Œuvres posthumes (Verlaine)/Souvenirs/Vieille ville

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Œuvres posthumesMesseinPremier volume (p. 214-245).

VIEILLE VILLE

(Fragment d’un livre perdu).


C’est une ville de province bien reculée, presque inconnue, même des artistes, même des curieux, par ce temps qui se donne pour amoureux de pittoresque et d’inédit, — Arras, pour nommer la pauvrette par son nom qui fut illustre et dont rien, je vous assure, n’a fait démériter la gloire archéologique — et sociale à tout prendre, et si j’ose m’exprimer ainsi.

Donc, Arras m’est chère pour des motifs : liens de famille, le calme — et la suprême beauté de son ensemble. J’y séjourne souvent, bien que je n’y réside pas, et je crois connaître à fond la ville, les habitudes et les habitants. Laissez-moi vous en tracer un rapide crayon.

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Vingt-sept ou vingt-huit mille habitants, sur un périmètre assez restreint donnent à la ville une gaîté douce et bon enfant que le caractère flegmatique et le parler gras (là-bas, on prononcerait « gueràs ») des citadins maintiennent dans un demi-bruit très plaisant. Aux seuls jours de marché, trois fois par semaine, cette sourdine se hausse un peu vers le matin et sur le soir.

Des diverses portes de la ville — ville forte à la Vauban, fossés immenses aux aspects les plus variés : ici, de magnifiques peupliers bordant le noir ruisseau Crinchon qui court dans un abîme de verdure, là-bas le dit ruisseau, à sa source, bondissant à petit bruit d’eaux vives sur de frais cailloux et aussi, avouons-le, parmi des débris plus civilisés ; à cette autre porte, la rivière de Scarpe remplissant tout Le fossé qui est énorme entre le sombre mur aux fausses portes XVIIIe siècle des plus jolies et un haut rempart où aboutit la route, pour aller à un quart de lieue plus loin côtoyer le cours de la sinueuse rivière sous des saules et des peupliers, à travers une campagne de fortes céréales et d’étangs poissonneux — des portes, disais-je, ouvrant immédiatement sur de belles rues tortueuses avec assez de largeur et boutiquières juste comme il faut, entrent, ces jours-là, charrettes potagères, bestiaux sans nombre et lourds transports de grains. N’oublions point les ânières que secouent rudement leurs montures surchargées de verdure à leurs deux flancs ; quelques-unes, vieilles commères ou femmes mûres, arborant à leurs dents la courte pipe noire, au « toupet » traditionnel dans tout ce pays picard et flamand, d’Amiens à Dunkerque. Tout ce monde patoise, sans beaucoup trop jurer — son ignorance l’absout un peu — limoniers et bourriques tirant et trottant sous le cri : « hie ! » qui doit peut-être s’orthographier : « I ! » et convaincre notre « hue » parisien et plus généralement français de corruption de l’impératif d’ire. Sur les places affectées aux marchés ruraux, le train-train, arrosé de bière, — une bière aigrelette assez forte, — des transactions de ce genre. Le soir, quelques hoquets d’ivrognes et de rares disputes aux limites extrêmes de la ville — mais, en somme, toujours règne ce calme provincial et plus particulièrement savoureux ici, que ne saurait tout à fait apprécier un Parisien pur-sang, s’il n’a vécu en de petites villes assez de mois pour se bien pénétrer du bon sens et de la bonne humeur d’extra-muros. La garnison anime aussi quelque peu les cabarets trop nombreux et mêle ses sons clairs de cuivre au bronze des nombreuses églises et chapelles de cette religieuse capitale de l’Artois, aujourd’hui convertie en chef-lieu d’un département qui correspond exactement pour sa part, — heureux oubli ! — à l’ancienne et judicieuse division en provinces d’un régime que je voudrais voir reparaître jusque dans tous ses précieux détails.

Des treize églises paroissiales qui dressaient avant la Révolution leurs graves et délicates architectures du sein dentelé de la cité, une seule, Saint-Jean-Baptiste, est restée, vestige intéressant du XVe siècle, très richement et savamment restaurée il y a quelques années et que meuble magnifiquement une authentique pieta de Rubens. Dans ce désastre irréparable, dû pour la plus grande part à la main filiale des Robespierre et des Lebon, l’art n’aura jamais assez de regrets pour la disparition de la splendide cathédrale dont le chœur datait du XIe siècle et dont la nef, les bas côtés et les constructions extérieures remontaient à la fin du siècle suivant. À cette cathédrale se rapportent les origines du culte illustre de Notre-Dame des Ardents. Voici l’histoire de ce beau miracle, racontée par un vieil auteur, Gazet. On nous saura gré de donner en entier ce chef-d’œuvre, naïf et fin, tel que nous le copions au livre si intéressant de M. le Gentil, juge au tribunal civil d’Arras[1]. « Au temps de Lambert, evesque d’Arras, environ l’an onze cens et cinq, le peuple estant fort débordé et addonné à tous vices et péchez, la saison devint intempérée, et l’air si infect et corrompu, que les habitants d’Arras et des pays circonvoisins furent punis et affligez d’une étrange maladie, procédant comme d’un feu aidant qui brusloit la partie du corps atteinte de ce mal. Les médecins n’y pouvans aucunement remédier, plusieurs en mouroyent, aucuns avoyent recours à Dieu et aux Saints et se trouvèrent en grand nombre devant le portail de l’église de Notre-Dame en Cité, et à l’entour d’icelle, s’escrians, se lamentans et requérans ayde et secours.

« Or, come en mesme temps il y eut deux joueurs d’instrumens assez fameux et célèbres, desquels l’un demeuroit en Brabant, qui se nommoit Itier, et l’autre, nommé Pierre Norman, se tenoit au chasteau de Saint-Paul en Ternois, lesquels estoyent grands ennemis et s’entrechayssoyent, pour ce que le dit Norman avoit tué le frère de Itier. Ce nonobstant, la Vierge Marie en atour magnifique leur apparut séparément à chacun d’eux, le lundy en la nuiet, et, après avoir appellé l’un et l’autre par son nom, elle leur tinct tout le mesme discours disant : « Levez-vous et vous transportez vers la ville d’Arras, où vous trouverez grand nombre de malades gisans devant l’église à demy-morts de feu ardant, et vous adressans à Lambert, evesque du lieu, l’advertirez qu’il soit debout et qu’il veille la nuiet samedy prochain, visitant les malades parmy l’église, et qu’au premier chant du coq on voira une femme revestue de pareils atours que moy descendre du chœur de la dite église, tenant en ses mains un cierge de cire qu’elle vous baillera, et en ferez dégouster quelque peu de cire dedans des vaisseaux remplis d’eau, que donnerez à boire à tous les malades, et mesme en ferez distiller sur la partie du corps affligé. Ceux qui se serviront de ce remède avec une vifve foy recevront la guérison, et ceux qui le mespriseront perdront la vie. »

« Outre ce discours commun, elle dit à Norman particulièrement qu’il aurait pour compagnon Itier, combien qu’il lui fust ennemi pour l’homicide advenu et qu’en ce rencontre ils seroient réconciliez. Norman donc estant esveillé, commence à s’escrier : Ô combien grande et vénérable est la présence de ta Vierge Mère de Dieu ! Ô à la mienne volonté, que par son ayde je puisse estre réconcilié à mon confrère Itier ! Ô pleust à Dieu que par sa miséricorde, et par l’intercession de la Vierge Marie, je puisse annoncer à tant de malades qu’ils recevront santé et guérison ! Néantmoins, je crois fort (disoit-il) que cette vision ne soit un phantosme et illusion, partant, je veilleray toute la nuict suivante, pour sçavoir si, par la permission de Dieu, cette vision se représentera de rechef. Puis, ayant ainsi discouru, il se transporta à l’église de grand matin, et assista à l’Office divin, faisant sa prière à Dieu, qu’il lui pleust donner plus clair intelligence et interprétation de la vision advenue en la nuict précédente. Itier ne fist moins de devoir de sa part ; fut à veiller, fut à prier. Et la nuict suyvante, la mesme vision de la benoiste Vierge Marie se démonstra à chacun d’eux, les menasçant que s’ils ne se transportent en diligence au lieu par elle désigné, eux-mesmes seroyent touchez de la susdite maladie, qui fut cause que ils se meirent en chemin le lendemain au matin, et Norman qui estoit le plus proche arriva à Arras le vendredy, et le samedy au matin s’en alla vers l’église de Notre-Dame où il trouva l’evesque en prières devant l’autel Sainct-Severin. Il fut fort confirmé en son propos quand il apperceut le grand nombre des malades, qui se lamentoyent près de l’église, comme lui avait esté représenté par la vision. De façon qu’estant plus constant et résolu, il s’adresse à l’evesque et luy prie se retirer à escart, pour lui communiquer quelque affaire d’importance. Ce faict il lui dit : « Monsieur, lundy dernier, en la nuict, m’est apparue une vision de la benoiste Vierge Marie, laquelle m’a commandé venir vers vous, pour vous déclarer que samedy en la nuict, vous avez à visiter les malades qui seront dedans et dehors l’église et qu’après le premier chant du coq, pour un singulier bénéfice, elle vous mettra ès-mains un cierge ardant, duquel en faisant le signe de la croix ferez découler quelques gouttes de cire en des vaisseaux remplis d’eau, et en donnerez à boire aux malades, mesme en arrouserez leurs charbons et ulcères, Ceux qui ne se voudront servir de ce remède, ou ne le recevront avec une ferme confiance, ils en mourront. Voyla (dit-il), la charge et commission qui m’a esté donnée ; si votre Paternité la néglige et ne la met à exécution, ce ne sera ma faute. »

« L’evesque fort estonné de ce discours luy demanda son nom et de quel stil et pays il estoit : mais quand il répondit qu’il estoyt joueur d’instruments de son stil : « Ha, mon ami (dict l’évesque) ne te joue-tu pas de moy ! » Et lors le quitta et se retira en son palais épiseopal, ne faisant estat de ce que luy avoit discouru Norman, lequel tout vergongneux se tint encore en l’église, considérant avec grande pitié et compassion tant de malades et misérables et affligez. Or, quelques heures après, voylà Itier venant du plus loing, qui arrive en l’église de Notre-Dame, et, y ayant fait sa prière à Dieu, s’en va au palais épiscopal et entre en la chapelle où l’evesque célébrait la Messe. Achevé qu’il eut, Itier le salue revèrement, et ayant humblement requis audience luy dict : « Père sainct, il m’est apparu une vision par deux fois d’une femme d’excellente beauté qui se disoit la sacrée Vierge Marie, laquelle m’a donné charge de vous venir exposer ses commandements. Elle veut que samedy prochain en la nuict, vous visitiez les malades gisans dedans et hors vostre église, et que dès lors elle vous délivrera un cierge allumé, duquel ferez distiller de la cire, en faisant le signe de la croix dedans quelque vaisseau plein d’eau, et en donnerez à boire à tous ces malades. Quiconque d’iceux y apportera une vraye foye, il s’en guérira, et qui ne le voudra croire, il mourra soudain ».

« Itier ayant achevé ce discours l’evesque lui demanda comment il se nommoit, et de quel pays, estât et condition il estoit, il respondit qu’il avait nom Itier, natif du pays de Brabant, gaignant sa vie à chanter et jouer des instrumens. Alors l’evesque lui dit qu’un autre de mesme condition nommé Norman lui avait tenu les mesmes propos, quelque peu auparavant, lui reprochant qu’ils auroyent communiqué par ensemble pour se jouer et mocquer de luy. Tant s’en faut, dit Itier, que si je rencontrois celuy que vous nommez Norman, je me vengerois de la mort de mon frère, qu’il a misérablement tué. L’evesque, ayant entendu ce discours, considéra à part soy que telle vision se pouvoit manifester par la permission de Dieu, pour servir tant de guerison aux malades, comme aussi de bonne réconciliation entre ces deux ennemis : puis il incita Itier à se réconcilier à Norman, usant d’une paternelle remonstrance tirée de la saincte Ecriture, si bien à propos, qu’il luy persuada de pardonner au dict Norman, se jettant à genoux devant l’evesque, et se soubmettant à tout ce qu’il ordonneroit pour le faict de la dicte réconciliation. Et lors l’evesque envoya son secrétaire chercher à l’église le dict Norman, lequel y vint aussi tost, et se mect aussi à genoux, priant mercy à Dieu, à l’evesque, et à Itier. Et après que l’evesque leur eut faict un très beau discours, de la charité fraternelle, il leur commanda de s’entrebaiser pour un signal de paix et amour, afin qu’estans parfaitement reconciliez, ils puissent heureusement exploicter la charge que leur avoit esté en divers lieux déclarée par la vision apparue les jours précédents. Et ayant tous trois jeusné fort estroictement, et employé tout le jour en bonne et saincte prière, sur le soir ils se transportèrent à l’église et y continuèrent leurs oraisons jusques environ le temps qui leur avait esté spécifié par la vision, que lors leur apparut de rechef la Vierge Marie en mesmes attours, laquelle sembloit descendre du haut du chœur de l’église, avec un cierge aidant de feu divin qu’elle leur délivra, leur tenant en commun les mesmes propos, qu’elle avoit faict auparavant à ces deux joueurs en particulier, touchant l’opération de ce cierge, et l’ordre qu’il falloit observer pour en bien user à l’endroict des malades, leur ordonnant de le garder et conserver réveremment en perpétuelle mémoire d’un si grand et excellent bénéfice puis elle disparut incontinent.

« Ils furent tous ravis en admiration, tant pour la glorieuse apparition de la Vierge Mère de Dieu, que pour la grande clairté qui flamboya parmy toute l’église à son arrivée. Estans donc ainsi illuminez, voire aussi emflambés de ce feu divin, premièrement louèrent et remercièrent Dieu, puis se meirent en devoir d’exploicter promptement tout ce que la dicte Vierge avoit commandé. Et après que quelques vaisseaux furent emplis d’eau, l’evesque formant le signe de la croix avec la chandelle feit dégoulter quelque peu de cire dans cette eau, et après il déclara aux malades la vertu d’icelle, et les exhorta d’en boire en grande reverence, et avec ferme confiance en Dieu : puis leur en donnèrent à boire, et en lavèrent leurs charbons et ulcères, et ils en sentirent soudainement grande allégeance de leur mal, tant par dedans aux parties nobles qui se gastoyent par une si ardente inflammation, que, au dehors de leurs membres qui estoyent ja à demy pourris : ils estoyent lors environ cent et cinquante malades et furent tous guaris hors mis un pauvre mal advisé, lequel, mesprisant ce divin remède, osa témérairement desboucher qu’il aymeroit mieux du vin, et autres semblables propos par desdain et contemnent. De façon qu’il devint si embrasé de ce feu sacre que tout après il en mourut comme à demy forcené.

« Achevé qu’ils eurent, toute l’assemblée se mit à louer et magnifier Dieu et ses oeuvres tant admirables. Et comme le clergé estoit ja arrivé à l’église pour chanter l’office divin, l’evesque commença le cantique spirituel de Sainct Ambroise et Sainct Augustin, duquel la Saincte Eglise se sert pour action de grâce, Te Deum laudamus, etc. Il fut chanté en musique mélodieuse, avec une indicible esjouissance et allégresse de tout ce peuple, qui avoit reçu la guérison tant désirée. « Après tous ces devoirs, la saincte Chandelle fut baillée en garde à ces deux joueurs d’instruments musicaux, qui l’avoyent reçu de la Vierge avec l’evesque, par l’advis duquel ils instituèrent une vénérable Société de gens pieux et dévots qu’ils appelèrent la Confrairie des Ardants en la mémoire de ce tant signalé miracle, et en peu de temps grand nombre de gens, voire des principaux et plus honorables Seigneurs et Bourgeois de la ville d’Arras, se feirent enrôler dans cette Confrairie.


Deo Patri sit, gloria
Et Filio qui a mortius
Surrexit ac Paraclito
In sempiterna sæcula ! »

— Le cierge miraculeux et la dévotion qui s’y attachait ont traversé des fortunes diverses : l’inepte ouragan de 92 a démoli la chapelle où la mystérieuse relique était vénérée — édifice situé sur la « petite place », composé d’un dôme et d’une flèche ; cette dernière, dont il a été question plus haut, était une des perles de l’art gothique français. Le cierge, contenu dans une riche custode, fut pendant toute la révolution caché par des soins pieux au fond d’un puits, d’où il sortit lors du rétablissement du culte, Une vaste église a été tout récemment édifiée en l’honneur de Notre-Dame des Ardents et de la « Sainte Chandelle », aux frais de pieux particuliers. Cette église de briques et de pierres est d’un élégant effet. Par une coïncidence assez curieuse elle est due à un architecte nommé Normand, comme l’un des héros de la légende glorifiée par l’Eglise. L’intérieur est riche et sérieusement de bon goût. Une statue de Notre-Dame des Ardents, œuvre d’un jeune artiste arrageois, M. Noël, s’élève sur le maître autel. Délicate et sobrement archaïque, elle rappelle l’époque du miracle et s’harmonise à merveille avec l’architecture romane, de la dernière période, de l’église même. La Confrérie dont il est question dans le récit du vieil auteur, après avoir langui dans la tiédeur du XVIIIe siècle, disparut à la Révolution. Des soins indispensables et élémentaires requirent trop légitimement les évêques qui se succédèrent sur le siège d’Arras après cette funeste période pour qu’ils pussent s’occuper efficacement de cette oeuvre, merveilleuse d’ailleurs, de surérogation. Mgr Lequette eut la gloire de restaurer à la fois culte et confrérie. Le saint Cierge et sa custode sont conservés dans l’église nouvelle. Une cage de bronze doré, d’un remarquable caractère d’archaïque solidité, renferme la relique, devant laquelle brûlent sans cesse des cierges sans nombre. De fréquents miracles attestés par de riches ex-voto récompensent chaque jour la dévotion très fervente des habitants de la contrée et des pays circonvoisins à la Mère de Dieu honorée en son sanctuaire.

L’église Saint-Nicolas, une Notre Dame de Lorette presque aussi lourde, a pris la place de l’ancienne basilique si désastreusement disparue, parmi une assez belle plantation d’arbres destinée à masquer l’immense nudité de l’emplacement cathédral et claustral : un très beau calvaire et de curieux vieux tableaux décorent l’intérieur de cette pièce montée grecquo-italienne.

Un architecte de génie, M. Grigny, mort sous le second Empire, construisit en 1866, dans le quartier pauvre de la ville, l’austère église Saint-Géry, œuvre du plus pur XVIIIe siècle, que son clocher à jour signale au loin dans la campagne. L’harmonie des trois voûtes, l’éclairage admirablement aménagé bien que sobre à dessein, le mobilier parfait et de très belles sacristies recommandent cet édifice à l’admiration attentive du passant sérieux. Une merveille, d’auteur inconnu, sauvée à grand’peine du pillage des couvents en 92, suffirait à y attirer des foules. C’est un grand crucifix de bois peint des plus bizarre au premier aspect, mais qui, examiné quelque peu, nous frappe précisément par ta mesure dans l’originalité profonde, et l’inédit de ses lignes classique, et la toute pénétrante douceur de sa sévérité, et la scrupuleuse perfection des moindres détails, qui viennent se fondre au plus grandiose ensemble.

Le même architecte a embelli sa ville natale de trois autres édifices dont deux chapelles conventuelles.

Celle des Ursulines s’élève aux confins de la ville dans le goût sobre de l’église Saint-Géry : la flèche qui surmonte cette chapelle est une restitution très agrandie de la fameuse flèche dite de la Sainte Chandelle qui datait de saint Louis, et naturellement démolie par la Révolution. Effrayant tour de force de légèreté, de hauteur et d’équilibre ; un ouragan l’a dernièrement étêtée par suite de négligence dans la surveillance et l’entretien des œuvres intérieures ; une souscription qui va son train, et attend des temps meilleurs, permettra de bientôt parfaire à nouveau ce bijou justement célèbre dans la contrée. La chapelle des Dames du Très Saint-Sacrement fut le coup d’essai du maître, alors tout jeune. Conçue dans le style flamboyant, elle a toutes les grâces excessives du genre. Jamais plus gracieuses fantaisies ne s’enroulèrent autour d’ogives plus hardies ; la flèche, elle aussi, bien que moins haute et moins svelte que celle dont il vient d’être question, suffirait à la gloire d’un artiste comme à l’honneur architectonique d’une province.

Le petit séminaire, situé dans la partie élevée et relativement nouvelle de la ville, présente deux façades, brique et pierre, dont l’une du plus grand air Louis XIII. L’aménagement intérieur, deux cours superbes et une élégante chapelle, contribuent à faire de ce monument, avec le délicat hôtel gothique appartenant à M. D…, ancien député, un digne complément à l’œuvre arrageoise de M. Grigny, qui compte encore, à Valencicnnes et à Genève, des morceaux de premier ordre.

Puisse cet insuffisant hommage à un artiste mort trop jeune, et loin d’être apprécié à son immense valeur, être considéré comme un appel à l’attention des gens tant soit peu soucieux encore du grand art ! Puisse cet appel d’une voix si faible être entendu de qui de droit !

Une charmante chapelle du dernier siècle, dite des Chariottes, mérite encore d’être mentionnée dans cette énumération des principaux édifices religieux de notre belle et bonne ville. Signalons encore, pour être scrupuleux, le très joli clocher tout moderne de la plaisante chapelle des Vieillards. Le reste, ne se composant guère, sauf deux exceptions, l’on retrouvera l’une et l’autre en son lieu, que de constructions plus ou moins commodes et solides, n’a aucune prétention architecturale, et il n’en sera pas plus parlé que ne l’ont pu désirer les honnêtes entrepreneurs à qui celles-ci sont dues.

L’hôtel de ville d’Arras est sans contredit le plus considérable et le plus splendide de tous ceux du Nord de la France, je pourrais ajouter de la France entière, en tant que relique du Moyen Age municipal ; car que sont les hôtels de ville de Paris, Lyon, Reims, sinon des fantaisies royales des temps de la royauté « hors de page » et absolue ? appartenant ceux-ci à la « Renaissance », les autres aux siècles subséquents, sans caractère primitif ni puissance quelconque d’impression historique.

L’hôtel de ville d’Arras a été l’objet de récentes restaurations et reconstructions plus ou moins heureuses. C’est ainsi qu’on a fait disparaître, pour la remplacer par une fenêtre centrale à balcon, détail assez élégant d’ailleurs, une ravissante « boy-window » ou bretèque, ainsi qu’un double escalier sis à droite de la façade principale et surmonté d’une fine coupole. Ce dernier vandalisme, commis en vue de l’éclairage et du confortable administratif, est doublement déplorable en ce sens qu’en outre de la perte de l’édicule lui-même il démasqué brusquement la différence de style, d’alignement et de direction de la partie du pavillon de droite qui fait suite à la façade principale, avec tous les caractères de cette façade elle-même. Un excès de bonne volonté, auquel ne correspondaient point assez de scrupules quant à la confusion de genres, a présidé aux additions considérables effectuées sous le second Empire, à grands frais et dans une intention des plus louables. Reconnaissons tout de suite qu’il y a des choses ravissantes dans cette partie neuve qui ne comprend pas moins de trois grands corps de bâtiment dont l’intersection forme une cour ouverte commandée par une façade postérieure de style ogival flamboyant des plus exaspérés ; la même outrance, dirai-je, sévit sur les deux façades latérales, où l’art de la Renaissance emprunte à tous les genres des grâces tant soit peu hétéroclites. L’ensemble toutefois est loin de me déplaire : cet amoncellement même de dômes, de pignons, de cariatides, de balcons, cette profusion de vermicelles, d’achantes, de congélations, de figurines est d’un joyeux et luxueux effet, qui s’affirme encore à l’intérieur du monument où de vastes salles merveilleusement meublées et décorées, cette fois, avec le goût le plus exact et le plus sûr, donnent bien l’idée d’une ville vieillie dans l’opulence et dans la sagesse !

Mais le triomphe, c’est l’antique façade principale avec ses huit hautes fenêtres ogivales hardiment campées sur sept arcades de même architecture, et les vingt-trois croisillons rouge pirouettes d’or éclatant sur son immense toiture. Un prodigieux beffroi, paradoxalement mince, dentelé de mille caprices, dresse jusqu’aux nuages, un peu à droite du corps de la façade, en vertu de cette irrégularité qu’observera tout architecte visant au grand, sa masse énorme et légère. Le prestige de l’unique et la puissance de l’unité allongent encore, en même temps qu’elles l’amplifient au second coup d’œil, cette tour forte et charmante, emblème orgueilleux de la cité.

Par un bonheur que connaissent peu de monuments de cette importance, l’hôtel de ville d’Arias se trouve occuper tout un côté d’une énorme place rectangulaire dont les maisons espagnoles du XVIIe siècle alignent leurs pignons et leurs arcades dans un ordre parfait formant un cadre précieux à l’incomparable édifice. Cette place s’appelle la « petite place ». On croirait, en en envisageant ses proportions gigantesques, à une ironie, à une de ces plaisanteries dont nos ancêtres étaient coutumiers dans l’appellation des voies publiques de leurs villes, s’il n’existait, tout à côté, une autre place beaucoup plus vaste encore, exactement dans les mêmes proportions et dans le même style. Une seule maison y fait disparate, mais c’est une exquise relique du Moyen Age et d’ailleurs elle ne jure que tout juste avec ses voisines, étant également, dans son genre, à arcatures et à pignon. Une récente mesure administrative a jeté bas, pour d’idiotes modifications de voirie, à l’angle gauche de cette place, nommée la « grande place », bien justement cette fois, deux maisons du style commun aux deux places et à la courte rue qui les relie entre elles.

En fait d’autres places, il faut signaler celle « de la basse ville », ample cirque aux élégantes constructions, qu’ « orne » un obélisque… du siècle dernier ; celle « du théâtre », témoin des affres de 93. Le théâtre, élégamment insignifiant à l’extérieur, renferme une salle très coquette (XVIIIe siècle) et d’une acoustique parfaite. De vieilles maisons, malheureusement déshonorées par des toits récents et accommodées aux « nécessités » du commerce moderne, méritent toutefois que l’on s’arrête à leurs sculptures. D’autres places sont banales et, si nous parlons de la halle au poisson, c’est à cause de la ligne demi-circulaire des maisons qui l’entourent en imprimant sa courbe aux constructions elles mêmes du marché disposition assez remarquable en France, où les « crescents » sont aussi rares qu’ils sont pullulants en Angleterre.

De très belles, très belles casernes, datant du XVIIIe siècle, une citadelle hors ligne, chef-d’œuvre de Vauban, une admirable promenade ombragée d’ormes géants plus que centenaires et flanquée d’un énorme « square », le spacieux hôpital Saint-Jean, le palais de Justice, ancien siège des États d’Artois, beau morceau néo-grec malheureusement intercepté à deux places par des constructions privées, la moderne et coquette façade de la salle des Concerts, assimilable à celle du susdit palais de Justice, la préfecture, ancien évêché, sis en dite, palais d’il y a deux siècles, magnifique et vaste, parc princier, dépendances spacieuses, sont également dignes de mention et nous forceraient en conscience à la description si le plan de ce livre ne s’opposait à plus de développements accessoires. Car nous voici presque arrivés à l’objet de ce chapitre et il nous tarde de clore une trop longue parenthèse. Nous nous dirigerons assez lentement, si vous voulez, pour bien faire, vers l’abbaye de Saint-Vaast, à travers des rues qui ont ceci de charmant qu’elles ne ressemblent en rien, pas même à une maison près, à celle du Paris actuel. Je ne veux pas médire de ce Paris-là qu’on a positivement trop critiqué. Il est clair, assez gai dans sa monotonie voulue, et a, bien que banal et pauvre, sauf la seule rue de la Paix[2], suffisamment grand air pour la capitale d’une démocratie mesquine. Mais il me semblerait injuste de faire grâce aux imitations provinciales de ces splendeurs à deux sous, déshonneur de nos grandes villes où d’incompétentes édilités ont ruiné toute poésie au profit de quelles finances particulières ou commanditées ! Notre chère ville a du moins jusqu’ici, malgré l’ineptie de ses municipaux d’aujourd’hui, évité ces absurdes « embellissements », et ses rues se courbent ou s’allongent selon les besoins de la circulation et de l’aération normales entre deux rangées de constructions souvent anciennes, et combien jolies ! toujours harmonieuses et de bonne allure.

Mais nous voici arrivés en face de l’entrée de l’abbaye. Hélas ! c’est l’ex-abbaye qu’il me faut dire, un des premiers exploits da la Révolution, en Artois, ayant été de dépouiller les Bénédictins de Saint-Vaast de leurs biens meubles et immeubles. Cette entrée, maintenant celle de l’évêché, donne par une énorme porte cochère sur une cour d’honneur digne d’un palais royal de premier ordre : rien de plus grandiose ni de plus beau. La tour est circonscrite par trois corps de bâtiment comptant à chaque étage trente huit fenêtres, plus trois portes-fenêtres servant d’entrée. L’ensemble des bâtiments construits en pierres de taille dans un goût sévère, tout de masses et de lignes, forme un rectangle de 220 mètres de long sur 80 de large. De magnifiques escaliers, des salles immenses aux sculptures sobres et agréablement déliées, des galeries admirables, deux cours intérieures longées de cloîtres de toute beauté, richement décorées, le tout d’une ordonnance irréprochable, font sans conteste de ce palais le plus remarquable testament de l’architecture monastique d’immédiatement avant la Révolution. L’édifice auquel le temps n’a rien ôté, non plus — heureusement — que les hommes rien ajouté, fut construit à la fin du XVIIIe siècle, sur les ruines d’un monastère gothique, à même destination et sous le même titre d’abbaye de Saint-Vaast.

Quelque déplorable que soit la disparition de cette œuvre du Moyen Age, surtout quand on en juge d’après de vieilles gravures, on peut dire, par une exception sans doute unique, et sans aucun paradoxe, que la perte est réparée, telles sont la beauté et la grandeur de l’abbaye actuelle. L’Évêché, le grand Séminaire, les Subsistances militaires, l’Académie d’Arras, différentes administrations publiques, les Archives départementales, immense répertoire, la Bibliothèque comprenant 50.000 volumes ayant appartenu pour la plupart aux Pères, et un très considérable Musée (sculpture, peinture, antiquités et collections scientifiques de tout ordre), tiennent au large dans cette ancienne forteresse de la Piété et de la Science. Un square très spacieux étale ses verdures et ses plantes rares le long de l’aile principale de l’abbaye, à la place des jardins des religieux, dont de nombreux arbres sont restés, séculaires témoins. Au bout droit de cette aile principale, qui ne compte pas moins de 100 fenêtres et à laquelle on accède par un élégant perron central, en outre d’entrées nombreuses pour les différents services affectés au monument, se dresse énorme la cathédrale actuelle qui a sa courte histoire, et la voici succinctement.

Les bénédictins de Saint-Vaast, à la Veille de la Révolution, avaient commencé l’érection d’une chapelle en rapport avec l’importance de leur monastère. Ils donnèrent à leur projet de gigantesques proportions, si bien que, plus tard, Napoléon Ier passant par Arras et voyant les constructions déjà très avancées que la queue de la Bande noire s’apprêtait à jeter bas contre une honteusement dérisoire somme d’argent, conçut l’idée vraiment impériale de les achever pour en faire une cathédrale en place de celle disparue. Cette cathédrale fut inaugurée par Charles X, mais ne fut complètement achevée qu’en 1832, sous l’épiscopat de Mgr le cardinal de Latour d’Auvergne.

C’est une immense construction toute nue, cruciforme, au flanc est de laquelle s’accole tout un quartier de la ville, et qui communique avec le grand séminaire contenu, comme il a été dit plus tôt, dans l’ancienne abbaye. On y inculte par un majestueux escalier de quarante-deux marches. Le portail, à peu près de Saint-Thomas d’Aquin ou de Saint-Roch, est franchement laid, bien entendu, mais d’une sobriété propitiatoire.

De forts arcs-boutants, massifs et nus comme tout le reste, rayonnent tout autour de la puissante construction, allègent ses diverses parties et en dégagent l’irréprochable structure. Corps principal de l’église, bras de croix, chevet, portail, ressortent lourds dans L’air, sévères, corrects, trônant, solidement assis, sur une haute gresserie, au-dessus de la ville légère et dentelée, leur tributaire spirituelle et leur fille dans la Foi.

Il est à espérer, toutefois, que le dôme projeté par les moines, et le campanile, dont la base seule existe aujourd’hui, base de grès, si considérable qu’elle enveloppe une magnifique chapelle de la Sainte Vierge, exhaussée d’une dizaine de marches de marbre blanc à rampes de marbre blanc, il est, dis-je, à espérer que dôme et campanile seront avant peu édifiés, — lorsque les Pères, après un exil de bientôt cent ans, reprendront possession de leur propriété, et qu’un gouvernement juste se voudra faire honneur de rendre à la Mère de Dieu et aux successeurs de l’évêque Lambert leur cathédrale rebâtie sur les plans antiques, avec ses verrières étincelantes, l’or de ses autels, et l’argent de ses cloches sonnant à toute volée le long-désiré Te Deum dans ses merveilleuses tours, suzeraines et compagnes maternelles du vieux beffroi solitaire qui s’écœure d’assister à cette fin de siècle !

En attendant, Saint-Vaast, comme on appelle la cathédrale provisoire, remplit de son mieux le haut office que les événements lui ont décerné ; son imposant vaisseau, long de 102 mètres, large de 26 et haut de 32, dessert à merveille la pompe pontificale dont les révolutions modernes l’ont investi depuis quarante-sept ans ; trois nefs avec déambulatoire, chapelles latérales et absidiales, deux chaires à prêcher dont la principale est tout un monument, un immense banc d’œuvre pour le Chapitre et le grand Séminaire aux jours de sermons solennels, on baptistère incomparable, très nombreuses statues, quelques-unes des chefs-d’œuvre, de précieux tableaux, dont un Christ au pilier de Rubens, des grisailles, des vitraux en trop petit nombre, un vaste chœur, une maîtrise excellente, deux orgues qui n’ont de rivales, en France, que les plus célèbres, tout ce confortable ecclésiastique, tout ce reste et ce recommencement de luxe religieux, consolent un peu le souvenir des magnificences passées et l’ait prendre patience à l’espoir rétrospectif qui s’ennuierait trop sans quelque escompte sur le lent avenir.

J’aime, lors de mes séjours à Arras, à entendre, aussi souvent que possible, la grand’messe canonicale quotidienne.

Je doute que le plain-chant, ce sublime plainchant catholique, plus beau que tous les arts, trouve de meilleurs, de plus consciencieux et plus corrects interprètes qu’ici. L’orgue d’accompagnement, touché d’ordinaire par un artiste aveugle, a une ampleur, une force douce toute particulière vraiment, qui mêle une voix surnaturelle et divinement harmonieuse aux notes très pures des chantres, en laissant aux paroles latines tout leur nombre et leur si nette mélodie. Puis la quasi-solitude des offices de semaine distribue à la prière privée tout l’espace nécessaire, on dirait ; ces voûtes immenses semblent un ciel, juste assez lointain pour encourager les pieuses pensées à vouloir y planer ; ces énormes colonnes corinthiennes invitent les intentions particulières à s’y enrouler pour l’ascension parmi les riches chapitaux vers ces sereines régions de l’adoration enfin sûre de son vol…

Un jour, — tout le monde a de ces distractions, un pauvre pécheur plus qu’un autre, — je laissais errer mes yeux à droite et à gauche du transept vers le milieu duquel j’étais, debout contre une chaise inclinée, face au maître-autel, — exactement celui de Saint-Sulpice, marbre rose et sujet en bronze doré (l’Enfant Jésus au temple), — une tiédeur m’avait pris, que je ne pouvais surmonter ; mon attention vaincue tournait à rien, et j’avais résolu de me retirer ce jour-là, plutôt que d’assister indignement au divin sacrifice. À cet instant un homme entra, bien mis, cheveux et barbe trop soignés, du ventre à vingt-cinq ou vingt-six ans, — sans prendre d’eau bénite : évidemment un commis-voyageur entre deux affaires, sur la route d’un rendez-vous en ville avec dix minutes d’avance. J’observai cet intrus quelques instants du coin de l’oeil, sûr de quelque chose de marque, et des mouvements spontanés naïfs du personnage. Un « dévot » pour ces gens-la n’existe pas, même chez lui, à L’église. Point de gêne avec lui plus qu’avec un bon chien ou ces témoins indulgents, les chats. L’homme regardait les choses du bras de croix gauche par où il était entré : le royal baptistère, son triptyque sans prix, sa conque énorme de marbre noir veiné, merveilles vraiment. Se retournant, il contempla sans y rien comprendre, pauvre être ! le monument de saint Benoit Labre (saint Benoit Labre, la seule gloire française du XVIIIe siècle, mais quelle gloire ! et comment désespérer à jamais d’un pays à tels saints ? mais aussi quelle pierre d’achoppement pour les cervelles titubantes de tous libres-penseurs, grands ou petits !) puis ses yeux s’élevèrent sur le Calvaire immense, un crucifix comme militaire dans sa torsion vigoureuse avec son long noir côté de cheveux pendant presque en tresse comme une cadenette, — aux ex-voto sans nombre et, au bras de Croix, un saint Jean et une Vierge enluminés d’un effort savamment naïf. Il traversa ensuite, sans même s’incliner devant le maître-autel, mais savait-il seulement qu’il dût le faire ? et s’en allait examiner, dans l’autre bras de Croix de la basilique, l’autel du Sacré-Cœur, blanc de pierre aux ors neufs, quand passa une femme jeune, en voilette, qui venait de terminer sa prière près de là. Ce fut la rentrée de l’homme en lui-même ; son œil, depuis quelque temps vague et décent, s’alluma, une main, celle de la canne, caressa les cheveux de la tempe, mit le chapeau au port d’arme, les bottines craquèrent à nouveau, et quatre pas furent faits derrière la « belle enfant »… Mais l’heure du rendez-vous ne tarda pas à sonner dans la tête commerciale un instant distraite après avoir peut-être pensé cinq minutes, et les pieds de Mercure eurent vite essoré le gros païen par le seuil du bras de croix qui lui avait donné accès, non sans un fort battement de portes qui coupa net l’Et ideo de la Préface que chantait faiblement le vénérable officiant à ce moment précis.

Je sortis à mon tour, l’esprit plein du malheureux, le voyant avec son client, l’entendant débattre et proposer des prix de sa voix sirupeuse, puis, la chose « dans le sac », de retour à son café, ses journaux lus, deux ou trois parties de rams ou d’écarté jouées, bien parlé femmes et Gambetta et Brisson, — c’était du vivant de ces morts, — et de la « sale boîte de petite ville », entamant le chapitre de la religion, du fétichisme clérical, des poux du « fainéant Labre ».. : — « On va le ca-no-ni-ser, vous sayez, ah ! ah ! ah ! ces gens-là sont donc fous ? quel défi absurde à l’esprit moderne ! À ce propos lisez donc le Chose d’aujourd’hui… Tenez, précisément, je sors de ce qu’ils appellent ici la cathédrale — une belle bagnole toute en plâtre ! ah ! ça, comme dit Machin, ce matin, ô ce Machin ! on ne foutra donc jamais ces obstructions-là par terre ? Et ce que j’y ai vu dans leur Saint-Vââââst !! (comme si on s’appelait comme ça !) Figurez-vous… »

Et tout cela, ô la profondeur de vos desseins, Dieu vivant ! — à cause d’une humble femme qui passait, après avoir prié peut-être pour cet imbécile qui flânait dans votre temple comme dans un musée, peut-être encore pour le chrétien, distrait en présence de vos redoutables mystères, qui écrit ces lignes vaines !

  1. Le vieil Arras, orné d’eaux-fortes, — chez E. Bradier, libraire, rue Saint-Aubert, Arras. Prix : 16 francs.
  2. Je ne puis comprendre dans le Paris actuel les quelques avenues d’hôtels avoisinant l’Arc de Triomphe. C’est tous étrangers qui ont voulu reproduire les environs d’Hyde Park, sans y réussir.