Œuvres posthumes (Verlaine)/Voyage en France par un Francais/Chapitre 4

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Œuvres posthumesMesseinSecond volume (p. 71-79).

CHAPITRE IV

du dimanche français


Ô Travail ! miséricordieux châtiment du péché, avant celui-ci disposé par le Créateur pour délecter le loisir de l’innocence, puis rendu sévère par la faute même de l’homme qui du moins l’emporta, dernier et seul souvenir du Paradis terrestre, consolation en même temps que devoir, et distraction aussi bien que dette sacrée, raison d’être de l’homme puni, sa dignité aussi, rappel à son premier privilège, sa solvabilité pour toutes les avances de la Grâce et de la Merci, — qui, mieux qu’un catholique, te comprendrait, t’honorerait ? Qui te pratiquerait mieux, plus gaiement, plus méritoirement, avec plus d’ordre, d’intelligence et d’honorable profit ? J’en atteste l’Europe labourable, l’antiquité littéraire rendue à notre admiration, et les moines des premiers temps chrétiens de notre Occident. J’en atteste l’immensité architecturale des grands siècles de foi, leur profondeur théologique et politique, leur œuvre sociale, leurs recherches chimiques, leurs essais, leurs réussites en astronomie, — et la navigation ardente, exclusivement chrétienne, toute de propagande, des époques qui les suivirent immédiatement. J’en atteste l’Eglise moderne et ses infatigables travailleurs, depuis les Jésuites, en toutes choses excellents ouvriers de toutes heures, jusqu’aux créateurs, fondateurs et metteurs en œuvre des universités, collèges, séminaires, écoles primaires, ouvroirs, orphelinats et cercles catholiques, pour omettre tant d’autres institutions de pure activité qui prospèrent et grandissent sur les justes ruines d’une enragée concurrence persécutrice, patientes parce que éternelles, éternelles parce que divines ! Je vois le travail honoré et pratiqué chez nous, chrétiens, et surtout chez nous, — honoré et pratiqué sous toutes ses formes antiques et nouvelles, et mon cœur chrétien ne peut que battre d’orgueil et de joie à l’aspect du travail chrétien, de tout le travail chrétien, c’est-à-dire du seul vrai travail, et qu’aimer, ô combien ardemment ! et vénérer les vrais travailleurs, en même temps que ma charité s’intéresse en toute équité aux autres, égarés mais vaillants tout de même, les plaint, ceux-là, et souhaite de toutes ses forces leur retour glorieux, leur à jamais bénie réconciliation.

Hélas ! je les connais, étant français, ces ouvriers hors de Dieu, qu’une affreuse habitude d’indifférence, — crime de l’éducation, enrage au travail défendu, je les connais, vivant auprès d’eux, presque avec eux, je les estime pour leur courage en semaine, et je plains leur ignorance de ce que c’est que le Dimanche, ignorance meurtrière qui fait de ce jour, en France, un hideux phénomène, une lugubre curiosité pour l’étranger — quelconque ! — voyageant ici.

Il y avait une loi sur le travail du Dimanche, loi d’ailleurs abrogée naguère par les gens que Ton sait, mais, du fait de cette ignorance nationale, elle se trouvait scandaleusement violée par un peuple si souple d’ordinaire et qui se plie à toute servitude. Le seul souci resté au cœur français, s’enrichir, et la non-confiance en un Dieu presque inconnu, avaient rayé de notre vie cette vivifiante, seule vivifiante chose, le respect du Dimanche. — « Le temps se couvre. Aux champs ! Femme, fais la soupe pour midi juste. Nous repartirons après que les chevaux auront mangé. » — « Une bonne noce lundi. C’est Lacoterie qui régale. On va rien travailler, dimanche ! »

Et cela se fait hebdomadairement dans une sérénité, dans une sécurité complète au village désormais comme à la ville.

La femme va bien quelquefois à la messe basse, et quelquefois aussi objecte. Mais l’homme, s’il est à jeun, ricane et passe outre ; si la goutte du matin a été forte, s’insurge, crie après les « curés ». — « Tout ça va changer ! Ta fille en saura plus que toi, maintenant qu’on supprime les bondieuseries à l’école. Et vive la République ! »

L’enfant écoute ces propos, la plupart du temps ponctués de blasphèmes, observe ces inobservances. Dans les quelques familles même de l’acabit ci-dessus, où on l’envoie à la messe, comme son père n’y va pas et que ce père ne manque pas de proclamer à chaque instant sa supériorité d’intelligence et d’instruction (ô pitié !), comme d’ailleurs les journaux les plus anti-chrétiens traînent partout dans la maison et sont lus, commentés, exaltés tous les soirs si l’homme ne rentre pas trop saoul ou trop éreinté par sa parcelle de terre mal acquise ou par l’industrie despote, vile et rude vengeresse des prétendus vieux privilèges assassinés par ses grands-pères, — l’enfant que cette affreuse éducation insurge, se corrompt terriblement vite, raisonne juste dans le faux et conclut logiquement en devenant pire que ses tristes ascendants. Et ainsi de suite depuis Quatre-vingt-neuf. Étonnez-vous, maintenant !

Car l’observation du Dimanche est tout depuis la dernière révélation : 1er commandement de Dieu que « tu adoreras » . De lui toute civilisation (dans le vrai sens) découle.

Oh ! après le travail accepté, orné, fleuri, nourri de ces cris d’amour et d’espérance, oraisons jaculatoires tant recommandées, qu’il est doux de reposer en Dieu ses membres las, sa tête fatiguée et d’être tout amour, toute reconnaissance à l’immense Paternité, à la Bonté infinie ! D’être en famille, cette famille que rien ne peut détruire, ni le péché souvent accusé, absous et raréfié de jour en jour, ni la persécution du dehors prise en pitié et résolue en prières pour les persécuteurs, ni la mort qui sera la réunion dans le bonheur sans fin ! D’être là, père, mère, enfants, gais doucement dans le jardin touffu, autour du grand feu si l’on est riche, pleins de reconnaissance pour son repos, aisé grâce au prochain si l’on est pauvre, — je suppose une société chrétienne. N’est-ce pas, comme on a dit, et comme on l’a dit du mariage chrétien, le Paradis terrestre retrouvé, et le Paradis céleste goûté une fois par semaine ?

Et puis

tabernacula tua !

Entendez les cloches aux sons de flûtes et de cors, graves et joyeuses, et rendez-vous à leur frais appel. Quelle joie sereine et pénétrante, expansive aussi, que d’assister à ces beaux offices, au Sacrifice adorable, à ces Vêpres se déroulant comme des flots d’encens jusqu’à l’encens du Magnificat et du Tantum ergo. Surcroît de bénédiction pour l’âme, sanctification et noble délice des sens vers lesquels toute une partie de ces majestueuses séances est dirigée par la maternelle sagesse de la Liturgie catholique.

À la sortie de l’Église ces fronts sont dignifiés, ces yeux brillent plus calmes et plus profonds, ces mains se trouvent plus actives pour l’aumône aux bons pauvres, tout joyeux eux aussi dans l’air béni du Dimanche.

L’Angleterre, entre tous pays, a particulièrement conservé ces traditions augustes et charmantes : c’est même le grand orgueil de ces Protestants. Ajoutons le juste orgueil de ces Chrétiens. Sans doute l’hérésie a desséché en partie cette œuvre de salut ; elle y a apporté cette exagération, cette indiscrétion littérale qui tue au lieu de vivifier comme les choses surérogatoires catholiques ; encore est-il juste de rendre hommage à l’incontestable dignité que gagnent les mœurs publiques et les manifestations de la pensée, littérature, art, débats du Parlement, presse, à cette observance initiale et principale. L’esprit de famille, encore très fort et très hiérarchique dans ce pays, qui, d’ailleurs, se laisse gagner aux doctrines anarchistes du continent, est dû, qu’on en soit sûr, autant au dimanche observé chez soi comme au Temple qu’au très judicieux maintien de la liberté de tester pour le père. La prospérité matérielle, pour en parler, qui ne cesse de couronner les entreprises et les opérations de cet empire, dérive bien évidemment d’une bénédiction toute spéciale attachée à la bonne coutume dont nous parlons, et si les nations catholiques, sans exception, remarquez-le bien, sont inférieures en tout, anarchiques et infortunées sous presque tous les rapports, n’y voyez, avec les yeux de la foi, — les seuls yeux ! — qu’un paternel châtiment d’en haut pour la profanation du Jour saint par ces peuples ingrats et de tête dure, comme Israël, leur figure prophétique, qui n’ont pas su garder le don de Dieu et se sont précipités tête baissée dans l’inepte, dans l’immonde, dans l’abominable Révolution française. Et tandis que ces nations, la France, hélas ! en tête, perdent chaque jour, avec toutes leurs vertus d’autrefois, un peu de la foi de leurs pères, et roulent vertigineusement jusqu’aux dernières ténèbres du plus fangeux athéisme, admirez comme l’Angleterre et l’Amérique, fidèles gardiennes du repos dominical, voient, — récompense magnifique ! — tout ce qu’il y a d’hommes de bonne foi dans leurs églises revenir à la seule Église, et ce, par groupes quotidiens, en foules incessantes.

Mais la France est aimée de Dieu quand même. L’intense, intelligente, patriotique et prévoyante pitié de nos ancêtres nous a gagné de splendides indulgences et la grâce nous poursuit, infatigable.

Celle qu’on invoque jamais en vain a, dans ces derniers temps, multiplié en de lumineuses paroles son désir doucement impérieux d’être invoquée sur divers points de notre territoire. L’une des principales de ces miséricordieuses visites insistait tout spécialement — et de quelle manière touchante et forte ! — sur la nécessité absolue de l’observation du Dimanche. Pleurs, menaces de la Salette, promesses de Lourdes et de Pontmain, miséricordes sans nombre et punitions effrayantes, œuvres nouvelles, pèlerinages plus florissants que jamais, nobles souffrances et courageuses oppositions à Quatre-vingt-treize revenu, attente sereine d’un martyre probable, expiations pour la foi, — que de gages, que d’espoirs, quelle presque certitude de voir se relever la France par les deux premiers commandements enfin compris à nouveau et joyeusement obéis ! Marie tant invoquée dans ses sanctuaires choisis, on peut le dire, à ce miséricordieux dessein, ne peut, croyons-le respectueusement, qu’encore une fois prononcer sur nous ou sur nos enfants son tout puissant Fiat !

En attendant, quelle honte française !