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Librairie Pierre Lafitte & Cie (p. 430-457).

LA CARTE DE L’EUROPE


I


Pierre Leduc aimait Dolorès !

Ce fut en Lupin une douleur profonde, aiguë, comme s’il avait été blessé dans le principe même de sa vie, une douleur si forte qu’il eut — et c’était la première fois — la vision nette de ce que Dolorès était devenue pour lui, peu à peu, sans qu’il en prît conscience.

Pierre Leduc aimait Dolorès, et il la regardait comme on regarde celle qu’on aime.

Lupin sentit en lui, aveugle et forcené, l’instinct du meurtre. Ce regard, ce regard d’amour qui se posait sur la jeune femme, ce regard l’affolait. Il avait l’impression du grand silence qui enveloppait la jeune femme et le jeune homme, et, dans ce silence, dans l’immobilité des attitudes, il n’y avait plus de vivant que ce regard d’amour, que cet hymne muet et voluptueux par lequel les yeux disaient toute la passion, tout le désir, tout l’enthousiasme, tout l’emportement d’un être pour un autre.

Et il voyait Mme Kesselbach aussi. Les yeux de Dolorès étaient invisibles sous ses paupières baissées, ses paupières soyeuses aux longs cils noirs. Mais comme elle sentait le regard d’amour qui cherchait son regard ! Comme elle frémissait sous la caresse impalpable !

— Elle l’aime… elle l’aime, se dit Lupin, brûlé de jalousie.

Et, comme Pierre faisait un geste :

— Oh ! le misérable, s’il ose la toucher, je le tue. 

Et il songeait, tout en constatant la déroute de sa raison, et en s’efforçant de la combattre :

— Suis-je bête ! Comment, toi, Lupin, tu te laisses aller !… Voyons, c’est tout naturel si elle l’aime… Oui, évidemment, tu avais cru deviner en elle une certaine émotion à ton approche… un certain trouble… Triple idiot, mais tu n’es qu’un bandit, toi, un voleur… tandis que lui, il est duc, il est jeune. 

Pierre n’avait pas bougé davantage. Mais ses lèvres remuèrent, et il sembla que Dolorès s’éveillait. Doucement, lentement, elle leva les paupières, tourna un peu la tête, et ses yeux se donnèrent à ceux du jeune homme, de ce même regard qui s’offre, et qui se livre, et qui est plus profond que le plus profond des baisers.

Ce fut soudain, brusque comme un coup de tonnerre. En trois bonds, Lupin se rua dans le salon, s’élança sur le jeune homme, le jeta par terre, et, le genou sur la poitrine de son rival, hors de lui, dressé vers Mme Kesselbach, il cria :

— Mais vous ne savez donc pas ? Il ne vous a pas dit, le fourbe ?… Et vous l’aimez, lui ! Il a donc une tête de grand-duc ? Ah ! que c’est drôle !…

Il ricanait rageusement, tandis que Dolorès le considérait avec stupeur :

— Un grand-duc, lui ! Hermann IV, duc de Deux-Ponts-Veldenz ! Prince régnant ! Grand électeur ! mais c’est à mourir de rire. Lui ! Mais il s’appelle Baupré, Gérard Baupré, le dernier des vagabonds… un mendiant que j’ai ramassé dans la boue. Grand-duc ? Mais c’est moi qui l’ai fait grand-duc ! Ah ! ah ! que c’est drôle !… Si vous l’aviez vu se couper le petit doigt… trois fois il s’est évanoui… une poule mouillée… Ah ! tu te permets de lever les yeux sur les dames et de te révolter contre le maître… Attends un peu, grand-duc de Deux-Ponts-Veldenz.

Il le prit dans ses bras, comme un paquet, le balança un instant et le jeta par la fenêtre ouverte.

— Gare aux rosiers, grand-duc, il y a des épines.

Quand il se retourna, Dolorès était contre lui, et elle le regardait avec des yeux qu’il ne lui connaissait pas, des yeux de femme qui hait et que la colère exaspère. Était-ce possible que ce fût Dolorès, la faible et maladive Dolorès ?

Elle balbutia :

— Qu’est-ce que vous faites ?… Vous osez ?… Et lui ?… Alors, c’est vrai ?… Il m’a menti ?

— S’il a menti ? s’écria Lupin, comprenant son humiliation de femme… S’il a menti ? Lui, grand-duc ! Un polichinelle tout simplement dont je tenais les ficelles… un instrument que j’accordais pour y jouer des airs de ma fantaisie ! Ah ! l’imbécile ! l’imbécile !

Repris de rage, il frappait du pied et montrait le poing vers la fenêtre ouverte. Et il se mit à marcher d’un bout à l’autre de la pièce, et il jetait des phrases où éclatait la violence de ses pensées secrètes.

— L’imbécile ! Il n’a donc pas vu ce que j’attendais de lui ? Il n’a donc pas deviné la grandeur de son rôle ? Ah ! ce rôle, je le lui entrerai de force dans le crâne. Haut la tête, crétin ! Tu seras grand-duc de par ma volonté ! Et prince régnant ! avec une liste civile, et des sujets à tondre ! et un palais que Charlemagne te rebâtira ! et un maître qui sera moi. Lupin ! Comprends-tu, ganache ? Haut la tête, sacré nom, plus haut que ça ! Regarde le ciel, souviens-toi qu’un Deux-Ponts fut pendu pour vol avant même qu’il ne fût question des Hohenzollern. Et tu es un Deux-Ponts, nom de nom, pas un de moins, et je suis là, moi, moi. Lupin ! Et tu seras grand-duc, je te le dis, grand-duc de carton ? Soit, mais grand-duc quand même, animé par mon souffle et brûlé de ma fièvre. Fantoche ? Soit. Mais un fantoche qui dira mes paroles, qui fera mes gestes, qui exécutera mes volontés, qui réalisera mes rêves… oui… mes rêves…

Il ne bougeait plus, comme ébloui par la magnificence de son rêve intérieur.

Puis il s’approcha de Dolorès, et, la voix sourde, avec une sorte d’exaltation mystique, il proféra :

— À ma gauche, l’Alsace-Lorraine… À ma droite, Bade, le Wurtemberg, la Bavière, l’Allemagne du Sud… tous ces états mal soudés, mécontents, écrasés sous la botte du Charlemagne prussien, mais inquiets, tous prêts à s’affranchir… Comprenez-vous tout ce qu’un homme comme moi peut faire là au milieu, tout ce qu’il peut éveiller d’aspirations, tout ce qu’il peut souffler de haines, tout ce qu’il peut susciter de révoltes et de colères ?

Plus bas encore, il répéta :

— Et à gauche, l’Alsace-Lorraine !… Comprenez-vous ? Cela, des rêves, allons donc ! c’est la réalité d’après-demain… de demain… Oui… je veux… je veux… Oh ! tout ce que je veux et tout ce que je ferai, c’est inouï !… Mais pensez donc, à deux pas de la frontière d’Alsace ! en plein pays allemand ! près du vieux Rhin ! Il suffira d’un peu d’intrigue, d’un peu de génie, pour bouleverser le monde. Le génie, j’en ai… j’en ai à revendre… Et je serai le maître ! Je serai celui qui dirige. Pour l’autre, pour le fantoche, le titre et les honneurs… Pour moi, le pouvoir ! Je resterai dans l’ombre. Pas de charge : ni ministre, ni même chambellan ! Rien. Je serai l’un des serviteurs du palais, le jardinier peut-être… Oui, le jardinier… Oh ! la vie formidable ! cultiver des fleurs et changer la carte de l’Europe !

Elle le contemplait avidement, dominée, soumise par la force de cet homme. Et ses yeux exprimaient une admiration qu’elle ne cherchait point à dissimuler.

Il posa les mains sur les épaules de la jeune femme et il dit :

— Voilà mon rêve. Si grand qu’il soit, il sera dépassé par les faits, je vous le jure. Le Kaiser a déjà vu ce que je valais. Un jour, il me trouvera devant lui, campé, face à face. J’ai tous les atouts en main… Valenglay marchera pour moi !… L’Angleterre aussi… la partie est jouée… Voilà mon rêve… Il en est un autre…

Il se tut subitement. Dolorès ne le quittait pas des yeux, et une émotion infinie bouleversait son visage.

Une grande joie le pénétra à sentir une fois de plus, et si nettement, le trouble de cette femme auprès de lui. Il n’avait plus l’impression d’être pour elle… ce qu’il était, un voleur, un bandit, mais un homme, un homme qui aimait, et dont l’amour remuait, au fond d’une âme amie, des sentiments inexprimés.

Alors, il ne parla point, mais il lui dit, sans les prononcer, tous les mots de tendresse et d’adoration, et il songeait à la vie qu’ils pourraient mener quelque part, non loin de Veldenz, ignorés et tout-puissants.

Un long silence les unit. Puis, elle se leva et ordonna doucement :

— Allez-vous-en, je vous supplie de partir… Pierre épousera Geneviève, cela je vous le promets, mais il vaut mieux que vous partiez, que vous ne soyez pas là… Allez-vous-en, Pierre épousera Geneviève…

Il attendit un instant. Peut-être eût-il voulu des mots plus précis, mais il n’osait rien demander. Et il se retira, ébloui, grisé, et si heureux d’obéir et de soumettre sa destinée à la sienne !

Sur son chemin vers la porte, il rencontra une chaise basse qu’il dut déplacer. Mais son pied heurta quelque chose. Il baissa la tête. C’était un petit miroir de poche, en ébène, avec un chiffre en or.

Soudain, il tressaillit, et vivement ramassa l’objet.

Le chiffre se composait de deux lettres entrelacées, un L et un M.

Un L et un M !

— Louis de Malreich, dit-il en frissonnant.

Il se retourna vers Dolorès.

— D’où vient ce miroir ? À qui est-ce ? Il serait très important de…

Elle saisit l’objet et l’examina :

— Je ne sais pas, je ne l’ai jamais vu… un domestique peut-être.

— Un domestique, en effet, dit-il, mais c’est très bizarre… il y a là une coïncidence…

Au même moment, Geneviève entra par la porte du salon, et, sans voir Lupin, que cachait un paravent, tout de suite, elle s’écria :

— Tiens ! votre glace, Dolorès… Vous l’avez donc retrouvée ?… Depuis le temps que vous me faites chercher !… Où était-elle ?…

Et la jeune fille s’en alla en disant :

— Ah ! bien, tant mieux !… Ce que vous étiez inquiète !… je vais avertir immédiatement pour qu’on ne cherche plus…

Lupin n’avait pas remué, confondu et tâchant vainement de comprendre. Pourquoi Dolorès n’avait-elle pas dit la vérité ? Pourquoi ne s’était-elle pas expliquée aussitôt sur ce miroir ?

Une idée l’effleura, et il dit, un peu au hasard :

— Vous connaissiez Louis de Malreich ?

— Oui, fit-elle, en l’observant, comme si elle s’efforçait de deviner les pensées qui l’assiégeaient.

Il se précipita vers elle avec une agitation extrême.

— Vous le connaissiez ? Qui était-ce ? Qui est-ce ? Qui est-ce ? Et pourquoi n’avez-vous rien dit ? Où l’avez-vous connu ? Parlez… Répondez… Je vous en prie…

— Non, dit-elle.

— Il le faut, cependant… il le faut… Songez donc ! Louis de Malreich, l’assassin ! le monstre !… Pourquoi n’avez-vous rien dit ?

À son tour, elle posa les mains sur les épaules de Lupin, et elle déclara, d’une voix très ferme :

— Écoutez, ne m’interrogez jamais parce que je ne parlerai jamais… C’est un secret qui mourra avec moi… Quoi qu’il arrive, personne ne le saura, personne au monde, je le jure…

II

Durant quelques minutes, il demeura devant elle, anxieux, le cerveau en déroute.

Il se rappelait le silence de Steinweg, et la terreur du vieillard quand il lui avait demandé la révélation du secret terrible. Dolorès savait, elle aussi, et elle se taisait.

Sans un mot, il sortit.

Le grand air, l’espace, lui firent du bien. Il franchit les murs du parc, et longtemps erra à travers la campagne. Et il parlait à haute voix :

— Qu’y a-t-il ? Que se passe-t-il ? Voilà des mois et des mois que, tout en bataillant et en agissant, je fais danser au bout de leurs cordes tous les personnages qui doivent concourir à l’exécution de mes projets ; et, pendant ce temps, j’ai complètement oublié de me pencher sur eux et de regarder ce qui s’agite dans leur cœur et dans leur cerveau. Je ne connais pas Pierre Leduc, je ne connais pas Geneviève, je ne connais pas Dolorès… Et je les ai traités en pantins, alors que ce sont des personnages vivants. Et aujourd’hui, je me heurte à des obstacles…

Il frappa du pied et s’écria :

— À des obstacles qui n’existent pas ! L’état d’âme de Geneviève et de Pierre, je m’en moque… j’étudierai cela plus tard, à Veldenz, quand j’aurai fait leur bonheur. Mais Dolorès… Elle connaît Malreich, et elle n’a rien dit !… Pourquoi ? Quelles relations les unissent ? A-t-elle peur de lui ? A-t-elle peur qu’il ne s’évade et ne vienne se venger d’une indiscrétion ?

À la nuit, il gagna le chalet qu’il s’était réservé au fond du parc, et il y dîna de fort mauvaise humeur, pestant contre Octave qui le servait, ou trop lentement, ou trop vite.

— J’en ai assez, laisse-moi seul… Tu ne fais que des bêtises aujourd’hui… Et ce café ?… il est ignoble.

Il jeta la tasse à moitié pleine et, durant deux heures se promena dans le parc, ressassant les mêmes idées. À la fin, une hypothèse se précisait en lui :

— Malreich s’est échappé de prison, il terrorise Mme Kesselbach, il sait déjà par elle l’incident du miroir…

Lupin haussa les épaules :

— Et cette nuit, il va venir te tirer par les pieds. Allons, je radote. Le mieux est de me coucher. 

Il rentra dans sa chambre et se mit au lit. Aussitôt, il s’assoupit, d’un lourd sommeil agité de cauchemars. Deux fois il se réveilla et voulut allumer les bougies, et deux fois il retomba, comme terrassé.

Il entendait sonner les heures cependant à l’horloge du village, ou plutôt il croyait les entendre, car il était plongé dans une sorte de torpeur où il lui semblait garder tout son esprit.

Et des songes le hantèrent, des songes d’angoisse et d’épouvante. Nettement, il perçut le bruit de sa fenêtre qui s’ouvrait. Nettement, à travers ses paupières closes, à travers l’ombre épaisse, il vit une forme qui avançait.

Et cette forme se pencha sur lui.

Il eut l’énergie incroyable de soulever ses paupières et de regarder, ou du moins il se l’imagina. Rêvait-il ? était-il éveillé ? Il se le demandait désespérément.

Un bruit encore…

On prenait la boîte d’allumettes, à côté de lui.

— Je vais donc y voir, se dit-il avec une grande joie. 

Une allumette craqua. La bougie fut allumée.

Des pieds à la tête. Lupin sentit la sueur qui coulait sur sa peau, en même temps que son cœur s’arrêtait de battre, suspendu d’effroi. L’homme était là.

Était-ce possible ? Non, non… Et pourtant, il voyait… Oh ! le terrifiant spectacle !… L’homme, le monstre, était là.

— Je ne veux pas… je ne veux pas, balbutia Lupin, affolé.

L’homme, le monstre était là, vêtu de noir, un masque sur le visage, le chapeau mou rabattu sur ses cheveux blonds.

— Oh ! je rêve… je rêve, dit Lupin en riant… c’est un cauchemar…

De toute sa force, de toute sa volonté, il voulut faire un geste, un seul, qui chassât le fantôme.

Il ne le put pas.

Et tout à coup, il se souvint : la tasse de café ! le goût de ce breuvage… pareil au goût du café qu’il avait bu à Veldenz…

Il poussa un cri, fit un dernier effort, et retomba, épuisé.

Mais, dans son délire, il sentait que l’homme dégageait le haut de sa chemise, mettait sa gorge à nu et levait le bras, et il vit que sa main se crispait au manche d’un poignard, un petit poignard d’acier, semblable à celui qui avait frappé M. Kesselbach, Chapman, Altenheim, et tant d’autres…

III

Quelques heures plus tard. Lupin s’éveilla, brisé de fatigue, la bouche amère.

Il resta plusieurs minutes à rassembler ses idées, et soudain, se rappelant, eut un mouvement de défense instinctif comme si on l’attaquait.

— Imbécile que je suis, s’écria-t-il en bondissant de son lit… C’est un cauchemar, une hallucination. Il suffit de réfléchir. Si c’était lui, si vraiment c’était un homme, en chair et en os, qui, cette nuit, a levé le bras sur moi, il m’aurait égorgé comme un poulet. Celui-là n’hésite pas. Soyons logique. Pourquoi m’aurait-il épargné ? Pour mes beaux yeux ? Non, j’ai rêvé, voilà tout…

Il se mit à siffloter, et s’habilla, tout en affectant le plus grand calme, mais son esprit ne cessait pas de travailler, et ses yeux cherchaient…

Sur le parquet, sur le rebord de la croisée, aucune trace. Comme sa chambre se trouvait au rez-de-chaussée et qu’il dormait la fenêtre ouverte, il était évident que l’agresseur serait venu par là.

Or, il ne découvrit rien, et rien non plus au pied du mur extérieur, sur le sable de l’allée qui bordait le chalet.

— Pourtant… pourtant… répétait-il entre ses dents.

Il appela Octave.

— Où as-tu préparé le café que tu m’as donné hier soir ?

— Au château, patron, comme tout le reste. Il n’y a pas de fourneau ici.

— Tu as bu de ce café ?

— Non.

— Tu as jeté ce qu’il y avait dans la cafetière ?

— Dame, oui, patron. Vous le trouviez si mauvais. Vous n’avez pu en boire que quelques gorgées.

— C’est bien. Apprête l’auto. Nous partons.

Lupin n’était pas homme à rester dans le doute. Il voulait une explication décisive avec Dolorès. Mais, pour cela, il avait besoin, auparavant, d’éclaircir certains points qui lui semblaient obscurs, et de voir Doudeville qui lui avait envoyé de Veldenz des renseignements assez bizarres.

D’une traite, il se fit conduire au grand-duché qu’il atteignit vers deux heures. Il eut une entrevue avec le comte de Waldemar auquel il demanda, sous un prétexte quelconque, de retarder le voyage à Bruggen des délégués de la Régence. Puis il alla retrouver Jean Doudeville dans une taverne de Veldenz.

Doudeville le conduisit alors dans une autre taverne, où il lui présenta un petit monsieur assez pauvrement vêtu : Herr Stockli, employé aux archives de l’état civil.

La conversation fut longue. Ils sortirent ensemble, et tous les trois passèrent furtivement par les bureaux de la Maison de Ville. À sept heures, Lupin dînait et repartait. À dix heures, il arrivait au château de Bruggen et s’enquérait de Geneviève, afin de pénétrer avec elle dans la chambre de Mme Kesselbach.

On lui répondit que Mlle Ernemont avait été rappelée à Paris par une dépêche de sa grand’mère.

— Soit, dit-il, mais Mme Kesselbach est-elle visible ?

— Madame s’est retirée aussitôt après le dîner. Elle doit dormir.

— Non, j’ai aperçu de la lumière dans son boudoir. Elle me recevra.

À peine d’ailleurs attendit-il la réponse de Mme Kesselbach. Il s’introduisit dans le boudoir presque à la suite de la servante, congédia celle-ci, et dit à Dolorès :

— J’ai à vous parler, madame, c’est urgent… Excusez-moi… J’avoue que ma démarche peut vous paraître importune… Mais vous comprendrez, j’en suis sûr…

Il était très surexcité et ne semblait guère disposé à remettre l’explication, d’autant plus que, avant d’entrer, il avait cru percevoir du bruit.

Cependant, Dolorès était seule, étendue. Et elle lui dit, de sa voix lasse :

— Peut-être aurions-nous pu… demain…

Il ne répondit pas, frappé soudain par une odeur qui l’étonnait dans ce boudoir de femme, une odeur de tabac. Et tout de suite, il eut l’intuition, la certitude qu’un homme se trouvait là, au moment où lui-même arrivait, et qu’il s’y trouvait encore, dissimulé quelque part…

Pierre Leduc ? Non, Pierre Leduc ne fumait pas. Alors ?

Dolorès murmura :

— Finissons-en, je vous en prie.

— Oui, oui, mais auparavant… vous serait-il possible de me dire ?…

Il s’interrompit. À quoi bon l’interroger ? Si vraiment un homme se cachait, le dénoncerait-elle ?

Alors, il se décida, et, tâchant de dompter l’espèce de gêne peureuse qui l’opprimait à sentir une présence étrangère, il prononça tout bas, de façon à ce que, seule, Dolorès entendît :

— Écoutez, j’ai appris une chose que je ne comprends pas… et qui me trouble profondément. Il faut me répondre, n’est-ce pas, Dolorès ?

Il dit ce nom avec une grande douceur et comme s’il essayait de la dominer par l’amitié et la tendresse de sa voix.

— Quelle est cette chose ? dit-elle.

— Le registre de l’état civil de Veldenz porte trois noms, qui sont les noms des derniers descendants de la famille Malreich, établie en Allemagne…

— Oui, vous m’avez raconté cela…

— Vous vous rappelez, c’est d’abord Raoul de Malreich, plus connu sous son nom de guerre, Altenheim, le bandit, l’apache du grand monde – aujourd’hui mort assassiné.

— Oui.

— C’est ensuite Louis de Malreich, le monstre, celui-là, l’épouvantable assassin, qui, dans quelques jours, sera décapité.

— Oui.

— Puis, enfin, Isilda la folle…

— Oui.

— Tout cela est donc, n’est-ce pas, bien établi ?

— Oui.

— Eh bien ! dit Lupin, en se penchant davantage sur elle, d’une enquête à laquelle je me suis livré tantôt, il résulte que le second des trois prénoms, Louis, ou plutôt la partie de ligne sur laquelle il est inscrit, a été autrefois l’objet d’un travail de grattage. La ligne est surchargée d’une écriture nouvelle tracée avec de l’encre beaucoup plus neuve, mais qui, cependant, n’a pas effacé entièrement ce qui était écrit par en dessous. De sorte que…

— De sorte que… ? dit Mme Kesselbach, à voix basse.

— De sorte que, avec une bonne loupe et surtout avec les procédés spéciaux dont je dispose, j’ai pu faire revivre certaines des syllabes effacées, et, sans erreur, en toute certitude, reconstituer l’ancienne écriture. Ce n’est pas alors Louis de Malreich que l’on trouve, c’est…

— Oh ! taisez-vous, taisez-vous…

Subitement brisée par le trop long effort de résistance qu’elle opposait, elle s’était ployée en deux, et, la tête entre ses mains, les épaules secouées de convulsions, elle pleurait.

Lupin regarda longtemps cette créature de nonchalance et de faiblesse, si pitoyable, si désemparée. Et il eût voulu se taire, suspendre l’interrogatoire torturant qu’il lui infligeait.

Mais n’était-ce pas pour la sauver qu’il agissait ainsi ? Et, pour la sauver, ne fallait-il pas qu’il sût la vérité, si douloureuse qu’elle fût ?

Il reprit :

— Pourquoi ce faux ?

— C’est mon mari, balbutia-t-elle, c’est lui qui a fait cela. Avec sa fortune, il pouvait tout, et, avant notre mariage, il a obtenu d’un employé subalterne que l’on changeât sur le registre le prénom du second enfant.

— Le prénom et le sexe, dit Lupin.

— Oui, fit-elle.

— Ainsi, reprit-il, je ne me suis pas trompé : l’ancien prénom, le véritable, c’était Dolorès ?

— Oui.

— Mais pourquoi votre mari… ?

Elle murmura, les joues baignées de larmes, toute honteuse :

— Vous ne comprenez pas ?

— Non.

— Mais pensez donc, dit-elle en frissonnant, j’étais la sœur d’Isilda la folle, la sœur d’Altenheim le bandit. Mon mari, ou plutôt mon fiancé, n’a pas voulu que je reste cela. Il m’aimait. Moi aussi, je l’aimais, et j’ai consenti. Il a supprimé sur les registres Dolorès de Malreich, il m’a acheté d’autres papiers, une autre personnalité, un autre acte de naissance, et je me suis mariée en Hollande sous un autre nom de jeune fille, Dolorès Amonti.

Lupin réfléchit un instant et prononça pensivement :

— Oui… oui… je comprends… Mais alors Louis de Malreich n’existe pas, et l’assassin de votre mari, l’assassin de votre sœur et de votre frère, ne s’appelle pas ainsi… Son nom…

Elle se redressa et vivement :

— Son nom ! oui, il s’appelle ainsi… oui, c’est son nom tout de même… Louis de Malreich, L et M… Souvenez-vous… Ah ! ne cherchez pas, c’est le secret terrible… Et puis, qu’importe !… le coupable est là-bas… Il est le coupable… je vous le dis… Est-ce qu’il s’est défendu quand je l’ai accusé, face à face ? Est-ce qu’il pouvait se défendre, sous ce nom-là ou sous un autre ? C’est lui… c’est lui… il a tué, il a frappé… le poignard… le poignard d’acier… Ah ! si l’on pouvait tout dire !… Louis de Malreich… Si je pouvais…

Elle se roulait sur la chaise longue, dans une crise nerveuse, et sa main s’était crispée à celle de Lupin, et il entendit qu’elle bégayait parmi des mots indistincts :

— Protégez-moi… protégez-moi… Vous seul peut-être… Ah ! ne m’abandonnez pas… je suis si malheureuse… Ah ! quelle torture… quelle torture !… c’est l’enfer.

De sa main libre, il lui frôla les cheveux et le front avec une douceur infinie, et, sous la caresse, elle se détendit et s’apaisa peu à peu.

Alors, il la regarda de nouveau, et longtemps, longtemps, il se demanda ce qu’il pouvait y avoir derrière ce beau front pur, quel secret dévastait cette âme mystérieuse. Elle aussi avait peur ? Mais de qui ? Contre qui suppliait-elle qu’on la protégeât ?

Encore une fois, il fut obsédé par l’image de l’homme noir, de ce Louis de Malreich, ennemi ténébreux et incompréhensible, dont il devait parer les attaques sans savoir d’où elles venaient, ni même si elles se produisaient.

Qu’il fût en prison, surveillé jour et nuit la belle affaire ! Lupin ne savait-il pas par lui-même qu’il est des êtres pour qui la prison n’existe point, et qui se libèrent de leurs chaînes à la minute fatidique ? Et Louis de Malreich était de ceux-là.

Oui, il y avait quelqu’un en prison à la Santé, dans la cellule des condamnés à mort. Mais ce pouvait être un complice, ou telle victime de Malreich… tandis que lui, Malreich, rôdait autour du château de Bruggen, se glissait à la faveur de l’ombre, comme un fantôme invisible, pénétrait dans le chalet du parc, et, la nuit, levait son poignard sur Lupin, endormi et paralysé.

Et c’était Louis de Malreich qui terrorisait Dolorès, qui l’affolait de ses menaces, qui la tenait par quelque secret redoutable et la contraignait au silence et à la soumission.

Et Lupin imaginait le plan de l’ennemi : jeter Dolorès, effarée et tremblante, entre les bras de Pierre Leduc, le supprimer, lui, Lupin, et régner à sa place, là-bas, avec le pouvoir du grand-duc et les millions de Dolorès.

Hypothèse probable, hypothèse certaine, qui s’adaptait aux événements et donnait une solution à tous les problèmes.

— À tous ? objectait Lupin… Oui… Mais alors pourquoi ne m’a-t-il pas tué cette nuit dans le chalet ? Il n’avait qu’à vouloir et il n’a pas voulu. Un geste, et j’étais mort. Ce geste, il ne l’a pas fait. Pourquoi ?

Dolorès ouvrit les yeux, l’aperçut, et sourit, d’un pâle sourire.

— Laissez-moi, dit-elle.

Il se leva, avec une hésitation. Irait-il voir si l’ennemi était derrière ce rideau, ou caché derrière les robes de ce placard ? Elle répéta doucement :

— Allez… je vais dormir…

Il s’en alla.

Mais dehors, il s’arrêta sous des arbres qui faisaient un massif d’ombre devant la façade du château. Il vit de la lumière dans le boudoir de Dolorès. Puis cette lumière passa dans la chambre. Au bout de quelques minutes, ce fut l’obscurité.

Il attendit. Si l’ennemi était là, peut-être sortirait-il du château ?

Une heure s’écoula… deux heures… Aucun bruit.

— Rien à faire, pensa Lupin. Ou bien il se terre en quelque coin du château ou bien il en est sorti par une porte que je ne puis voir d’ici… À moins que tout cela ne soit, de ma part, la plus absurde des hypothèses. 

Il alluma une cigarette et s’en retourna vers le chalet.

Comme il s’en approchait, il aperçut, d’assez loin encore, une ombre qui paraissait s’en éloigner.

Il ne bougea point, de peur de donner l’alarme.

L’ombre traversa une allée. À la clarté de la lumière, il lui sembla reconnaître la silhouette noire de Malreich.

Il s’élança.

L’ombre s’enfuit et disparut.

— Allons, se dit-il, ce sera pour demain. Et cette fois…

IV

Lupin entra dans la chambre d’Octave, son chauffeur, le réveilla et lui ordonna :

— Prends l’auto. Tu seras à Paris à six heures du matin. Tu verras Jacques Doudeville, et tu lui diras : 1o de me donner des nouvelles du condamné à mort ; 2o de m’envoyer, dès l’ouverture des bureaux de poste, une dépêche ainsi conçue…

Il libella la dépêche sur un bout de papier, et ajouta :

— Ta commission aussitôt faite, tu reviendras, mais par ici, en longeant les murs du parc. Va, il ne faut pas qu’on se doute de ton absence.

Lupin gagna sa chambre, fit jouer le ressort de sa lanterne, et commença une inspection minutieuse.

— C’est bien cela, dit-il au bout d’un instant, on est venu cette nuit pendant que je faisais le guet sous la fenêtre. Et, si l’on est venu, je me doute de l’intention… Décidément, je ne me trompais pas… ça brûle… Cette fois, je puis être sûr de mon petit coup de poignard.

Par prudence, il prit une couverture, choisit un endroit du parc bien isolé, et s’endormit à la belle étoile.

Vers onze heures du matin, Octave se présentait à lui.

— C’est fait, patron. Le télégramme est envoyé.

— Bien. Et Louis de Malreich, il est toujours en prison ?

— Toujours. Doudeville a passé devant sa cellule hier soir à la Santé. Le gardien en sortait. Ils ont causé. Malreich est toujours le même, paraît-il, muet comme une carpe. Il attend.

— Il attend quoi ?

— L’heure fatale, parbleu ! À la Préfecture, on dit que l’exécution aura lieu après-demain.

— Tant mieux, tant mieux, dit Lupin. Ce qu’il y a de plus clair, c’est qu’il ne s’est pas évadé.

Il renonçait à comprendre et même à chercher le mot de l’énigme, tellement il sentait que la vérité entière allait lui être révélée. Il n’avait plus qu’à préparer son plan, afin que l’ennemi tombât dans le piège.

— Ou que j’y tombe moi-même, pensa-t-il en riant.

Il était très gai, très libre d’esprit, et jamais bataille ne s’annonça pour lui avec des chances meilleures.

Du château, un domestique lui apporta la dépêche qu’il avait dit à Doudeville de lui envoyer et que le facteur venait de déposer. Il l’ouvrit et la mit dans sa poche.

Un peu avant midi, il rencontra Pierre Leduc dans une allée, et, sans préambule :

— Je te cherchais… il y a des choses graves… Il faut que tu me répondes franchement. Depuis que tu es dans ce château, as-tu jamais aperçu un autre homme que les domestiques allemands que j’y ai placés ?

— Non.

— Réfléchis bien. Il ne s’agit pas d’un visiteur quelconque. Je parle d’un homme qui se cacherait, dont tu aurais constaté la présence, moins que cela, dont tu aurais soupçonné la présence, sur un indice, sur une impression ?

— Non… Est-ce que vous auriez ?…

— Oui. Quelqu’un se cache ici… quelqu’un rôde par là… Où ? Et qui ? Et dans quel but ? Je ne sais pas… mais je saurai. J’ai déjà des présomptions. De ton côté, ouvre l’œil… veille… et surtout, pas un mot à Mme Kesselbach… Inutile de l’inquiéter…

Il s’en alla.

Pierre Leduc, interdit, bouleversé, reprit le chemin du château.

En route, sur la pelouse, il vit un papier bleu. Il le ramassa. C’était une dépêche, non point chiffonnée comme un papier que l’on jette, mais pliée avec soin — visiblement perdue.

Elle était adressée à M. Meauny, nom que portait Lupin à Bruggen. Et elle contenait ces mots :

« Connaissons toute la vérité. Révélations impossibles par lettre. Prendrai train ce soir. Rendez-vous demain matin huit heures gare Bruggen. »

— Parfait ! se dit Lupin, qui, d’un taillis proche, surveillait le manège de Pierre Leduc parfait ! D’ici deux minutes, ce jeune idiot aura montré le télégramme à Dolorès, et lui aura fait part de toutes mes appréhensions. Ils en parleront toute la journée, et l’autre entendra, l’autre saura, puisqu’il sait tout, puisqu’il vit dans l’ombre même de Dolorès, et que Dolorès est entre ses mains comme une proie fascinée… Et ce soir il agira, par peur du secret qu’on doit me révéler…

Il s’éloigna en chantonnant.

— Ce soir… ce soir… on dansera… Ce soir… Quelle valse, mes amis ! La valse du sang, sur l’air du petit poignard nickelé… Enfin ! nous allons rire.

À la porte du pavillon, il appela Octave, monta dans sa chambre, se jeta sur son lit et dit au chauffeur :

— Prends ce siège, Octave, et ne dors pas. Ton maître va se reposer. Veille sur lui, serviteur fidèle.

Il dormit d’un bon sommeil.

— Comme Napoléon au matin d’Austerlitz, dit-il en s’éveillant.

C’était l’heure du dîner. Il mangea copieusement, puis, tout en fumant une cigarette, il visita ses armes, changea les balles de ses deux revolvers.

— La poudre sèche et l’épée aiguisée, comme dit mon copain le kaiser… Octave !

Octave accourut.

— Va dîner au château avec les domestiques. Annonce que tu vas cette nuit à Paris, en auto.

— Avec vous, patron ?

— Non, seul. Et sitôt le repas fini, tu partiras en effet ostensiblement.

— Mais je n’irai pas à Paris ?

— Non, tu attendras hors du parc, sur la route, à un kilomètre de distance… jusqu’à ce que je vienne. Ce sera long.

Il fuma une autre cigarette, se promena, passa devant le château, aperçut de la lumière dans les appartements de Dolorès, puis revint au chalet.

Là, il prit un livre. C’était la Vie des hommes illustres.

— Il en manque une et la plus illustre, dit-il. Mais l’avenir est là, qui remettra les choses en leur place. Et j’aurai mon Plutarque un jour ou l’autre.

Il lut la Vie de César, et nota quelques réflexions en marge.

À onze heures et demie, il montait.

Par la fenêtre ouverte, il se pencha vers la vaste nuit, claire et sonore, toute frémissante de bruits indistincts. Des souvenirs lui vinrent aux lèvres, souvenirs de phrases d’amour qu’il avait lues ou prononcées, et il dit plusieurs fois le nom de Dolorès, avec une ferveur d’adolescent qui ose à peine confier au silence le nom de sa bien-aimée.

— Allons, dit-il, préparons-nous.

Il laissa la fenêtre entre-bâillée, écarta un guéridon qui barrait le passage, et engagea ses armes sous son oreiller. Puis, paisiblement, sans la moindre émotion, il se mit au lit, tout habillé, et souffla sa bougie.

Et la peur commença.

Ce fut immédiat. Dès que l’ombre l’eût enveloppé, la peur commença !

— Nom de D… ! s’écria-t-il.

Il sauta du lit, prit ses armes et les jeta dans le couloir.

— Mes mains, mes mains seules ! Rien ne vaut l’étreinte de mes mains !

Il se coucha. L’ombre et le silence, de nouveau. Et de nouveau, la peur, la peur sournoise, lancinante, envahissante…

À l’horloge du village, douze coups…

Lupin songeait à l’être immonde qui, là-bas, à cent mètres, à cinquante mètres de lui, se préparait, essayait la pointe aiguë de son poignard…

— Qu’il vienne !… Qu’il vienne ! murmura-t-il, tout frissonnant… et les fantômes se dissiperont…

Une heure, au village.

Et des minutes, des minutes interminables, minutes de fièvre et d’angoisse… Des gouttes perlaient à la racine de ses cheveux et coulaient sur son front, et il lui semblait que c’était une sueur de sang qui le baignait tout entier…

Deux heures…

Et voilà que, quelque part, tout près, un bruit imperceptible frissonna, un bruit de feuilles remuées… qui n’était point le bruit des feuilles que remue le souffle de la nuit…

Comme Lupin l’avait prévu, ce fut en lui, instantanément, le calme immense. Toute sa nature de grand aventurier tressaillit de joie. C’était la lutte, enfin !

Un autre bruit grinça, plus net, sous la fenêtre, mais si faible encore qu’il fallait l’oreille exercée de Lupin pour le percevoir.

Des minutes, des minutes effrayantes… L’ombre était impénétrable. Aucune clarté d’étoile ou de lune ne l’allégeait.

Et, tout à coup, sans qu’il eût rien entendu, il sut que l’homme était dans la chambre.

Et l’homme marchait vers le lit. Il marchait comme un fantôme marche, sans déplacer l’air de la chambre et sans ébranler les objets qu’il touchait.

Mais, de tout son instinct, de toute sa puissance nerveuse. Lupin voyait les gestes de l’ennemi et devinait la succession même de ses idées.

Lui, il ne bougeait pas, arc-bouté contre le mur, et presque à genoux, tout prêt à bondir.

Il sentit que l’ombre effleurait, palpait les draps du lit, pour se rendre compte de l’endroit où il allait frapper. Lupin entendit sa respiration. Il crut même entendre les battements de son cœur. Et il constata avec orgueil que son cœur à lui ne battait pas plus fort… tandis que le cœur de l’autre… Oh ! oui, comme il l’entendait, ce cœur désordonné, fou, qui se heurtait, comme le battant d’une cloche, aux parois de la poitrine.

La main de l’autre se leva…

Une seconde, deux secondes…

Est-ce qu’il hésitait ? Allait-il encore épargner son adversaire ?

Et Lupin prononça dans le grand silence :

— Mais frappe donc ! frappe !

Un cri de rage… Le bras s’abattit comme un ressort.

Puis un gémissement.

Ce bras. Lupin l’avait saisi au vol, à la hauteur du poignet… Et, se ruant hors du lit, formidable, irrésistible, il agrippait l’homme à la gorge et le renversait.

Ce fut tout. Il n’y eut pas de lutte. Il ne pouvait même pas y avoir de lutte. L’homme était à terre, cloué, rivé par deux rivets d’acier, les mains de Lupin. Et il n’y avait pas d’homme au monde, si fort qu’il fût, qui pût se dégager de cette étreinte.

Et pas un mot ! Lupin ne prononça aucune de ces paroles où s’amusait d’ordinaire sa verve gouailleuse. Il n’avait pas envie de parler. L’instant était trop solennel.

Nulle joie vaine ne l’émouvait, nulle exaltation victorieuse. Au fond il n’avait qu’une hâte, savoir qui était là… Louis de Malreich, le condamné à mort ? Un autre ? Qui ?

Au risque d’étrangler l’homme, il lui serra la gorge un peu plus, et un peu plus, et un peu plus encore.

Et il sentit que toute la force de l’ennemi, que tout ce qui lui restait de force l’abandonnait. Les muscles du bras se détendirent, devinrent inertes. La main s’ouvrit et lâcha le poignard.

Alors, libre de ses gestes, la vie de l’adversaire suspendue à l’effroyable étau de ses doigts, il prit sa lanterne de poche, posa sans l’appuyer son index sur le ressort, et rapprocha de la figure de l’homme.

Il n’avait plus qu’à pousser le ressort, qu’à vouloir, et il saurait.

Une seconde, il savoura sa puissance. Un flot d’émotion le souleva. La vision de son triomphe l’éblouit. Une fois de plus, et superbement, héroïquement, il était le Maître.

D’un coup sec il fit la clarté. Le visage du monstre apparut.

Lupin poussa un hurlement d’épouvante.

Dolorès Kesselbach !