Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome I/Première partie/Livre I/Chapitre III

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CHAPITRE III.

Exploits d’Almeyda et d’Albuquerque. Puissance et corruption des Portugais. Siége de Diu. Sylveïra et Jean de Castro.

La cour de Portugal, animée par les succès, et faisant de plus grands efforts à mesure qu’elle concevait de plus grandes espérances, mit en mer, dès le 5 de mars 1607, vingt-deux vaisseaux montés de quinze cents hommes de troupes régulières, sous le commandement de François d’Almeyda, qui partit le premier avec le titre de vice-roi des Indes. Il avait ordre de former des établissement et de bâtir des forts pour la sûreté du commerce portugais sur toute la côte orientale d’Afrique, depuis Mozambique jusqu’au cap de Guardafui, à l’entrée de la mer Rouge. Sa flotte fut dispersée par la tempête, et il n’en avait pu rassembler que huit vaisseaux, lorsqu’il se présenta devant l’île de Quiloa. Il salua le port de quelques coups de canon ; mais n’en recevant aucune réponse, il se détermina sur-le-champ à commencer les hostilités. Il prit terre avec cinq cents hommes, et livra la ville au pillage. Le roi Ibrahim avait gagné le continent avec sa femme et ses trésors. Les Portugais nommèrent un autre roi, et construisirent, dans l’espace de vingt jours, un fort où ils laissèrent une garnison de cinq cent cinquante hommes, avec une caravelle et un brigantin, pour croiser continuellement sur la côte. Monbassa, qui reçut Almeyda à coups de canon, fut traitée encore plus rigoureusement : elle fut pillée et brûlée jusqu’aux fondemens, ainsi que quelques vaisseaux de Cambaye qui étaient dans le port. Ces terribles expéditions répandirent la terreur devant la flotte portugaise. Les îles Laquedives consentirent à se laisser brider par un fort, où l’on mit une garnison de quatre-vingts hommes. On bâtit une citadelle dans le port même de Cananor. Onor, sur la côte du Malabar, fit quelque résistance, et fut brûlé.

Une autre escadre de six vaisseaux, commandée par Pédro d’Annaya, s’était rendue à Sofala, capitale d’un pays célèbre par ses mines d’or. Le roi ne put s’opposer à l’établissement d’une forteresse. Mais bientôt, impatient du joug qu’on lui opposait, il attaqua le fort à la tête de cinq milles Cafres. Il fut tué, et l’on mit à sa place son fils Soliman, qui promit d’être fidèle à l’alliance des Portugais.

Cependant l’infatigable samorin rassemblait une nombreuse flotte, qui osa se présenter devant Cananor. Elle fut battue et dispersée. Les Maures, forcés de céder à la puissance portugaise abandonnèrent enfin les côtes de Malabar et d’Ajan, dont ils avaient été long-temps les maîtres. Ils prirent la route des contrées situées plus à l’orient, et portèrent leur commerce vers le détroit de Malaca et vers les îles de la Sonde. Lorenzo, fils d’Almeyda, les poursuivit, avec neuf vaisseaux sous un ciel jusqu’alors inconnu aux Portugais. C’est alors, que ceux-ci découvrirent l’île de Ceylan, l’ancienne Taprobane, nommée par les Arabes Serendib. Tant de succès étaient balancés par quelques disgrâces. L’air malsain de Sofala fit périr le commandant Annaya et la plupart de ceux de sa suite. La garnison de Quiloa, trop faible pour résister aux Maures, fut obligée d’abandonner l’île après avoir rasé le fort. Mais Tristan d’Acugna et le fameux Albuquerque s’approchaient avec de nouvelles forces, et les fondemens de la puissance portugaise dans les Indes allaient s’affermir sous leurs mains.

Ils partirent de Lisbonne le 6 mars 1508, avec treize vaisseaux et treize cents hommes. Le vent les poussa jusqu’à la vue du cap Saint-Augustin, au Brésil ; et dans l’espace immense qu’ils eurent à traverser pour gagner le cap de Bonne-Espérance, Tristan d’Acugna s’avança si fort vers le sud, que plusieurs de ses gens périrent de froid. Il découvrit dans cette route les îles qui portent encore son nom. Mais la tempête y sépara ses vaisseaux, dont l’un, commandé par Ruy Pereyra, mouilla heureusement à Matatanna, port de Madagascar, sous le tropique du capricorne. Sur le bruit que l’île produisait une grande quantité d’épices, Tristan d’Acugna y arriva de Mozambique, où il avait rassemblé sa flotte. Mais, trouvant le commerce moins avantageux qu’il ne l’avait cru, il retourna vers Mélinde. Le roi de ce pays, toujours attaché aux Portugais, les engagea à tourner leurs armes contre les schahs ou rois d’Hoïa et de Lamo , dont il avait à se plaindre. Hoïa n’est qu’à dix-sept lieues au nord de Mélinde. Tristan se présenta devant la ville avec six vaisseaux. Les Maures voulurent s’opposer au débarquement, et le fruit de leur résistance fut l’entière destruction de la ville, que les vainqueurs livrèrent au pillage et aux flammes. Brava, qui s’était révoltée (car les historiens donnent le nom de révolte aux efforts que faisaient les malheureux Indiens pour secouer le joug de leurs oppresseurs), Brava, prise une seconde fois par Albuquerque, éprouva toutes les horreurs où peuvent s’emporter des brigands victorieux. Le sang ruisselait dans les rues jonchées de cadavres. On coupait aux femmes les oreilles et les bras pour leur arracher plus promptement les ornemens d’or qu’elles portaient. La ville fut réduite en cendres. Ce sont les écrivains portugais qui racontent eux-mêmes ces affreux détails, et qui paraissent croire que ces cruautés étaient nécessaires. Mais on s’aperçoit aussi que la différence des religions leur inspirait pour les peuples de l’Inde ce mépris mêlé d’aversion qui ne nous permet pas de regarder comme des hommes ceux qui n’ont pas la même croyance que nous ; sentiment atroce qui conduit toujours à l’inhumanité, et produit tous les forfaits, parce qu’on se croit dispensé de tous les devoirs.

Le schah de Lamo, instruit par ces terribles exemples, se soumit volontairement à un tribut annuel de six cents méticaux d’or. Acugna remit à la voile, et, remontant au delà du cap de Guardafui, il rejoignit Alvaro Tellès, qui avait été écarté de la flotte avec six vaisseaux, et s’était enrichi par la prise de cinq bâtimens maures. Ils attaquèrent ensemble et prirent l’île de Socotora sur la côte d’Éthiopie, à 12° de latitude nord, vis-à-vis le cap de Guardafui. C’était là le terme de leur commission. L’île était habitée par des chrétiens qu’on nomme jacobites, qui suivaient le rit grec, ainsi que les chrétiens d’Abyssinie, et reconnaissaient le patriarche d’Alexandrie. Il y avait un fort et une garnison de quatre-vingts Maures mahométans. Il ne s’en sauva qu’un qui était aveugle, et qu’on trouva dans un puits. On lui demanda comment il avait pu y descendre. Il répondit : Les aveugles ne voient que le chemin de la liberté. Cette réponse lui valut la vie. Les Portugais étaient quelquefois capables de clémence. À la prise d’Hoïa, un jeune Maure poursuivi dans les bois avec sa maîtresse, qui n’avait pas voulu se séparer de lui, se retourna vers ceux qui le pressaient, et, l’embrassant d’une main, il se préparait à combattre de l’autre. Silveïra, officier portugais, touché de ce spectacle, leur laissa la vie et la liberté. À Dieu ne plaise, dit- il, que mon épée coupe des liens si tendres ! paroles où l’on pouvait reconnaître une nation qui mêlait la galanterie à la fureur guerrière. Peut-être pensera-t-on que ces traits n’étaient pas assez importans pour avoir place dans ce tableau rapide d’événemens qui ont changé la face du monde. Mais il faut bien quelquefois retrouver l’homme dans ces récits de destructions, qui ne ressemblent que trop à l’histoire des tigres.

Après la conquête de Socotora, Alphonse de Norogna demeura, pour commander dans le fort, avec une garnison de cent hommes. Acugna partit pour les Indes, et Albuquerque pour la côte d’Arabie. Ce dernier avait sept vaisseaux et quatre cent soixante hommes. C’est avec cette petite flotte qu’après avoir pris et pillé plusieurs villes du royaume qui tire son nom de l’île d’Ormuz, il osa former le projet de se rendre maître de la capitale du même nom, défendue par trente mille hommes et par quatre cents vaisseaux. Ormuz était depuis long-temps une dépendance de la couronne de Perse, dont ses rois étaient tributaires. Elle est située à l’entrée du golfe Persique ; son port est célèbre et fréquenté. Seyf-Eddin y régnait alors, et son ministre Koïa-Alar ne manquait ni de talent ni de fermeté. L’audacieux Albuquerque alla d’abord jeter l’ancre au milieu des plus gros vaisseaux d’Ormuz, en faisant une décharge de toute son artillerie. Le rivage fut aussitôt couvert d’une multitude d’hommes ; l’amiral portugais envoya quelques-uns de ses gens vers le bâtiment le plus considérable de la flotte, qui paraissait porter l’amiral. Le capitaine du vaisseau consentit à venir apprendre les intentions des Portugais. Albuquerque lui déclara qu’il avait ordre du roi son maître de prendre le roi d’Ormuz sous sa protection, et de lui accorder la permission d’exercer le commerce dans ces mers à condition qu’il promît de payer tribut au roi de Portugal ; mais que, s’il balançait sur cette proposition, il devait s’attendre à toutes les extrémités d’une sanglante guerre. C’est à ce point que les prospérités des Portugais avaient changé leur langage. C’étaient eux d’abord qui demandaient aux rois de l’Inde la permission de commercer dans leurs états : à présent c’est un sujet du roi de Portugal qui permet au roi d’Ormuz de faire commerce dans les mers qui environnent son île, et qui lui impose un tribut, comme autrefois Rome permettait aux rois de régner chez eux à condition qu’ils lui seraient soumis. On ne peut nier que les Portugais ne soient le seul peuple qui rappelle, dans l’histoire de ses conquêtes, ce caractère à la fois imposant et odieux, cet éclat de domination, et ce faste de tyrannie qu’ont eu long-temps les Romains dans une partie du monde connu. L’offre de la protection d’Abuquerque était le comble des outrages. Jamais l’insultante audace de la supériorité n’avait été portée plus loin. Après avoir tenu ce langage, il fallait être sûr de vaincre, et la victoire fut aussi étonnante que l’insulte. Les Portugais combattaient avec le fer et le feu ; la mer était teinte de sang. Trente bâtimens enflammés, formant un épouvantable incendie, éclairaient au loin toute la côte, et montraient sur le rivage et sur les murs de la ville la foule des habitans d’Ormuz qui, à la vue de leur désastre, se livraient à la consternation et au désespoir. Les Portugais n’avaient perdu que dix hommes. Le ministre envoya demander la paix, se soumit à payer un tribut annuel de quinze mille scharafans, et accorda du terrain pour bâtir un fort.

Mais Albuquerque, trop supérieur à ses ennemis, en trouva de plus dangereux dans les compagnons de ses victoires. Le commandement du fort que l’on élevait fut un objet de jalousie et de discorde parmi ses capitaines. L’adroit Atar, instruit de ces dispositions, sut en profiter habilement. Ses profusions lui attachèrent quelques soldats portugais, dont l’un, qui était fondeur, lui fit quelques pièces de canon, et corrompirent trois capitaines, qui se séparèrent d’Albuquerque sous prétexte qu’il s’obstinait à bâtir un fort qu’il était impossible de conserver. Le mécontentement gagna les officiers et les soldats. Au milieu de tant de contradictions, l’intrépide Albuquerque dispersait un corps auxiliaire qu’un petit souverain du canton de la Perse envoyait au roi d’Ormuz. Il pillait et brûlait les villes de Kismis et de Kalhât. Il prenait la ville de Mascat, dont il ruina le commerce pour le transporter à Ormuz. Il allait lui-même porter des provisions à la garnison de Socotora, pressée par la disette, et ces provisions étaient autant de prises faites sur les vaisseaux ennemis. Enfin, de retour devant Ormuz, il tenta de l’emporter ; mais il avait trop peu de forces. Il eut le chagrin de voir le fort qu’il avait commencé, fini par Atar, servir contre les Portugais. Il tua beaucoup de monde aux ennemis ; mais il fallut renoncer à son entreprise.

Cependant un nouvel adversaire menaçait les Portugais. De tous les princes dont le commerce était traversé ou ruiné par les nouveaux conquérans de l’Inde, le plus intéressé à les combattre était le soudan d’Égypte, qui recevait par la mer Rouge et par le Nil toutes les marchandises des Indes que les nations occidentales venaient chercher au port d’Alexandrie. Ce soudan se nommait Kamset-el-Gauri, que nous appelons dans nos histoires européennes, Campson Gauri. Mir Hossein, amiral d’Égypte, avait mis en mer une flotte régulière de douze vaisseaux montés de quinze cents hommes, et bien autrement redoutables que tous les petits bâtimens des rois de l’Afrique et de l’Inde. Le bois qui avait servi à la construction de cette flotte avait été coupé dans les campagnes de Dalmatie, du consentement des Vénitiens, qui, de tous temps attachés au commerce de l’Égypte, regardaient les Portugais comme leurs véritables ennemis, et les Égyptiens comme leurs alliés, tant l’intérêt est plus puissant que la religion pour unir ou séparer les hommes ! La flotte d’Égypte fit voile vers Diu, où Malek-Iaz commandait pour le roi de Cambaye, allié des Portugais, mais allié infidèle et très-malintentionné. Lorenzo, fils du vice-roi Almeyda, qui avait reçu de son père une très-sévère réprimande pour n’avoir pas attaqué une flotte du samorin près de Daboul, dans un lieu qui avait paru peu favorable, impatient de réparer sa faute, combattit avec fureur pendant un jour et une nuit. Mais Malek-Iaz, étant sorti tout à coup du port de Diu avec une flotte nombreuse, mit le désordre dans celle des Portugais. Lorenzo fut tué, et son vaisseau coulé à fond. La perte des ennemis était bien plus considérable ; mais la disgrâce de Lorenzo faisait voir que les Portugais n’étaient pas invincibles, et l’on avait été forcé de se retirer vers Cochin. C’était l’ouvrage du Maure Malek-Iaz, qui, né dans l’esclavage, était parvenu au rang de commandant de Diu. Ce Maure avait du courage et de l’habileté, et fut un des plus dangereux ennemis des Portugais.

Almeyda apprit la mort de son fils avec fermeté, et le vengea avec barbarie. Il recevait dans le même moment un renfort de Lisbonne. Une flotte de dix-sept vaisseaux venait d’entrer dans la mer des Indes. À la tête de ces forces, le vice-roi vint assiéger Daboul, une des villes les plus renommées de la cote de Malabar, et qui appartenais au roi de Décan. Elle fut emportée d’assaut, et abandonnée à la fureur du soldat, tout fut passé au fil de l’épée ; et la ville et les bâtimens qui étaient dans le port furent la proie des flammes. Almeyda, vainqueur et poursuivant sa vengeance, vint attaquer devant Diu la flotte de Mir Hossein, réunie avec les vaisseaux de Malek-Iaz. Rien ne put résister à l’impétuosité des Portugais ; Mir Hossein, blessé en combattant avec la bravoure la plus déterminée, fut porté dans une chaloupe au rivage, et se retira près du roi de Cambaye. Le carnage fut sans bornes et le butin sans prix. Les historiens portugais reprochent eux-mêmes aux vainqueurs un excès de cruauté. On peut les en croire sur leur parole ; remarquons en même temps que l’on trouva sur la flotte des Maures beaucoup d’ouvrages latins, italiens et portugais, témoignage des études et des connaissances de ce peuple, que de barbares usurpateurs osaient traiter de barbare.

Quoique la flotte du roi de Cambaye n’eût agi que par ses ordres, et par ceux de Malek-Iaz, cependant le vice-roi, qui ne voulait pas grossir le nombre des ennemis du Portugal, se contenta du désaveu et des soumissions de ce prince et de son ministre. Ce dernier avait eu la précaution politique de ne pas se trouver au combat, et envoya même complimenter le vainqueur, assurant qu’il n'avait pas été le maître de séparer sa flotte de celle du soudan d’Égypte. On renouvela le traité. Le royaume de Chaül, entre Cambaye et Cochin, se soumit aussi volontairement à payer un tribut au Portugal.

Almeyda, en prenant Daboul et en battant le soudan d’Égypte, s’était emparé d’une gloire qui devait légitimement appartenir à son successeur. La flotte qui était venue se joindre à lui portait l’ordre de remettre le commandement entre les mains d’Albuquerque, nommé vice-roi des Indes ; mais Almeyda ne voulut céder à personne le soin de venger son fils et donna le dangereux exemple de retenir le commandement au delà du terme prescrit, exemple qui ne fut que trop imité par la suite, et qui causa plus d’une fois de funestes querelles. Almeyda alla plus loin : Albuquerque réclamant ses droits avec la hauteur qui lui était naturelle, il osa le faire arrêter et l’envoyer prisonnier à Cananor ; le fier Albuquerque fut mis dans les fers. Il semble que ce dût être le sort de presque tous ces conquérans d’essuyer cette humiliation. Colomb, à qui l’on devait un nouveau monde, avait reçu en Espagne le même traitement. Le fameux Cortès ne fut guère mieux récompensé. Le même sort attendait peut-être Almeyda à Lisbonne ; mais, la mort l’y déroba. Il était parti de Cochin après que Ferdinand de Coutinho, venu de Portugal avec treize vaisseaux et des pouvoirs extraordinaires, eut établi Albuquerque dans la place de vice-roi. Au moment de son départ, les magiciens du pays lui déclarèrent qu’il ne passerait pas le cap de Bonne-Espérance : il le passa pourtant ; mais ayant relâché à la baie de Saldagna, qui en est à peu de distance, il prit querelle avec quelques nègres du pays, et fut tué.

Nous voici à l’époque des plus grandes conquêtes, et des plus considérables établissemens des Portugais. Albuquerque se voyait à la tête de la flotte la plus puissante qui eût encore paru dans ces mers avec le pavillon de Portugal. Il avait trente vaisseaux chargés de dix-huit cents hommes, et d’une multitude d’Indiens que l’espoir du pillage avait attirés sous ses enseignes ; car, dans tout gouvernement despotique, il n’y a point de patrie, et l’on appartient à celui qui paie le mieux. Les Européens établis dans les Indes ont toujours eu et ont encore dans leurs troupes beaucoup de naturels du pays, qui servent fort bien tant qu’on les paie, et s’en vont dès qu’il n’y a plus d’argent. Albuquerque, qui n’avait pas oublié ses ressentimens contre le samorin, tourna d’abord ses armes contre Calicut : la ville fut prise, et les vainqueurs y mirent le feu. Mais le vice-roi ayant reçu deux blessures dangereuses et perdu son lieutenant Coutinho, les Portugais, qui d’ailleurs avaient éprouvé une vigoureuse résistance, furent obligés de retourner à Cochin. On croyait qu’Albuquerque, dès qu’il serait guéri de ses blessures, courrait achever la conquête de Calicut ; mais un pirate, nommé Timoia, lui inspira d’autres desseins ; il lui fit une telle peinture des richesses de Goa, que l’avidité l’emporta sur la vengeance. Tiçuarin ou Goa est une île d’environ neuf lieues de tour, sur la côte de Canara, vers le 15e. degré de latitude nord ; l’eau y est excellente, l’air fort sain, le terroir agréable et fertile. Elle avait été prise par les conquérant mogols, qui avaient rebâti la capitale. Tous ces pays, soumis au commencement du quinzième siècle par les Tartares venus du nord, avaient secoué le joug, et s’étaient partagés en souverainetés particulières. Goa est une dépendance du royaume que les Indiens nommaient Visapour, et que les Mogols avaient nommé Décan. Albuquerque s’en rendit maître, et en fit le boulevart de la domination portugaise. Le butin fut immense : on fit main-basse sur tous les Maures de l’île. Le vice-roi fit jeter les fondemens d’un fort qu’il appela Manuel ; il reçut des ambassadeurs de tous les princes alliés du Portugal, et fit battre de la monnaie de cuivre et d’argent. Quatre cents Portugais demeurèrent attachés à la défense du fort, avec cinq mille Indiens commandés par Timoia, qui avait contribué à la prise de la ville.

Une conquête non moins importante fut celle de Malaca, dans l’ancienne Chersonèse d’or, vis-à-vis l’île de Sumatra, à 2 degrés de latitude nord : c’était le plus grand marché de l’Inde ; son port était toujours rempli d’une multitude de vaisseaux. La ville, bâtie par des pêcheurs, et d’abord tributaire de Siam, avait été depuis habitée par les Malais. Mohammed, prince maure, y régnait, et le roi de Pahang lui avait fourni de puissans secours. Les Portugais n’avaient point encore rencontré de résistance plus opiniâtre, ni fait de conquête qui leur eût coûté davantage. Jamais aussi ils ne versèrent plus de sang. Le massacre dura neuf jours, jusqu’à ce qu’il ne restât pas un seul Maure dans la ville : il fallut la repeupler d’étrangers et de Malais. On y bâtit une église, et un fort nommé Hermosa. Le roi s’était retiré, avec sa famille, dans des bois impénétrables dont le pays est couvert.

Albuquerque fut alors au faîte de la grandeur. Les rois de Siam et de Pégou, dans la presqu’île au delà du Gange, de Narsinga, près de la côte de Coromandel et de Visapour, recherchèrent son alliance ; le samorin consentit à laisser bâtir un fort qui devait dominer Calicut. Les lieutenans du vice-roi découvraient dans le même temps les Moluques. Lui-même conduisit dans la mer Rouge la première flotte portugaise qui eût encore passé le détroit de Babelmandel : il échoua, il est vrai, devant Aden ; mais s’étant présenté devant Ormuz, il trouva que la terreur de son nom lui avait tout soumis par avance. Le roi d’Ormuz renouvela le traité qui mettait son pays sous la protection du Portugal ; on rendit aux Portugais le fort qu’ils avaient commencé et qu’ils achevèrent : pour comble d’insulte, Albuquerque força le roi d’Ormuz de lui donner l’artillerie de sa capitale pour défendre le fort. Il reçut avec toute la pompe d’un souverain les ambassadeurs d’Ismaël, roi de Perse, qui lui nvoyait des présens. Mais, au milieu de tant de gloire et de prospérité, sa santé, altérée par les fatigues, s’affaiblissait de jour en jour. Des ordres de sa cour, qui, pour toute récompense de ses services, le rappelaient à Lisbonne et lui donnaient un successeur, lui portèrent une atteinte plus dangereuse que ses maladies. Il reçut ces ordres comme il retournait dans l’Inde pour y rétablir sa santé : il se permit à peine quelques plaintes ; mais étouffant la douleur qui les lui arrachait, il tomba dans une profonde mélancolie, dont il ne sortit que pour rendre le dernier soupir, en arrivant à Goa le 16 décembre 1515 ; il était dans la soixante-troisième année de son âge. Les Portugais n’avaient point eu dans l’Inde de commandant qui eût fait de si grandes choses, et depuis ils n’en eurent point qui l’égalât[1].

Le gouvernement d’Albuquerque avait été l’époque où la puissance portugaise était montée à son comble. Après sa mort, la décadence se fit sentir. Il n’était pas possible que tant de richesses n’allumassent la cupidité, et que tant d’élévation ne produisît l’orgueil et la tyrannie. Les cruautés atroces et l’insolent brigandage des commandans et des soldats rendirent le nom portugais exécrable sur toutes ces côtes. Les révoltes furent fréquentes, et les Indiens furent quelquefois vengés. Les Portugais furent battus dans l’île de Java. Ils manquèrent encore Aden et Djeddah dans la mer Rouge. Ils échouèrent plusieurs fois devant Diu. Ils se virent assiégés dans Goa et dans Malaca, par les habitans, que leur tyrannie avait soulevés. Cependant ils n’avaient rien perdu de leur activité entreprenante. Édouard Coëllo et Perès d’Andrada pénétrèrent dans les mers de l’Asie, l’un jusqu’à Siam, et l’autre jusqu’à Canton, port de la Chine. Mais ayant osé braver à Canton les ordres de l’empereur avec une imprudence inexcusable, ayant même poussé l’arrogance jusqu’à faire élever une potence dans l’île de Ta-mou, vis-à-vis Canton, les Portugais furent tous massacrés. Ils furent chassés de Calicut par le samorin, et obligés de démolir eux-mêmes leur fort et de l’abandonner. Attaqués à la fois dans toutes leurs possessions, ils étaient souvent réduits aux plus déplorables extrémités ; mais ils soutenaient et réparaient même avec une intrépidité admirable les disgrâces que leur attiraient leur orgueil et leur avarice. L’esprit de découverte et de conquête subsistait encore, et, mêlant l’héroïsme au brigandage, il s’étendait du fond de la mer Rouge, où l’on soumettait les îles de Maçoua et Dalakh, jusqu’au détroit de la Sonde, à l’extrémité de l’Océan indien, où l’on subjuguait Java ; il apercevait la grande île de Bornéo ; de là, passant au delà de l’île Célèbes, il conduisait les Portugais jusqu’au vaste archipel des Philippines, où il leur montrait Mindanao. Il n’y avait plus qu’un pas à faire jusqu’aux îles du Japon pour avoir embrassé toute l’Asie et parcouru les mers qui baignent cette vaste partie du monde à l’ouest, au sud et à l’est. Antoine de Mota, François Zeimoto, et Antoine de Peixoto, faisant voile vers la Chine en 1542, furent jetés par la tempête dans l’île de Niphon, nommée par les Chinois Jepucen, d’où les Européens ont formé le nom de Japon. Ce fut là le terme des découvertes des Européens du côté de l’orient. Vers cette époque de 1540, les Portugais dominaient par le commerce et par les armes sur quatre mille lieues de côtes, depuis le cap de Bonne-Espérance, au sud de l’Afrique, jusqu’au cap de Lingpô, à l’extrémité orientale de l’Asie, sans y comprendre la mer Rouge et le golfe Persique, où ils avaient le fort de Mékran et Ormuz. Leurs principaux établissemens étaient la Mina, Sofala, Monbassa et Mozambique, sur la côte d’Afrique ; Baçaïm et Diu, dans le royaume de Cambaye, et de là jusqu’au cap Comorin, Goa, Cochin, Cananor, Coulan ; depuis ce cap, en remontant la côte de Coromandel, ils avaient Négapatan, Méliapour et Masulipatan ; de là, en descendant au delà de l’entrée du golfe du Bengale, ils avaient Malaca ; plus loin, au delà du détroit de la Sonde, Timor ; enfin Macao, qu’ils bâtirent dans une petite île de la baie de Canton, à l’entrée de la Chine. Ils tiraient la cannelle de Ceylan, où ils avaient bâti un fort à Colombo, dont le roi leur payait un riche tribut. Ils disputaient les Moluques aux Espagnols, qui étaient venus par le sud-ouest[2]. Ils tiraient le girofle de Ternate et de Tidor. On conçoit facilement quelles richesses le roi de Portugal puisait dans ces nombreuses possessions, et quels gains immenses procuraient aux commandans des vaisseaux les prises continuelles que l’on faisait dans toute l’étendue de ces mers, où régnait leur pavillon. Mais cette vaste puissance fut détruite presque aussi promptement qu’elle avait été formée. La domination tyrannique des Portugais, et la haine qu’elle inspirait, fournirent aux nations rivales, à qui la route d’Europe aux Indes devint bientôt familière, les moyens de s’élever sur les ruines des premiers conquérans.

Cependant, pour ne rien omettre de ce qui peut intéresser la gloire des Portugais, il faut dire un mot des deux sièges de Diu, qui appartiennent à peu près à l’époque où nous nous sommes arrêtés, et de la confédération des puissances de l’Inde, dissipée par le courage et les talens d’Ataïde. Ce furent là les derniers triomphes des Portugais.

Bandour, roi de Cambaye, ayant eu besoin des secours des Portugais contre les Mogols de Delhy, leur avait enfin accordé la permission de bâtir un fort à Diu. Dès qu’ils furent en possession du fort, ils devinrent bientôt maîtres de la ville, qu’ils trouvèrent si bien fortifiée, qu’ils n’eurent que très-peu de chose à y faire pour la rendre un des plus fermes remparts de leur puissance. Bandour, fatigué de leur joug appela les Turcs qui, se rendant de plus en plus redoutables, venaient de conquérir l’Égypte et de mettre fin à la domination des Mamelouks. Maîtres de l’Égypte, ils avaient un intérêt direct à combattre les Portugais, qui ruinaient le commerce que le Caire entretenait avec les Indes par l’isthme de Suez et le golfe Arabique. En 1558, Soliman, pacha, partit de Suez avec une flotte de soixante-seize bâtimens, et parcourut dans toute sa longueur ce golfe dangereux et resserré, qui s’étend entre l’Égypte et l’Arabie, depuis Suez jusqu’au détroit nommé en arabe Babelmandel, ou Porte des pleurs ; nom qui prouve l’idée terrible que l’on avait de cette mer remplie d’écueils, de bas-fonds et de bancs de sable. Soliman s’empara de la ville d’Aden, située à pointe de l’Arabie, et que l’on peut appeler la clef de la mer Rouge. La navigation est si difficile dans cette mer, qui n’a pas plus de cent lieues dans sa plus grande largeur, qu’on ne peut faire voile la nuit qu’au milieu du golfe. Il faut une attention continuelle pour suivre le canal propre à la marche, et le pilote avertit, par des cris, du changement qu’il faut faire à la manœuvre. Il y a deux sortes de pilotes pour cette mer : les uns accoutumés à la navigation du milieu, qui est la route pour sortir du golfe ; les autres accoutumés à conduire les vaisseaux qui reviennent de l’Océan, et qui prennent entre les bancs de sable. On les nomme robans, du mot arabe roban, qui signifie pilote. Ils sont excellens nageurs. Dans plusieurs endroits où la mauvaise qualité du fond ne permet pas de jeter l’ancre, ils plongent hardiment pour fixer une galère entre les bancs.

Bientôt Diu se vit assiégé d’un côté par la flotte turque, et de l’autre par l’armée du roi de Cambaye, que commandait Khoïa-Djaffar, Maure de beaucoup de courage et d’esprit, qui, ayant servi chez les Portugais, tournait contre eux les leçons qu’il en avait reçues. Le siége fut poussé avec la dernière vigueur. Les Portugais, craignant quelque trahison de la part des habitans de la ville, l’avaient abandonnée, et s’étaient bornés à la défense du château et du fort. Ils étaient en petit nombre, mais déterminés à mourir plutôt que de se rendre ; et Diégo Sylveïra, leur gouverneur, valait lui seul une armée. Il joignait à la bravoure, qui était commune alors à tous les Portugais, des vertus qui semblaient leur être étrangères, le désintéressement et l’humanité. Les historiens conviennent qu’il fit tout ce qu’il était possible de faire dans un temps où l’attaque et la défense des places n’étaient pas à beaucoup près aussi perfectionnées qu’aujourd’hui. La valeur et l’impétuosité servaient beaucoup plus que l’adresse. Sorties continuelles qui troublaient les assiégeans et leur coûtaient beaucoup de monde, diverses inventions pour brûler les machines, que l’on joignait encore à l’artillerie, promptitude à réparer les brèches et à former de nouveaux remparts, tout fut employé par les assiégés pendant deux mois que dura le siége. Les Portugais se signalèrent par quantité de ces actions étonnantes que l’on admire et qu’on oublie, mais que les historiens conservent quelquefois comme des témoignages de ce que peut l’homme quand le danger et le désespoir lui donnent des forces que lui-même ne soupçonnait pas. Un Portugais, nommé Pentendo, était sorti du combat avec une blessure. On y mettait le premier appareil. Il entend le bruit d’une nouvelle attaque ; il s’arrache des mains des chirurgiens, revole à l’ennemi, est encore blessé, revient se faire panser ; mais entendant que l’attaque recommence, il s’échappe de nouveau, et reçoit une troisième blessure. Les femmes même se distinguèrent par leur intrépidité et leur constance. Elles se chargeaient de tous les travaux que la faiblesse de leur sexe leur permettait, afin de laisser aux hommes plus de liberté pour combattre. Soliman, furieux d’une si longue et si opiniâtre résistance, et alarmé d’ailleurs de l’arrivée prochaine d’une flotte portugaise commandée par Norongna, résolut de tenter un assaut général. On se battit sur les remparts pendant quatre heures. Sylveïra était partout ; il commandait, il combattait, il animait les soldats par sa voix et par son exemple. Mais le gendre de Djaffar, qui dirigeait l’assaut, ayant été tué, les Turcs se retirèrent, et le lendemain Soliman mit à la voile. Il y a toute apparence que, s’il avait su l’état où étaient les Portugais, il n’aurait pas levé le siége. Il n’y avait plus ni poudre, ni balles, ni munitions. Les lances et les épées étaient brisées et hors d’état de servir. Il ne restait que quarante soldats qui pussent combattre. Les murs étaient ouverts en mille endroits ; et, dans cette déplorable extrémité, la contenance du brave Sylveïra ne changea pas un moment.

Il paraît que le départ précipité de Soliman fut surtout l’effet de la politique de Djaffar. Ce ministre de Cambaye était las de la tyrannie et des violences des Turcs, qui avaient pillé la ville de Diu, et affectaient de parler en maîtres. Il crut que le joug des Portugais serait plus doux ou moins durable, et plus facile à secouer. Il fit rendre au pacha une lettre qui l’avertissait que la flotte portugaise serait le lendemain à la vue de Diu. Soliman, effrayé, se hâta de retourner à Aden, et de là à Constantinople, où il ne put éviter la disgrâce commune en cette cour aux généraux malheureux ; il fut forcé de se donner la mort.

Sylveïra fut rappelé en Portugal pour y recevoir des récompenses, qui ne pouvaient jamais être proportionnées à ses services. Il avait sauvé le boulevart des Portugais dans l’Inde. Il fut reçu comme un héros. Le ministre de France demanda son portrait au nom du roi son maître. Il fut nommé vice-roi des Indes. Mais le moment de la gloire précède de bien peu celui de l’envie ; elle attend à peine que le bruit des acclamations soit cessé pour faire entendre les murmures. On tourna contre Sylveïra ce qui devait, plus que tout le reste, confirmer le choix qu’on faisait de lui. On lui fit un crime de sa bonté et de sa douceur. Le poste de vice-roi est au-dessous de la bonté de Sylveïra, dit-on malignement au roi ; et Sylveïra fut révoqué. Un pouvoir dans lequel la bonté était regardée comme une vertu dangereuse ne pouvait pas être de longue durée. On voit par plus d’un exemple que cette espèce de vertu était fort mal récompensée à Lisbonne. Le vaillant Antoine de Galvam, qui avait vaincu huit rois indiens, et défendu et affermi la domination portugaise aux Moluques, avait inspiré tant d’attachement aux naturels du pays par son intégrité et sa modération, qu’ils lui avaient offert la couronne. Il aima mieux revenir à Lisbonne se mettre entre les mains de ses créanciers : car son zèle pour le service de l’état lui avait fait contracter des dettes dans ces mêmes places qui étaient pour d’autres une source de richesses. Il mourut dans un hôpital, victime de son désintéressement et de la fatalité déplorable qui semblait poursuivre tous les vainqueurs de l’Inde.

Remarquons que cette offre des habitans des Moluques à Galvam prouve ce que les historiens portugais avouent eux-mêmes, que, dans les pays qui n’étaient pas soumis aux Maures, on aurait tout obtenu des Indiens par la douceur et la bonne foi. Les Portugais aimèrent mieux pousser à l’excès l’abus de la force et de la victoire. Le rapt, le viol, les empoisonnemens, les assassinats, tout leur paraissait permis pour satisfaire la soif de l’or et des voluptés. Mais ces mêmes excès ne pouvaient manquer de leur devenir funestes. L’habitude des délices et de la mollesse énerve les forces et le courage, et les crimes avilissent l’âme. Bientôt la gloire et la patrie furent oubliées. On avait toujours de la valeur ; mais, dans des établissemens lointains et entourés d’ennemis, l’attention à préparer les ressources et à ménager les naturels du pays est encore plus importante que la valeur ; et c’est ce qui manqua aux Portugais. On ne songeait qu’à acquérir des richesses : un trafic infâme, confondant les officiers et les soldats, détruisit toute discipline.

Le second siége de Diu, qui arriva sept ans après le premier, en 1545, fut beaucoup plus long, plus meurtrier, plus terrible, et non moins fertile en belles actions. C’était l’intrépide Khoïa-Djaffar qui commandait à ce siége, à la tête des troupes de Cambaye. Après avoir éloigné les Turcs, il se flattait de chasser les Portugais. Il pressait le siége avec furie, et le dirigeait avec habileté. Mascarenhas, gouverneur de la place assiégée, avait sans cesse devant les yeux l’exemple de Sylveïra, et acquit une gloire égale à la sienne. Djaffar, donnant ses ordres au milieu d’une attaque, fut tué d’un coup de canon, qui lui enleva la tête et la main droite sur laquelle il était appuyé. Son fils Roumi-Khan, digne de succéder à son père et de le venger, poursuivit le siége avec opiniâtreté. Les assiégés furent réduits aux dernières horreurs de la disette. On se disputait les corbeaux qui venaient dévorer les cadavres. Enfin les Portugais, n’ayant plus que le désespoir pour défense, se portèrent en foule sur la brèche, hommes et femmes mêlés ensemble, et armés de même, résolus de mourir en combattant. Un prêtre était au milieu d’eux le crucifix à la main. La nuit mit fin à cet effroyable assaut ; et peu de temps après le gouverneur don Juan de Castro arriva de Lisbonne à la tête d’une flotte de quatre-vingt-dix voiles, qui, portant sur sa route la terreur et le ravage, avait pillé Surate et Azoto. À peine débarqué, il attaqua les Indiens dans leurs retranchemens, et remporta une victoire complète. Roumi-Khan, qui s’était défendu jusqu’au dernier soupir, fut trouvé parmi les morts. La ville de Diu fut reprise, et le château rebâti. Tous les Portugais de l’Inde célébrèrent avec transport la délivrance de Diu, où ils croyaient voir leur sort attaché, et la gloire de son libérateur. On lui prépara dans Goa, résidence ordinaire des gouverneurs de l’Inde, une entrée triomphante, à peu près semblable à celle que faisaient autrefois dans Rome les généraux victorieux. Les rues étaient tendues de riches tapisseries. Le bruit des instrumens de musique se mêlait à celui des foudres guerrières. La ville, le port et les vaisseaux étincelaient d’illuminations. Le vainqueur entra sous un dais magnifique. À la porte, on lui ôta son chapeau pour lui mettre une couronne de lauriers sur la tête et une palme dans la main. Devant lui marchait le prêtre Del Cazal, portant le même crucifix qu’il avait eu au combat, et l’étendard royal à son côté. À sa suite venait Djezzar-Khan, l’un des chefs ennemis. Six cents prisonniers couverts de chaînes et les yeux baissés fermaient le cortége. Une multitude de chariots portaient le canon et les armes enlevés à l’ennemi. Toutes les femmes de la ville, à leurs fenêtres, jetaient des fleurs et des parfums sur le vainqueur. La reine de Portugal, Catherine, disait que Castro avait vaincu comme un chrétien, et triomphé comme un païen. Des récompenses extraordinaires l’attendaient encore à Lisbonne. Le roi lui continuait son gouvernement sous le titre de vice-royauté. Son fils était nommé amiral des mers de l’orient. Mais cette singulière destinée, qui ne voulait pas que les héros de l’Inde jouissent de leur bonheur et de leur gloire, atteignit Castro au milieu de ces honneurs. Il succomba, à l’âge de quarante-huit ans, à une maladie de langueur produite par le chagrin que lui causait depuis long-temps la mauvaise administration des affaires dans les établissemens portugais, et l’inévitable décadence qu’il prévoyait au milieu de tant de corruption. Ses exploits l’avaient mis au rang des héros, et le genre seul de sa mort prouverait à quel point il était citoyen, quand toute sa conduite n’en aurait pas été un continuel témoignage. C’était vraiment un de ces hommes extraordinaires, dont la vie est un modèle ou un reproche pour ceux qui occupent les grandes places. Il avait, dans sa première jeunesse, suivi Charles-Quint dans l’expédition de Tunis ; mais il réfusa les récompenses que lui offrit ce prince, ne voulant en recevoir que de son roi. Ensuite, commandant un vaisseau dans la flotte de Norongna qui devait secourir Diu lorsque les Turcs l’assiégèrent, et qui pourtant ne le secourut pas, il avait vu, dans les lenteurs préméditées de l’amiral qui faillirent perdre Diu, ce que peut faire la basse jalousie et l’intérêt personnel, et il avait présagé dès lors tous les malheurs qui arrivèrent bientôt aux Portugais. Nommé commandant d’Ormuz avec mille ducats d’appointemens, il accepta la pension parce qu’il était pauvre, et refusa le commandement parce qu’il ne s’en croyait pas digne. Pour le devenir, il se livra tout entier à l’étude, et tâcha d’acquérir les connaissances mathématiques et géographiques nécessaires dans les voyages de long cours et dans les commandemens maritimes. En 1540, il suivit Étienne de Gama, frère du fameux Vasco, qui, voulant venger le Portugal de l’invasion des Turcs dans l’île de Diu, entra dans la mer Rouge avec le dessein d’aller brûler leur flotte à Suez. Gama fut repoussé à Suez ; mais il enrichit tous ses soldats du pillage de Suaquem, l’une des places les plus importantes de la côte. Castro, qui cherchait une autre espèce de butin, fit un journal exact de la navigation de Gama depuis Goa jusqu’à Suez; et sa relation[3], pleine d’observations nautiques sur les distances et les latitudes des ports, des caps et des îles de la mer Rouge, sur les marées, les courans, les écueils et les bancs de sable, est le monument le plus utile et le plus curieux qui ait aidé les géographes à tracer la carte de cette mer, qui depuis a été d’autant plus difficilement connue, que les vaisseaux d’Europe qui viennent par l’Océan ne vont guère plus loin que Moka.

Castro, vice-roi des Indes, demanda en mourant qu’on l’assistât de quelque partie des deniers royaux, afin qu’on ne pût pas dire qu’il était mort de faim. En effet, on trouva dans ses coffres trois réaux pour toutes richesses. Il jura, au lit de la mort, qu’il n’avait jamais touché ni aux revenus du roi, ni à l’argent d’autrui ; serment qu’après lui aucun gouverneur ne fut tenté de faire. Son corps fut porté à Lisbonne ; mais ses exemples et sa renommée n’y arrivèrent que pour être un dernier monument des vertus qu’on ne devait plus revoir.

Ce fut sous le règne de Sébastien que l’Inde fit un effort général pour chasser les tyrans étrangers qui l’opprimaient. Le samorin et le roi de Carabaye attaquèrent toutes les possessions du Malabar. Le roi d’Achem mit le siége devant Malaca. Goa soutint un siége de six mois contre Idal-Khan, celui-là même sur qui les Portugais l’avaient pris. L’intérêt et la vengeance l’excitaient également à se ressaisir de son bien ; mais la belle défense d’Ataïde le força de lever le siége. Ce vice-roi, le dernier des héros du Portugal, ne vit pas plus tôt l’ennemi retiré, qu’il courut à Chaül combattre une armée de cent mille hommes commandée par le roi de Cambaye. Ce prince et le samorin de Calicut furent vaincus tous les deux, et l’Inde fut pacifiée. Mais ce triomphe fut le dernier éclat d’une gloire expirante. Des ennemis plus habiles et plus opiniâtres que les Indiens, dépouillèrent les déprédateurs de ces belles contrées, et s’emparèrent de leurs établissemens et de leur commerce. Les Anglais, réunis avec le grand Schah-Abas, roi de Perse, assiégèrent Ormuz en 1622, et dans la suite le ruinèrent de fond en comble. Les Hollandais s’emparèrent des Moluques et de Ceylan ; ils prirent Malaca ; ils fondèrent Batavia dans l’île de Java, que les Portugais furent forcés d’abandonner ; ils s’emparèrent de Cochin, de Cananor, de Cranganor, de Coulan, sur la côte de Malabar, et de Négapatan sur celle de Coromandel. Enfin, vers le milieu du dix-septième siècle, c’est-à-dire, environ cent vingt ans après les premières conquêtes des Portugais, il ne leur restait dans les Indes que Goa, et Méliapour, nommée par les Européens St.-Thomé ; et le comptoir de Macao, sur la rivière de Canton.

Le détail de ces révolutions et de ces conquêtes appartient à l’histoire, et n’entre point dans notre plan. Nous avons jeté un coup d’œil rapide sur les exploits des Portugais dans l’Inde, parce qu’ils sont nécessairement liés à leurs découvertes maritimes, et qu’il semble que le même courage ait animé ces peuples lorsqu’ils bravaient tous les dangers d’une mer inconnue, et lorsqu’ils défiaient des multitudes d’Indiens. Le goût des aventures et des entreprises extraordinaires, reste de ces moeurs de chevalerie qui avaient long-temps régné dans l’Europe, paraît s’être joint alors à la soif de l’or, qui, toute puissante qu’elle est, n’aurait pas suffi peut-être pour engager et soutenir ces intrépides navigateurs dans ces courses immenses qui sont sans contredit le plus bel effort de l’audace et de la patience humaine. Elles sont moins étonnantes aujourd’hui que l’expérience a diminué les dangers en augmentant les lumières, et que les établissemens multipliés dans ces mers offrent des relâches et des secours que n’avaient point les premiers vaisseaux qui ont couru sans guides dans ces espaces inconnus. C’est ici surtout que les premiers pas sont véritablement admirables et méritent une gloire unique. L’antiquité n’a rien connu de si grand ; mais elle a eu le talent de relever de petites choses ; et Vasco de Gama méritait mieux qu’Ulysse d’être le héros d’une Odyssée. Camoëns n’était pas sans génie ; mais il fallait pour son sujet d’autres pinceaux que les siens. Il fallait ce ton de grandeur et d’élévation naturel à Homère ; et le mérite de Camoëns est d’avoir égalé, dans quelques épisodes, l’imagination et l’intérêt qui animent le style de Virgile. Le sujet de Camoëns est encore à traiter, et le poète qui le remplirait serait aussi supérieur aux chantres de la Grèce et de Rome que le passage du cap des Tempêtes et la conquête des Indes sont au-dessus des voyages d’Ulysse et d’Énée.

Après avoir considéré l’époque mémorable où le Portugal ouvrit aux nations d’Europe cette vaste route autour de l’Afrique pour pénétrer dans les mers d’Asie, où l’on ne descendait auparavant que par la mer Rouge, l’ordre que nous nous sommes prescrit dans cet ouvrage nous arrête d’abord sur cette même Afrique, dont les Européens avaient déjà fréquenté les côtes avant l’expédition de Gama, mais dont toute l’étendue, depuis la hauteur des Canaries jusqu’au cap de Guardafui, à l’entrée du golfe Arabique, n’a été bien connue que depuis le passage du cap de Bonne-Espérance.


    Albuquerque était seul capable d’y mettre la dernière main en l’ornant de ses plus beaux joyaux, Goa, Malaca et Ormuz. Étant entrés tous trois, avec peu de vaisseaux et un petit nombre d’hommes, dans des mers éloignées, où ils trouvèrent des ennemis nombreux, et quantité de places fortes, sans un ami pour les soutenir, et presque sans un arbre pour se mettre à l’abri, ils percèrent des nuées de balles et de flèches empoisonnées pour retourner dans leur patrie, etc. »

  1. Le traducteur de la compilation anglaise donne ici un échantillon du style des écrivains portugais, qui est assez curieux. Le morceau est de Faria. Il est absolument dans le goût espagnol, qui dominait alors dans toute l’Europe. Au milieu de l’abus des figures, on y remarque de la noblesse. » Si l’on veut porter un jugement désintéressé des exploits qui acquirent aux Portugais la couronne de l’Asie, on trouvera qu’il n’y avait que Pachéro qui fût propre à la forger avec cette fière chaleur qui fondit les armes et tout l’or de l’opiniâtre samorin ; qu’Almeyda seul pouvait lui donner sa forme, et la polir avec son épée et celle de son fils, qui humilièrent l’orgueil du Turc, et que le grand
  2. Nous rendrons compte ailleurs de cette nouvelle route ouverte aux Espagnols par un Portugais aussi célèbre que Gama, Ferdinand Magallanès ou Magellan.
  3. Elle ne fut jamais publiée en portugais. Le manuscrit fut trouvé dans un vaisseau de cette nation pris par les Anglais. Le célèbre Walter Raleigh l’acheta six livres sterling, le fit traduire, et y mit des notes marginales. Purchass l’inséra depuis dans son recueil.