Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome IV/Seconde partie/Livre I/Chapitre VI

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CHAPITRE VI.

Batavia.

Un des principaux établissemens hollandais dans les Indes a été fondé sur les ruines de la ville de Jacatra, dans cette même île de Java dont nous venons de parler, et porte aujourd’hui le nom de Batavia.

Sa situation est à 6 degrés de latitude méridionale ; au côté septentrional de l’île de Java, dans une plaine unie, mais basse, qui a la mer au nord, et de grandes forêts avec de hautes montagnes au sud. Une rivière qui sort de ces montagnes divise la ville en deux parties. Les murs dont elle est entourée sont de pierre.

Batavia est environné de fossés larges et profonds, dans lesquels il y a toujours beaucoup d’eau, surtout pendant les hautes marées, qui répandent leurs inondations jusque dans les chemins les plus proches de la ville. Les rues sont à peu près tirées au cordeau et larges de trente pieds ; elles ont de chaque côté, le long des maisons, un chemin pavé de briques pour les gens de pied. On compte huit grandes rues droites ou de traverse, qui sont bien bâties et proprement entretenues. Celle du prince, qui va du milieu du château jusqu’à l’hôtel de ville, et qui est la principale, est croisée en deux endroits par des canaux. Tous les espaces qui sont derrière les édifices sont propres et bien ornés, car la plupart des maisons ont des cours de derrière pour entretenir la fraîcheur, et de beaux jardins où l’on trouve, suivant le goût et la fortune des habitans, toutes sortes d’arbres, de fleurs et d’herbes potagères.

Les habitans de Batavia sont ou libres ou attachés au service de la compagnie ; c’est un mélange de divers peuples : on y voit des Chinois, des Malais, des Amboiniens, des Javanais, des Macassars, des Mardikres, des Hollandais, des Portugais, des Français, etc. Les Chinois y font un négoce considérable, et contribuent beaucoup à la prospérité de la ville. Ils surpassent beaucoup tous les autres peuples des Indes dans la connaissance de la mer et de l’agriculture. C’est leur diligence et leur attention continuelle qui entretient la grande pèche, et c’est par leur travail qu’on est pourvu, à Batavia, de riz, de cannes à sucre, de grains, de racines, d’herbes potagères et de fruits. Ils affermaient autrefois les plus gros péages et les droits de la compagnie. On les laisse vivre en liberté suivant les lois de leur pays et sous un chef qui veille à leurs intérêts. Ils portent de grandes robes de coton ou de soie, avec des manches fort larges. Leurs cheveux ne sont pas coupés à la manière des Tartares comme dans leur patrie ; ils sont longs et tressés avec beaucoup de grâce. La plupart de leurs maisons sont basses et carrées ; elles sont répandues en différens quartiers, mais toujours dans ceux où le commerce est le plus florissant.

Les Malais n’approchent pas des Chinois pour la subtilité et l’industrie. Ils s’attachent particulièrement à la pêche, et l’on admire la propreté avec laquelle ils entretiennent leurs bateaux. Les voiles en sont de paille, à la manière des Indiens. Ils ont un chef auquel ils sont soumis, et qui a sa maison, comme la plupart d’entre eux, sur le quai du Rhinocéros. Leurs habits sont de coton ou de soie ; mais les principales femmes de leur nation portent des robes flottantes de quelque belle étoffe à fleurs ou à raies. L’usage des hommes est de s’envelopper la tête d’une toile de coton pour retenir leurs cheveux sous cette espèce de bonnet informe. Leurs maisons, qui ne sont couvertes que de feuilles d’olé ou d’iager, ne laissent pas d'avoir quelque apparence au milieu des cocotiers dont elles sont environnées. On les voit continuellement ou mâcher du bétel, ou fumer avec des pipes de canne vernissée.

Les Maures, ou les Mahométans, diffèrent peu des Malais. Ils habitent les mêmes quartiers, et leurs habits sont les mêmes ; mais ils s’attachent un peu plus aux métiers. La plupart sont colporteurs, et vont sans cesse dans les rues avec différentes sortes de merceries, du corail et des perles de verre. Les plus considérables exercent le négoce, surtout celui de la pierre à bâtir, qu’ils apportent des îles dans leurs barques.

Tout le gouvernement des Hollandais dans les Indes est partagé en six conseils. Le premier et le supérieur est composé des conseillers des Indes, auquel le général préside toujours. C’est dans cette assemblée qu’on délibère sur les affaires générales et sur les intérêts de l’état. On y lit les lettres et les ordres de la compagnie pour les faire exécuter ou pour y répondre. Ceux qui ont quelque demande ou quelque proposition à faire à cette chambre suprême peuvent tous les jours avoir audience. Le second conseil, qui est plus proprement le conseil des Indes, est composé de neuf membres et d’un président ; il est le dépositaire d’un grand sceau sur lequel est représentée une femme dans un lieu fortifié, tenant une balance dans une main, et dans l’autre une épée, avec cette inscription autour de la figure : sceau du conseil de justice du château de Batavia. Ce conseil porte le nom de chambre ou de cour de justice. Toutes les affaires qui regardent les seigneurs de la compagnie et les chambres des comptes y ressortissent. On y peut appeler de la cour des échevins en payant vingt-cinq réales d’amende, lorsque la première sentence est confirmée.

Le troisième conseil est celui de la ville, composé des échevins, qui sont au nombre de neuf, entre lesquels on compte toujours deux Chinois. C’est là que se plaident toutes les affaires qui s’élèvent entre les bourgeois libres, ou entre eux et les officiers de la compagnie, avec la liberté de l’appel au conseil de justice. Le quatrième est la chambre des directeurs des orphelins, dont le président est toujours un conseiller des Indes. Il est composé de neuf conseillers, de trois bourgeois, et de deux officiers de la compagnie, dont le devoir est d’administrer le bien des orphelins, de veiller à la conservation de leurs héritages, et de ne pas souffrir qu’un homme qui a des enfans les quitte sans leur laisser de quoi vivre pendant son absence. Le cinquième conseil est établi pour les petites affaires, et ne porte pas d’autre titre. Son président doit être aussi un conseiller des Indes, et ses fonctions consistent à faire signer les bans de mariage devant des témoins, à faire comparaître les parties, à juger les obstacles qui surviennent, et à tenir la main pour empêcher qu’un infidèle ne se marie avec une femme hollandaise, ou un Hollandais avec une femme du pays qui ne parle pas la langue flamande. Enfin le sixième conseil est celui de la guerre ; il a pour président le premier officier des bourgeois libres. Comme la garde de la ville est entre leurs mains, c’est le commandant actuel de la garde qui porte toutes les affaires de son ressort à ce tribunal, et la décision s’en fait sur-le-champ. Cette cour s’assemble à l’hôtel-de-ville et donne audience deux foisx la semaine.

Avec de si sages établissemens pour l’entretien de l’ordre et de la justice, le voyageur Graaf se plaint que rien n’est si mal observé à Batavia ; et la peinture qu’il fait des vices publics justifie ses plaintes.

Son pinceau s’exerce d’abord sur les femmes. Il en distingue quatre sortes : les Hollandaises, les Hollandaises indiennes, et celles qu’il nomme les Kastices et les Mestices. « En général, dit-il, elles sont insupportables par leur arrogance, par leur luxe, et par le goût emporté qu’elles ont pour les plaisirs. On appelle Hollandaises celles qui sont venues par les vaisseaux qui arrivent tous les ans ; Hollandaises indiennes, celles qui sont nées dans les Indes d’un père et d’une mère hollandais ; Kastices, celles qui viennent d’un Hollandais et d’une mère mestice ; et Mestices, celles qui viennent d’un Hollandais et d’une Indienne. Il ajoute qu’on donne ordinairement aux enfans des Hollandaises indiennes le nom de Liblats, et que les femmes de cet ordre ont le timbre un peu fêlé. Toutes ces femmes se font servir nuit et jour par des esclaves de l’un et de l’autre sexe, qui doivent sans cesse avoir les yeux respectueusement attachés sur elles, et deviner leurs intentions au moindre signe. La plus légère méprise expose les esclaves non-seulement à des injures grossières, mais encore à des traitemens cruels. On les fait lier à un poteau pour la moindre faute, on les fait fouetter si rigoureusement à coups de carmes fendues, que le sang ruisselle du corps, et qu’ils demeurent couverts de plaies. Ensuite, dans la crainte de les perdre par la corruption qui pourrait se mettre dans leurs blessures, on les frotte avec une espèce de saumure mêlée de sel et de poivre, sans faire plus d’attention à leur douleur que s’ils étaient privés de raison et de sentiment.

» Une Hollandaise, une Indienne de Batavia, n’a pas la force de marcher dans son appartement. Il faut qu’elle soit soutenue sur les bras de ses esclaves, et si elle sort de sa maison, elle se fait porter dans un palanquin sur leurs épaules. Elles ont perdu l’usage, si bien établi en Hollande, de nourrir leurs enfans de leur propre lait. C’est une nourrice moresque ou esclave qui les élève. Aussi presque tous les enfans parlent-ils le malabare, le bengali et le portugais corrompus, comme les esclaves dont ils ont reçu la première éducation ; mais à peine savent-ils quelques mots de la langue flamande, ou s’ils la parlent, ce n’est pas sans y mêler quantité de lipe tyole, c’est-à-dire de mauvais portugais. Ils évitent d’employer une langue qu’ils savent si mal, et la plupart ne rougissent pas d’avouer qu’ils n’entendent pas ce qu’on leur dit. Des mêmes maîtres ils tirent la semence et le goût de tous les vices.

» Les Mestices et les Kastices valent moins encore que les femmes nées d’un père et d’une mère hollandais. Elles ne connaissent pas d’autre occupation que de s’habiller magnifiquement, de mâcher du bétel, de fumer des bonkes, de boire du thé, et de se tenir couchés sur leurs nattes. On ne les entend parler que de leurs ajustemens, des esclaves qu’elles ont achetés ou vendus, ou des plaisirs de l’amour, auxquels il semble qu’elles soient entièrement livrées. Hollandais ou Maures, tout convient à leurs désirs déréglés. Ce goût les suit jusqu’à table, où elles ne veulent être qu’avec d’autres femmes de leur espèce. Elles mangent rarement avec leurs maris, et ce désordre est passé comme en usage. D’ailleurs elles mangent très-malproprement et sans se servir de cuillères, à l’exemple des esclaves qui les ont élevées. Leur sert-on du riz assaisonné, elles le remuent avec les doigts et se le fourrent dans la bouche à pleines mains, sans se mettre en peine du dégoût qu’elles causent aux spectateurs. Cette grossièreté, qui vient d’un défaut d’éducation, et dont la plus grande fortune ne les corrige pas, éclate particulièrement dans les repas où elles sont invitées par les officiers de la compagnie qui arrivent de Hollande. Leur embarras fait pitié : elles n’ont point de contenance ; elles n’osent ni parler, ni répondre ; et leur ressource est de s’approcher les unes des autres pour s’entretenir ensemble. »

Cependant, si l’on en croit l’auteur, le mari d’une Kastice est un homme heureux en comparaison de ceux qui sont assez ennemis d’eux-mêmes pour épouser une Moresque. Il s’en trouve peu de belles dans la fleur même de leur jeunesse ; mais elles deviennent d’une affreuse laideur en vieillissant, et la plupart s’abandonnent à l’incontinence avec si peu de réserve, qu’elles ne refusent aucune occasion de se satisfaire. Quoique les hommes de leur nation leur plaisent toujours plus que les blancs, elles ne s’arrêtent point à la couleur lorsqu’elles sont pressées de leurs désirs. L’auteur n’entreprend pas d’expliquer ce qui peut porter quantité de Hollandais à ces tristes mariages ; mais il assure qu’ils ne sont pas plus tôt faits, que le mari s’en repent, parce que, outre le refroidissement de l’amour, il se bannit tout à la fois de sa patrie et de sa famille, avec laquelle il ne peut plus espérer de communication qu’après la mort de sa femme ; et si elle laisse des enfans, qu’il en soit le père ou non, il ne peut quitter le pays sans leur assurer une certaine somme qui suffise pour leur nourriture et leur entretien.

L’auteur ne s’étend pas moins sur les fraudes et les abus du commerce ; mais dans quel grand commerce n’y a-t-il pas de grands abus ?

Il part chaque année de Batavia, quatre, cinq ou six vaisseaux pour le Japon, qui en est à sept cent cinquante lieues. Leur charge consiste en tables de bois de Siampan, en armoisins, soies crues, épiceries, curiosités de l’Europe, et autres marchandises que les Hollandais troquent contre de l’or, du cuivre, des ouvrages de laque, des robes de chambre, de la porcelaine, etc. Les vaisseaux qui vont droit au Japon font ordinairement voile de Batavia vers la fin de juillet ; mais ceux qui doivent passer par Siam, où ils prennent des peaux de daims, de cerfs, et d’autres peaux sans apprêt, partent au mois de mai et reviennent vers le mois de janvier. On verra dans la suite comment le commerce du Japon est demeuré tout entier entre les mains des seuls Hollandais[1].

Les navigations les plus courtes, de Hollande à Batavia, sont ordinairement de sept mois, de six, quelquefois même de cinq et de quatre et demi. Mais on emploie souvent huit, neuf, dix et quinze mois dans les voyages malheureux.


  1. Article du Japon.