Œuvres posthumes (Verlaine)/Histoires comme ça/L’abbé Anne

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Œuvres posthumesMesseinPremier volume (p. 369-376).

L’ABBÉ ANNE


L’abbé Anne finissait une messe basse de semaine dans l’Octave de l’Annonciation. Il en était au dernières prières et se tenait à droite de l’autel, sa chasuble de soie blanche aux fins attributs d’or filé miroitant doucement dans le soleil, tamisé par l’une des profondes fenêtres du chœur de l’humble église. La haute taille du jeune curé, sa chevelure châtain-clair coupée rase que couronnait une large tonsure, ses longues mains nerveuses étendues selon le rite aux deux côtés du missel, son édifiante lenteur, eussent formé un spectacle net et simple, doux et fort, pour un observateur qui se fût trouvé parmi les rares fidèles pieusement absorbés par l’oraison d’actions de grâce, éparpillés dans les antiques bancs de chêne. L’Ite Missa est, puis le Benedicat vos prononcés à mi-voix assez énergiquement, celui-ci dans un signe de croix large et lent qui montrait le noir de la soutane entre le blanc amidonné de la manchette et celui dentelé de l’aube, symbole de l’austère douceur qu’exhalent le costume et les ornements du prêtre catholique, le dernier Évangile, la génuflexion finale et la rentrée de la sacristie avec le psaume Benedicite Domino au cœur mieux encore que sur les lèvres, eurent lieu avec la même onction qui prend son temps pour le plus dignement employer à la gloire de Dieu.

Dans la sacristie, ses ornements repliés dans des tiroirs ou pendus dans un placard, il se couvrit de son chapeau et tournant sa face douce au long profil à la Saint-Charles Borromée vers l’enfant de chœur aussi déshabillé qui le regardait de ses yeux pleins de respect affectueux, et tout gentil, avec sa jolie petite frimousse mutine et retroussée :

— Eh bien, petit Jean, il faut te dépêcher maintenant. L’heure de l’école va sonner. Dis pour moi le bonjour à Monsieur le Maître. Sois toujours sage. Ton père va mieux ? Oui, tant mieux ! N’oublie pas que ton tour de messe revient jeudi. Tiens, voilà pour toi.

Et il lui donna une image dentelée à profusion, et un petit gâteau sec qu’il tirade sa poche, soigneusement enveloppé dans du papier. L’enfant remercia gentiment. — À jeudi donc, petit.

— Oui, monsieur le Curé, la revoir, monsieur le Curé.

— Au revoir. Sois bien sage.

— Oui, monsieur le Curé.

Et l’abbé Anne, de son pas égal et vif, rentra au presbytère, une petite construction blanchie à la chaux entourée d’un beau jardin cultivé par ses soins. Sa bonne, qui avait été sa nourrice, lui dit :

— Votre café refroidit.

Il prit son café au lait dans la cuisine spacieuse et après avoir déposé dans la sébile pour les pauvres, sur un coffre dans le corridor, une bonne poignée de deux sous (le paysan n’employait à cet usage que les deux centimes) fut à sa chambre composée, entre des murs tendus de clair, de quelques objets d’acajou, lit, chaises, un fauteuil de velours rouge, un prie-Dieu en tapisserie. Un grand crucifix d’ébène et d’ivoire sur velours vert, encadré de palissandre sous une glace bombée, une statuette de la Sainte Vierge et des petits reliquaires d’argent et de vermeil suspendus aux murs. La pendule de bronze doré au sujet insignifiant, deux flambeaux en bronze « de Corinthe » à deux bougies et aux bobêches de métal blanc, un petit feu dans l’étroite cheminée. Des journaux locaux et autres, l’Univers le Monde, un Figaro déjà ancien avec des signes au crayon bleu, le Bulletin du Diocèse et la Semaine religieuse de l’évêché suffragant sur une table ronde en noyer, proche laquelle l’abbé s’assit pour se mettre à pleurer à grands sanglots dans ses deux mains.

De quoi pouvait pleurer cet innocent magnifique du bon Dieu, cet ange sur terre et d’ailleurs heureux comme on peut l’être, puisque aimé, respecté, béni dans sa petite cure ? Ah ! voilà… un grand pressentiment de quelque chose d’affreux ? non ! mais d’une déréliction douloureuse (n’est-ce pas au fond quelque chose aussi d’affreux ?) venait de l’investir. Ces choses arrivent fréquemment, qui ne les a éprouvées ? Sinon des brutes qui encore ne se rendent pas compte ou ne se souviennent pas.

Et l’abbé Anne pleurait depuis une heure, depuis deux heures, quand trois coups frappés à la porte le firent se redresser, essuyer très vite ses yeux d’un coup de mouchoir, et :

— Entrez.

— C’est votre courrier.

Et la vieille servante déposa sur le coin de la cheminée, entre un journal et quelques lettres très probablement de pauvres, un grand pli que l’abbé reconnut pour provenir de l’Archevêché.

Il décacheta d’abord les autres missives, les lut attentivement, prit des notes qu’il serra dans un secrétaire et se rassit pour, à son tour, rompre l’enveloppe provenant de L’Archevêché. Il mit à cet acte une lenteur respectueuse, éloigna un point à part de la table l’enveloppe et lut.

Il lut à plusieurs reprises et pleura de nouveau, cette fois calmement, droit sur le dossier de sa chaise et comme un homme qui prend lentement un parti.

Puis il alla à son prie-Dieu et pria longtemps. Quand il revint à la table, sa face déjà pâle était plus pale encore. Il écrivit quelques lignes sur du papier ministre, mit sa lettre dans une enveloppe ministre et suscrivit :


À Sa Grandeur
Monseigneur
L’Archevêque de ***


— Mettez ceci à la poste tout de suite, Catherine. Monseigneur m’envoie comme vicaire Paris.

— Mon Dieu, mon Dieu !…

— Oui, et ceci est ma lettre d’accusé de réception. Vous voyez que c’est pressé.

— Et pour quand, Jésus sauveur ?

— Pour dans un mois juste, Catherine. — Ça vous arrange-t-il au moins, mon pauvre monsieur le Curé.

L’abbé sourit tristement.

— Monseigneur le veut. Il nous faut obéir.

L’abbé passa toute cette journée à prier sans pleurer, mais non sans soupirer.

Il lui fallait donc quitter son modeste poste où sa simplicité (ainsi raisonnait ce vertueux) lui avait valu l’amitié véritable des bonnes gens, où même les trop nombreux incroyants l’estimaient et ne lui parlaient qu’en toute cordialité, quitter ses chers pauvres, ses chers enfants du catéchisme, aussi un peu, car on est égoïste, ses bonnes petites habitudes de travail manuel si charmant (il entendait par là son très sérieux jardinage) et d’une frugalité qui ne lui coûtait guère avec son triste estomac (il ne comptait pas ses privations en vue de ses charités), quitter aussi ses excellents confrères des environs, — pour s’aller engloutir dans ce Paris terrible, lui faible (tel encore croyait-il), ce Paris mangeur d’apôtres et dévorateur de prophètes, ce Paris, paraît-il, où les prêtres ne sont pas tous dignes de leur onction, où ils se perdent, dit-on, plus qu’ailleurs…

Puis le courage lui vint et il passa une nuit calme.

Le Dimanche suivant, au prône, il annonça la décision de ses supérieurs et fit un sermon très ferme et très doux à propos de cette si prochaine séparation d’avec ses bien-aimés paroissiens.

Il parlait posément, la main droite souvent portée sur sa poitrine, et la candeur de l’aube et relie de l’étoile à peine fleurie d’or, et sa candeur donnaient à sa voix tendre et sombre comme une charité de plus, eût-on cru. Il prêcha l’absence vaincue par les mêmes efforts dans un même esprit, puis le retour et le revoir en Dieu. Le tout en termes justes et simples comme les âmes simples et droites qui l’écoutaient, pleines de pleurs. Mais ce fut avec un tremblement inusité dans les notes qu’il entonna le Credo in ununm Deum, repris par toute l’assistance bien pieusement ce jour-là ! Très peu de temps après l’abbé Anne fut mandé de nuit pour administrer quelqu’un d’une paroisse voisine en l’absence par congé du curé de cette paroisse. Il y fut par une pluie battante et en revint, son manteau et sa soutane traversés, tremblant la fièvre. Une pleurésie ne tarda pas à se déclarer, dont il fut sauvé presque aussitôt par sa constitution forte, en somme, et sa convalescence allait toucher à sa fin lorsqu’approcha le moment pour lui de partir pour Paris, ce qu’il fit, en dépit des avertissements de l’officier de santé du chef-lieu de canton, parce que, disait-il, le voyage me fera du bien, mais en réalité parce qu’il pensait que c’était son devoir. Son départ eut lieu au milieu de scènes touchantes. Durant le voyage, qu’il effectua en seconde classe avec sa vieille servante, celle-ci ne cessa de l’observer et de le forcer à se mieux couvrir de sa houppelande, qu’il déboutonnait parfois, ayant trop chaud.

Son curé, à Paris, gros homme fin à binocle sur le nez, le reçut non sans politesse, l’invita à un déjeuner comme il faut auquel Anne fit peu d’honneur.

Un sauvage, pensa l’ecclésiastique de Paris, quel bon fond ! mais…

L’abbé Anne, dès le soir repris de son mal négligé, mourut édiliant, à l’aube, entre son curé qui pleurait et sa veille bonne qui s’écria, baisant son nourrisson au front :

— Pauvre monsieur le Curé !