Œuvres posthumes (Verlaine)/Histoires comme ça/L’histoire d’un regard

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Œuvres posthumesMesseinPremier volume (p. 382-391).

L’HISTOIRE D’UN REGARD


« Le mal entre par les yeux, dit un auteur sacré. — Le bien aussi. Car tout est réciproque. »
(***)


Aline allait au lait.

C’était un amour de petite fille, pâle et blonde, et barbouillée au possible. Elle portait des vêtements monstrueusement pauvres pour son âge si frêle, six ans ! Mais qu’elle était tout de même gentille à travers tout et malgré tout !

Donc, elle allait au lait, et son pot lui battait au bout de son chétif bras charmant : tel un petit Chaperon rouge, maladif, hélas !

Soudain un train princier éclata par le chemin où trottinait l’enfant. Celle-ci se retourna, s’intéressant au nuage de poussière où bruissaient le claquement d’un fouet et le trot de chevaux. Le nuage enfla puis creva, laissant voir un carrosse magnifique tiré par quatre jeunes étalons et précédé d’un piqueur nègre, doré sur toutes les coutures.

La petite se rangea, écarquillant ses yeux, battant des mains presque à ce spectacle, et comme secouée d’un rire fou.

Le carrosse était, en effet, éblouissant, doré aussi, lui, et peintureluré comme tout. Deux grands laquais en la même livrée que le piqueur, et très poudrés, se dandinaient appendus à l’arrière-train de l’équipage qui, maintenant, filait devant elle, cependant qu’à la portière une vieille dame se montrait qui regarda l’enfant. Mais dès qu’elle l’eut vue si pauvre et si jolie sur le bord de cette route, elle fit un signe et, rebroussant chemin, la voiture s’arrêta devant Aline, de plus en plus émerveillée. L’un des laquais sauta de derrière le carrosse dont il ouvrit la portière, et, dans une profonde salutation, s’effaça devant la vieille dame qui descendait sans aide, assez prestement pour son âge, lequel était si grand, si grand pourtant !

Alors ce furent des caresses grand’maternelles, des offres de friandises et des baisers en veux-tu en voilà. Puis des questions : « Avez-vous encore vos parents ?… Comment t’appelles-tu, mon chou, dis-moi ? » Mais l’enfant de ne pas répondre, occupée à croquer ses dragées, non sans d’ailleurs un regard de vague et vive sympathie vers les yeux de cette grande dame, si vieille et si bonne, peut-être une fée ! (Car elle s’appuyait sur une belle canne à bec de corbin et avait une jolie robe à paniers où s’épanouissaient mille et une fleurettes.) Mais la dame reprit plus en douceur encore : « Je ne te fais pas peur, n’est-ce pas ? Où vas-tu comme cela avec ton pot ? Veux-tu venir avec moi en voiture ? » À ces mots Aline ne se sentit pas de joie ; elle ouvrit de larges yeux où brilla soudain comme un éclair de reconnaissance : « Je m’appelle Aline, et j’allais au lait… »

À l’ébahissement des laquais la dame l’avait fait monter avec elle pour la conduire à la ferme prochaine où se rendait la mignonne. Celle-ci n’était pas sans une sorte de crainte parmi son ravissement d’aller ainsi en carrosse : si la dame était une mauvaise fée, qui l’emportât vers quelque grotte terrible ou quelque forêt enchantée ?… Mais elle se rassura par degrés sous l’averse des bonnes paroles que chevrotait l’aïeule.

On arriva bien vite à la ferme, et l’on en revint de même, Aline avec son pot empli du lait que l’avaient envoyée chercher ses parents. La vieille avait tenu à reconduire chez ceux-ci l’enfant. En route les questions reprirent de plus belle « — Que font tes parents ? — Ils sont charrons. (En effet, le père était charron et la mère ravaudait.) — Et quel âge as-tu ? — Sept ans » ; en quoi Mine mentait.

Arrivé devant l’humble demeure, l’équipage s’arrêta.

Les bonnes gens furent tous ébaubis de ce qu’une aussi belle voiture stationnait devant leur chaumière sans qu’on leur demandât de réparations ; mais ce fut bien autre chose quand ils en virent sortir Aline et son pot au lait. Aline qu’un domestique aidait à descendre, ainsi qu’une merveilleuse dame âgée qui leur sourit dès qu’on fut entré. De même qu’elle avait interrogé l’enfant durant le trajet, elle interrogea les parents sur leurs ressources, le nombre de leurs enfants, sur, enfin, ce qu’ils pouvaient souhaiter. Ceux-ci répondaient, timides, du mieux qu’ils pouvaient, à cette dame du bon Dieu qui s’intéressait à eux, comme cela, sans les connaître : on n’était pas bien riche, mais on travaillait pour nourrir les enfants, deux petits garçons et trois petites filles (dont Aline), et, avec du courage et de la persévérance, on mettait à peu près les deux bouts ensemble. Et autres paroles de ce genre, dites d’un ton sincère qui toucha la dame : « Tenez, bonnes gens, prenez ces pistoles ; tenez, mes enfants, prenez ces bonbons… »

Et, profitant du trouble et de la joie qui agitaient ces cœurs humbles et mouillaient ces pauvres visages, elle disparut…

La marquise de X. avait été l’une des plus belles personnes qui se pût voir, une des plus coquettes aussi, sinon la plus coquine, en amour, s’entend… Descendante d’une des plus hautes familles de France, sa prime jeunesse avait été vouée à l’éducation d’alors, toute de danses, d’ariettes et de telles exquises frivolités. Une instruction suffisante : elle sut tôt lire les romans, écrire des poulets et mal compter. À quinze ans, ses parents la marièrent contre un colonel de vingt ans, qui n’abandonna pas un instant la moindre de ses maîtresses en l’honneur de l’épousée, quelque séduisante que fût celle-ci, encore qu’elle se montrât fidèle, mais sans guère tarder à venger son amour-propre plutôt que son amour proprement dit, jusqu’à pouvoir lui en revendre.

Dès lors, elle se rua toute à l’intrigue et au jeu, aux parties fines où on s’encanaille un peu, aux brelans et aux pharaons les plus vertigineux ! Un train de vie que n’interrompit certes pas la mort du colonel, emporté en un tour de main par le trousse-galant, après environ un an de mariage.

Un jour, cette existence d’orgies de toutes sortes, soit lassitude, soit surexcitation, tourna, sans cesser, à une espèce de misanthropie qui lui fit détester ses amants, légèrement traités jusqu’ici. Et c’est ainsi qu’elle devint coquette jusqu’à la coquinerie.

Tout ce qu’on raconte sur elle à cette époque !

N’aurait-elle pas mis aux prises deux de ses favoris et leurs témoins non moins distingués d’elle, et trois sur les quatre n’étaient-ils pas restés sur le terrain, tandis que l’autre se retirait éclopé pour la vie, ce qui n’eût rien été si la scélérate n’avait, le jour même, dans des rendez-vous savamment espacés, donné le gage suprême à quatre autres de ses adorateurs évincés jusque-là !

N’allait-on pas lui attribuant en outre ce mot dit entre deux succès de Rosolio, quelque temps après, une fois qu’on lui remémorait cette huit fois criminelle équipée :

— Dame ! ne fallait-il pas assurer mes derrières !

Elle passait aussi pour mal conseiller les jeunesses, et M. Chauderlos de Laclos ne fut pas sans lui emprunter quelques traits pour sa détestable héroïne des Liaisons dangereuses.

Et cætera !

L’âge arriva. Les hommes jusqu’ici tour à tour aimés pour elle-même et rendus malheureux par pur caprice, finalement haïs bien que toujours désirés au fond, par une juste compensation la dédaignèrent et la trahirent. Ce fut alors le dégoût de tout et de tous, des hommes, des femmes et des choses, fors le jeu dont elle s’était follement éprise, non pourtant sans calcul, car elle savait compter maintenant. Si bien que sa fortune, considérablement ébréchée par ses derniers amants, se récupéra jusqu’à l’opulence presque la plus scandaleuse. La vieillesse l’investit d’une sorte de sagesse, et d’une façon de bonté ; mais un fond d’amertume lui restait au cœur et dans l’âme.

C’est à cette période de sa vie qu’elle rencontra Aline et que l’âme et le cœur s’épanouirent chez elle et pour toujours en une sorte de fraîcheur

et de purification…

Aline n’était pas non plus sans défauts. Nous l’avons vue muser sur la route devant un spectacle, certes, étonnant, mais qui ne devait pas lui faire oublier, même un instant, une commission aussi pressée que celle d’aller au lait pour le déjeuner de ses parents et de ses frères et sœurs, puis mentir par orgueil, car, de même que les femmes cherchent toujours à se rajeunir, les enfants des deux sexes, mais plus particulièrement les petites filles, n’ont d’aise que quand ils croient passer pour plus grands qu’ils ne le sont, fût-ce en dépit de leur taille. De plus, elle était colère, répondeuse gentiment sale, mais sale ! Puis, quelque observation qu’on lui en fit, elle avait l’affreuse habitude de se fourrer les doigts dans un nez qu’elle mouchait peu.

Et ses défauts s’enchevêtrant, pour ainsi parler, les uns dans les autres, ne la rendaient pas moins malheureuse qu’ils ne désolaient trop souvent sa famille. Par exemple, on lui reprochait de ne pas s’être lavée le matin. Elle ne manquait pas de dire que si, et de soutenir mordicus, tapant du pied et faisant une moue épouvantable, ce qui lui attirait tout naturellement l’épithète de menteuse, contre laquelle elle se révoltait, quoi qu’elle sentit à merveille combien elle la méritait, et c’étaient des quintes de rage et de pleurs, et des accès de bouderie immanquablement punis, — et le tout, comme de juste, finissait par faire dans cette tête si tendre un brouillamini qui n’avait de comparable que celui d’un long fil inhabilement enroulé autour d’une bobine mal faite ou bien encore l’embarras des membres de phrases d’une proposition mal déduite par un écrivain sans talent. D’où, après des journées à moitié coupables, à moitiés gâtées par ces regrets qui sont les remords de l’innocence, des cauchemars dans l’horreur desquels le vice se voyait puni sans que la vertu fût là pour se voir récompenser.

Mais, dès qu’elle eut subi le regard attendri (comme à travers un long rêve pénible enfin dissipé) de la vieille marquise, son petit cœur et sa petite âme changèrent comme par enchantement. Elle ne musa plus, elle ne mentit plus, elle fut sage et propre, obéissante et réservée. Bref, elle semblait avoir hérité, proportionnées à ses forces d’enfant et avec toute mesure, de l’expérience et de la sagesse de cette grande dame autrefois si méchante.

En sorte qu’on peut dire qu’un échange de vie avait eu lieu par le simple échange d’un regard entre la mignonne et l’aïeule.