0° cocktail (Recueil)/Ski attelé

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0° cocktailChampion, coll. Les Amis d’Édouard (p. 35-44).
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SKI ATTELÉ


Les Dominions entraînent l’Empire britannique sur une route bien glissante. Politique ? Non. Ski-kjöring — en français, ski attelé. Il a neigé hier et le gel, cette nuit, a durci les pistes.

Plusieurs nations se sont mises aux fenêtres pour voir le départ, rythmé par les grelots des chevaux, devant la grille du palace à la façade si bêtement blanche.

Les Dominions sont deux sœurs, jolies sous leur teint kaki, leurs cheveux grèges. On voit bien que leur père, l’éleveur australien, dès leur sevrage, les mit en selle.

Arabella, l’aînée, monte aujourd’hui le cheval de tête, le plus nerveux, et sa main, tout nerfs et cuir fauve, a calmé la bête sensible, ordonné ses foulées. Il faut que l’équipage, remorquant les skieurs à la corde, file sans secousses sur la neige dure, avec la rapidité huilée d’un navire. Le dos calme d’Arabella donne une grande impression de self-responsabilité.

Daisy, la cadette — une si aimable ligne de jambes dans le drap bleu du pantalon norvégien — épouse avec nonchalance le trot balancé du second cheval, un paysan plus accoutumé aux charretées de fumier qu’à cet attelage volant, derrière sa croupe, et à ce joli poids rêveur, sur son dos.

À quoi rêvez vous, Daisy ? Le tintement des grelots tisse un ruban de gaîté le long des rues du village aux vingt hôtels. Des visages se retournent et rient dans toutes les langues, à voir l’Empire britannique traîné à deux chevaux par les Dominions.

L’Empire britannique est représenté par deux sujets choisis. Un jeune homme au menton grec, aux yeux d’acier, pur Sheffield. Bien campé sur les skis écartés, le buste droit, les genoux souples, il glisse sans effort, avec la dignité d’un dieu d’opéra, derrière le percheron au trot balancé.

À sa hauteur, et tenant l’autre bout de la corde, il y a une jeune fille — un de ces produits dont l’aspect proclame, comme une affiche, l’idéale suavité de l’âme anglaise. Âme de juin, fraises à la crème dans toutes les crémeries, nursery rhymes dans toutes les nurseries, odeur de chèvrefeuille autour des cottages… Elle a justement, sous son hâle, un teint de chèvrefeuille : ivoire et incarnat.

Cramponnée à deux mains, les plongées de son buste en avant, par saccade, la révèlent novice encore dans le sport du ski attelé — et toute durcie par la crispation inquiète de ses muscles. Pourtant, elle suit bravement l’allure accélérée des chevaux, que pressent des genoux Arabella, Daisy…

Mais elle a tort de ne jamais regarder la route. Elle a tort de toujours regarder le menton grec. Survienne une fondrière ou une de ces scandaleuses traînées de crottin qui n’ont pas de scrupule à bloquer les skis, fussent-ils ceux d’une idéalement suave petite âme de chèvrefeuille…

Le menton grec fait avec le paysage un angle invariable. Pour modifier cet angle, il faudrait plus que le magnétisme de deux yeux, couleur de myosotis. Le regard d’acier, pur Sheffield, suit une ligne droite, sans dévier. La ligne d’horizon ? Indeed. La ligne d’horizon. C’est pur hasard si cette ligne passe par les genoux et les hanches de Daisy, la nonchalante.

Le tintement des grelots tisse un ruban de gaîté le long de la route blanche, bordée de pommiers cristallisés. Dans la masse des sapins, à droite, le soleil creuse des ombres bleues, d’une profondeur marine. À quoi rêvez-vous, Daisy, nonchalante ?

Crottin.

La petite âme de chèvrefeuille est allée s’asseoir dans le fossé. Prise par le fond de culotte, elle piaule et rit, toutes dents dehors, son bout de nez de dix-huit ans retroussé par une joie folle.

Dix mètres plus loin, l’attelage s’est arrêté. On voit le rire de Daisy, qui se retourne, un poing sur le pommeau de sa selle et montre un mince visage aux dents carnivores. L’homme au menton grec s’accoude au flanc du cheval. Tout près de la selle, il rit, sur des notes graves. Accord parfait avec le rire de Daisy, haut perché.

N’auront-ils pas bientôt fini de rire ? Ce fossé est profond, vraiment — et est-ce une situation pour une jeune fille que de ramer dans l’espace avec ses skis, comme un hanneton sur le dos ? On s’en amuse d’abord, et puis, quand chacun de vos efforts est scandé par l’accord parfait d’un rire grave et d’un rire haut perché, et que des yeux d’acier vous regardent, à dix mètres, alors les forces vous manquent et les paupières vous brûlent et vous restez dans le fossé, prise par le fond de culotte, comme en un piège indécent.

— Hallo ! dit la calme Arabella. Pouvez-vous ? Ne pouvez-vous pas ?

Un promeneur qui passait mit debout, avec bien du plaisir, cette charge légère et fraîche comme un flocon. Aussitôt, elle reprit un air de gaîté, et courut vers son compagnon avec son teint de chèvrefeuille, ses yeux diamantés et sa gorge gonflée par des soupirs qui avaient besoin d’une épaule.

Mais il se contente de lui tendre la corde, avec un visage hermétique, et sans mot dire, comme on place un pensum inachevé sous le nez d’un écolier.

Elle la reprend à deux mains, malgré le fléchissement subit de ses genoux — n’oubliez pas qu’à ce sport, elle était novice — et, comme Daisy rendait la main à son cheval, elle se remit à glisser, toute joie envolée de son bout de nez de dix-huit ans. Genoux tremblants, lèvres tremblantes, ô petit chèvrefeuille novice, tremblant…

Sur la route blanche, les Dominions entraînent l’Empire britannique, à toute allure. On ne voit plus le rire de Daisy aux dents carnivores, plus rien que son dos nonchalant et ses hanches et ses jambes qui épousent si parfaitement les flancs musclés du percheron noir.

Le menton grec forme avec le paysage un angle invariable. Le regard d’acier, pur Sheffield, suit une ligne droite, sans dévier. La ligne d’horizon, indeed.