... le Cœur populaire (1920)/Jasante de la Vieille
Apparence
- Tu ne tueras point.
- — « Bonjour, c’est moi,... moi, ta m’man
- J’ suis là, d’vant toi au cèmetière.
- (Aujord’hui y aura juste un an,
- un an passé d’pis... ton affaire.)
- Louis ?
- Mon petit... m’entends-tu seul’ment ?
- T’entends-t’y ta pauv’ moman d’ mère ?
- Ta « Vieill’ », comm’ tu disais dans l’ temps.
- Ta Vieill’, qu’alle est v’nue aujord’hui
- malgré la bouillasse et la puïe,
- et malgré qu’ ça soye loin, Ivry.
- Alorss... on m’a pas trompée d’ lieu ?
- C’est ben ici les « Condamnés » ?
- C’est là qu’ t’es d’pis eun’ grande année ?
- Mon dieu mon dieu ! Mon dieu mon dieu !
- Et où donc ? Où c’est qu’on t’a mis ?
- D’ quel côté... dis-moi mon ami ?
- C’est plat et c’est nu comm’ la main....
- Ya pas eun’ tomb’, pas un bout d’ croix !
- Ya rien qui marqu’ ta fosse à toi,
- pas un sign’, pas un nom d’ baptême,
- et rien non pus pour t’abriter....
- (J’ dis pas qu’ tu l’as point mérité
- Mais pour eun’ mèr’, c’est dur tout d’ même !)
- Louis, tu sais, faut que j’ te confesse ;
- De d’pis un an,... d’pis... ton histoire
- j’ suis pus tournée qu’aux idées noires
- et j’ai l’ cœur rien qu’à la tristesse.
- Aussi preusent j’ suis tout’ sangée,
- j’ suis blanchie, courbée, ravagée
- par la honte et par le tourment ;
- si tu pourrais m’ voir à preusent
- tu m’ donn’rais pus d’ quatre-vingts ans.
- Et pis j’ai eu ben d’ la misère,
- (ça m’a fait du tort tu comprends !)
- Quand qu’on a su qu’ j’étais ta mère,
- j’ai pus trouvé un sou d’ouvrage,
- on m’a méprisée dans l’ quartier
- et l’a fallu que j’ déménage.
- Depis... dans mon nouveau log’ment
- j’ vis seule... ej’ peux pas dir’ comment,
- comme eun’ dormeuse, eun’ vraie machine ;
- j’ cause à personn’ de not’ malheur.
- j’ pense à toi et tout l’ jour je pleure,
- mêm’ quand que j’ suis à ma cuisine.
- L’ matin, ça m’ prend dès que j’ me lève ;
- j’ te vois, j’ te caus’... tout haut... souvent,
- comm’ si qu’ tu s’rais encor vivant !
- J’ mang’ pus... j’ dors pus, tant ça m’ fait deuil
- et si des fois j’ peux fermer l’œil,
- ça manqu’ pas, tu viens dans mes rêves.
- C’te nuit encor... j’ t’ai vu... plein d’ sang,
- tu t’nais à deux mains ta pauv’ tête
- et tu m’ faisais — « Moman ! Moman ! »
- Mais moi... j’ pouais rien pour t’aider,
- moi j’étais là à t’arr’garder
- et j’ te tendais mon tabellier.
- . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
- Pens’ Louis, dans l’ temps, quand t’étais p’tit,
- qui qu’aurait cru,... qui m’aurait dit
- qu’ tu finirais comm’ ça un jour
- et qu’ moi... on m’ verrait v’nir ici !
- quand t’étais p’tit t’étais si doux !
- À c’t’ heur’ j’arr’vois tout not’ passé,
- lorsque t’allais su’ tes trois ans
- et qu’ ton Pepa m’avait quittée
- en m’ laissant tout’ seule à t’él’ver !
- Comme ej’ t’aimais, comme on s’aimait,
- qu’on était heureux tous les deux,
- malgré des fois des moments durs
- où y avait rien à la maison ;
- Comme ej’ t’aimais, comme on s’aimait,
- c’était toi ma seul’ distraction,
- mon p’tit mari, mon amoureux.
- C’est pas vrai, c’ pas ? C’est pas vrai
- tout c’ qu’on a dit d’ toi au procès ;
- su’ les jornaux c’ qu’y avait d’écrit,
- ça n’était ben sûr qu’ des ment’ries...
- Mon P’tit à moi n’as pas été
- si mauvais qu’on l’a raconté !
- (Sûr qu’étant môm’, comm’ tous les mômes,
- t’étais des fois ben garnement,
- mais pour crapule... on peut pas l’ dire !)
- T’étais si doux et pis... si beau...
- meugnon peut-êt’ mais point chétif,
- à caus’ que moi j’ t’avais nourri ;
- t’étais râblé, frais et rosé,
- t’étais tout blond et tout frisé
- comme un amour, comme un Agneau...
- (J’ai cor de toi eun’ boucle ed’ tifs
- et deux quenott’s comm’ deux grains d’ riz.)
- Mon plaisir, c’était l’ soir venu,
- avant que d’ te mette au dodo,
- De t’ déshabiller tout « entière »,
- tant c’était divin d’ te voir nu :
- et j’ t’admirais, j’ te cajolais,
- j’ te faisais « proutt » dans ton p’tit dos,
- et j’ te bisais ton p’tit darrière...
- (j’ t’aurais mangé si j’aurais pu)
- Et toi... t’étais si caressant
- et rusé... et intelligent...
- Oh ! intelligent, fallait voir,
- pour c’ qui regardait la mémoire
- t’apprenais tout c’ que tu voulais...
- tu promettais, tu promettais....
- J’en ai-t-y passé d’ ces jornées
- durant des années, des années,
- à turbiner pir’ qu’un carcan
- pour gagner not’ pain d’ tous les jours
- et d’ quoi te garder à l’école,
- et... j’en ai-t-y passé d’ ces nuits,
- (toi, dans ton p’tit lit endormi)
- à coude auprès de l’abat-jour
- jusqu’à la fin de mon pétrole !
- Des fois, ça s’ tirait en longueur ;
- mes pauv’s z’yeux flanchaient à la peine,
- alorss... en bâillant dans ma main
- j’écoutais trotter ton p’tit cœur
- et souffler ta petite haleine...
- (et rien qu’ ça m’ donnait du courage
- pour me r’mett’ dar’-dare à l’ouvrage
- qu’y m’ fallait livrer le lend’main.)
- Que d’ fois j’ai eu les sangs glacés
- ces nuits-là... pour la moindre toux ;
- j’avais toujours peur pour le croup,
- grâce au mauvais air du faubourg
- où nous aut’s on est h’entassés.
- Ah ! dir’ qu’ t’es là-d’ssous à preusent
- par tous les temps qu’y neige ou pleuve !
- (Vrai ! Qué crèv’-cœur ! Qué coup d’ couteau !
- on m’a ratissé mon château,
- on m’a esquinté mon chef-d’œuvre.)
- T’ rappell’s-tu, quand tu t’ réveillais,
- le croissant chaud, l’ café au lait ?
- T’ rappell’s-tu comme ej’ t’habillais ?
- Eh ! ben, pis nos sorties l’ Dimanche,
- tes beaux p’tits vernis... ta rob’ blanche...
- T’étais si fin, si gracieux,
- tu faisais tant plaisir aux yeux
- qu’on voyait les genss s’arr’tourner
- pour te regarder trottiner.
- Ah ! en c’ temps-là,... dis mon petit,
- de qui c’est qu’ t’étais la fifille,
- l’amour, le trésor, le Soleil !
- De qui c’est que t’étais l’ Jésus ?
- De ta Vieille est-c’ pas, de ta Vieille ?
- Qui faisait tes quatr’ volontés,
- qui t’a pourri, qui t’ a gâté,
- qui c’est qui n’ t’as jamais battu ?
- Et l’année d’ ta fluxion d’ poitrine,
- qui t’as soigné, veillé,... guéri ;
- c’est-y moi ou ben la voisine ?
- Et à présent qu’ te v’là ici
- comme un chien crevé, eune ordure,
- comme un fumier, eun’ pourriture,
- avec la crêm’ des criminels,
- Qui c’est qui malgré tout vient t’ voir ?
- Qui qui t’esscuse et qui t’ pardonne ?
- Qui c’est qu’en est la pus punie ?
- C’est ta Vieill’, tu sais, ta fidèle,
- ta pauv’ vieill’ loqu’ de Vieill’ vois-tu !
- . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
- Mais j’ bavarde, moi, j’us’ ma salive ;
- la puïe cess’ pas, la nuit arrive ;
- faut que j’ m’en aill’ moi... il est l’heure,
- maint’nant c’est si loin où j’ demeure.
- Et pis quoi ! Qu’est-c’ que c’est qu’ ce bruit ?
- On croirait de quéqu’un qui s’ plaint...
- on jur’rait qu’y a quéqu’un qui pleure...
- Oh ! Louis, réponds ? C’est p’t-êt’ ben toi
- qui t’ fais du chagrin dans la terre !
- Seigneur ! Si j’allais cor te voir
- comme c’te nuit dans mon cauch’mar !
- (Tu vourais point m’ fair’ cett’ frayeur !)
- Oh ! Louis, si c’est toi, tiens-toi sage ;
- sois mignon... j’arr’viendrai bentôt,
- seul’ment, fais dodo, fais dodo,
- comme aut’fois dans ton petit lit,
- tu sais ben... ton petit lit-cage ?
- Chut !... c’est rien qu’ ça... pleur’ pas j’te dis,
- fais dodo va... sois sage, sage,
- mon pauv’ tout nu... mon malheureux,
- Mon petiot, mon petit petiot.