Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome III/Première partie/Livre IV/Chapitre II

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CHAPITRE II.

Voyage d’Atkins, de Smith. Lettre du facteur Lamb sur le roi de Dahomay.

John Atkins, capitaine du vaisseau le Swallow, nous offre d’abord quelques remarques générales sur les différentes mers, plus ou moins favorables à la navigation.

Après la Méditerranée, qu’il regarde comme la plus agréable partie de la mer, à cause de la température de l’air et de ses autres avantages, il loue cette partie de l’Océan, où règnent particulièrement les vents alisés, parce qu’à certaine distance de la terre, on n’y trouve point de grosses mers ni d’orages dangereux, et que les jours et les nuits y sont d’une longueur égale. Telles sont les mers placées sous la zone torride. L’Océan atlantique et le grand Océan ou mer du Sud, depuis le 39e. jusqu’au 60e. degré de latitude, sont hors des limites du vent alisé. Les flots y sont rudes et tumultueux, les nuées épaisses, les tempêtes communes, les vents sont variables, les nuits froides et obscures. C’est encore pis, dit l’auteur, au delà des 60 degrés ; cependant il sait de plusieurs pilotes, qui avaient fréquenté les mers de Groenland, que ces rudes climats ne contiennent pas d’autres vapeurs que des brouillards, des frimas et de la neige, et que la mer y est moins agitée par les vents, qui, étant au nord pour la plupart, soufflent vers le soleil, c’est-à-dire vers un air plus raréfié ; comme on le reconnaît à ces glaçons détachés qui se trouvent bien loin au sud du côté de l’Europe et de l’Amérique. Un autre avantage de ces mers, c’est que la lumière de la lune y dure à proportion de l’absence du soleil ; de sorte que, dans le temps où le soleil disparaît entièrement, la lune ne se couche jamais, et console les navigateurs par un éclat que la réflexion de la neige et des glaces ne fait qu’augmenter.

En approchant du cap Vert, l’équipage du Swallow prit plusieurs tortues qui dormaient sur la surface de l’eau dans un temps calme. On vit aussi quantité de poissons volans, et leurs ennemis perpétuels, la bonite et la dorade. Atkins admira la couleur brillante de la dorade, qui est un poisson de quatre ou cinq pieds de longueur, avec une queue fourchue. Il nage familièrement autour des vaisseaux. Sa chair est sèche, mais elle fait de fort bon bouillon. On voit rarement la dorade hors de la latitude du vent alisé, et jamais l’on n’y voit le poisson volant. Celui-ci est de la grosseur des petits harengs. Ses ailes, qui ont environ deux tiers de sa longueur, sont étroites près du corps et s’élargissent à l’extrémité : elles lui servent à voler l’espace d’un stade lorsqu’il est poursuivi ; mais il les replonge de temps en temps dans la mer, apparemment parce qu’elles deviennent plus agiles par ce secours.

Le 10 mai, Atkins mouilla l’ancre devant la rivière de Sestre, sur la côte de Malaguette ou des Graines. Quelques-uns de ses gens descendirent à terre, et allèrent visiter le roi du pays. Ils lui offrirent des présens, dont apparemment il ne fut pas content, car il les refusa, et à la place de ces présens il leur demanda leurs culottes, qu’ils n’eurent pas la courtoisie de lui donner.

Dans un autre village sur le bord de la rivière, ils trouvèrent un homme dont la couleur les frappa d’étonnement. Il était d’un jaune si brillant, que, n’ayant jamais rien vu qui lui ressemblât, ils s’efforcèrent d’approfondir ce phénomène. Ils employèrent les signes et tout ce que l’expérience leur avait appris de plus propre à se faire entendre. Le seul éclaircissement qu’ils purent tirer fut qu’il venait d’un pays fort éloigné dans les terres, où les hommes de sa couleur étaient en grand nombre. Atkins a su des capitaines Bullfinch, Lamb, et de quelques autres voyageurs, qu’ils avaient vu plusieurs Africains de la même couleur ; et d’un autre Anglais, qu’il en avait vu un dans le royaume d’Angola, et un autre à Madagascar, rareté surprenante, et aussi difficile à expliquer originairement que la couleur des Nègres.

Entre le cap das Palmas et Bassam, les Anglais rencontrèrent un vaisseau de Bristol, nommé le Robert, commandé par le capitaine Harding, qui était parti avant eux de Sierra-Leone, après y avoir acheté trente esclaves, au nombre desquels était le capitaine Tomba. Huit jours auparavant, ce Tomba, qui était d’une hardiesse extraordinaire, avait formé le projet d’un soulèvement, avec trois ou quatre de ses compagnons les plus résolus. Ils étaient secondés par une femme de leur nation, qui les avait avertis que, pendant la nuit, il n’y avait que cinq ou six blancs sur le tillac, et presque toujours endormis. Tomba ne balança point à tenter l’entreprise ; mais, au moment de l’exécution, il ne put engager qu’un seul Nègre à se joindre à ses cinq compagnons. S’étant rendu au gaillard d’avant, il y trouva trois matelots endormis, dont il tua d’abord les deux premiers d’un seul coup sur la tempe. Le troisième fut éveillé par le bruit ; mais Tomba ne réussit pas moins à le tuer de la même manière. Cependant quelques Anglais qui n’étaient pas éloignés prirent l’alarme, et la communiquèrent bientôt sur tout le bord. Harding, paraissant avec une hache à la main, fendit la tête à Tomba d’un seul coup et fit charger de fers les cinq autres complices.

Leur traitement est remarquable. Des cinq esclaves, les deux plus vigoureux, et par conséquent les plus précieux pour l’avarice, en furent quittes pour le fouet et quelques scarifications. Les trois autres, qui étaient d’une constitution fort faible, et qui n’avaient eu part à l’action que par le consentement, subirent une mort cruelle, après avoir été contraints de manger le cœur et le foie de leur chef. La femme fut suspendue par les pouces, fouettée et déchirée de coups à la vue de tous les autres esclaves, jusqu’au dernier soupir, qu’elle rendit au milieu des tourmens. Il est difficile de justifier ces barbaries autrement que par le droit du plus fort, qui, de tous les droits, est le plus généralement reconnu d’un bout du monde à l’autre. Les Nègres peuvent quelquefois faire valoir ce droit tout comme d’autres, comme on le voit par le trait suivant.

Le 6 juin, on jeta l’ancre devant Axim, comptoir hollandais, et, le jour suivant, au cap de Très-Puntas. La plupart des vaisseaux de l’Europe touchent à ce cap pour renouveler leur provision d’eau, qu’il est plus difficile d’obtenir plus loin, où l’on fait payer une once d’or à chaque vaisseau pour cette faveur. John-Conny, principal cabochir du canton, dont la ville est à trois milles de la côte, du côté de l’ouest, envoya un de ses esclaves au vaisseau pour y faire demander une canne à pomme d’or, gravée de son nom, que les Anglais, dans un autre voyage, s’étaient chargés de lui apporter. Non-seulement cette commission avait été négligée, mais le messager du cabochir s’étant emporté dans ses reproches, fut imprudemment maltraité par les gens de l’équipage. Son maître, irrité de ce double outrage, ne remit pas sa vengeance plus loin qu’au jour suivant. Les Anglais étaient à puiser de l’eau.

Il fondit sur eux, se saisit de leurs tonneaux, et fit une douzaine de prisonniers qu’il conduisit à sa ville. La hauteur de cette conduite était fondée sur des forces réelles.

Il s’était mis en possession du fort de Brandebourg, que les Danois avaient abandonné depuis quelques années. Cette hardiesse avait fait naître quelques différens entre lui et les Hollandais. Sous prétexte de l’avoir acheté des Danois, ils y avaient envoyé, en 1720, une galiote à bombes, et deux ou trois frégates, pour demander qu’il leur fût remis. John, qui était hardi et subtil, ayant examiné leurs forces, répondit qu’il voulait voir quelque témoignage du traité des Brandebourgeois. Il ajouta même que ce traité prétendu ne pouvait leur donner droit qu’à l’artillerie et aux pierres de l’édifice, puisque le terrain n’appartenait pas aux Européens pour en disposer ; que les premiers possesseurs lui en avaient payé la rente, et que, depuis le parti qu’ils avaient pris de l’abandonner, il était résolu de ne pas recevoir d’autres blancs. Ces raisonnemens ayant irrité les Hollandais, ils jetèrent quelques bombes dans la place. Ensuite, aussi furieux d’eau-de-vie que de colère, ils débarquèrent quarante hommes sous la conduite d’un lieutenant, pour former une attaque régulière. Mais John, qui avait eu le temps de se mettre en embuscade avec des forces supérieures, fondit brusquement sur eux, et les tailla tous en pièces. Il ajouta l’insulte à la victoire, en faisant paver l’entrée de son palais des crânes des morts.

Cet avantage avait servi à le rendre plus fier et plus rigoureux sur tous les droits du commerce, c’est-à-dire sur ceux qui lui étaient dus justement. Cependant, lorsqu’il se fut réconcilié avec les Anglais, Atkins et quelques autres officiers du vaisseau lui rendirent une visite. Les vents du sud avaient rendu la mer si grosse, que, les voyant embarrassés à descendre au rivage avec leurs propres chaloupes, il leur envoya ses canots ; mais il leur fit payer un droit pour ce service. Les Nègres seuls connaissent assez la côte pour savoir quand ils n’ont rien à craindre de l’agitation des flots. John se trouva lui-même sur le rivage pour y recevoir les Anglais. Il était accompagné de trente ou quarante gardes bien armés, qui les conduisirent à sa maison.

C’était un homme de cinquante ans, bien fait et robuste, d’un regard sévère, et qui se faisait respecter de tous ses Nègres, jusqu’à vouloir que ceux qui portaient des chapeaux ou des bonnets eussent toujours la tête nue devant lui.

Il reçut fort civilement les Anglais, et les salua de six coups de canon, qui lui furent rendus en même nombre. Il leur fit des excuses de les avoir empêchés de prendre de l’eau ; et, pour les en dédommager, il leur permit de pêcher dans la rivière qui passe derrière la ville. Mais la pêche n’ayant point été fort heureuse, ils furent mal servis à dîner. Le cabochir prit un air mécontent, et leur reprocha de s’être attiré cette disgrâce en négligeant de faire un présent à l’eau de la rivière, qui méritait plus de considération qu’une autre, parce qu’elle était le fétiche d’un homme tel que lui.

Atkins, trouvant le cabochir familier et de bonne humeur, ne fit pas difficulté de lui demander ce qu’étaient devenus les crânes hollandais dont il avait pavé l’entrée de sa maison. Il répondit naturellement que depuis un mois il les avait enfermés dans une caisse, avec de l’eau-de-vie, des pipes et du tabac, et qu’il les avait fait enterrer. Il était temps, ajouta-t-il, d’oublier les ressentimens passés ; et les petites commodités qu’il avait fait enterrer avec les Hollandais étaient un témoignage du respect qu’il portait aux morts. Au reste, le cabochir lui fit voir dans une de ses cours les mâchoires des Hollandais suspendues aux branches d’un arbre. C’était encore un trophée qui lui restait.

Le but du voyage de Smith avait été de lever les plans de tous les forts et les établissement anglais dans la Guinée. Il exécuta ce dessein avec beaucoup de peine.

Il débarqua le samedi 20 août 1746, à bord de la Bonite, commandée par le capitaine Livingstone, avec le sieur Walter-Charles, gouverneur de Sierra -Leone. On passa le tropique le 14 de septembre. Smith y observa plusieurs oiseaux blanchâtres, qui n’ont pour queue qu’une longue plume. Ils s’élèvent fort haut dans leur vol. Ce sont des paille-en-queue. Les matelots leur ont donné le nom d’oiseaux du tropique, parce qu’on ne les voit que sous la zone torride, entre les tropiques.

Le 4 de février 1727, on jeta l’ancre à cinq milles à l’ouest d’Axim. Ce château des Hollandais, sur la côte d’Or, est une petite fortification triangulaire, montée de onze pièces de canon. Les Nègres ont une ville fort peuplée sous le canon du château comme on en voit sous tous les forts européens, au long de la côte d’Or.

Smith, ayant levé successivement plusieurs plans, arriva le 17 au cap Corse, où l’on trouva plusieurs vaisseaux dans la rade.

Pendant le séjour que Smith avait fait à James-Fort, sur la Gambie, il avait reçu, par un vaisseau anglais une lettre de Hollande adressée au gouverneur hollandais de la Mina, qu’il s’était chargé de porter au cap Corse. Cette occasion lui paraissant favorable pour lever le plan du château de la Mina, il s’y rendit dans un grand canot, avec Livingstone, sous prétexte de remettre la lettre au gouverneur. Mais ils reconnurent bientôt que les Hollandais ne manquaient pas de pénétration. Smith, qui ne se croyait ni connu, ni observé, étant sorti sans affectation pour jeter les yeux autour de lui, fut étonné de se voir immédiatement suivi par le gouverneur, qui le tira brusquement par la manche, et qui le pria de rentrer dans la salle, en lui disant qu’il pouvait emporter, si c’était son dessein, tout l’or de la Guinée dans sa poche ; mais que, pour le plan du château hollandais, il ne l’emporterait pas. Un reproche si peu attendu causa d’abord quelque embarras à Smith. Cependant, après s’être un peu remis, il répondit au gouverneur qu’il lui avait cru assez de lumières pour ne pas s’imaginer qu’on pût entreprendre de lever le plan d’une place sans les instrumens nécessaires, et que, n’en ayant aucun, il s’étonnait qu’on pût le soupçonner de ce dessein. Le commandant hollandais demeura pensif un moment ; et, paraissant se repentir d’un procédé trop brusque, il pressa Smith et Livingstone de demeurera dîner ; ils y consentirent. Alors il leur montra quelques plans imparfaits qui avaient été levés par un dessinateur de la compagnie hollandaise. L’ouvrage avait été fort bien commencé, mais l’artiste était mort sans avoir pu l’achever.

Smith partit du cap Corse le 24 de mars. Comme on était à la fin de la saison sèche, l’eau était si rare dans la garnison, qu’il fut impossible d’en obtenir pour les besoins du vaisseau. Il ne s’en trouve point à plus de huit milles du château, de sorte qu’on y est réduit à l’eau d’une grande citerne qui se remplit par des tuyaux de plomb, où la pluie descend de tous les toits. Tous les forts de la côte d’Or n’ont pas d’autres ressources.

Le 28, on alla jeter l’ancre au fort d’Akra. Smith alla se promener plusieurs fois jusqu’à la porte du fort hollandais. Il y rencontra quelques marchands de cette nation qui connaissaient le facteur anglais dont il était accompagné. On s’entretint quelques moment avec beaucoup de familiarité et d’amitié. Mais les Hollandais ne proposèrent point à Smith d’entrer dans leur fort ; ce qui lui fit juger qu’ils avaient des ordres du gouverneur général de la Mina, et qu’ils craignaient les observations d’un dessinateur anglais.

Le 3 d’avril, après avoir perdu un câble dans les rocs d’Akra, il remit à la voile pour gagner la côte de Juida. Le 5, il passa devant l’embouchure de la grande rivière Volta, qui a tiré ce nom de la rapidité extrême de son cours. Il est si violent qu’en entrant dans la mer, il change la couleur de l’eau jusqu’à plus de huit lieues de la côte. C’est cette rivière qui sépare la côte d’Or de la côte des Esclaves.

Le 7, à la pointe du jour, on jeta l’ancre dans la rade de Juida, et l’on salua le fort, qui est à plus d’une lieue de la côte. Il se trouvait alors dans la rade trois vaisseaux français et deux portugais. La Guinée entière n’a pas de lieu où le débarquement soit si difficile. On y trouve continuellement les vagues si hautes et si impétueuses, que, les chaloupes de l’Europe ne pouvant s’approcher du rivage, on est obligé de jeter l’ancre fort loin, et d’y attendre les pirogues qui viennent prendre les passagers et les marchandises. Ordinairement les rameurs nègres s’en acquittent avec beaucoup d’habileté ; mais quelquefois aussi le passage n’est pas sans danger. À l’arrivée du vaisseau de Smith, les facteurs de sa nation envoyèrent à bord une grande pirogue pour amener au rivage ceux qui devaient y descendre. Le passage fut heureux. Cependant Smith fut étonné de se voir entre des vagues d’une hauteur excessive, et des flots d’écume qui paraissaient capables d’abîmer le plus grand vaisseau. Il admira l’adresse des Nègres à les traverser ; mais surtout à profiter du mouvement d’une vague pour faire avancer, à l’aide des rames, leur pirogue fort loin sur le rivage ; après quoi, sautant à terre, ils la transportent encore plus loin pour la garantir du retour des flots. Si l’on avait le malheur d’être renversé, il serait fort difficile de se sauver à la nage, quand on n’aurait que la violence de la mer à combattre ; mais, en y joignant le danger des requins, qui suivent toujours les canots en grand nombre pour attendre leur proie, on peut dire qu’il est presque impossible d’échapper.

Les vaisseaux qui viennent à Juida pour le commerce ont toujours sur le rivage des tentes qui leur servent de magasins pour mettre leurs marchandises à couvert. Smith, en débarquant, s’approcha d’une tente française, où le matelot qui en avait la garde lui offrit en langue anglaise un verre d’eau-de-vie, qu’il accepta. Il y avait dans la tente un grand nombre de barils, dont le dehors paraissait mouillé. Smith en ayant demandé la raison, le matelot français lui répondit que les barils n’avaient été débarqués que le matin, et qu’ils avaient beaucoup souffert au passage. Il ajouta qu’au débarquement un matelot français s’étant hasardé trop loin dans l’eau pour reprendre un baril que les vagues emportaient, avait été saisi par un jeune requin, contre lequel il s’était fort bien défendu avec son couteau ; mais que la même vague qui le ramenait ayant apporté deux autres requins monstrueux, il avait été déchiré en un moment, et dévoré à la vue de tous ses compagnons.

Les Anglais ont, à dix-huit milles de ce fort, du côté de l’est, un autre comptoir nommé Iakin, et celui de Sabi, à cinq milles du côté du nord. Mais celui-ci venait d’être réduit en cendres par le grand et puissant roi Dahomay, dont le nom a fait tant de bruit en Europe. Sa première conquête avait été le royaume du grand Ardra, cinquante milles au nord-ouest de Sabi. Le roi d’Ardra ayant, en 1724, quelques affaires à régler avec Baldwin, gouverneur anglais de Juida, et n’étant pas satisfait de sa diligence, fit arrêter Lamb, facteur anglais d’Ardra, dans l’espérance de rendre Balwin plus attentif à l’obliger. Ce fut dans ces circonstances que la ville d’Ardra fut assiégée par les troupes du roi Dahomay, et qu’ayant été prise après une vigoureuse résistance, le roi même fut tué à la porte de son palais. Lamb fut conduit devant le général de Dahomay, qui n’avait jamais vu de blancs. Cet officier nègre fut si surpris de sa figure, qu’il le mena au roi son maître, comme une rareté fort étrange. En effet, le roi Dahomay, faisant sa résidence à deux cents milles dans les terres, n’avait jamais eu non plus l’occasion de voir un Européen. Il garda précieusement Lamb, qui écrivit pendant sa captivité une lettre au gouverneur Tinker, successeur de Baldwin. Nous la transcrirons tout à l’heure ; elle servira à faire connaître ce que c’était que ce roi Dahomay.

On retournait en Angleterre, lorsque, le 1er juillet, le navire se trouvant par 13 degrés 19 minutes du nord, on s’aperçut d’une dangereuse voie d’eau. Comme elle était déjà si grande, que les pompes ne pouvaient suffire, on ne fut pas saisi d’une crainte médiocre en considérant qu’on était fort éloigné de la terre et qu’on n’était accompagné d’aucun vaisseau. Après beaucoup de recherches, Livingstone découvrit la source du mal et trouva les moyens d’en arrêter les progrès. Cependant il ne fut pas possible d’y remédier si parfaitement, qu’on ne s’aperçût bientôt qu’il recommençait avec un nouveau danger. On résolut de suivre le vent pour soulager le vaisseau ; mais la fatigue extrême de l’équipage, qui était sans cesse obligé de travailler à la pompe, fit applaudir à la proposition de porter droit aux Indes occidentales. On était dans la latitude des vents alisés, et on avait directement la Barbade à l’ouest. À la vérité, suivant les calculs, on n’en était pas à moins de sept cents lieues, distance terrible pour un vaisseau près de s’abîmer. Cependant les circonstances n’offrant point d’autre ressource, on résolut de s’y attacher avec tous les efforts du courage et de la prudence. Les emplois furent distribués pour une si grande entreprise : le capitaine et le pilote devaient prendre alternativement la conduite du gouvernail. Smith et un autre se chargèrent de préparer les vivres et de faire du punch chaud pour ceux qui travaillaient à la pompe, auxquels on assigna une pinte et demie de liqueur pendant chaque quart, c’est-à-dire de quatre heures en quatre heures : ils avaient besoin de ce soutien pour ranimer leurs esprits, parce que le travail était si pénible et le péril si pressant, que tous les matelots ne purent être divisés qu’en deux quarts. Il restait deux petits Nègres, qui reçurent ordre d’assister Smith et son camarade dans leurs fonctions.

On passa neuf ou dix jours dans une extrémité si déplorable. La plupart des matelots commençaient à se rebuter de l’excès du travail, et quelques-uns firent éclater des murmures qui semblaient annoncer d’autres effets de leur désespoir. On leur fournissait néanmoins des rafraîchissemens, et Smith avait soin de leur tuer tous les jours quelques pièces de volaille ou un chevreau. Tous les officiers s’efforçaient aussi de les encourager par l’espérance de découvrir bientôt la Barbade. Leur canot, qui était assez grand et en fort bon état, avait été placé sur le tillac ; mais la chaloupe ayant été serrée entre les deux ponts, plusieurs souhaitaient qu’on la mît en état d’être employée, c’est-à-dire qu’elle fut équipée de tout ce qui était nécessaire pour un usage forcé, comme d’eau, de vivres, d’instrumens de mer, etc. D’autres s’opposèrent fortement à cette proposition, dans la crainte que les plus mutins ou les plus désespérés ne profitassent des ténèbres pour fuir dans la chaloupe et pour abandonner tous les autres à leur mauvais sort, ce qui aurait causé nécessairement la perte du vaisseau, parce qu’il ne serait pas resté assez de bras pour la pompe. Au milieu de ce trouble, tous les animaux étrangers qu’on transportait en Europe moururent faute de soins et de nourriture.

Le 16, trois matelots qui avaient travaillé à la pompe depuis quatre heures jusqu’à huit, tombèrent évanouis et furent emportés comme morts. Cet accident ayant fait sonner plus tôt la cloche pour appeler ceux qui devaient succéder au travail, l’horreur et la consternation parurent se répandre sur tous les visages. Cependant, comme Smith avait fait préparer un fort bon déjeuner, on se mit à manger autant que la crainte pouvait laisser d’appétit, lorsqu’un des matelots de la pompe se mit à crier de toute sa force, terre, terre ! courant et sautant comme un insensé dans le transport de sa joie. Tout le monde abandonna les alimens pour satisfaire une curiosité beaucoup plus pressante que la faim. On découvrit en effet la terre, qu’on reconnut aussitôt pour l’île de la Barbade. Ceux qui se sont trouvés dans une situation semblable assurent que le moment où l’on revoit la terre produit une espèce de délire dont il est impossible de se former une idée. Le même jour on jeta l’ancre dans la baie de Carlisle.

Pendant les jours suivans on se hâta de décharger toutes les marchandises du vaisseau sans interrompre un moment le travail de la pompe, qui ne cessait pas d’être nécessaire dans une rade si tranquille. Un jour que le capitaine Livingstone et Smith étaient à bord avec quelques négocians, les ouvriers pompèrent un petit dauphin à demi rongé de pouriture, sans queue et sans tête, d’environ trois pouces et demi de longueur. Livingstone le mit soigneusement dans de l’esprit-de-vin pour le conserver jusqu’en Europe, persuadé que ce petit poisson, ayant été long-temps dans la fente du bâtiment, avait fermé le passage à quantité d’eau, et que c’était à lui par conséquent qu’il était redevable de sa conservation. Lorsqu’on examina de près le vaisseau, après l’avoir mis sur le côté, on aperçut sous la quille et dans d’autres endroits plusieurs fentes dont on n’avait pas eu le moindre soupçon ; mais la principale était celle que Livingstone avait découverte, et qui n’avait pu être bien bouchée.

Voici la lettre du facteur Lamb, que nous avons promise au lecteur. Elle est adressée à Tinkel, directeur de la compagnie anglaise à Sabi.

« Monsieur, il y a cinq jours que le roi me remit votre lettre du premier de ce mois. Ce prince m’ordonne de vous répondre en sa présence. Je le fais pour exécuter ses volontés. En recevant votre lettre de sa main, j’eus avec lui une conférence dont je crois pouvoir conclure qu’il ne pense pas beaucoup à fixer le prix de ma liberté. Lorsque je le pressai de m’expliquer à quelles conditions il voulait me permettre de partir, il me répondit qu’il ne voyait aucune nécessité de me vendre, parce que je ne suis pas Nègre. Je le pressai : il tourna ma demande en plaisanterie, et me dit que ma rançon ne pouvait monter à moins de sept cents esclaves, qui, à quatorze livres sterling par tête, ferait près de dix mille livres sterling. Je lui avouai que cette ironie me glaçait le sang dans les veines ; et, me remettant un peu, je lui demandai s’il me prenait pour le roi de mon pays. J’ajoutai que vous et la compagnie me croiriez fou si je vous faisais cette proposition. Il se mit à rire, et me défendit de vous en parler dans ma lettre, parce qu’il voulait charger le principal officier de son commerce de traiter cette affaire avec vous ; et que, si vous n’aviez rien à Juida d’assez beau pour lui, vous deviez écrire d’avance à la compagnie. Je lui répondis qu’à ce discours il m’était aisé de prévoir que je mourrais dans son pays, et que je le priais de faire venir pour moi, par quelques-uns de ses gens, des habits et quelques autres nécessités. Il y consentit. Je n’ai donc, monsieur, qu’un seul moyen de me racheter ; ce serait de faire offre au roi d’une couronne et d’un sceptre qui peuvent être payés sur ce qui reste dû au dernier roi d’Ardra. Je ne connais pas d’autre présent qu’il puisse trouver digne de lui ; car il est fourni d’une grosse quantité de vaisselle d’or en œuvre, et d’autres richesses. Il a des robes de toutes sortes, des chapeaux, des bonnets, etc. Il ne manque d’aucune espèce de marchandises. Il donne les bedjis[1] comme du sable, et les liqueurs fortes comme de l’eau : sa vanité et sa fierté sont excessives : aussi est-il le plus belliqueux et le plus riche de tous les rois de cette grande région ; et l’on doit s’attendre qu’avec le temps il subjuguera tout le pays dont il est environné. Il a déjà pavé deux de ses principaux palais des crânes de ses ennemis tués à la guerre. Les palais néanmoins sont aussi grands que le parc Saint-James à Londres, c’est-à-dire qu’ils ont un mille et demi de tour.

» Le roi souhaite beaucoup qu’il me vienne des lettres de ma nation, ou toute autre marque de souvenir. Il regarderait comme une bassesse indigne de lui de prendre quelque chose qui m’appartînt. Je ne crois pas même qu’il voulût retenir les blancs qui viendraient à sa cour. S’il me traite autrement, c’est qu’il me regarde comme un captif pris à la guerre ; d’ailleurs il paraît m’estimer beaucoup, parce qu’il n’a jamais eu d’autre blanc qu’un vieux mulâtre portugais, qui lui vient de la nation des Popos, et qui lui coûte environ cinq cents livres sterling. Quoique cet homme soit son esclave, il le traite comme un cabochir du premier ordre : il lui a donné deux maisons, avec un grand nombre de femmes et de domestiques, sans lui imposer d’autre devoir que de raccommoder quelquefois les habits de sa majesté, parce que ce mulâtre est tailleur. Ainsi, l’on peut compter que les tailleurs, les charpentiers, les serruriers ou tous autres artisans libres qui voudraient se rendre ici, seraient reçus avec beaucoup de caresses, et feraient bientôt une grosse fortune ; car le roi paie magnifiquement ceux qui travaillent pour lui.

» L’arrivée de quelque ouvrier serait donc un excellent moyen pour obtenir ma liberté, en y joignant la promesse d’entretenir avec lui un commerce réglé ; mais, étant persuadé que les blancs contribuent ici à sa grandeur, il m’objecte à tout moment que, s’il me laisse partir, il n’y a pas d’apparence qu’il en revoie jamais d’autres. Il faudrait engager quelqu’un à faire le voyage pour retourner presque aussitôt. Cette seule démarche persuaderait au roi qu’il verrait d’autres blancs dans la suite ; et je suis presque sûr qu’il m’accorderait la permission de partir pour hâter ceux qui viendraient après moi. Si Henri Touch, mon valet, était encore à Juida, et qu’il fût disposé à se rendre ici, il y trouverait plus d’avantage qu’il ne peut se le figurer. Il est jeune ; le roi prendrait infailliblement de l’affection pour lui. Quoique je ne rende aucun service à ce prince, il m’a donné une maison, avec une douzaine de domestiques de l’un et de l’autre sexe, et des revenus fixes pour mon entretien. Si j’aimais l’eau-de-vie, je me tuerais en peu de temps, car on m’en fournit en abondance. Le sucre, la farine et les autres denrées ne me sont pas plus épargnés. Si le roi fait tuer un bœuf, ce qui lui arrive souvent, je suis sûr d’en recevoir un quartier ; quelquefois il m’envoie un porc vivant, un mouton, une chèvre, et je ne crains nullement de mourir de faim. Lorsqu’il sort en public, il nous fait appeler, le Portugais et moi, pour le suivre. Nous sommes assis près de lui pendant le jour, à l’ardeur du soleil, avec la permission néanmoins de faire tenir par nos esclaves des parasols qui nous couvrent la tête.

» Ainsi nous tâchons, le Portugais et moi, de nous rendre la vie aussi douce qu’il est possible, et surtout de ne pas tomber dans une tristesse qui serait bientôt funeste à notre santé. Cependant, comme je suis fort ennuyé de ma situation, je suppliai le roi, il y a quelque temps, de me remettre entre les mains du général de ses troupes, et de me faire donner un cheval pour le suivre à la guerre. Il rejeta ma demande, sous prétexte qu’il ne voulait pas me faire tuer. Ensuite, m’ayant promis de m’employer autrement, il m’ordonna de demeurer tranquille et de prendre garde à tout ce que je lui verrais faire. J’ignore encore quelles sont ses intentions. Son général même n’approuva pas l’offre que je faisais d’aller à la guerre, parce que, si j’étais tué, me dit-il, le roi ne lui pardonnerait pas d’en avoir été l’occasion. Depuis ce temps-là sa majesté m’a fait donner un cheval, et m’a déclaré que, lorsqu’elle sortirait de son palais, je serais toujours à sa suite. Il sort assez souvent dans un beau branle garni de piliers dorés et de rideaux. Il m’ordonne quelquefois aussi de raccompagner dans ses autres palais, qui sont à quelques milles de sa résidence ordinaire. On m’assure qu’il en a onze.

» Comme il est fatigant de monter à cheval sans selle, je vous prie de m’en envoyer une, avec un fouet et des éperons. Le roi m’a donné ordre de vous demander aussi le meilleur harnais que vous ayez à Juida. Vous serez payé libéralement. Il voudrait en même temps que vous lui envoyassiez un chien anglais et une paire de boucles de souliers. Si vous jugez bien de ses intentions, vous pouvez m’adresser ce que je vous demande et pour lui et pour moi. Je suis persuadé que le moindre présent sera fort agréable de ma part, et redoublera mon crédit à cette cour, soit que je parte ou que je demeure. Ainsi je vous conjure de m’accorder une grâce qui peut non-seulement rendre mon sort plus supportable, mais qui, faisant conclure au roi qu’on ne pense point à ma rançon, le déterminera peut-être à me rendre la liberté dans quelque moment de caprice.

» Vous devez m’envoyer d’autant plus facilement ce que je vous demande, que je n’ai pas touché mes appointemens depuis que je suis en Guinée ; et vous ne serez pas surpris que je vous demande tant de choses, si j’ajoute que le roi me fait bâtir actuellement une maison dans une ville où il fait ordinairement son séjour, lorsqu’il se prépare à la guerre. Cette nouvelle faveur me jette dans une profonde mélancolie, parce qu’elle marque assez qu’on ne pense point à me rendre bientôt ma liberté.

» Si vous approuvez que je traite avec le roi pour quelques esclaves, il faut que vous en parliez à ses gens, et que vous me donniez là-dessus vos ordres ; car, pendant le séjour que je dois faire ici, je souhaite de pouvoir me rendre utile à la compagnie. Mais, dans cette supposition, vous ne devez pas oublier de m’envoyer des essais de toutes vos marchandises, avec la marque des prix, pour prévenir toutes sortes de malentendus. Sa majesté m’a pris tout le papier que j’avais encore, dans le dessein de faire un cerf-volant. Je lui ai représenté que c’est un amusement puéril ; mais il ne le désire pas moins, afin, dit-il, que nous puissions nous en amuser ensemble. Je vous prie donc de m’envoyer deux mains de papier ordinaire, avec un peu de fil retors pour cet usage ; joignez-y un peloton de mèche, parce que sa majesté m’oblige souvent de tirer ses gros canons, et que j’appréhende de perdre quelque jour la vue en me servant d’allumettes de bois. On voit ici vingt-cinq pièces de canon, dont quelques-unes pèsent plus de mille livres. On croirait qu’elles y ont été apportées par le diable, quand on considère que Juida est à plus de deux cents milles, et qu’Ardra n’est pas à moins de cent soixante. Le roi prend beaucoup de plaisir à faire une décharge de cette artillerie chaque jour de marché. Il fait travailler actuellement à construire des affûts. Quoiqu’il paraisse fort sensé, sa passion est pour les amusemens et les bagatelles qui flattent son caprice. Si vous aviez quelque chose qui puisse lui plaire à ce titre, vous me feriez plaisir de me l’envoyer ; des estampes et des peintures lui plairaient beaucoup ; il aime à jeter les yeux dans les livres ; ordinairement il porte dans sa poche un livre latin de prières, qu’il a pris au mulâtre portugais ; et lorsqu’il est résolu de refuser quelque grâce qu’on lui demande, il parcourt attentivement ce livre, comme s’il y entendait quelque chose.

» Il trouve aussi beaucoup d’amusement à tracer des caractères au hasard sur le papier, et souvent il m’envoie l’ouvrage qu’il a fait pour imiter nos lettres ; mais il le fait accompagner d’un grand flacon d’eau-de-vie et d’un grand kabès[2] ou deux. Si vous connaissez quelque femme hors de condition, blanche ou mulâtresse, à qui l’on put persuader de venir dans ce pays, soit pour y porter la qualité de femme du roi, soit pour y exercer sa profession, cette galanterie me ferait faire un extrême progrès dans le cœur du roi, et donnerait beaucoup de poids à toutes mes promesses. Une femme qui prendrait ce parti n’aurait point à craindre d’être forcée à rien par la violence ; car sa majesté entretient plus de deux mille femmes, avec plus de splendeur qu’aucun roi nègre. Elles n’ont pas d’autre occupation que de le servir dans son palais, qui paraît aussi grand qu’une petite ville. On les voit en troupes de cent soixante et deux cents aller chercher de l’eau dans de petits vases, vêtues tantôt de riches corsets de soie, tantôt de robes d’écarlate, avec de grands colliers de corail qui leur font deux ou trois fois le tour du cou. Leurs conducteurs ont des vestes de velours vert, bleu, cramoisi, et des masses d’argent doré à la main, qui leur tiennent lieu de cannes. Lorsque j’arrivai dans ce pays, le Portugais avait une fille mulâtre que le roi traitait avec beaucoup de considération, et qu’il comblait de présens. Il lui avait donné deux femmes et une jeune fille pour la servir ; mais, étant morte de la petite-vérole, il souhaite passionnément d’en avoir une autre. Je lui ai entendu dire plusieurs fois qu’aucun blanc ne manquerait jamais près de lui de ce qui peut s’acheter avec de l’or. Il traite aussi très-favorablement les Nègres étrangers ; et ses bontés éclatent tous les jours pour quelques Malais qui sont actuellement ici.

» La situation du pays le rend fort sain. Il est élevé, et par conséquent rafraîchi tous les jours par des vents agréables. La vue en est charmante : elle s’étend jusqu’au grand Popo, qui est fort éloigné ; on n’y est point incommodé des mousquites.

» J’espère que l’occasion se présentera de vous entretenir avec plus d’étendue de la puissance et de la grandeur de ce prince[3] victorieux. Je n’ai pu me défendre quelquefois d’une vive admiration en voyant ici des richesses que je ne m’attendais pas à trouver dans cette partie du monde. Vous savez que je ne dois la vie qu’à la pitié d’un Nègre qui m’aida à passer le mur du vieux comptoir, où l’on m’avait renfermé au premier cri de guerre. Sans cette malheureuse précaution, j’aurais peut-être eu le bonheur d’éviter la captivité. Le roi d’Ardra s’était méfié apparemment de mon dessein ; et ce fut cette raison qui lui fit prendre le parti de s’assurer de moi. Quoi qu’il en soit, la maison où j’étais retenu ayant été la première où les Dahomays mirent le feu, j’en sortis aussitôt pour avoir le triste spectacle de la désolation qui suivit immédiatement. On me conduisit au travers de la ville jusqu’au palais du roi, où le général de Dahomay commandait en maître absolu. L’orgueil de la victoire et la multitude de ses soins ne l’empêchèrent pas de me prendre la main, et de m’offrir un verre d’eau-de-vie. J’ignorais encore qui il était ; mais ce traitement me rassura. Je l’avais pris d’abord pour le frère du roi d’Ardra, quoique je fusse surpris de lui voir le visage coupé. J’appris bientôt que c’était le général du vainqueur.

» À l’entrée de la nuit, je fus obligé de le suivre dans son camp. Les cadavres sans tête étaient en si grand nombre dans les rues de la ville, qu’ils bouchaient le passage, et le sang n’y aurait pas coulé avec plus d’abondance, s’il en était tombé une pluie du ciel. En arrivant au camp, on me fit boire deux ou trois verres d’eau-de-vie, et je fus mis sous la garde d’un officier qui me traita fort honnêtement. Le lendemain, on m’amena un de mes domestiques nègres, mais blessé si mortellement à la tête, qu’on lui voyait la cervelle à découvert. Il n’était point en état de m’expliquer à quoi j’étais destiné. Deux jours après, le général me fit appeler et me donna l’ordre de demeurer assis avec ses capitaines tandis qu’il comptait les esclaves, en leur donnant à chacun son bedji. Le nombre des bedjis étant monté à plus de deux grands kabès, celui des esclaves devait être de huit mille. Je reconnus entre eux deux autres de mes domestiques, l’un blessé au genou, l’autre à la cuisse. J’eus occasion d’entretenir un peu plus long-temps le général. Il m’encouragea par l’espérance d’un meilleur sort. Il fit apporter un flacon d’eau-de-vie, but à ma santé, et m’ordonna de garder le reste. À ce présent il voulut ajouter quelques pièces d’étoffes que je refusai, parce qu’elles ne pouvaient m’être d’aucun usage ; mais je lui dis que, s’il pouvait me faire retrouver dans le pillage mes chemises et mes habits, j’en aurais beaucoup de reconnaissance, parce que mon linge était fort sale, comme vous n’aurez pas de peine à vous le figurer.

» Les Dahomays, dont mes domestiques étaient devenus les esclaves, leur refusèrent la liberté de me parler, si ce n’était en leur présence. Cependant le général me dit de ne pas m’en affliger, et de ne m’alarmer de rien jusqu’à ce que j’eusse vu le roi son maître, dont il m’assura que je serais reçu avec bonté. Il me donna un parasol, et un branle ou un hamac, pour me faire porter dans le voyage ; j’acceptai ce secours avec joie.

» J’avais vu commettre tant de cruautés à l’égard des captifs, surtout contre ceux que leur âge ou leurs blessures ne permettaient pas d’emmener, que je ne pouvais être tout-à-fait sans crainte. La première fois surtout que je fus conduit par une troupe de Nègres armés, qui battaient devant moi, sur leurs tambours, une sorte de marche lugubre, que je pris pour le présage de mon supplice, je me livrai aux plus tragiques suppositions. J’étais environné d’un grand nombre de ces furieux, qui sautaient autour de moi en poussant des cris épouvantables. La plupart avaient à la main des épées ou des couteaux nus, et les faisaient briller devant mes yeux, comme s’ils eussent été prêts pour l’exécution. Mais, tandis que j’implorais la pitié et le secours du ciel, le général envoya ordre à l’officier qui me conduisait de me mener à deux milles du camp, dans un lieu où il s’était retiré lui-même. Son ordre fut exécuté sur-le-champ, et je fus un peu rassuré par sa présence.

» Je vous raconterais les circonstances de mon voyage, et de quelle manière je fus reçu du roi, si sa majesté ne me faisait demander à ce moment ma lettre avec un empressement qui ne me permet pas de la rendre plus longue ni de la corriger. Je me flatte que cette raison fera excuser mes fautes, et je suis, etc.

» Bullfinch Lamb. »

L’auteur de cette lettre passa encore deux ans à la cour de Dahomay. Enfin le roi, se fiant à la promesse qu’il lui fit de revenir avec d’autres blancs, le renvoya comblé de bienfaits. Il s’arrêta peu à Juida. L’occasion s’étant présentée de partir pour l’Amérique, il se rendit à la Barbade, où Smith le rencontra.


  1. Espèce de coquille colorée qui sert de monnaie aux Nègres, comme les cauris.
  2. Un kabès est une somme de quatre mille bedjis.
  3. On verra tout à l’heure, dans les voyages au Snelgrave, un détail historique des victoires et de la puissance de Dahomay.