Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome IV/Seconde partie/Livre I/Chapitre IV

La bibliothèque libre.

CHAPITRE IV.

Île de Sumatra.

De Ceylan, située comme nous l’avons vu, presque vis-à-vis le cap Comorin, à l’entrée du golfe de Bengale, en voguant directement vers l’est, vous rencontrez à l’autre extrémité de ce golfe l’île de Sumatra, séparée de Malacca par le détroit qui porte ce nom.

Sumatra, île plus grande que l’Angleterre et l’Écosse, s’étend depuis la pointe d’Achem, à 5 degrés et demi de latitude du nord, jusqu’au détroit de la Sonde, vers 5 degrés et demi du sud, ce qui fait environ trois cents lieues françaises pour sa longueur. L’intérieur du pays est rempli de hautes montagnes ; mais, proche la mer, la plus grande partie de l’île est basse, et ne manque ni de bons pâturages, ni d’excellentes terres pour le riz et pour les fruits des Indes. Elle est arrosée de plusieurs belles rivières. Les petites sont en si grand nombre, qu’elles rendent la terre continuellement humide, et dans quelques endroits fort marécageuse, indépendamment des pluies qui commencent régulièrement au mois de juin, et qui ne finissent que dans le cours d’octobre. L’air est dangereux alors pour les étrangers, surtout dans les parties les plus proches de la ligne, telles que le pays de Tikou et de Passaman. Les Achémois mêmes n’y demeurent pas sans crainte, surtout pendant les pluies. Les vents qui règnent alors sur cette côte s’y rompent avec de grands tourbillons et d’horribles tempêtes. Des calmes succèdent presque tout d’un coup, pendant lesquels l’air n’étant plus agité, et la terre continuant d’être abreuvée de pluies continuelles, le soleil attire des vapeurs très-puantes, qui causent des fièvres pestilentielles, dont l’effet le plus commun est d’emporter les étrangers dans l’espace de deux ou trois jours, ou de leur laisser des enflures douloureuses et très-difficiles à guérir.

La ville d’Achem étant à la pointe du nord, on y respire un air plus pur et plus tempéré. Elle est située sur une rivière de la grandeur de la Somme, à la distance d’environ une demi-lieue du rivage de la mer, au milieu d’une grande vallée large de six lieues. La terre est propre à y produire toutes sortes de grains et de fruits ; mais on n’y sème que du riz, qui est la principale nourriture des habitans. Quoique les cocotiers y soient les arbres les plus communs, on y trouve, comme dans le reste de l’île, tous les arbres fruitiers des Indes, mais peu de légumes et d’herbes potagères. Les pâturages, qui sont d’une beauté admirable, nourrissent quantité de buffles, de bœufs et de cabris. Les chevaux y sont en grand nombre, mais de petite taille. Les moutons n’y profitent point. L’abondance des poules et des canards est extraordinaire. On les nourrit avec soin pour en vendre les œufs. Beaulieu parle avec étonnement du nombre des sangliers, qu’il dit être infini. Ils se trouvent, dit-il, dans les campagnes, dans les pâturages, et jusque dans les haies des maisons ; ils ne sont ni si grands ni si furieux qu’en France. Les cerfs et les daims surpassent les nôtres en grandeur. Les lièvres et les chevreuils sont rares dans toutes les parties de l’île ; mais tout autre gibier de chasse y est fort commun. On voit beaucoup d’éléphans sauvages dans les montagnes et dans les bois ; des tigres, des rhinocéros, des buffles sauvages, des porcs-épics, des civettes, des singes, des couleuvres et de fort gros lézards. Les rivières sont assez poissonneuses ; mais la plupart sont infestées de crocodiles.

Le roi d’Achem possède la meilleure et la plus grande partie de l’île ; le reste est divisé en cinq ou six rois, dont toutes les forces réunies n’approchent pas des siennes. La côte occidentale est bordée d’un grand nombre d’îles, quelques-unes assez grandes, mais à dix-huit ou vingt lieues de Sumatra ; d’autres plus petites, qui n’en sont qu’à trois ou quatre lieues. Les habitans de celles qui ne sont pas désertes paraissent de la même race que les anciens originaires de la grande île, dont ils ont été chassés apparemment par les Malais. Vers 5 degrés de latitude sud est l’île d’Enganno, habitée par une espèce de sauvages très-cruels, qui sont nus, avec une longue chevelure, et qui massacrent sans pitié tous les étrangers dont ils peuvent se saisir. À 3 degrés et demi on trouve une île de quatorze ou quinze lieues de longueur, que les Hollandais ont nommée l’île de Nassau. Quatre ou cinq lieues au-dessus, vers la ligne équinoxiale, est une autre île habitée et longue de sept ou huit lieues. Elle est suivie de celle de Mintou, qui n’est qu’à 1 degré et demi de la ligne. Les habitans sont vêtus, et font un commerce régulier avec ceux de Tikou, quoiqu’ils n’aient pas le même langage.

Le royaume d’Achem avait autrefois quantité de poivre ; mais un de ses rois, ayant observé que le commerce faisait négliger l’agriculture aux habitans, fit détruire la plus grande partie des poivriers. À six lieues de la capitale, vers Pédir, s’élève une haute montagne en forme de pic, d’où l’on tire quantité de soufre. Poulo-ouai, une des îles de la rade d’Achem, en fournit beaucoup ; et c’est de ces deux sources que toute l’Inde le reçoit pour faire de la poudre. Le territoire de Pédir est si fertile en riz, qu’on le nomme le grenier d’Achem. Il n’est pas moins favorable aux vers à soie, qui fournissent de la matière aux manufactures d’Achem pour fabriquer diverses étoffes, dont le commerce est considérable dans toutes les parties de l’île. Les habitans de la côte de Coromandel achètent le reste de la soie crue. Elle n’est pas blanche comme celle de la Chine, ni si fine et si bien préparée ; mais, quoique jaune et dure, on en fait d’assez beau taffetas. De Pacem jusqu’à Delhi, on trouve plusieurs cantons assez riches des bienfaits de la nature pour aider ceux qui sont moins heureusement partagés. Beaulieu vante, à Délhi, une source d’huile inextinguible, c’est-à-dire qui, ne cessant point de brûler lorsqu’une fois elle est allumée, conserve son ardeur jusqu’au milieu de la mer. Le roi d’Achem s’en était servi dans un combat contre les Portugais, pour mettre le feu à deux galions qui furent entièrement consumés. Daya est fertile en riz et très-riche en bestiaux. Cinquel produit beaucoup de camphre, que les marchands de Surate et de la côte de Coromandel achètent à grand prix. Barros est une fort belle ville située sur une grosse rivière, dans une campagne bien cultivée. On y fait beaucoup de benjoin, qui sert de monnaie aux habitans, et qui est célèbre aux Indes sous le nom même de la ville dont il vient. Le plus blanc est le plus estimé. On recueille beaucoup de camphre à Barros ; mais celui de Bataham, qui est en plus petite quantité, passe pour le meilleur.

Passaman, où commencent les poivriers, est située au pied d’une très-haute montagne qu’on découvre de trente lieues en mer, lorsque le ciel est serein. Le poivre y croît parfaitement. Tikou, qui est sept lieues plus loin, en offre encore plus. Passaman est bien peuplée : sa situation est plus agréable que celle de Tikou, et l’air plus sain. Les vivres y sont en plus grande abondance ; mais le poivre y est moins fertile. Les habitans sont dédommagés par le commerce de l’or avec Manincabo. Padang a peu de poivre ; mais le commerce de l’or y est considérable, et sa rivière forme un port naturel, qui peut recevoir de grands vaisseaux. Les Hollandais se sont établis à Palimban.

Toutes ces villes, et les lieux voisins, sont fort bien peuplés jusqu’au pied des montagnes. Les terres y sont régulièrement cultivées. Entre les habitans étrangers ou naturels il se trouve des personnes riches, qui jouissent heureusement de leur fortune ; mais ils ne doivent leur tranquillité qu’au bonheur de vivre loin d’Achem. Beaulieu, que nous suivons ici[1], parle de la présence du roi comme d’un fléau terrible qui fait autant de malheureux qu’il y a d’habit ans dans sa capitale. Il ajoute qu’ils méritent leur sort, parce qu’ils sont d’une méchanceté odieuse. Mais, rendant justice à leurs bonnes qualités, il leur attribue de l’esprit et de l’éloquence, de la correction dans leur langage, une belle main pour l’écriture, dans laquelle ils s’attachent tous à se perfectionner ; une profonde connaissance de l’arithmétique, suivant l’usage des Arabes ; du goût pour la poésie, qu’ils mettent presque toujours en chant ; une propreté dans leurs habits et dans leurs maisons, qu’ils porteraient volontiers jusqu’à la magnificence, si le roi ne faisait tomber ses principales vexations sur les personnes riches. Les arts sont en honneur dans la ville d’Achem. Il s’y trouve d’excellens forgerons, qui font toutes sortes d’ouvrages de fer ; des charpentiers qui entendent fort bien la construction des galères ; des fondeurs pour tous les ouvrages de cuivre. Ils sont extrêmement sobres : le riz fait leur seule nourriture ; les plus riches y joignent un peu de poisson et quelques herbages. Il faut être un grand seigneur à Sumatra pour avoir une poule rôtie ou bouillie ; qui sert pendant tout le jour. Aussi disent-ils que deux mille chrétiens dans leur île l’auraient bientôt épuisée de bœufs et de volaille. Ils sont tous mahométans, et feignent beaucoup de zèle pour leur religion. « Mais dit, Beaulieu, on découvre aisément leur hypocrisie, surtout dans l’affection qu’ils font éclater pour leur roi, à qui tous ils désireraient d’avoir mangé le cœur. Ils le redoutent jusqu’au point que, dans la crainte continuelle que leurs voisins ou les témoins de leur conduite n’attirent sur eux sa colère par quelque rapport malicieux, ils s’efforcent eux-mêmes de les prévenir par de fausses accusations. De là vient sa cruauté, parce que, sans cesse obsédé de délateurs, il s’imagine qu’on en veut sans cesse à sa vie, et que tous ses sujets sont autant de mortels ennemis dont il ne peut trop se défier. Le frère accuse le frère ; un père est accusé par son fils. Lorsqu’on leur reproche cet excès d’inhumanité, et qu’on les rappelle aux droits de la conscience, ils répondent que Dieu est loin, mais que le roi est toujours proche. »

La pluralité des femmes est établie à Sumatra, comme dans tous les pays mahométans, et les lois du mariage y sont les mêmes. Le débiteur insolvable est abandonné aux créanciers, dont il est l’esclave jusqu’à son paiement. Beaulieu parle avec admiration du respect que les Achémois ont pour la justice. Un criminel arrêté par une femme ou par un enfant n’ose prendre la fuite, et demeure immobile. Il se laisse conduire avec la même docilité devant le juge, qui le fait punir sur-le-champ. Le châtiment ordinaire pour les fautes communes est la bastonnade. Après l’exécution, chacun s’en retourne tranquillement, sans qu’on puisse distinguer le coupable entre les accusateurs, c’est-à-dire qu’on n’entend d’une part aucune plainte, ni de l’autre aucun reproche. Un jour que les affaires de Beaulieu l’avaient conduit au tribunal, et qu’il avait été reçu fort civilement par le juge, il fut témoin de plusieurs procès ; entre autres, de celui d’un homme qui avait eu la curiosité de voir la femme de son voisin par-dessus une haie, tandis qu’elle était à se laver. Cette femme en avait fait des plaintes à son mari, qui, s’étant saisi du coupable, l’amenait lui-même en justice, où il fut condamné à recevoir sur ses épaules trente coups de rotang[2]. Aussitôt il fut conduit hors de la salle par l’exécuteur, qui commençait à lever le bras ; mais, entrant alors en capitulation pour éviter le supplice, il proposa six mazes. L’exécuteur en demanda quarante ; et, le voyant incertain, il lui donna un coup si rude, que le marché fut bientôt à vingt mazes. La sentence n’en fut pas moins exécutée, mais avec tant de douceur, que le rotang ne faisait que toucher aux habits. Cette capitulation s’était faite à la vue du juge et de ses assesseurs, qui ne s’y étaient pas opposés ; et le coupable, demeurant libre après l’exécution, se mêla tranquillement parmi les spectateurs pour entendre le jugement de quelque autre cause. Beaulieu apprit de son interprète que c’était l’usage commun ; mais que celui qui avait payé les vingt mazes était sans doute un homme riche, et que ceux qui l’étaient moins aimaient mieux subir la punition que de s’en exempter à prix d’argent. Le roi ne laissant guère passer de jour sans quelque exécution sanglante, telle que de faire couper le nez, crever les yeux, châtrer, couper les pieds, les poings ou les oreilles, les exécuteurs demandaient aux coupables combien ils voulaient donner pour être châtrés proprement, pour avoir le nez ou le poing coupé d’un seul coup, ou, si la sentence était capitale, pour recevoir la mort sans languir. Le marché se concluait à la vue des spectateurs, et la somme était payée sur-le-champ. Celui qui manquait d’argent, ou qui le préférait à sa sûreté, s’exposait à se voir couper le nez si haut, que le cerveau demeurait à découvert ; à se voir hacher le pied de deux ou trois coups, à perdre une partie de la joue ou de l’oreille. Mais Beaulieu admire qu’à l’âge même de cinquante ou soixante ans, toutes ces mutilations soient rarement mortelles, quoiqu’on n’y apporte point d’autre remède que de mettre dans de l’eau les parties mutilées, d’arrêter le sang et de bander la plaie. Il ne reste d’ailleurs aucune tache aux coupables qui ont subi cette rigoureuse justice. Ils seraient en droit de tuer impunément ceux qui leur feraient le moindre reproche. « Tout homme, disent les Achémois, est sujet à faillir, et le châtiment expie la faute. » Il ne manque rien à cette belle justice, puisqu’il plaît aux historiens de l’appeler ainsi, si ce n’est que le bourreau, qui doit être un des hommes les plus riches du royaume, devrait en conscience partager avec le despote l’argent qu’il reçoit pour le nez et les oreilles qu’il coupe proprement.

Le chef de la religion, qui porte le titre de cadi dans le royaume d’Achem, juge toutes les affaires qui concernent les mœurs et le culte établi. Le sabandar préside à celles du commerce. Quatre mérignes, ou chefs de patrouilles, veillent nuit et jour à la sûreté publique. Chaque orencaie participe à l’administration dans un canton qu’il gouverne ; et cette distribution d’autorité sert beaucoup à l’entretien de l’ordre. Elle n’expose jamais celle du roi, parce que, dans la petite étendue de chaque gouvernement, les orencaies n’ont point assez de forces pour se rendre redoutables, et qu’ils servent entre eux comme d’espions pour s’observer.

La garde royale est de trois mille hommes, qui ne sortent presque jamais des premières cours du château. Les eunuques, au nombre de cinq cents, forment une garde plus intérieure, dans l’enceinte où nul homme n’a la liberté de pénétrer. C’est proprement le palais, qui n’est habité que par le roi et par ses femmes. L’Asie a peu de sérails aussi bien peuplés. Dans une multitude infinie de femmes et de concubines on comptait alors vingt filles de rois, entre lesquelles était la reine de Péta, que le roi d’Achem avait enlevée. Cependant il n’avait qu’un fils âgé de dix-huit ans, et plus cruel encore que lui.

Les éléphans du roi d’Achem sont toujours au nombre de neuf cents, dont on exerce la plupart au bruit des mousquetades et à la vue du feu. Ils sont si bien instruits, qu’en entrant dans le château, ils font la sombaie, ou le salut devant l’appartement du roi, en pliant les genoux et levant trois fois la trompe. On rend tant d’honneurs à ceux qui passent pour les plus courageux et les mieux instruits qu’on fait porter devant eux des quitasols[3], distinction réservée d’ailleurs pour la personne du roi. Le peuple s’arrête lorsqu’ils passent dans une rue, et quelqu’un marche devant eux avec un instrument de cuivre, dont le son avertit toute la ville du respect qu’on leur doit. Ce respect me paraît très-bien placé. Il s’en faut de beaucoup que les habitans de Sumatra vaillent leurs éléphans.

Le roi hérite de tous ses sujets, lorsqu’ils meurent sans enfans mâles. Ceux qui ont des filles peuvent les marier pendant leur vie ; mais si le père meurt avant leur établissement, elles appartiennent au roi, qui se saisit des plus belles, et qui les entretient dans l’intérieur du palais. De là vient la multitude extraordinaire de ses femmes.

Il tire un profit immense de la confiscation des biens, qui est le châtiment ordinaire des plus riches coupables. Il s’attribue la succession de tous les étrangers qui meurent dans ses états. Ce n’était pas sans peine que les Européens s’étaient fait excepter de cette loi. Quelques marchands de Surate et de Coromandel étant morts à Achem pendant le séjour que Beaulieu fit dans cette ville, non-seulement tous leurs effets furent saisis au nom du roi, mais on mit leurs esclaves à la torture, pour leur faire déclarer s’ils n’avaient pas détourné quelques diamans ou d’autres richesses. Un ancien usage le met en droit de confisquer tous les navires qui font naufrage sur les terres de son obéissance ; et, d’après la situation de ces côtes, ce malheur arrive souvent aux étrangers : hommes et marchandises, tout est enlevé par ses ordres. On sait que la même barbarie a régné long-temps en Europe.


  1. Il écrivait en 1621.
  2. Plante chinoise très-menue, mais très-dure, dont on se sert comme d’un bâton.
  3. Espèce de parasol.