Œuvres posthumes (Verlaine)/Histoires comme ça/Rampo

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Œuvres posthumesMesseinPremier volume (p. 392-401).

RAMPO


Charles Husson était vraiment un garçon fait et bâti pour l’amour : force, face virile et enfantine, rose et grasse, sans un soupçon de bouffissure ; nulle trace de barbe qu’un duvet très léger, d’or blond clair s’accentuant en très petits favoris, presque des frisons comme en ont les Ascagne et les Endymion des peintres français de l’époque impériale ; cheveux plus foncés dans l’ardeur, bouclés ou portés plutôt courts ; de grands yeux bleus verdâtres, très doux, on eût dit humides comme la bouche adorablement petite, un peu pouponne et d’un rouge tendre ; et quant au nez, peu défini, un peu rond, aux narines ardentes, il disait — le menton large et long en proportion avec le reste, comme tout d’ailleurs dans cette figure et cette statue harmonieuses, mais d’arêtes molles et d’une courbe comme alanguie vers le cou, disait aussi l’absence de volonté, de contrainte et de contrôle dans les choses de la sensualité la plus brûlante. Le corps, souple mais carré, épaules et cou amples, butte un peu ramassé, mais hanches fortes qui compensaient, jambes bien en chair et bien en muscles, pieds élégants et d’aplomb — était superbe.


Ce port majestueux, cette douce présence


auxquels ajoutait une voix plutôt basse aux intonations parfois gravement féminines, avait fait de Charles Husson le plus remarquable et le plus aimé des souteneurs de la plate Maubert.

Fils de berger, berger lui-même dès son enfance un peu grandie jusqu’à quinze ans passés où il entra dans les fermes comme domestique, bien lui avait pris, avec cette vocation fonctions actuelles, d’être un paysan de la campagne. Ce tempérament de flamme qui s’exhalait de son extérieur même et qui l’eût fatalement entraîné à toutes les imprudences, comme aussi, certes ! à des actions belles en elles-mêmes, était heureusement pour lui corrigé par l’éducation parcimonieuse, par la circonspection aussi pour ainsi dire native en ces âmes des champs, et son courage très réel et son avidité de tout le plaisir se voyaient par des fois des bornes imposées de ces parts.

Il avait déserté sa famille comme on déserte au régiment. Or, sa frontière fut Paris dont il ne connaissait ni le langage à fond ni la morale au fond. Donc, il dut vivre avec sa beauté, il tomba souteneur immédiatement ; et, puisqu’il était très fort comme il était fort beau, il devint redoutable et, dès lors, plus qu’aimé par ses femmes.

Ce portrait, trop long peut-être, va justifier l’histoire que nous allons narrer. Parmi les filles de qui Charles Husson recueillait les débris de jeunesse, — sans, bien entendu, compter les très nombreuses « victimes », de qui la virginité quasi ou tout à fait enfantine, qu’il faisait entre temps, lui en renouvelait une espèce d’une, — se trouva une nommée Marinette (comme dans Molière et dans Banville), fesse mignonne et gentille pour ce très à la mode dans ce monde-là.

La mode y était alors, comme à peu près partout et dans tous les temps, d’être lâche et plus vil qu’on ne peut le croire : il fut lâche et plus vil qu’il n’est même coutume dans le milieu où sa beauté le jetait. Marinette était, non une bonne fille, mais un adorable, mais une délicieuse, mais une douce, mais une amiable, mais une chère enfant dont Charles tomba éperdument amoureux.

La joliesse de la créature innocentait en quelque sorte de cette non commerciale faibliblesse ce trafiquant de charmes pour tout sexe.

Petite à proportion et en proportion de sa hauteur de taille à lui, mignonne juste autant qu’il était robuste, elle formait avec lui comme une antithèse qui eût été la plus parfaite et le plus désirable des harmonies. Maigrelette plutôt que grassouillette, sans qu’on pût dire pourtant laquelle des deux nuances remportait ou ne l’emportait pas ; très brune sans trop de cheveux et que joliment ébouriffés ou raplatis, selon le conseil matutinal ou vespéral de son miroir ; des yeux petits, un peu chinois, longs et plus luisants encore que brillants, le nez peut-être un peu gros, mais très bien fait et point trop court ; bouche grande et grosse aux dents larges, d’une blancheur chaude et bien montrées quand fallait ; rouge sans vinaigre et grasse sans pommades, la bouche où parfois passait, comme sans affectation, un bout de langue rose. Menton court sur un cou court, du plus pur satin rose crème vivant ; des seins évidemment riches, ramenés serrés très en avant, et le ventre bien dur sous d’habituels jerseys bien tendus. Ses jupes collantes sous les tournures et les nœuds moulaient par intervalle.-, des jambes qui devaient être émouvantes au possible et qui l’étaient, thésaurisatrices et piédestal de trésors frissonnants et frisonnants qui rendaient le beau Charles fou… et parfois jaloux ! Sa voix était charmante, d’argent plutôt que d’or à cause d’un très léger éraillement causé par les rogommes de toute sorte qu’elle avalait et qui n’avaient pu entièrement la ternir. Voix insinuante, insidieuse comme malgré elle et restée enfantine vraiment avec le velours de la vierge puberté : car la voix a sa puberté comme le sexe…

En un mot la gouge délicieuse, irrésistible, mais que la perfection même de sa disposition amoureuse avait, seule, empêchée de réussir, pécuniairement parlant, — jointe à ce goût de crapule que les plus pures comme les plus grandes et les plus grands n’étouffent pas toujours à leurs tréfonds.

Dans ces conditions Charles était perdu et de la simple vilenie dégringola bientôt jusqu’au vol et jusqu’au meurtre.

Des prosmicuités que l’on devine, des camaraderies de jeu et de boisson et des complicités dans les prostitutions de tous genres avaient préparé cette âme de pâtre, cette âme solitaire et contemplative de pâtre, cette âme, à tous les raffinements parisiens.

Or, il arriva qu’un jour, chez un marchand de vins assez luxueux, tenant un hôtel très couru surtout des miches pas trop toc, Marinette ayant fait verser à boire de trop à un monsieur qui portait un chapeau haut de forme, un plastron blanc sous un faux-col exagéré et des bottines à bouts pointus, comme une partie de Zanzibar était en train et qu’un rampo venait d’éclater, la fille, s’accoudant sur l’épaule du monsieur dont elle tiraillait l’oreille en même temps, dit :

— Tu es un homme d’esprit, distingué, je te gobe, mais…

— Mais quoi ?

— Montes-tu ?

— Où ?

— Chez moi…

— Où, chez toi ?

— À deux pas d’ici… — Ah ! non ! conclut le type, malconfiant, qui se dégrisait.

C’est ici que Charles devait intervenir.

Il intervint sous une forme gracieuse, presque gracile, — et prenant sa voix la plus flûtée, la plus voilée, cette voix de contralto qu’il avait, dit :

— Quoi, ma Marinette ? Est-ce que Monsieur ?…

— « Monsieur », mon ami, ne veut pas monter avec votre dame, fit le monsieur sèchement.

— Tant pis pour elle, alors… Du moins payez-vous une tournée ou la jouez-vous ?

On joua. Et voici qu’il y eut encore rampo. Marinette dit :

— Il y a rampo

Le monsieur témoigna, d’un geste absolu, qu’il renonçait à la conversation ; et, jetant les sous des verres sur le comptoir, se détourna pour sortir.

Charles Husson, qui était vêtu en négligé de voisin, béret et pantoufles, mais coquettement et coquinement, lui mit la main sur l’épaule. Le monsieur sentant cette main d’homme évidemment posée là dans des intentions hostiles, se retourna, furieux et craintif un peu. Puis, en présence de la fulgurante et douce beauté de Charles, avec un clin d’œil indiquant l’escalier au bout duquel se devinaient des cabinet passes, il articula bas :

— Montons.

Et, sur signe impérieux de Charles à sa femme qu’elle eût à s’abstenir, les deux hommes montèrent.

Marinette alors, tour à tour blanche et rouge de colère et toute secouée d’hystérique jalousie, cracha :

— Salop, maquereau, tante ! tu n’y couperas pas, cochon !

Et dans un but de vengeance non formulée peut-être en sa pauvre tête de fille soumise — elle sortit.

Dès dehors, elle courut à la glace d’un boulanger proche où elle procéda à une réparation sommaire de sa figure qu’elle sentait abimée par cette scène et que deux doigts de poudre de riz et un coup de peigne de poche rafraîchirent, tandis que des talons de botte sonnnant sec sur le boulevard embrumé l’avertissaient de la venue d’un agent. Quand celui-ci passa devant elle, ce fut un cri :

— Tiens ! Anatole !

Elle empoigna l’homme par le bras, lui dit tout dans une détente de volubilité féminine et non toutefois sans une sorte de réserve et de dignité sui generis, ce à quoi le sergent ne répondit en toute logique que par :

— D’abord, ma belle, je ne suis pas de service, et puis quoi ! nous autres nous n’y pouvons rien… ce n’est pas sur la voie publique… Il n’y a pas de scandale avéré.

Mais la femme tenait sa vengeance.

Sa vengeance ! Ce mot n’est-il pas bien délicat en l’espèce. Et d’abord, pourquoi jalouse, puisque Charles était — elle ne le savait que trop, la misérable complice de tous ses vices aussi bien que de tous ses crimes — coutumier d’amours ainsi, tant pour la galette qu’hélas ! pour la peau ? Et quelle mouche de luxure honnête et modérée la piquait donc ce soir ? Mystère dont toutes les femmes, proportionnellement, sont participantes. Et c’est tout ce que le moraliste, en dehors des morales positives, peut dire, malheureusement.

Alors, dans ce brouillard londonien, mais puant, presque subitement tombée et qui semblait égaliser et protéger tous vices et tous crimes en notre Ville-Lumière, ils guignèrent et gagnèrent la lanterne borgne de quelque autre hôtel meublé. Et ils montèrent à leur tour, le flic qui n’était pas de service, et la fille qui allait faire le sien à l’œil, mais pour la bonne cause, et aussi en toute prévision de l’avenir.

Et c’est ainsi qu’encore une fois la morale fut sauve, que force restait à la Loi, que…