Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome II/Première partie/Livre IV/Chapitre I

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LIVRE QUATRIÈME.

VOYAGES SUR LA CÔTE DE GUINÉE. CONQUÊTES DE DAHOMAY.


CHAPITRE PREMIER.

Voyages de Villault, de Philips et de Loyer.
Description du pays d’Issini.

Avant d’entrer dans la description générale de la Guinée, nous placerons dans ce livre quelques voyages qui n’ont eu d’autre but que le commerce, et nous y joindrons une digression sur les victoires du conquérant de Juida et d’Ardra, nommé le roi de Dahomay.

Un des premiers voyageurs qui se présentent dans cette partie de la collection dont nous donnons l’abrégé, est un Français nommé Villault de Bellefonds, contrôleur d’un bâtiment de la compagnie française des Indes en 1666. Nous en tirerons peu de chose, les pays qu’il a parcourus ayant été beaucoup mieux observés.

Il parle avec admiration des environs du cap de Monte, le premier qu’on rencontre après Sierra-Leone. En descendant sur la côte, on a la vue d’une belle plaine, qui est bordée de tous côtés par des bois toujours verts, dont les feuilles ressemblent beaucoup à celles du laurier. Du côté du sud, la perspective est terminée par la montagne du Cap, et du côté du nord par une vaste forêt, qui couvre de son ombre une petite île à l’embouchure de la rivière. Du côté de l’est, l’œil se perd dans la vaste étendue des prairies et des plaines qui sont revêtues d’une verdure admirable, parfumées de l’odeur qui s’en exhale sans cesse, et rafraîchies par un grand nombre de petits ruisseaux qui descendent de l’intérieur du pays. Le riz, le millet et le maïs sont ici plus abondans que dans aucune partie de la Guinée.

Les Nègres de cette côte sont généralement bien faits et robustes. Comme ils portent tous le nom de quelque saint, Villaut voulut être informé de l’origine de cet usage. Il apprit qu’au départ de tous les vaisseaux dont ils avaient reçu quelque bienfait, ils avaient demandé les noms des officiers et de tous les gens de l’équipage, pour les faire porter à leurs enfans par un sentiment de reconnaissance. Charmé de ce récit, il donna deux couteaux au Nègre qui le lui avait fait, pour lui témoigner le plaisir qu’il avait pris à l’entendre. Ce pauvre Africain, surpris de cette générosité, lui demanda son nom, et lui promit de le faire porter au premier enfant mâle qu’il aurait de sa femme, qui était près d’accoucher.

L’autorité des Portugais sur les Nègres a tant de force, qu’ils les conduisent à leur gré, sans qu’on les ait jamais vus se révolter contre eux, comme il leur est arrivé tant de fois à l’égard des autres nations de l’Europe. Enfin les Portugais sont si absolus dans cette grande contrée, qu’ils se font quelquefois servir à table par les enfans des rois du pays. Un de ces Portugais se trouvant à Sierra-Leone pour le commerce, dit à Villault qu’il faisait tous les ans un voyage au Sénégal, c’est-à-dire à deux cents lieues de son séjour ordinaire, et que, si les commodités lui manquaient pour faire ce voyage par eau, il se faisait porter par des Nègres, lui et toutes ses marchandises.

Le voyage du capitaine anglais Philips à l’île de San-Thomé et an royaume de Juida en Guinée (royaume dont nous parlerons dans la suite de ce recueil), n’a rien d’intéressant ni d’instructif que ce qui regarde la traite des Nègres. Ce commerce était l’objet d’un voyage qu’il fit sur le vaisseau l’Annibal, qu’il commandait pour des marchands associés, et qu’accompagnait un autre navire commandé par le capitaine Clay. On aura de quoi frémir plus d’une fois en lisant les récits qu’il fait de la meilleure foi du monde, et sans croire avoir le moindre reproche à se faire.

Il essuya dans sa route un de ces tornados qui sont fort communs sur les côtes d’Afrique. Dans l’espace à d’une demi-heure, l’aiguille fit le tour entier du cadran, et le tonnerre, accompagné d’éclairs terribles, fit du ciel et de la terre une scène d’horreur et d’épouvante. Des traces de soufre enflammé, qui paraissaient de tous côtés dans l’air, firent craindre à Philips que le feu ne prît au vaisseau ; cependant il s’accoutuma par degrés à ces affreux phénomènes ; et, dans la suite, en ayant éprouvé beaucoup d’autres, il se contenta, lorsqu’il était menacé de l’orage, d’amener toutes ses voiles et d’attendre patiemment que le feu du ciel, les flots et les vents eussent exercé leur furie, ce qui dure rarement plus d’une heure, et même avec peu de danger , surtout près des côtes de Guinée, où les tornados viennent généralement du côté de la terre. On les regarde comme un signe que la côte n’est pas éloignée.

À l’arrivée des deux vaisseaux sur la côte de Juida, le roi envoya au comptoir anglais deux de ses cabochirs ou nobles, chargés d’un compliment pour les facteurs. Philips et Clay, qui étaient déjà débarqués, firent répondre au monarque qu’ils iraient le lendemain lui rendre leurs devoirs. Cette réponse ne le satisfit pas. Il fit partir sur-le-champ deux autres de ses grands pour les inviter à venir le même jour, et les avertir non-seulement qu’il les attendait, mais que tous les capitaines qui les avaient précédés étaient venus le voir dès le premier jour. Sur quoi, dans la crainte de l’offenser, les deux capitaines, accompagnés de Pierson, chef du comptoir anglais et de leurs gens, se mirent en chemin pour la ville royale.

Ils furent reçus à la porte du palais par plusieurs cabochirs, qui les saluèrent à la mode ordinaire des Nègres du pays, c’est-à-dire, en faisant d’abord claquer leurs doigts, et leur serrant ensuite les mains avec beaucoup d’amitié. Lorsqu’ils eurent traversé la cour, les mêmes seigneurs se jetèrent à genoux près de l’appartement du roi, firent encore claquer leurs doigts, touchèrent la terre du front, et la baisèrent trois fois ; cérémonie d’usage lorsqu’ils s’approchent de leur maître. S’étant levés, ils introduisirent les Anglais dans la chambre du roi, qui était remplie de nobles à genoux ; ils s’y mirent comme tous les autres, chacun dans son poste, et s’y tinrent constamment pendant toute l’audience : c’est la situation dans laquelle ils paraissent toujours devant le roi.

Sa majesté nègre, qui était cachée derrière un rideau, ayant jeté les yeux sur les Anglais par une petite ouverture, leur fit signe d’approcher. Ils s’avancèrent vers le trône, qui était une estrade d’argile de la hauteur de deux pieds, environnée de vieux rideaux sales qui ne se tirent jamais, parce que le monarque n’accorde point à ses cabochirs l’honneur de le voir au visage. Il avait près de lui deux ou trois petits Nègres, qui étaient ses enfans. Il tenait à la bouche une longue pipe de bois, dont la tête aurait pu contenir une once de tabac. À son côté il avait une bouteille d’eau-de-vie, avec une petite tasse d’argent assez malpropre. Sa tête était couverte, ou plutôt liée d’un calicot fort grossier ; et, pour habit, il portait une robe de damas rouge. Sa garde-robe était fort bien garnie de casaques et de manteaux de drap d’or et d’argent, de brocart, de soie, et d’autres étoffes à fleurs, brochées de grains de verre de différentes couleurs ; présens qu’il se vantait d’avoir reçus des capitaines blancs que le commerce avait amenés dans ses états, et dont il prenait plaisir à faire admirer le nombre et la variété. Mais, de toute sa vie, il n’avait porté de chemise, ni de bas, ni de souliers.

Les Anglais se découvrirent la tête pour le saluer. Il prit les deux capitaines par la main, et leur dit d’un air obligeant qu’il avait eu beaucoup d’impatience de les voir, qu’il aimait leur nation ; qu’ils étaient ses frères, et qu’il leur rendrait tous les bons offices qui dépendraient de lui. Ils le firent assurer, par l’interprète, de leur reconnaissance personnelle, et de l’affection de la compagnie royale d’Angleterre, qui, malgré les offres qu’elle recevait de plusieurs pays où les esclaves étaient en abondance, aimait mieux tourner son commerce vers le royaume de Juida pour y faire apporter toutes les commodités dont il avait besoin. Ils ajoutèrent qu’avec de tels sentimens, ils se flattaient que sa majesté ne ferait pas traîner en longueur leur cargaison d’esclaves, principal objet de leur voyage, et qu’elle ne souffrirait pas que ses cabochirs leur en imposassent sur le prix. Enfin ils promirent qu’à leur retour en Angleterre, ils rendraient compte à leurs maîtres de ses faveurs et de ses bontés.

Il répondit que la compagnie royale d’Afrique était un fort honnête homme, qu’il l’aimait sincèrement, et qu’on traiterait de bonne foi avec ses marchands. Cependant il tint mal sa parole, ou plutôt, malgré les témoignages de respect qu’il recevait de ses cabochirs, il fit voir par sa conduite qu’il n’osait rien faire qui leur déplût : contraste assez ordinaire dans toute espèce de despotisme, où l’on voit souvent les esclaves faire trembler par leur férocité le maître qu’ils corrompent par leur bassesse.

Dans cette première audience il ne manqua rien à ses politesses. Après avoir fait assembler les Anglais auprès de lui, il but à la santé de son frère le roi d’Angleterre, de son ami la compagnie royale d’Afrique, et des deux capitaines. Ses liqueurs favorites étaient l’eau-de-vie et le pitto. Celle-ci est composée de blé d’Inde long-temps infusé dans l’eau. Elle tire sur le goût d’une espèce de bière que les Anglais nomment ale. Il y en a de si forte, qu’elle se conserve trois mois, et que deux bouteilles sont capables d’enivrer. On apporta bientôt devant le roi une petite table carrée, sur laquelle un vieux drap tenait lieu de nappe, garnie d’assiettes et de cuillers d’étain. Il n’y avait ni couteaux ni fourchettes, parce que l’usage du pays est de déchirer les viandes avec les doigts et les dents. On servit ensuite un grand bassin d’étain, de la même couleur, dit Philips, que le teint de sa majesté, rempli de poules étuvées dans leur jus, avec un plat de patates bouillies pour servir de pain. Les poules étaient si cuites, qu’elles se dépeçaient d’elles-mêmes. Toute l’argenterie royale se réduisait à la petite tasse qui lui servait à boire de l’eau-de-vie. Le roi saluait souvent les Anglais par des inclinations de tête, baisait sa propre main, et poussait quelquefois de grands éclats de rire. Lorsqu’ils eurent cessé de manger, il prit dans le bouillon quelques pièces de volaille qu’il donna à ses enfans. Le reste fut distribué entre ses nobles, qui s’avancèrent en rampant sur le ventre comme autant de chiens. Leurs mains leur servirent de cuillers pour prendre la viande dans le bouillon. Ils la mangeaient ensuite avec beaucoup d’avidité.

À peine Philips se trouva-t-il capable d’aller jusqu’au marché des esclaves sans être soutenu, et la mauvaise odeur du lieu lui causait quelquefois des évanouissemens dangereux. Cette halle était un vieux bâtiment où l’on faisait passer la nuit aux esclaves, qui étaient dans la nécessité d’y faire tous leurs excrémens. Trois ou quatre heures que Philips était obligé d’y passer tous les jours ruinèrent tout-à-fait sa santé.

Les esclaves du roi furent les premiers qu’on offrit en vente, et les cabochirs exigèrent qu’ils fussent achetés avant qu’on en produisit d’autres, sous prétexte qu’étant de la maison royale ils ne devaient pas être refusés, quoiqu’il fussent non-seulement les plus difformes, mais encore les plus chers ; mais c’était une des prérogatives du roi à laquelle on était forcé de se soumettre. Les cabochirs amenaient eux-mêmes ceux qu’ils voulaient vendre, chacun selon son rang et sa qualité : ils étaient livrés aux observations des chirurgiens anglais, qui examinaient soigneusement s’ils étaient sains et s’ils n’avaient aucune imperfection dans leurs membres ; ils leur faisaient étendre les bras et les jambes ; ils les faisaient sauter, tousser ; ils les forçaient d’ouvrir la bouche et de montrer les dents pour juger de leur âge ; car, étant tous rasés avant de paraître aux yeux des marchands, et bien frottés d’huile de palmier, il n’était pas aisé de distinguer autrement les vieillards de ceux qui étaient dans le milieu de l’âge. La principale attention était à n’en point acheter de malades, de peur que leur infection ne devint bientôt contagieuse. La maladie qu’ils appellent pian (yaws en anglais ) est fort commune parmi ces misérables ; elle a presque les mêmes symptômes que le mal vénérien : ce qui oblige le chirurgien d’examiner les deux sexes avec la dernière exactitude. On tient les hommes et les femmes séparés par une cloison de grosses barres de bois pour prévenir les querelles.

Après avoir fait le choix de ceux qu’on veut acheter, on convient du prix et de la nature des marchandises ; mais la précaution que les facteurs avaient eue de commencer par cet article, leur épargna les difficultés qui naissent ordinairement : ils donnèrent aux propriétaires des billets signés de leur main, par lesquels ils s’engagèrent à délivrer les marchandises en recevant les esclaves. L’échange se fit le jour d’après. Philips et Clay firent marquer cette misérable troupe avec un fer chaud à la poitrine et sur les épaules, chacun de la première lettre du nom de son bâtiment. La place de la marque est frottée auparavant d’huile de palmier ; trois ou quatre jours suffisent pour fermer la plaie et pour faire paraître les chairs fort saines.

À mesure qu’on a payé pour cinquante ou soixante, on les fait conduire au rivage. Un cabochir, sous le titre de capitaine d’esclaves, prend soin de les embarquer et de les rendre sûrement à bord. S’il s’en perdait quelqu’un dans l’embarquement, c’est le cabochir qui en répond aux facteurs, comme c’est le capitaine du lieu de dépôt ou du marché qui est responsable de ceux qui s’échapperaient pendant la vente, et jusqu’au moment qu’on leur fait quitter la ville. Dans le chemin, jusqu’à la mer, ils sont conduits par deux autres officiers que le roi nomme lui-même, et qui reçoivent de chaque vaisseau, pour prix de leur peine, la valeur d’un esclave en marchandises. Tous ces devoirs furent remplis si fidèlement, que de treize cents esclaves achetés et conduits dans un espace si court, il ne s’en perdit pas un.

Il y a aussi un capitaine de terre dont la commission est de garantir les marchandises du pillage et du larcin. Après les avoir débarquées, on est quelquefois forcé de les laisser une nuit entière sur le rivage, parce qu’il ne se présente pas toujours assez de porteurs. Malgré les soins et l’autorité du capitaine, il est difficile de mettre tout à couvert. Il l’est encore plus d’obtenir la restitution de ce qu’on a perdu.

Lorsque les esclaves sont arrivés au bord de la mer, les canots des vaisseaux les conduisent à la chaloupe, qui les transporte à bord. On ne tarde point à les mettre aux fers deux à deux, dans la crainte qu’ils ne se soulèvent ou qu’ils ne s’échappent à la nage. Ils ont tant de regret à s’éloigner de leur pays, qu’ils saisissent l’occasion de sauter dans la mer, hors des canots, de la chaloupe ou du vaisseau, et qu’ils demeurent au fond des flots jusqu’à ce que l’eau les étouffe. Le nom de la Barbade leur cause plus d’effroi que celui de l’enfer. On en a vu plusieurs dévorés par les requins au moment qu’ils s’élançaient dans la mer. Ces animaux sont si accoutumés à profiter du malheur des Nègres, qu’ils suivent quelquefois un vaisseau jusqu’à la Barbade pour faire leur proie des esclaves qui meurent en chemin, et dont on jette les cadavres à la mer.

Les deux vaisseaux perdirent douze Nègres qui se noyèrent volontairement, et quelques autres qui se laissèrent mourir par une obstination désespérée à ne prendre aucune nourriture. Ils sont persuadés qu’en mourant ils retournent aussitôt dans leur patrie. On conseillait à Philips de faire couper à quelques-uns les bras et les jambes pour effrayer les autres par l’exemple. D’autres capitaines s’étaient bien trouvés de cette rigueur ; mais il ne put se résoudre à traiter avec tant de barbarie de misérables créatures qui étaient comme lui l’ouvrage de Dieu, et qui n’étaient pas, dit-il, moins chères au Créateur que les blancs. Il les avait pourtant fait marquer d’un fer chaud, comme des criminels, et les amenait enchaînés. Croyait-il ce traitement plus légitime aux yeux du Créateur ?

Philips, qui avait entendu vanter tant de fois les poisons des Nègres, et l’art avec lequel ils en infectent leurs flèches, eut la curiosité de prendre là-dessus des informations. Mais, pour les rendre plus certaines, il engagea un cabochir à le visiter dans le magasin. Là, il commença par lui faire avaler plusieurs verres de liqueurs fortes ; et, le voyant échauffé par le plaisir de boire ; il lui marqua une vive affection et lui fit divers présens : enfin il le pressa de lui apprendre de bonne foi comment les Nègres empoisonnaient les blancs, quel était leur secret pour communiquer le poison jusqu’à leurs armes, et s’ils avaient quelque antidote dont l’effet fût aussi sûr que celui du mal. Tout l’éclaircissement qu’il put tirer, fut que les poisons en usage dans le pays, venaient de fort loin et s’achetaient fort cher ; que la quantité nécessaire pour empoisonner un homme revenait à la valeur de trois ou quatre esclaves ; que la méthode ordinaire pour l’employer était de le mêler dans l’eau ou dans quelque autre liqueur, qu’il fallait faire avaler à l’ennemi dont on voulait se défaire ; qu’on se mettait la dose du poison sous l’ongle du petit doigt, où elle pouvait être conservée long-temps, ne pénétrant point la peau, et qu’adroitement on trouvait le moyen de plonger le doigt dans la calebasse ou la tasse qui contenait la liqueur ; qu’au même instant le poison ne manquait pas de se dissoudre, et que son action était si forte, lorsqu’il était bien préparé, qu’il n’y avait point d’antidote qui put être assez tôt employé. Le caboche ajouta que les empoisonnemens n’étaient pas si communs dans le royaume de Juida que dans les autres pays nègres, non que les haines y fussent moins vives, mais à cause de la cherté du poison. Philips avait prié le roi, dès sa première audience, de ne pas permettre que les Anglais fussent exposés au poison. Ce prince avait ri de cette prière, et l’avait assuré que ce barbare usage n’était pas connu dans ses états. Cependant Philips observa qu’il refusait de boire dans la même tasse dont les Anglais et les cabochirs s’étaient servis, et que, si on lui présentait une bouteille de liqueur, il voulait que celui dont il l’avait reçue en essayât le premier. Au contraire, les cabochirs avalaient sans précaution tout ce qui leur venait de la main des Anglais.

Dans l’île de San-Thomé, les Portugais sont des empoisonneurs si habiles, que, si l’on s’en rapporte aux informations de Philips, en coupant une pièce de viande, le côté qu’ils veulent donner à leur ennemi sera infecté de poison sans que l’autre s’en ressente ; c’est-à-dire que le couteau n’est empoisonné que d’un côté. Cependant l’auteur fait remarquer avec soin qu’il n’en parle que sur le témoignage d’autrui, et qu’en relâchant dans l’île de San-Thomé, ni lui ni ses gens n’en firent aucune expérience.

À peu de distance de la ville royale de Juida, on trouve trente ou quarante gros arbres, qui forment la plus agréable promenade du pays. L’épaisseur des branches, ne laissant point de passage à la chaleur du soleil, y fait régner une fraîcheur continuelle. C’était sous ces arbres que Philips passait la plus grande partie du temps. On y tenait un marché. Entre plusieurs spectacles bizarres, il eut celui d’une table publique, ou auberge nègre, qu’il a cru digne d’une description. Le Nègre qui avait formé cette entreprise avait placé au pied d’un des plus gros arbres une grande pièce de bois de trois ou quatre pieds d’épaisseur : c’était la table ; elle n’était soutenue sur la terre que par son propre poids. Les mets étaient du bœuf et de la chair de chien bouillis, mais enveloppés dans une peau crue de vache. De l’autre côté, on voyait, dans un grand plat de terre, du kanki, espèce de pâte molle composée de poisson pouri et de farine de maïs, pour servir de pain. Lorsqu’un Nègre avait envie de manger, il venait se mettre à genoux contre la table, sur laquelle il exposait huit ou neuf coquilles ou cauris. Alors le cuisinier coupait fort adroitement de la viande pour le prix. Il y joignait une pièce de kanki avec un peu de sel. Si le Nègre n’avait pas l’estomac assez rempli de cette portion, il donnait plus de coquilles et recevait plus de viande. Philips vit tout à la fois, autour de la table, neuf ou dix Nègres que le cuisinier servait avec beaucoup de promptitude et d’adresse, et sans la moindre confusion. Ils allaient boire ensuite à la rivière, car l’usage des Nègres est de ne boire qu’après leur repas.

Philips parle d’un roi nègre qui s’était fait accompagner de deux de ses femmes : elles l’avaient suivi chez les Anglais ; et suivant l’usage du pays, où l’on n’a pas honte d’être chargé de vermine, elles lui nettoyaient souvent la tête en public, et prenaient plaisir à manger ses poux.

La mer est toujours si grosse le long de la côte, que les canots n’allaient jamais du bord anglais au rivage sans qu’il y en eût quelqu’un de renversé. Mais l’habileté des rameurs nègres est surprenante. D’ailleurs ils nagent et ils plongent avec tant d’adresse, que leurs amis n’ont presque rien à risquer avec eux. Au contraire, ils laissent périr impitoyablement ceux qu’ils ont quelque sujet de haïr.

Tous les capitaines achètent leurs canots sur la côte d’Or, et ne manquent point de les fortifier avec de bonnes planches, pour les rendre capables de résister à la violence des flots. Ils sont composés d’un tronc de cotonnier. Les plus grands n’ont pas plus de quatre pieds de largeur ; mais ils en ont vingt-huit ou trente de longueur, et contiennent depuis deux jusqu’à douze rameurs. Ceux qui conviennent le plus à la côte de Juida sont à cinq ou six rames.

Philips portait en Europe une jeune panthère qui trouva le moyen de sortir de sa cage, et saisissant une femme à la jambe, lui emporta le mollet dans un instant. Un matelot anglais qui accourut aussitôt, donna quelques petits coups à la panthère qui la firent ramper comme un épagneul ; et, la prenant entre ses bras, il la porta sans résistance jusqu’à sa cage.

On éprouva à la fin du voyage combien il fallait peu se fier à l’espèce de docilité que cet animal avait montrée. On avait coutume de jouer avec lui à travers les barreaux de sa cage comme avec un chat, et avec aussi peu de danger. Un jeune Anglais, qui était accoutumé à ce badinage, se blessa un jour la main dans sa cage contre la pointe d’un clou qui fit sortir quelques gouttes de sang. L’animal n’eut pas plus tôt vu le sang, qu’il sauta sur la main, et la déchira en un instant jusqu’au poignet.

Il paraît qu’on ne doit pas plus se fier à la familiarité des panthères qu’à celle des despotes.

L’équipage de Philips fut cruellement ravagé par la maladie. Il en prend occasion de s’étendre sur les désagrémens du commerce des esclaves, quand la contagion se met parmi eux. « Quel embarras, dit-il, à leur fournir régulièrement leur nourriture, à tenir leurs logemens dans une propreté continuelle ! et quelle peine à supporter non-seulement la vue de leur misère , mais encore leur puanteur qui est bien plus révoltante que celle des blancs ! Le travail des mines, qu’on donne pour exemple de ce qu’il y a de plus dur au monde, n’est pas comparable à la fatigue de ceux qui se chargent de transporter des esclaves. Il faut renoncer au repos pour leur conserver la santé et la vie ; et si la mortalité s’y met, il faut compter que le fruit du voyage est absolument perdu, et qu’il ne reste que le cruel désespoir d’avoir souffert inutilement des peines incroyables. » Il pouvait y joindre le remords d’un crime inutile. Mais qui pourrait être tenté de plaindre les malheurs de l’avarice et de la tyrannie ?

Le père Loyer, jacobin de l’Annonciation de Rennes en Bretagne, nommé par le pape préfet des missions apostoliques pour la côte de la Guinée, partit en 1700 sur un vaisseau français qui reportait en Afrique un prétendu prince nègre, nommé Aniaba, dont l’histoire est assez singulière.

Un roi d’Issini avait donné au père Consalve, autre missionnaire, deux petits Nègres pour les faire élever dans le christianisme. Consalve, apparemment dans l’envie de se faire valoir, envie si naturelle à qui vient de loin, fit passer ces deux Nègres, lorsqu’il fut de retour en France, pour les fils du roi d’Issini. Ils se nommaient Aniaba et Rianga. Rianga mourut. Aniaba fut baptisé par le célèbre Bossuet ; il reçut en France l’éducation qu’on croyait convenable à un jeune prince. Louis XIV fut son parrain. On lit dans un Mercure de France, imprimé en 1701, que cet Aniaba reçut l’Eucharistie des mains du cardinal de Noailles, et offrit un tableau à la Vierge pour mettre tous ses états sous sa protection, avec un vœu solennel d’employer, à son retour en Afrique, tous ses soins et ses efforts à la conversion de ses sujets. En débarquant sur la côte, il fut reconnu pour le fils d’un cabochir d’Issini ; il retourna à sa religion, et se moqua des Français.

« Le lecteur, dit le père Loyer, sera surpris de trouver ici des royaumes dont les monarques ne sont que des paysans ; des villes qui ne sont bâties que de roseaux ; des vaisseaux composés d’un tronc d’arbre ; et surtout un peuple qui vit sans soins, qui parle sans règle, qui fait des affaires sans le secours de l’écriture, et qui marche sans habit ; un peuple dont une partie vit dans l’eau comme les poissons ; un autre dans des trous comme des vers, aussi nu et presque aussi stupide que ces animaux. » Mais le lecteur est assez avancé dans l’histoire d’Afrique pour n’être pas surpris de ces singularités sauvages que nous avons déjà vues partout.

Loyer nous a donné la description du petit canton d’Issini, qu’il appelle royaume, et qui tire son nom de la rivière d’Issini, qui tombe dans la mer par plusieurs embouchures, dans le voisinage de la côte de l’Ivoire ou des Dents. Elle est navigable pour les grandes barques l’espace de soixante lieues, jusqu’à ce qu’on se trouve arrêté par une chaîne de rocs qui interrompt le cours de la rivière. Cette chute d’eau est fort raide, et forme une cascade admirable dont le bruit se fait entendre à plusieurs lieues. Des deux côtés, les Nègres ont ouvert des sentiers par lesquels ils tirent leurs canots ; et les lançant ensuite au-dessus de la cataracte, ils assurent qu’ils peuvent remonter la rivière pendant trente jours, sans être arrêtés par le moindre obstacle. Si l’on doit s’en rapporter à leur témoignage, et s’il est vrai, comme ils le prétendent aussi, que le cours de la rivière est quelquefois nord, ou nord-est, au nord-ouest, elle peut venir du Niger.

Les bois qui couvrent les campagnes du royaume d’Issini servent de retraite à des légions innombrables d’animaux dont les Nègres mêmes ne connaissent pas tous les noms. Le principal est l’éléphant. Les Nègres lui font la guerre pour sa chair et ses dents. Ils font servir ses oreilles à couvrir leurs tambours. Mais ils ne pensent point à l’apprivoiser, quoiqu’ils puissent en tirer beaucoup d’utilité. Les bois sont remplis de toutes sortes de bêtes fauves, qui seraient en beaucoup plus grand nombre, si les lions, les panthères, les léopards et d’autres bêtes de proie ne les détruisaient. Celles-ci sont si redoutables, que les habitans du pays sont forcés d’allumer des feux pendant la nuit pour les éloigner de leurs buttes. Quelque temps avant l’arrivée du père Loyer, elles avaient dévoré un Nègre en plein jour. Pendant le séjour qu’il fit dans le pays, un tigre entra dans une maison d’Assoko, ville capitale, et tua huit moutons qui appartenaient au roi Akasini. Les Français n’étaient pas plus en sûreté dans leur fort ; car, le 7 de mars 1702, une panthère leur enleva une chienne qu’ils employaient à la garde de la place. Le 17, à la même heure, un de ces furieux animaux sauta par-dessus les palissades, quoiqu’elles eussent dix pieds de haut, tua deux brebis, et un bélier qui se défendit long-temps avec ses cornes ; enfin, s’apercevant qu’on avait pris l’alarme au fort, il se retira ; mais, quelques heures après, il revint avec la même audace par le bastion du côté de la mer, attaqua la sentinelle, et ne prit la fuite qu’en voyant accourir toute la garnison.

Les civettes sont communes dans le royaume d’Issini. Loyer en vit plusieurs qui s’apprivoisaient parfaitement entre les mains des Français, et qui vivaient de rats et de souris. Elles ont le cri et les autres propriétés des chats. Les endroits qu’elles fréquentent dans les bois se reconnaissent à l’odeur de musc : car, en se frottant contre les arbres, elles y laissent de petites parties de cette précieuse drogue, que les Nègres ramassent et qu’ils vendent aux Européens. On trouve aussi dans les bois quantité de porcs-épics, dont la chair est d’un excellent goût ; des assomanglies qui, ressemblant au chat par le corps, ont la tête du rat, et la peau marquetée comme le tigre. Les Nègres racontent que cet animal est le mortel ennemi de la panthère.

Il y a peu de pays où les singes soient en plus grande abondance et avec plus de variété dans leur grandeur et dans leur figure. On a déjà parlé des plus gros que l’on nomme Barris. Au mois de janvier 1702, le matelot du fort, qui était en même temps le chasseur de la garnison, blessa un de ces gros singes et le prit. Le reste de la troupe, quoique effrayé par le bruit d’une arme à feu, entreprit de venger le prisonnier, non-seulement par ses cris, mais en jetant de la boue et des pierres en si grand nombre, que le chasseur fut obligé de tirer plusieurs coups pour les écarter. Enfin il amena au fort le singe blessé et lié d’une corde très-forte. Pendant quinze jours il fut intraitable, mordant, criant, et donnant des marques continuelles de rage. On ne manquait pas de le châtier à coups de bâton, et de lui diminuer chaque fois quelque chose de sa nourriture. Cette conduite l’adoucit par degrés, jusqu’à le rendre capable de faire la révérence, de baiser la main, et de réjouir toute la garnison par ses souplesses et son badinage. Dans l’espace de deux ou trois mois, il devint si familier, qu’on lui accorda la liberté, et jamais il ne marqua la moindre envie de quitter le fort. Battre et nourrir, c’est ainsi qu’on fait des esclaves.

On admire beaucoup de petits oiseaux un peu plus gros que la linotte, et blancs comme l’albâtre, avec une queue rouge, tachetée de noir. Leur musique rend la promenade délicieuse dans les bois. Les moineaux sont plus rouges que ceux de l’Europe, et ne sont pas en moindre nombre. Les poules que les habitans nomment amoniken, sont moins grosses que celles de France ; mais la chair en est plus tendre, plus blanche et de meilleur goût.

Les huîtres et les moules sont d’une monstrueuse grosseur. Depuis le mois de septembre jusqu’au mois de janvier, les tortues de mer viennent pondre sur cette côte. On suit leurs traces sur le sable pour découvrir leurs œufs, dont le nombre, pour une seule tortue, monte à cent cinquante, et quelquefois jusqu’à deux cents. Ils sont ronds et de la grosseur des œufs de poule ; mais au lieu d’écaille ils ne sont couverts que d’une pellicule fort douce. Le goût n’en est point agréable ; cependant ils valent mieux que les œufs des tortues de rivière, qui ne sont pas moins communes dans le pays. On y trouve aussi des lamantins et des caïmans.

Le nombre des rats et des souris est incroyable. Les sauterelles font un bruit étrange dans les campagnes, et même au sommet des maisons. Cette musique, jointe à celle des grillons, des moustiques, des cousins, qui sont encore plus redoutables par leur aiguillon, ne laisse aucun repos la nuit et le jour, surtout si l’on y ajoute la piqûre des mille-pieds, qui cause pendant vingt-quatre heures une inflammation très-douloureuse. On trouve aussi de tous côtés des araignées velues et de la grosseur d’un œuf, et des scorpions volans, dont on assure que la piqûre est mortelle ; enfin les mites, les teignes, les cloportes, les fourmis de terre et les fourmis ailées sont des engeances pernicieuses qui détruisent les étoffes, le linge, les livres, le papier, les marchandises, et tout ce qu’elles rencontrent, malgré tous les soins qu’on apporte à s’en garantir.

Les abeilles, qui sont en abondance dans le royaume d’Issini, donnent d’excellente cire et du miel délicieux. Le 9 avril 1702, un essaim de ces petits animaux vint s’établir au fort Français, dans un baril vide qui avait contenu de la poudre. Non-seulement ils le remplirent de miel et de cire, mais ils produisirent d’autres essaims, qui auraient pu multiplier à l’infini, s’ils eussent été ménagés soigneusement.

Le royaume d’Issini, connu autrefois sous le nom d’Asbini, est habité par deux sortes de Nègres, les Issinois et Vétères. Les habitans naturels sont les Vétères, dont le nom signifie pécheurs de la rivière. On raconte que les Ezieps, nation voisine du cap Apollonia, qui était gouverné par un prince nommé Fay, se trouvant fort mal, il y a plus de cent ans, du voisinage des peuples d’Axim, abandonnèrent leur pays pour se retirer dans le canton d’Asbini, qui appartenait aux Vétères. Ceux-ci prirent pitié d’une malheureuse nation, lui accordèrent un asile avec des terres pour les cultiver, et ne mirent plus de différence entre eux-mêmes et ces nouveaux hôtes. Cette bonne intelligence se soutint pendant plusieurs années ; mais les Ezieps, qui étaient d’un caractère turbulent, s’étant enrichis par leur commerce avec les Européens, commencèrent bientôt à mépriser leurs bienfaiteurs. Ils joignirent l’oppression au mépris, et la tyrannie fut portée si loin, que les Vétères, se repentant de leurs anciennes bontés, résolurent de chasser ces ingrats ; mais c’était une entreprise difficile. Ils ignoraient l’usage des armes à feu, et les redoutaient beaucoup, tandis que les Ezieps en étaient bien fournis, et n’étaient pas moins exercés à s’en servir ; aussi furent-ils obligés d’attendre une occasion de vengeance qui ne se présenta qu’en 1670.

Une autre nation, nommée les Oschims, qui habitait la contrée d’Issini, dix lieues au delà du cap Apollonia, prit querelle avec les peuples de Ghiamo ou Ghiomray, habitans de ce cap. Les Issinois ou les Oschims, après plusieurs batailles, dans lesquelles ils furent maltraités, résolurent d’abandonner leur pays pour chercher une autre retraite. Ils jetèrent les yeux sur le canton des Vétères, dont la bonté s’était fait connaître pour les Ezieps dans les mêmes circonstances. Zénan, leur roi ou leur chef, était de la famille des Aumouans, qui était celle des anciens roi des Vétères. Une raison si forte leur fit espérer d’obtenir ce qui avait été accordé gratuitement aux Ezieps. C’était le temps où les Vétères, irrités contre leurs premiers hôtes, s’affligeaient d’être trop faibles pour faire éclater leur ressentiment. Ils reçurent les Issinois à bras ouverts, leur accordèrent des terres, et leur communiquèrent tous leurs projets de vengeance. Les intérêts de ces deux nations devenant les mêmes, elles traitèrent les Ezieps avec un dédain qui produisit bientôt une guerre ouverte. Comme les Issinois étaient pourvus d’armes à feu, il fut impossible aux Ezieps de résister long-temps à deux puissances réunies. Après avoir été défaits plusieurs fois, ils se virent forcés de se retirer dans un lieu de la côte de l’Ivoire, ou du pays de Koakoas, sur la rive ouest de la rivière de Saint-André. Ils s’y sont établis, quoiqu’ils y soient souvent exposés aux incursions des Issinois, leurs mortels ennemis, qui ne reviennent guère sans avoir emporté quelque butin. Depuis cette révolution, le pays d’Asbini qu’occupaient les Ezieps, après l’avoir obtenu des Vétères, et la rivière du même nom, étant passés entre les mains des Issinois, ont pris le nom d’Issini, de leurs nouveaux possesseurs ; et l’ancien territoire des Issinois, qu’on nomme encore le Grand-Issini, pour le distinguer de l’autre, dont il n’est éloigné que de dix lieues, est demeuré sans habitans. On voit que ces peuplades nègres ont été souvent refoulées les unes sur les autres, et qu’un même lieu a souvent changé d’habitans comme autrefois notre Europe. Quiconque possède peu, change aisément de demeure. Ce sont les richesses et la police qui fixent une nation.

La pierre d’aigris, qui tient lieu de monnaie parmi les barbares, est fort estimée d’eux, quoiqu’elle n’ait ni lustre ni beauté. Les Kompas, nation voisine, la brisent en petits morceaux qu’ils percent fort adroitement, et qu’ils passent dans de petits brins d’herbe pour les vendre aux Vétères. Chaque petit morceau est estimé deux liards de France. Il se trouve peu d’or sur cette côte.

Les Vétères se bornent à la pêche de la rivière, parce qu’ils n’ont pas la hardiesse de s’exposer aux flots de la mer sur une côte qui est ordinairement fort orageuse. Ils se font des réservoirs où le poisson entre de lui-même, et dans lesquels il prend plaisir à demeurer. Ce sont de grands enclos de roseaux, soutenus par des pieux dans les endroits où la rivière a moins de profondeur. Ils n’y laissent qu’une ouverture, qui sert de porte au poisson pour entrer. S’ils ont besoin de quelque poisson extraordinaire, ils vont dans ces lieux avec de petits filets, et choisissent ce qu’ils désirent, comme nous le faisons en Europe dans nos réservoirs.

Les Kompas bordent le pays des Vétères. C’est une nation gouvernée en forme de république, ou plutôt d’aristocratie, car ce sont les chefs des villages qui discutent les intérêts publics, et qui en décident à la pluralité des voix. Leur pays est composé d’agréables collines que les habitans cultivent soigneusement, et qui produisent tous les grains qu’on y sème, tandis que le terroir des côtes, qui n’est qu’un sable sec et brûlé, demeure éternellement stérile. Les Vétères et les Issinois ne subsisteraient pas long-temps sans le secours des Kompas. Ils reçoivent d’eux leurs principales provisions, et leur rendent en échange des armes à feu, des pagnes et du sel, dont les Kompas sont absolument dépourvus. C’est d’eux encore que les Issinois tirent l’or qu’ils emploient au commerce. Les Kompas le retirent d’une autre nation qui habite plus loin dans les terres. On peut observer que c’est toujours dans l’intérieur de ces contrées et loin de la mer que se trouve l’or que le commerce apporte sur les côtes.

Ils ont grand soin d’entretenir leur noirceur en se frottant tous les jours la peau d’huile de palmier, mêlée de poudre de charbon, ce qui la rend brillante, douce et unie comme une glace de miroir. On ne leur voit jamais un poil ni la moindre saleté sur le corps. À mesure qu’ils vieillissent, leur noirceur diminue, et leurs cheveux de coton deviennent gris. Ils donnent quantité de formes différentes à cette chevelure. Leurs peignes, qui sont de bois ou d’ivoire, à quatre dents, y sont toujours attachés. L’huile de palmier mêlée de charbon, qui leur sert à se noircir la peau, leur tient aussi lieu d’essence pour la tête. Ils parent leurs cheveux de petits brins d’or et de jolies coquilles. Ils n’ont pas d’autres rasoirs que leurs couteaux, mais ils savent les rendre fort tranchans. Les uns ne se rasent que la moitié de la tête, et couvrent l’autre moitié d’un petit bonnet retroussé sur l’oreille. D’autres laissent croître plusieurs touffes de cheveux, en différentes formes, suivant leur propre caprice. Ils sont passionnés pour leur barbe ; ils la peignent régulièrement, et la portent aussi longue que les Turcs. Le goût de la propreté du corps, est commun à toute la nation d’Issini. Ils se lavent à tout moment les mains, le visage et la tête entière. L’habitude qu’ils ont d’être nus (ils sont très-voisins de la ligne), fait qu’ils n’y trouvent ni peine ni honte. Il n’y a que leurs brembis et leurs bahoumets, différentes espèces de cabochirs, qui soient tout-à-fait vêtus.

Les Issinois ont cela de commun avec les anciens Spartiates, que le vol n’est jamais puni parmi eux. Ils font gloire de raconter leurs exploits dans ce genre. Le roi même les y encourage. Si quelqu’un de ses sujets a fait un vol considérable et craint d’être découvert, il s’adresse au roi, en lui offrant la moitié du butin, et l’impunité est certaine à ce prix.

Ils sont si défians dans le commerce, qu’il faut toujours leur montrer l’argent ou les marchandises d’échange avant qu’ils entrent dans aucun traité. S’il est question de vous rendre quelque service, ils veulent être payés d’avance, et souvent ils disparaissent avec le salaire. Il est rare qu’ils remplissent jusqu’à la fin tous leurs engagemens, à moins que les daschis ou les présens d’usage ne soient renouvelés plusieurs fois. Cependant, lorsqu’ils achètent quelque chose, on est obligé de se fier à leur bonne foi pour la moitié du prix ; ce qui expose toujours les marchands de l’Europe à quelque perte. Ces friponneries sont communes à toute la nation,depuis le roi jusqu’au plus vil esclave.

Leur avarice va si loin, que, s’ils tuent un mouton, ils le regrettent jusqu’aux larmes pendant huit jours, quoique cet excès de générosité ne leur arrive guère que pour traiter quelque Européen de distinction, dont ils reçoivent dix fois la valeur de leur dépense. S’ils élèvent de la volaille, ce n’est que pour la vendre et pour en conserver le prix. Ils se retranchent tout ce qui n’est point absolument nécessaire à la vie : où l’avarice va-t-elle se placer !

Les femmes se plaisent à porter autour de la ceinture, quantité d’instrumens de cuivre, d’étain, et surtout des clefs de fer, dont elles se font une parure , quoique souvent elles n’aient pas dans leurs cabanes une boîte à fermer. Elles suspendent aussi à leur ceinture plusieurs bourses de différentes grandeurs, remplies de bijoux, ou du moins de bagatelles qui en ont l’apparence, pour se faire une réputation de richesse, surtout aux yeux des Européens. Leurs jambes et leurs bras sont moins ornés que chargés de bracelets, de chaînes et d’une infinité de petits bijoux de cuivre, d’étain et d’ivoire. Le père Loyer en vit plusieurs qui portaient ainsi jusqu’à dix livres en clincailleries ; plus fatiguées, dit-il, sous le poids de leurs ornemens que les criminels de l’Europe ne le sont sous celui de leurs chaînes. La vanité fait donc partout des victimes volontaires !

Le jour qu’elles mettent au monde un enfant, elles le portent à la rivière, le lavent, se lavent elles-mêmes, et retournent immédiatement à leurs occupations ordinaires. Nous avons déjà vu la même chose dans d’autres contrées d’Afrique ; d’où il faut nécessairement conclure que, dans les pays très-chauds, l’accouchement est très-peu pénible.

La porte des maisons, ou des huttes, est un trou d’un pied et demi carré, par lequel on ne passe qu’en rampant, avec assez de difficulté ; elle est fermée d’un tissu de roseaux, attaché intérieurement avec des cordes, pour servir de défense contre les panthères. Pendant la nuit, on allume du feu au centre des huttes ; et comme elles sont sans cheminée, il y règne toujours une fumée épaisse. Les Nègres s’y couchent sur des nattes ou des roseaux, les pieds contre le feu. Leurs femmes habitent des cabanes séparées, où elles mangent et couchent à part, rarement du moins avec leurs maris. Toutes ces huttes sont environnées d’une palissade ou d’une haie de roseaux, qui forme une cour dont la porte se ferme toutes les nuits. Cette cour et le fond des cabanes, qui n’est que de sable, sont nettoyées dix fois le jour par leurs femmes et les filles, dont l’emploi est d’entretenir l’ordre et la propreté.

C’est une coutume immémoriale parmi les Issinois d’avoir pour chaque village, à cent pas de l’habitation, une maison séparée qu’ils appellent bournamon, où les femmes et les filles se retirent pendant leurs infirmités lunaires. On a soin de leur y porter des provisions, comme si elles étaient infectées de la peste. Elles n’osent déguiser leur situation, parce qu’elles risqueraient beaucoup à tromper leurs maris. Dans la cérémonie du mariage, on les fait jurer par leur fétiche d’avertir leur mari aussitôt qu’elles s’aperçoivent de leur état, et de se rendre sur-le-champ au bournamon.

De toutes les maladies auxquelles ils sont sujets, il n’y en a point de plus épidémique que celle que nous nommons vénérienne ; ils en sont tous infectés plus ou moins : on en voit quelques-uns tomber en pouriture pour avoir négligé le mal dans son origine. Ce mal ne les empêche pas de mettre tout leur bonheur dans le commerce des femmes. Ils sont fort affligés aussi par les maux d’yeux, qui vont souvent jusqu’à leur faire perdre entièrement la vue, et qu’on attribue à la réflexion du soleil sur des sables d’une blancheur et d’une sécheresse extrêmes.

Pour les blessures, ils emploient une herbe dont le suc, mis sur la plaie avec le marc, produit des cures si merveilleuses, qu’ils comptent pour rien une blessure de cinq pouces de profondeur, où l’os même est endommagé, et qu’ils sont sûrs de la guérir en trois semaines. Loyer en vit des exemples si surprenans, qu’il se dispense de les rapporter, parce qu’on les prendrait pour des fables.

Les Nègres sont fort soigneux, pendant leur vie, d’acheter et de préparer tout ce qui doit servir à leur enterrement : c’est un beau drap de coton rayé pour les envelopper ; un cercueil et des bijoux d’or ou d’autres matières pour l’orner, dans l’opinion que l’accueil qu’on leur fera dans l’autre monde répondra aux ornemens de leur sépulture. Un Nègre qui voyagerait parmi nous serait fondé à croire que nous avons la même opinion, en voyant l’émulation de faste et de vanité qui règne dans nos enterremens.

On a représenté la religion de ces Nègres avec de fausses couleurs. Villault, par exemple, s’est fort trompé, en rapportant qu’il adorent les fétiches comme leurs divinités. Ils désavouent eux-mêmes la doctrine qu’il leur attribue. Suivant le père Loyer, ils reconnaissent un Dieu créateur de toutes choses, et particulièrement des fétiches, qu’il envoie sur la terre pour rendre service au genre humain. Cependant leurs notions sur l’article des fétiches sont fort confuses. Les plus vieux Nègres paraissent embarrassés lorsqu’on les interroge ; ils ont appris seulement par une ancienne tradition qu’ils sont redevables aux fétiches de tous les biens de la vie, et que ces êtres, aussi redoutables que bienfaisans, ont aussi le pouvoir de leur causer toutes sortes de maux. Nous traiterons dans la suite l’article des fétiches.

Chaque jour au matin, ils vont se laver à la rivière, et se jettent sur la tête une poignée d’eau, à laquelle ils mêlent quelquefois du sable pour exprimer leur humilité ; ils joignent les mains, les ouvrent ensuite, et prononcent doucement le mot d’Ecksavais. Après quoi, levant les yeux au ciel, ils font cette prière : Anghioumé, mamé enaro , mamé orié, mamé sckiché e okkori, mamé akana, mamé brembi, mamé angnan e aounsan ; ce qui signifie : « Mon Dieu, donnez-moi aujourd’hui du riz et des ignames, donnez-moi de l’or et de l’aigris ; donnez-moi des esclaves et des richesses ; donnez-moi la santé, et accordez-moi d’être prompt et actif. » C’est à cette prière que se réduisent toutes leurs adorations. Ils croient Dieu si bon, qu’il ne peut, disent-ils, leur faire du mai : il a donné tout son pouvoir aux fétiches, et ne s’en est pas réservé.

On peut se reposer sans défiance sur le serment des Nègres, lorsqu’ils ont juré par leur fétiche, et surtout lorsqu’ils l’ont avalé. Pour tirer la vérité de leur bouche, il suffit de mêler quelque chose dans de l’eau, d’y tremper un morceau de pain, et de leur faire boire ce fétiche en témoignage de la vérité. Si ce qu’on leur demande est tel qu’ils le disent, ils boiront sans crainte ; s’ils parlent contre le témoignage de leur cœur, rien ne sera capable de les faire toucher à la liqueur, parce qu’ils sont persuadés que la mort est infaillible pour ceux qui jurent faussement. Leur usage est de râper un peu de leur fétiche, qu’ils mettent dans de l’eau ou qu’ils mêlent avec quelque aliment. Un Nègre qui s’engage par cette espèce de lien trouve plus de crédit parmi ses compatriotes qu’un chrétien n’en trouve parmi nous en offrant de jurer sur les saints Évangiles.

Les Nègres d’Issini n’ont point de temples ni de prêtres, ni d’autres lieux destinés aux exercices de la religion , que les autels publics et particuliers de leurs fétiches. Ils ne laissent pas d’avoir une sorte de pontife, qu’ils nomment osnon, et dont l’élection appartient aux brembis et aux bahoumets. Lorsque l’osnon meurt, le roi convoque l’assemblée de ses cabochirs, qui sont entretenus aux frais publics pendant le cours de cette cérémonie. Leur choix est libre, et tombe ordinairement sur un homme de bonne réputation, mais versé surtout dans l’art de composer des fétiches. Ils le revêtent des marques de sa dignité, qui consistent dans une multitude de fétiches joints ensemble qui le couvrent depuis la tête jusqu’aux pieds. Dans cet équipage, ils le conduisent en procession par toutes les rues, après avoir néanmoins commencé par lui donner huit ou dix bandes d’or[1] levées sur le public. Un Nègre le précède dans cette marche solennelle, disant à haute voix que tous les habitans doivent apporter quelque offrande au nouvel osnon, s’ils veulent participer à ses prières. On expose à l’extrémité de chaque village un plat d’étain pour recevoir les aumônes. L’osnon est le seul prêtre du pays. Son emploi consiste à faire les grands fétiches publics, et à donner ses conseils au roi, qui n’entreprend rien sans son avis et son consentement ; s’il tombe malade, on lui envoie communiquer les délibérations. Dans une sécheresse excessive, ou dans les temps d’orages et de pluies violentes, le peuple s’écrie qu’il manque quelque chose à l’osnon ; et sur-le-champ on fait pour lui une quête, à laquelle tout le monde contribue suivant ses moyens.

La doctrine de la transmigration des âmes est si bien établie parmi les Nègres d’Issini, que, n’espérant rien de réel et de permanent dans ce monde ni dans l’autre, ils bornent tous leurs vœux à jouir, autant qu’il leur est possible, des richesses et des plaisirs qui leur conviennent. Leur parle-t-on de l’enfer et du ciel, ils éclatent de rire. Ils sont persuadés que le monde est éternel, et que l’âme doit passer dans une autre région, qu’ils placent au centre de la terre, pour y recevoir un nouveau corps dans le sein d’une femme ; que les âmes de cette région passent de même dans celle-ci ; de sorte que, suivant leurs principes, il se fait un échange continuel d’habitans entre les deux mondes. Ils placent le souverain bien de l’homme dans les richesses, dans la puissance, et dans le plaisir d’être servi et respecté.

Le pouvoir du roi est absolu sur les pauvres et sur les esclaves ; mais les cabochirs, surtout ceux qui passent pour riches, et qui ont un grand nombre d’esclaves, sont fort éloignés de cette rigoureuse soumission. Leur dépendance se borne à se rendre aux palavères, c’est-à-dire aux conseils publics, et à secourir le roi de leurs forces, lorsqu’il est question de la sûreté publique. Rien ne ressemble plus à notre ancien gouvernement féodal.

La succession, dans le royaume d’Issini, tombe au plus proche parent du roi, à l’exclusion de ses propres enfans. La loi ne lui permet pas même de leur laisser une partie de ses richesses ; de sorte qu’ils n’ont pour leur subsistance et leur établissement que ce qu’ils ont acquis pendant la vie de leur père. Cependant il les aide pendant son règne à amasser quelque chose pour l’avenir. Il leur fait même apprendre quelque art ou quelque commerce qui puisse leur servir après sa mort. Les enfans du roi ne laissent pas d’être respectés pendant qu’il est sur le trône. Ils ont des gardes qui ne cessent pas de les accompagner ; mais à la mort de leur père toute leur grandeur disparaît, et s’ils ne s’attirent quelque distinction par leur mérite et leurs bonnes qualités, ils ne sont pas plus considérés que le commun des Nègres. Leur unique portion consiste dans quelques esclaves. Tout le reste de l’héritage passe au nouveau roi. Au reste, dans les contrées nègres, où la royauté est héréditaire, il est rare qu’elle le soit en ligne directe. Elle appartient le plus souvent au frère du roi, ou au fils de sa sœur. La succession par les femmes leur paraît, non sans raison, plus sûre et plus prouvée que toutes les autres.

Les nobles et les grands de contrée sont distingués, comme on l’a vu, par les titres de brembis et de bahoumets, qui signifie dans leur langue les riches et les commandans. Dans la langue du commerce, qu’on appelle lingua-fianca, on les confond sous le nom de cabochirs ou de capchères, sans que l’origine et le sens de ce mot soient mieux connus. C’est à ces grands qu’appartient le privilége du commerce, c’est-à-dire le droit d’acheter ou de vendre à l’arrivée des vaisseaux de l’Europe. Tout autre Nègre qui serait surpris à trafiquer verrait ses effets confisqués. De là vient que les cabochirs sont les seuls riches, et que tout l’or du pays tombe entre leurs mains : leur nombre est ordinairement de quarante ou cinquante, quoiqu’il ne soit pas fixé. Le reste des Issinois est si pauvre, que les plus aisés ont à peine un misérable pagne pour se couvrir, et ne vivent qu’avec le secours des cabochirs. Ils se louent à leur service pour se procurer de quoi nourrir leurs enfans ; et quelquefois ils sont obligés de se vendre pour le soutien de leur vie. Cependant, lorsqu’il s’en trouve quelqu’un qui, à force d’industrie et de travail, est parvenu à amasser un peu de bien, et qui a pu cacher ses richesses avec assez de soin pour les conserver, il emploie sous main ses amis à la cour, et parmi les cabochirs, pour s’élever à la qualité de marchand ou de noble. Si sa demande est approuvée, le roi et les brembis indiquent un jour où l’on se rend au bord de la mer pour cette cérémonie. Le candidat commence par payer les droits royaux, qui sont huit écus en poudre d’or. Ensuite le roi déclare devant ses cabochirs qu’il reçoit un Nègre de tel nom pour noble et pour marchand ; après quoi, se tournant vers la mer, il défend aux flots de nuire au nouveau cabochir, de renverser ses canots et de nuire à ses marchandises. Il finit l’installation en versant dans la mer une bouteille d’eau-de-vie pour gagner ses bonnes grâces. Alors le nouveau noble s’approche du roi, qui lui prend les mains, les serre d’abord l’une contre l’autre, les ouvre ensuite, et souffle dedans en prononçant doucement le mot akschouc, c’est-à-dire, allez en paix. Tous les cabochirs répètent cette cérémonie après le roi. Il ne reste pour conclusion que de se rendre au festin, où le candidat a pris soin de faire inviter tous les nobles ; et lorsqu’ils en sont sortis, il est regardé de toute la nation comme marchand, comme noble, comme brembis et cabochir, avec le droit de vendre et d’acheter des esclaves. S’il accompagne le roi à la guerre, il a part aux dépouilles de l’ennemi. Enfin il entre en possession de tous les priviléges attachés à son titre. Ainsi l’on achète la noblesse sur les côtes d’Afrique comme parmi nous : il n’y a de différence que dans le prix et dans le titre, et partout les priviléges de cette noblesse tiennent plus ou moins à l’oppression des faibles. Tout rappelle le proverbe italien, tutto il mondo è fatto come la nostra famiglia. Ce qui suit en est encore une preuve.

Lorsqu’un créancier se lasse du délai, et qu’il prend la résolution de se faire payer, il s’adresse au roi, qui, sur sa demande, fait avertir le débiteur. Un esclave chargé de cet ordre se présente le sceptre ou plutôt le bâton royal à la main, et déclare au débiteur qu’il est appelé par le roi. Si le cas est pressant, il l’oblige sur-le-champ de le suivre. Alors le procès commence par un présent de huit onces d’or, que le créancier est obligé de faire au roi pour acheter de l’eau-de-vie. Il doit déposer en même temps un tiers au moins de la somme qu’il demande : et ce tiers est distribué entre le roi et les courtisans, qui doivent être ses juges. Ensuite il jure, en avalant le fétiche, que telle somme lui est due par celui qu’il a cité. On écoute le débiteur : si les juges ne sont pas satisfaits de ses raisons, il est condamné à payer la dette dans un certain temps, et forcé de s’y engager par un serment solennel, qu’il prononce en touchant la tête du roi. Le procès finit sans autre formalité. S’il manque d’un seul jour à l’exécution, il est obligé de payer une bande au roi, ou deux bandes, s’il est riche, pour avoir violé son serment. On lui donne ensuite une autre trêve, mais avec de nouvelles dépenses de la part du créancier. S’il manque à sa promesse après l’avoir renouvelée plusieurs fois, il court risque à la fin d’être déclaré insolvable ; après quoi il est vendu pour l’esclavage.

La sorcellerie, ou du moins le crime auquel les Issinois donnent ce nom, est punie par l’eau, c’est-à-dire que le coupable est noyé solennellement avec diverses marques de l’exécration publique. Ceux qui révèlent les secrets du conseil sont décapités sans cérémonie et sans espérance de grâce. Les esclaves, ou les prisonniers de guerre qui entreprennent de s’échapper, sont présentés au conseil du roi et des brembis, qui examinent d’abord les circonstances du crime. S’il paraît bien prouvé, le coupable est condamné à mort. Après lui avoir prononcé sa sentence, on lui lie les mains derrière le dos, et on lui met dans la bouche un bâillon attaché par les deux bouts avec une corde qui se lie derrière la tête. Un esclave du roi, qui reçoit pour son salaire huit écus en poudre d’or, portant sur la tête un des fétiches du roi, court dans toutes les rues de la ville comme un insensé, en faisant pencher le fétiche de côté et d’autre comme s’il voulait le faire tomber. Lorsqu’il arrive à la place où l’on a déjà conduit le criminel, il perce la foule en demandant au fétiche sur qui doit tomber la fonction d’exécuteur. Ensuite le premier jeune homme qu’il touche de l’épaule est celui qu’on suppose nommé par le fétiche. Cependant il recommence à demander si c’est assez d’un seul. Quelquefois le nombre des exécuteurs nommés monte ainsi jusqu’à dix. Enfin l’esclave fugitif est placé près du fétiche auquel il doit être sacrifié. On prend le soin de lui faire étendre le cou au-dessus de l’idole. Celui qui se trouve nommé le premier pour l’exécution tire son poignard et lui perce la gorge, tandis que les autres tiennent la victime, dont ils font couler le sang sur le fétiche. L’exécuteur accompagne cette action d’une prière qu’il prononce à haute voix : « Ô fétiche ! nous t’offrons le sang de cet esclave. » Aussitôt qu’il est mort on coupe son corps en pièces, et l’on ouvre au pied du fétiche un trou dans lequel toutes les parties sont enterrées, à l’exception de la mâchoire, qu’on attache au fétiche même. Les exécuteurs sont censés impurs pendant trois jours, et se bâtissent une cabane séparée à quelque distance du village ; mais, dans cet intervalle, ils ont le droit de courir comme des furieux et de prendre tout ce qui tombe entre leurs mains : volailles, bestiaux, pain, huile, tout ce qu’ils peuvent toucher leur appartient, parce que les autres le croient souillé, et n’oseraient plus s’en servir. À la fin des trois jours, ils démolissent leur cabane, dont ils rassemblent toutes les pièces. Le premier exécuteur prend un pot sur sa tête, et conduit ses compagnons jusqu’au lieu où le criminel a reçu la mort. Là, ils l’appellent trois fois par son nom. Le premier exécuteur brise son pot sur la terre. Les autres y laissent les pièces de la cabane. Tous ensemble prennent la fuite et retournent chez eux, où, se revêtant de leur meilleur pagne, ils vont rendre visite aux brembis et aux bahoumets, qui leur donnent une certaine quantité de poudre d’or. Il n’y a personne dans la nation qui refuse cet emploi, quand il est nommé par le fétiche. Les fils mêmes du roi ne feraient pas difficulté de l’accepter. Il rend les exécuteurs infâmes pendant trois jours ; mais il passe ensuite pour un sujet de gloire. Leur usage est d’arracher une dent au criminel qui est mort par leurs mains ; et plus ils en peuvent montrer, plus ils donnent d’éclat à leur réputation.

Coutume, opinion, reines de notre sort,
Vous réglez des humains et la vie et la mort !



fin du deuxième volume.
  1. Environ cent pistoles de France.