperçu plausible d’une amélioration, fût-elle infinitésimale. Et sa maladresse digne de passer en proverbe n’était pas pour l’aider parmi les labyrinthes et les impasses de son absurde existence. Mais, il l’a été dit et redit, une sorte de philosophie le soutenait dans cette lutte disproportionnée avec la guigne. Seulement, ce n’était plus une vie, là, vrai ! quand lui arriva ce qui va être rapporté.

Depuis quelque temps, suite d’excès anciens ou de récentes mais déjà trop vieilles privations ? se demandait-il en toute insouciance, il souffrait vers le cœur : comme des amertumes se passaient par là ; des malaises âpres, s’il eût cru, de mordillants et grignottants désordres, l’incommodaient jusqu’à l’agacement. Force lui parut être, finalement, d’en référera un sien ami, médecin, chez qui il déjeunait le plus rarement possible au gré de sa fierté de pauvre diable toujours un peu son poing sur sa hanche. Celui-ci lui déclara cela grave, et mortel, sachant combien vraisemblable était son indifférence à ce sujet. — Mortel ? Et quand ? et pour quand ?

— Attendez un peu, répliqua son ami qui l’ausculta longtemps et finit par lui dire :

— Mais, autant qu’il est possible à la science la plus exacte de le prévoir, ce sera bientôt, et pour bientôt.

— À peu près ?

— Je dis six mois et je ne me trompe pas. Plutôt moins que plus. Mettons cinq mois, en évitant tout excès, toutes privations aussi (et il lui remit six mille trains que l’autre accepta en disant : « Dans un mois vous serez remboursé, » à quoi le docteur repartit : « C’est bon, c’est bon » ). Toute émotion aussi. D’ailleurs (il avait saisi son pouls), je vois que vous n’êtes décidément guère émotionnable et ça ira bien.

Tout alla pour le mieux.

Incroyablement, indiciblement rassuré, te voyant des bornes protectrices, avant le temps juste, les cartes sur la table et des verres bien assortis à ses yeux, il ne fut pas long à créer une méthode. Ô l’ordre qu’il eut ! Son premier soin fut de lire les journaux financiers, tous, ceux de pure aventure et ceux de spéculation trop prudente. Il prit une bonne moyenne, acheta, vendit, racheta, si bien qu’au bout d’un mois en effet, il pouvait rendre au docteur son avance, et garder par devers lui un joli capital qu’il ne mit pas à fonds perdus, mais plaça dans les plus sûres, sinon dans les plus immédiatement lucratives conditions, titres de rente, maisons, terres. Il lui eût été bien aisé dans cet ordre d’idées, moyennant de fortes remises, de s’assurer sur la vie en rentes transmissibles après décès à tels bénéfices qu’il eût voulu, mais cette idée toute moderne ne vint même pas à sa tête particulièrement honnête et comme pudique.

Ce mois vers la richesse n’alla pas sans de légères et douces souffrances. Il lui fallait se déshabituer de sa vie de misère, vie en miniature, petits repas pris à longs intervalles, d’autant meilleurs, — meilleurs ! — et assaisonnés plus encore par le délice savouré fugitif du moment que par l’antérieur appétit enveloppant, petits luxes, vêtements légers et tendres qui n’étaient plus que très propres, mais que des soins géniaux pouvaient parfois faire pimpants, sinon somptueux tout à fait, petites joies d’amour-propre ou plutôt d’orgueil, à payer d’avance termes et blanchissages par exemple, en se privant ferme sur cette pauvre nourriture, d’ailleurs récompensée par les heures heureuses auxquelles il vient d’être fait allusion, petites joies encore de gourmandise, mais plus intellectuelle, quand deux ou trois petits verres pouvaient totalement chasser le souci de comment s’en procurer d’autres et dès lors amener le rêve jusqu’à l’illusion…

Les dits trente jours que dura ce très aimable supplice furent mis à profit pour une autre espèce de changement plus dur à première vue mais bien compensé aussi de son côté. Il s’agit de la réforme, de la refonte totale de son caractère qui était extrêmement loin, on l’a vu, d’être accompli. Tant y a que le cours de ses réflexions l’amena, parallèlement à la modification radicale de sa fortune pécuniaire, à être aimable quand, réservé selon, expansif si, jamais bourru, toujours bienfaisant, mais bienfaisant aussi pour soi, bref l’homme d’ordre sachant ce qui devait arriver en toute probabilité, le procurant quand il fallait, de qui il avait été jusqu’ici le parfait opposé, — et que, pour commencement de la fin suivant son expression mentale (car il se parla beaucoup durant ce mois d’intime concentration), il apaisa en plaisanterie, où les rieurs furent de son côté, une affaire d’honneur qu’il caressait précédemment de projets militaires très nets : n’avait-il pas toute une œuvre à remplir, tout une philosophie aussi à pratiquer, laquelle, en tête de tout, implicitement mais absolument, lui interdisait le duel ?

La même philosophie, exigeant l’oubli tout au moins des injures, il eut à la satisfaire une seconde et une dernière fois et voici comment il y parvint.

Il s’agissait d’une femme autrefois, très autrefois, mais très bien aimée, très bien aimée, très bien, vraiment ! Il avait eu tous les torts envers elle, tous les torts que les sens expliquent immédiatement, tous, mais son repentir avait été sincère, prouvé cent fois et son désir de renouer autant. Elle, — avait eu envers lui tous les torts, juste ! que les sens n’expliquent pas immédiatement tous, et surtout des torts d’argent. Fi ! et que la pauvreté de Jacques répugnait donc à l’oubli ! (Pardonner, il en était d’autant moins question que se venger s’imposait, semblait-il, à cette pauvreté.) Mais dès que la grande aisance fut venue de la façon qu’on a pu voir, le pardon devint plus facile encore que l’oubli, et la signification du pardon, pour être encore plus délicate, il l’inscrivit dans son testament sous la forme d’un legs dépassant de beaucoup les sommes plaintes, sous de minimes conditions d’entretien tumulaire exclusivement confiées à ces mains, en termes à désarmer un tigre.

Un homme aussi l’avait beaucoup trop volé, de par la loi aussi. (Ai-je ainsi, conformément à la vérité, spécifié le cas d’à la minute ?) Il pardonna sans en rien faire savoir qu’à Dieu. Mais l’autre était mort, à l’insu de Jacques, avant ce pardon, de façon à n’en pouvoir bénéficier dans l’autre vie que Jacques croyait qu’il y avait après cette vallée de larmes.

Il avait un enfant que les circonstances seules l’empêchaient de voir depuis des années et des années. Cet enfant était à cette heure une fille dans les treize ans, qu’il avait connue, choyée et gâtée dans sa première enfance, blondinette laide gentiment et d’un gentil petit caractère colère et doux, mais qu’une éducation sans père et sous une mère incompétente menaçait de pervertir. Ah ! qu’il était embarrassé, quand il apprit que la petite venait de succomber à une grosse bronchite en pliant pour lui !

Dès lors tout devoir lui fut facile. Il consacra ses derniers mois à plaire au gens à qui plaire était une bonne action, distribua jusqu’aux centimes son argent aux pauvres, lui-même et de la main à la main, ne réservant que la somme dont il a été question tout à l’heure et à laquelle il en avait ajouté une autre très considérable, à charge d’exécuter un codicille qui annulait le legs fait à l’enfant décédée et prescrivait l’inhumation de celle-ci au caveau de la famille Trébois.

Il avait aussi préparé l’argent nécessaire propre inhumation dans le même caveau, après une messe basse et le convoi immédiatement avant celui du pauvre.

Et il mourut, comme son ami le docteur l’avait prévu, cinq mois et demi après la conversation qui a été rapportée, subitement, regretté de tout le monde.