Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome IX/Seconde partie/Livre IV/Chapitre IX

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CHAPITRE IX.

Religion.

Dans l’empire de la Chine, comme dans la plupart des autres pays du monde, les habitans sont divisés par la différence de leurs religions. On y distingue trois principales sectes : 1o. la secte des lettrés et du gouvernement ; elle suit la doctrine des anciens livres, et regarde Confucius comme son maître ; 2o. celle du philosophe Lao-kiun, qui n’était, dans les principes, qu’une corruption de la loi naturelle, loi établie ensuite par Confucius ; 3o. celle de Fo, qui consiste dans une idolâtrie grossière. On peut joindre à ces trois espèces de cultes, le judaïsme, le mahométisme et le christianisme, qui ont fait quelque progrès dans l’empire.

Nous devons la connaissance des religions de la Chine aux missionnaires européens, surtout aux jésuites, qui ont joint à leurs propres observations plusieurs extraits des auteurs du pays ; mais, soit qu’on doive en accuser leur négligence, ou le penchant qui porte toujours à défigurer la religion d’autrui, ils n’ont traité que de la première avec un peu d’exactitude ; et leur inattention, au contraire, se fait remarquer sensiblement sur les autres, que l’on connaît assez mal.

Le principal objet du culte des Chinois est l’Être Suprême, qu’ils regardent comme le principe de toutes choses : ils l’adorent sous les deux noms de Chang-ti, qui signifie souverain Empereur, ou de Tien, qui revient à la même signification dans leur langue. Tien ; suivant leurs interprètes, est l’esprit qui préside au ciel, parce que le ciel est le plus excellent ouvrage du premier principe. Cependant il se prend aussi pour le ciel matériel ; et le sens est déterminé par le sujet auquel ce terme est appliqué : un père est le tien d’une famille ; un vice-roi est le tien de la province ; l’empereur est le tien de l’empire. Les Chinois adorent aussi, mais d’un culte subordonné, les esprits inférieurs qui dépendent du premier Être, et qui président, suivant la même doctrine, aux villes, aux rivières, aux montagnes, etc.

Il paraît par les livres chinois, surtout par le Chou-king, que ce Tien, ou ce premier Être, est le créateur de tout ce qui existe, qu’il est indépendant et tout-puissant ; qu’il connaît tout, jusqu’aux plus intimes secrets du cœur ; qu’il veille sur la conduite de l’univers, où il n’arrive rien sans son ordre ; qu’il est saint ; qu’il ne considère que la vertu dans les hommes ; que sa justice est sans bornes ; qu’il exerce des punitions signalées sur les méchans, sans épargner les rois qu’il dépose dans sa colère ; que les calamités publiques sont des avertissemens qu’il emploie pour exciter les hommes à la réformation des mœurs ; mais qu’il y fait succéder encore des actes de bonté et de miséricorde ; que les prodiges et les apparitions extraordinaires sont d’autres avis par lesquels il annonce aux empires les malheurs dont ils sont menacés, afin que les hommes reviennent à lui par le changement de leurs mœurs, qui est la plus sûre voie pour apaiser son indignation. On cite plusieurs passages des livres chinois où ces principes paraissent bien établis. Observons, en passant, que ces livres, qui établissent la religion naturelle, admettent les prodiges et les apparitions, que le système du pur théisme a coutume de rejeter.

Les empereurs ont toujours regardé comme un devoir d’observer les anciens rites, et se sont crus obligés ; en qualité de chefs, d’en exercer les principales fonctions. Ils sont empereurs pour le gouvernement, maîtres pour l’instruction, et prêtres pour les sacrifices.

Quoique les livres canoniques placent les âmes des hommes vertueux près de Chang-ti, ils ne s’expliquent pas clairement sur les châtimens éternels dans une autre vie. De même, quoiqu’ils assurent que l’Être suprême a créé tout de rien, leur doctrine n’est pas claire sur l’idée de création. Il est fort remarquable qu’on ne trouve dans leurs livres canoniques aucune trace d’idolâtrie, jusqu’à ce que la statue de Fo ait été apportée à la Chine, plusieurs siècles après Confucius : c’est depuis cette époque que la magie et quantité d’autres erreurs ont commencé à se répandre ; mais les lettrés, constamment attachés à la doctrine de leurs ancêtres, ont toujours échappé à la contagion.

Rien n’a tant contribué au soutien de l’ancienne religion parmi les Chinois que l’établissement d’un suprême tribunal des rites, qui est presque aussi ancien que la fondation de l’empire, et qui a le pouvoir de condamner ou de supprimer toutes les superstitions dont il découvre la naissance. Quelques missionnaires, qui ont lu les décrets des mandarins dont ce tribunal est composé, observent qu’à la vérité, ils exercent quelquefois en secret certaines superstitions ; mais qu’étant assemblés en corps pour leurs délibérations communes, ils s’accordent ouvertement à les condamner.

La Chine s’est garantie fort long-temps des superstitions qui régnaient dans les autres contrées de l’Inde, où l’idée grossière et imparfaite qu’on se formait de la Divinité jeta le peuple par degrés dans l’usage d’attribuer le titre de Dieu à leurs héros. Quelque vénération que les Chinois aient eue pour leurs plus grands empereurs, ils n’ont jamais rendu l’adoration qu’au souverain Être ; et quoiqu’ils aient fait éclater leur estime et leurs respect pour les grands hommes qui se sont distingués par leurs rangs, leurs vertus et leurs services, ils ont mieux aimé conserver leur mémoire par des tablettes, suspendues à leur honneur, qui portent leurs noms avec un court éloge, que par des peintures ou des statues qui les auraient pu conduire a l’idolâtrie. Cependant les troubles qui s’élevèrent dans l’empire, les guerres civiles qui le divisèrent, et la corruption des mœurs qui devint presque générale, avaient entièrement banni l’ancienne doctrine, lorsque le philosophe Confucius vint la ranimer en rendant aux anciens livres leur réputation et leur autorité.

Magalhaens observe que les Chinois ont quatre principaux jeûnes, qui répondent aux quatre saisons de l’année. Ces pénitences nationales durent trois jours avant les sacrifices solennels. Lorsqu’ils veulent implorer la faveur du ciel dans les temps de perte et de famine, dans les tremblemens de terre, dans les inondations extraordinaires, et dans les autres calamités publiques, les mandarins vivent séparés de leurs femmes, passent la nuit et le jour sur leurs tribunaux, se privent de chair et de vin, etc. L’empereur même reste seul dans son palais, à l’est de la grande salle impériale.

La secte des Tao-tsé reconnaît pour fondateur un philosophe nommé Lao-kiun. Ses disciples, ne sont pas apparemment des philosophes, puisqu’ils assurent qu’il demeura quatre-vingts ans dans le sein de sa mère, et qu’il lui coûta la vie en s’ouvrant un passage par son côté gauche. Ses ouvrages subsistent encore, mais fort altérés par ses disciples. Cependant ils contiennent des maximes et des sentences, comme on en trouve partout, sur les vertus morales ; sur la fuite des honneurs et le mépris des richesses, sur l’élévation de l’âme, qui, dédaignant les choses terrestres, se suffit à elle-même. Entre ses principes, on en remarque un qu’il répétait souvent, surtout lorsqu’il parlait de la production du monde : « Le Tao, c’est-à-dire, la raison éternelle a produit un ; un a produit deux ; deux ont produit trois ; et trois ont produit toutes choses. » Duhalde voudrait en conclure que Lao-kiun avait quelque connaissance de la Trinité : on a déjà dit cela de Platon ; mais c’est une contradiction manifeste. Dès que la Trinité est un mystère qui confond la raison, même après avoir été révélé, comment peut-il être deviné ou pressenti d’avance par la raison ?

Les principes moraux de ce philosophe et de ses disciples ont beaucoup de ressemblance, dit-on, avec ceux d’Épicure : ils consistent à se délivrer des passions qui peuvent troubler la tranquillité de l’âme. L’objet d’un homme sage, suivant la doctrine de Lao-kiun, doit être de passer sa vie sans inquiétude et sans embarras. Dans cette vue, il ne doit jamais tourner ses réflexions sur le passé, ni sa curiosité sur l’avenir. Être agité par des soins, occupé de grands projets, livré à l’ambition, à l’avarice, et à d’autres passions, c’est vivre pour sa prospérité plus que pour soi-même. Or il y a de la folie, suivant les principes de Lao-kiun, à chercher le bonheur d’autrui, et même le nôtre, aux dépens de notre repos ; parce que tout ce que nous regardons comme le bonheur cesse de mériter ce nom lorsque la paix de l’âme en reçoit la moindre altération. Aussi les partisans de cette philosophie affectent-ils un calme qui suspend, disent-ils, toutes les fonctions de leur âme ; mais, comme cette tranquillité ne peut résister à la crainte de la mort, ils se vantent d’avoir trouvé une liqueur nommé Tchang-seng-yo, qui les rend immortels. Ils sont livrés à l’alchimie, et fort infatués de la pierre philosophale. Leur passion pour la magie n’est pas moins aveugle : ils sont persuadés qu’avec l’assistance des démons qu’ils invoquent, ils peuvent réussir dans toutes leurs entreprises. L’espérance de se rendre immortels engage un grand nombre de mandarins à l’étude de cet art imposteur ; les femmes surtout, qui sont naturellement curieuses, s’abandonnent follement à ces vaines recherches. Certains empereurs crédules et superstitieux mirent autrefois en honneur cette doctrine impie, et multiplièrent beaucoup le nombre de ses partisans. Quelle philosophie que celle qui ne peut surmonter la crainte de la mort qu’en se repaissant des chimères de la magie, et qui ne peut guérir les passions que par une apathie stupide qu’on doit regarder comme une dégradation réelle dans un animal raisonnable et sensible ! Et l’on compare cette philosophie à celle d’Épicure ! Assurément ses atomes sont d’une mauvaise physique ; mais sa morale est aussi belle que celle de Lao-kiun est absurde.

L’empereur Tsin-chi-hoang-ti, qu’on accuse d’avoir fait brûler une infinité de livres chinois, se laissa persuader par ces imposteurs qu’ils avaient découvert la liqueur de l’immortalité. Vou-ti, sixième empereur de la dynastie des Hao, se livra uniquement à l’étude des livres magiques, sous un chef de cette secte, nommé Li-chao-hiun. Son exemple entraîna quantité de seigneurs dans les mêmes sentimens, et remplit sa cour d’une multitude de faux docteurs. La mort lui ayant enlevé une de ses femmes, dont la perte le rendit inconsolable, un magicien de la secte employa ses enchantemens pour lui faire voir la personne qu’il regrettait. Duhalde paraît persuadé, sur le témoignage des histoires chinoises, que cette apparition fut réelle. Il ajoute qu’elle attacha plus que jamais l’empereur aux pernicieux principes qu’il avait embrassés. Ce prince but plusieurs fois de la liqueur d’immortalité ; mais, s’apercevant à la fin qu’il n’en était pas moins mortel, il déplora trop tard l’excès de sa crédulité.

Cependant la secte des magiciens ne reçut aucun préjudice de sa mort, et trouva même de la protection dans ses successeurs ; elle acquit même tant de force, que, sous les empereurs de la dynastie des Tang, on donnait aux prêtres de cette secte le titre de tien-ssé, qui signifie docteurs célestes. Le fondateur de cette race impériale éleva un temple magnifique à Lao-kiun, et Hiuen-tsong, sixième empereur de la même dynastie, fit apporter avec beaucoup de pompe la statue de ce philosophe dans son palais.

Les successeurs de Lao-kiun ont toujours été revêtus de la qualité de grands mandarins, et font leur résidence dans une ville de la province de Kiang-si, où ils ont un palais magnifique : on y voit arriver des provinces voisines une foule continuelle de dévots qui viennent y chercher des remèdes à leurs maladies, ou demander des éclaircissemens sur leur destinée, et sur tout ce qui doit leur arriver dans le cours de leur vie ; ils reçoivent du tien-ssé un billet rempli de caractères magiques, et partent fort satisfaits, après l’avoir payé. Le crédit de ces imposteurs augmenta beaucoup sous la dynastie des Song, dont le troisième empereur, nommé Tchin-tsong, se laissa ridiculement tromper par leurs artifices. Pendant une nuit obscure, ils suspendirent à la grande porte de la ville impériale un livre composé de sentences et de caractères magiques pour l’invocation des démons. Ils publièrent qu’il était tombé du ciel ; aussitôt le crédule monarque l’alla recevoir de leurs mains avec une profonde vénération, et le porta comme en triomphe dans son palais, où, l’ayant renfermé dans une boite d’or, il le garda soigneusement. Telle fut l’origine du nouveau culte d’une multitude d’esprits, qui furent reconnus pour autant de divinités indépendantes, et honorés du nom de Chang-ti ; on déifia même quelques anciens princes auxquels on adressa des prières.

L’histoire des prêtres de Lao-kiun est précisément celle de nos sorciers, qui dupent encore les imbéciles et les bonnes femmes ; ils s’associent à prix d’argent quantité de misérables qui exercent la divination comme un métier ; ils disent à une personne qui vient les consulter, et qu’ils n’ont jamais vue, son nom, l’état de sa famille, sa position, sa demeure, le nombre de ses enfans, leur nom et leur âge, et mille autres particularités ; et plutôt que d’imaginer qu’ils ont pu s’en informer, Duhalde aime mieux croire que le démon peut bien en être instruit et les en instruire. Il ajoute que ces enchanteurs, après avoir invoqué les démons, font paraître dans l’air la figure du chef de leur secte et celle de leurs idoles. « Quelquefois, dit-il encore, pour répondre aux questions qu’on leur fait sur l’avenir, ils emploient une plume ou un pinceau qui écrit, seul et sans être touché de personne, toutes leurs explications sur le papier ou sur le sable ; ils font passer en revue, dans un chaudron plein d’eau, toutes les personnes d’une maison ; ils y font voir tous les changemens qui doivent arriver dans l’empire, et les dignités imaginaires qu’ils promettent pour récompense à ceux qui embrassent leur secte ; enfin ils prononcent des paroles mystérieuses qui n’ont aucun sens, et s’attribuent le pouvoir de charmer les hommes et les maisons. Rien n’est si commun à la Chine que les récits de ces sortes d’histoires ; et quoiqu’il y ait beaucoup d’apparence, suivant la reflexion de Duhalde lui-même, que la plus grande partie n’est qu’illusion, il ne croit pas que tout doive être regardé du même œil, et il est persuadé qu’un grand nombre de ces effets doit être attribué au pouvoir du diable.

Suivant le récit des missionnaires, ce fut environ soixante-cinq ans avant la naissance de Jésus-Christ que l’empereur Ming-ti introduisit dans l’empire une nouvelle secte, plus dangereuse encore que la précédente, et dont les progrès furent beaucoup plus rapides. Ce prince s’étant rappelé, à l’occasion d’un songe, qu’on avait souvent entendu dire à Confucius que le saint devait paraître du côté de l’ouest, envoya des ambassadeurs aux Indes pour découvrir quel était ce saint, et se faire instruire de sa doctrine. Ceux qu’il avait chargés de ses ordres s’imaginèrent l’avoir trouvé parmi les adorateurs d’une idole nommée Fo ou Foé, qu’ils apportèrent à la Chine, avec les fables, les superstitions et la doctrine de la métempsycose, dont les livres indiens étaient remplis.

Ils racontent que Fo était né dans cette partie des Indes que les Chinois nomment Chung-tien-cho ; que son père, nommé Iu-fan-vang, était roi de ce pays, et que sa mère se nommait Mo-yé ; qu’elle accoucha de lui par le côté droit, et qu’elle mourut peu de temps après. Il faudrait donc conclure de cet exemple, comparé aux circonstances de la naissance de Lao-kiun, que les prophètes ne viennent au monde que par le côté, et coûtent toujours la vie à leur mère ; car il n’en peut pas coûter moins pour accoucher d’un homme divin. Pendant sa grossesse, la mère de Fo ne cessa point de rêver qu’elle avait avalé un éléphant, et de là viennent les honneurs que les rois indiens rendent aux éléphans blancs, jusqu’à se faire souvent la guerre entre eux pour s’en procurer un. Fo se tint debout au moment de sa naissance, et il fit sept pas en montrant le ciel d’une main et la terre de l’autre ; sa langue s’étant déliée tout d’un coup, il prononça les paroles suivantes : Au ciel et sur la terre, il n’y a que moi qui mérite d’être adoré. À l’âge de dix-sept ans, il épousa trois femmes, de l’une desquelles il eut un fils nommé, par les Chinois, Mo-cheou-lo ; à dix-neuf ans, il abandonna ses femmes et tous les soins terrestres pour se retirer dans un lieu désert avec quatre philosophes, que les Indiens nomment Ioghis ; à trente ans, il se trouva tout d’un coup pénétré de la Divinité, et devint Fo, c’est-à-dire un de ces dieux que les Indiens nomment pagodes ; ensuite, se regardant lui-même comme un être divin, il ne pensa plus qu’à répandre sa doctrine, et qu’à s’attirer la vénération du peuple par les merveilles dont sa prédication était accompagnée. Les Chinois de sa secte ont représenté ses miracles dans un grand nombre de gravures qui forment plusieurs gros volumes. On aurait peine à croire combien cette ridicule divinité s’attira d’adorateurs : sa doctrine fut répandue dans toutes les parties de l’Orient par quarante mille apôtres qui passaient pour ses disciples favoris ; mais dans cette multitude on en distinguait dix d’un mérite et d’un rang supérieurs, qui publièrent cinq mille volumes à l’honneur de leur maître. Les Chinois donnent a ces sectateurs, ou plutôt à ces prêtres, le nom de ho-chang ; les Tartares, celui de lamas, ou de la-ma-sengs ; les Siamois, celui de talapoins ; et les Japonais, ou plutôt les Européens, celui de bonzes.

Il mourut à l’âge de soixante-dix-neuf ans. À l’approche de sa dernière heure, il assembla ses disciples pour leur déclarer que jusqu’alors il ne s’était expliqué que par des figures et des paraboles, sous le voile desquelles il avait caché la vérité pendant l’espace de quarante ans ; mais qu’étant près de les quitter, il voulait leur communiquer le fond de sa doctrine ; qu’il n’y avait pas d’autre principe des choses que le vide et le néant, que tout était sorti du néant et y devait rentrer, et que telle était la fin de toutes les espérances. On n’entend pas trop comment le néant et le vide sont des principes, ou, pour mieux dire, comment rien produit quelque chose. C’est directement l’opposé de ce vers fameux de Lucrèce :

Ex nihilo nihil, in nihilum nil posse reverti

Le testament philosophique de Fo n’était pas plus clair que ses paraboles.

Ses disciples ne manquèrent pas, après sa mort, de répandre une infinité de fables, qui en imposèrent facilement à la crédulité du peuple. Ils publièrent que leur maître était né huit mille fois, que son âme avait passé successivement dans plusieurs animaux, et qu’il s’était fait voir sous la forme d’un singe, d’un dragon, d’un éléphant blanc. Comme le but de cette imposture était d’introduire son culte sous la figure de ces divers animaux, on ne manqua point de leur rendre des adorations, parce qu’ils avaient servi de demeures à l’âme de Fo. Les Chinois mêmes ont bâti des temples à toutes sortes d’idoles dans toute l’étendue de l’empire. Mo-kia-ye, disciple favori de Fo, demeura le dépositaire de ses plus importans secrets, et chargé particulièrement de la propagation de sa doctrine. Son maître lui avait ordonné, en mourant, de ne jamais employer d’argumens ni de preuves pour la soutenir, mais de mettre seulement à la tête des ouvrages qu’il devait publier : Telle est la doctrine que j’ai reçue. Cet ordre était fort sensé ; une pareille formule abrège beaucoup de disputes, et l’on est sûr, en ne raisonnant jamais, de n’être jamais convaincu.

Fo parle, dans un de ses livres, d’un maître plus ancien que lui, auquel les Chinois ont donné le nom d’O-mi-to, et les Japonais, par corruption, celui d’Amida. Ce personnage parut dans le royaume de Bengale, et les bonzes prétendent qu’il était parvenu à un si haut degré de sainteté, qu’il suffit à présent de l’invoquer pour obtenir du ciel le pardon des plus grands crimes. Aussi les Chinois de cette secte ont-ils continuellement ces deux noms dans la bouche : O-mi-to, Fo ! Ils sont persuadés qu’après avoir invoqué ces deux dieux, non-seulement ils sont parfaitement purifiés, mais qu’ils peuvent ensuite lâcher la bride à leurs passions, parce qu’ils ont toujours la facilité de laver leurs taches au même prix. Les derniers discours de Fo firent naître une secte d’athées entre les bonzes. Une troisième secte entreprit de concilier les deux doctrines, par la distinction qu’elle mit entre l’extérieure et l’intérieure. L’une, suivant cette idée, est plus à la portée du peuple, et prépare les esprits à recevoir la seconde, qui ne convient qu’aux âmes instruites et bien purifiées.

Les principes de morale dont les bonzes recommandent soigneusement la pratique sont contenus dans la doctrine extérieure. Ils consistent à croire « qu’il y a beaucoup de différence entre le bien et le mal ; qu’après la mort il y a des récompenses pour la vertu, des punitions pour le vice, et des places marquées pour l’un et l’autre, suivant le degré de mérite ; que le dieu Fo naquit pour sauver le monde, et pour ramener dans la voie du salut ceux qui s’en étaient écartés ; que c’est à lui qu’ils doivent l’expiation de leurs péchés, et la nouvelle naissance à laquelle ils sont destinés dans un autre monde ; qu’il y a cinq préceptes d’une obligation indispensable : 1o. de ne tuer aucune créature vivante ; 2o. de ne pas s’emparer du bien d’autrui ; 3o. d’éviter l’impureté ; 4o. de ne pas blesser la vérité par le mensonge ; 5o. de s’abstenir de l’usage du vin. »

Mais les bonzes recommandent particulièrement de ne pas négliger certaines œuvres charitables, qu’ils prescrivent dans leurs instructions : « Traitez bien les bonzes, répètent-ils sans cesse, et fournissez-leur tout ce qui est nécessaire à leur subsistance ; bâtissez des monastères et des temples, afin que, par leurs prières et par les chatimens volontaires qu’ils s’imposent pour l’expiation de vos péchés, ils puissent vous garantir des punitions dont vous êtes menacés. Aux funérailles de vos parens, brûlez du papier doré et argenté, avec quantité d’habits d’étoffes de soie, qui seront changés dans l’autre monde en or, en argent et en habits réels. Ainsi non-seulement vous pourvoirez aux nécessités des personnes qui vous sont chères, mais vous les mettrez en état d’obtenir la faveur des dix-huit gardes de l’enfer, qui, sans cela, seraient inexorables, et capables de les traiter avec la dernière rigueur. Si vous négligez ces commandemens, vous ne devez vous attendre, après la mort, qu’à de cruels supplices. Votre âme, par un long cours de transmigrations, passera dans les plus vils animaux, et vous reparaîtrez successivement sous la forme d’un mulet, d’un cheval, d’un chien, d’un rat, et d’autres créatures encore plus méprisables. »

Il serait difficile de faire comprendre toute la force de ces terribles chimères sur l’esprit crédule et superstitieux des Chinois. Le père Le Comte en rapporte un exemple. Se trouvant dans la province de Chen-si, il fut un jour appelé pour baptiser un malade qui était àgé de soixante-dix ans. Ce vieillard vivait d’une petite pension qui lui avait été accordée par l’empereur, et les bonzes lui avaient assuré que la reconnaissance lui imposerait dans l’autre monde un devoir assez pénible ; c’était d’y servir l’empereur en portant les dépêches de la cour dans les provinces. Aussi son âme, pour cet office, devait passer dans le corps d’un cheval de poste. Ils lui recommandaient de ne jamais broncher, ni mordre, ni ruer, ni blesser personne ; ils l’exhortaient à courir légèrement, à manger peu, à souffrir patiemment l’éperon, comme autant de moyens pour exciter la compassion des dieux, qui font souvent un homme de qualité d’un bon cheval, et qui l’élèvent à la dignité de mandarin. Toutes ces idées assiégeaient sans cesse l’imagination du vieillard, le faisaient trembler, et troublaient chaque nuit son sommeil. Dans ses songes, il croyait se voir sellé, bridé, et tout prêt à partir au premier coup de fouet du postillon. Il se trouvait couvert de sueur et tout éperdu à son réveil, incertain quelquefois s’il était homme ou cheval. Comme il avait entendu dire que, dans la religion du missionnaire, on n’avait point à redouter un sort si misérable, et qu’on ne cessait pas du moins d’y conserver la qualité d’homme, il souhaita vivement d’y être reçu, et le missionnaire assure qu’il mourut très-bon catholique.

La doctrine de la transmigration des âmes est extrêmement propre à soutenir les fraudes et les artifices que les bonzes inventent pour exciter la libéralité du peuple : on en lit un autre exemple dont on ferait un très-bon conte. Deux bonzes, voyant deux beaux canards dans la cour d’un riche paysan, se mirent à soupirer et à pleurer amèrement. La maîtresse de la maison, qui les observait de sa chambre, sortit avec empressement pour leur demander ce qui les affligeait : « Hélas ! lui dirent-ils, nous savons que les âmes de nos pères ont passé dans le corps de ces animaux, et la crainte qu’il ne vous prenne envie de les tuer nous fait mourir de douleur. — J’avoue, leur répondit cette femme, que notre dessein était de les tuer, mais je vous promets de les garder, puisqu’ils sont vos parens. » C’est la réponse de M. Guillaume lorsque Patelin convoite son drap : Je vous le garderai. — Ce n’est pas là mon compte, dit Patelin ; et c’est aussi ce que dirent les bonzes. Ils représentèrent à cette femme que son mari serait peut-être moins charitable, et qu’ils seraient fort à plaindre s’il arrivait quelque malheur à ces pauvres créatures. Enfin, la pitié prenant le dessus, elle consentit à leur livrer les canards, afin qu’ils pussent veiller eux-mêmes à leur sûreté. Ils les acceptèrent avec de grandes marques de reconnaissance, en se prosternant devant eux, et leur témoignant beaucoup de tendresse et de respect ; mais ils les tuèrent le soir pour leur souper.

Dans la nécessité de soutenir leur secte, ils achètent de jeunes garçons de sept ou huit ans, qu’ils instruisent pendant quinze ou vingt ans dans leurs mystères, avec toutes sortes de soins pour les rendre propres à leur succéder. Cependant la plupart sont fort ignorans, et n’entendent pas même les principes de leur doctrine ; mais, comme il y a parmi eux une distinction de rangs fort bien établie, les uns sont employés à demander l’aumône ; d’autres, qui ont acquis la connaissance des livres, et qui parlent poliment, sont chargés de visiter les gens de lettres et de s’insinuer dans la faveur des mandarins. Ils ont aussi dans leurs couvens de vénérables vieillards qui président aux assemblées des femmes ; mais ces assemblées sont en petit nombre, et ne sont point en usage dans toutes les villes. Quoique les bonzes n’aient pas de hiérarchie régulière, ils ont des supérieurs qu’ils appellent ta-hoc-hang, ou grands bonzes. Ce rang ajoute beaucoup à la considération qu’ils peuvent avoir acquise par leur âge, par leur extérieur grave et modeste, et par tous les artifices de l’hypocrisie. On rencontre des maisons ou des couvens de bonzes dans toutes les parties de l’empire.

Il n’y a point de province qui n’ait quelques montagnes où les bonzes ont bâti des couvens qui sont plus honorés que ceux des villes. On y va de fort loin en pèlerinage. Les dévots se mettent à genoux en arrivant au pied de la montagne, et se prosternent a chaque pas qu’ils font pour y monter. Ceux qui ne peuvent entreprendre le voyage prient leurs amis d’acheter pour eux une grande feuille imprimée, dont le coin est signé de la marque des bonzes. Au centre est la figure du dieu Fo, entourée d’un grand nombre de cercles. Les dévots de l’un et de l’autre sexe portent au cou, et quelquefois autour du bras, une espèce de rosaire, composé de cent grains, d’une grosseur médiocre, et de huit autres grains beaucoup plus gros. Le sommet est une boule allongée, de la forme d’une petite gourde. En roulant ces grains entre leurs doigts, ils prononcent les deux noms mystérieux, O-mi-to, Fo, dont l’auteur dit qu’ils n’entendent pas eux-mêmes le sens. Ils les accompagnent de cent génuflexions, après lesquelles ils retranchent un des cercles rouges qui sont imprimés sur leur feuille.

Les laïques invitent quelquefois les bonzes à les visiter dans leurs maisons, pour y faire leur prière et pour confirmer l’authenticité de ces cercles par leur sceau. Ils portent la feuille avec beaucoup de pompe, aux funérailles de leurs parens, dans une boîte qui est scellée aussi par les bonzes. Ils donnent à ce précieux bijou le nom de lou-in, c’est-à-dire passe-port pour le voyage de ce monde à l’autre. Ce trésor ne s’obtient qu’à prix d’argent ; mais personne ne regrette la dépense, parce qu’on le regarde comme le gage du bonheur futur.

Entre les temples des faux dieux, on en distingue plusieurs qui ne sont pas moins fameux par la magnificence et l’étendue des édifices que par l’étrange figure des idoles. Il y en a de si monstrueuses, que leurs adorateurs, effrayés de la seule vue, se prosternent en tremblant et frappent plusieurs fois la terre du front. Comme les bonzes n’ont point d’autre vue que de gagner de l’argent, et que toute la réputation qu’ils peuvent avoir acquise n’empêche pas qu’ils ne soient la plus vile partie de l’empire, ils possèdent l’art de se contrefaire devant le peuple par une continuelle affectation de douceur, de complaisance, d’humilité et de modestie qui trompe tout le monde au premier coup d’œil. Les Chinois, ne pénétrant point au-delà de l’apparence, les prennent pour autant de saints, surtout lorsqu’à cet extérieur imposant ils joignent des mortifications corporelles et des jeûnes rigoureux, qu’ils se lèvent plusieurs fois la nuit pour adorer Fo, et qu’ils paraissent se sacrifier au bien public. Souvent, pour augmenter leur mérite dans l’opinion du vulgaire, et toucher de compassion leurs spectateurs, ils s’imposent de rudes pénitences jusqu’au milieu des places publiques. Les uns s’attachent au cou et aux pieds de grosses chaînes de plus de trente pieds de long, qu’ils traînent avec beaucoup de fatigue au travers des rues ; et s’arrêtant à chaque porte : « Vous voyez, disent-ils aux habitans, ce qu’il nous en coûte pour expier vos péchés : ne pouvez-vous nous faire une petite aumône ? » On en rencontre d’autres qui paraissent tout sanglans des coups qu’ils se donnent avec une grosse pierre ; mais, de toutes ces austérités volontaires, il n’y en a pas de plus surprenante que celle qui est rapportée par le père Le Comte. Il rencontra au milieu d’un village un jeune bonze, doux, affable et modeste, placé debout dans une chaise de fer dont le dedans était hérissé de clous pointus qui ne lui permettaient pas de s’appuyer sans se faire une infinité de blessures. Il était porté fort lentement dans les maisons par deux porteurs de louage, et toutes ses prières se réduisaient à demander quelque aumône. « Vous le voyez, disait-il ; je suis enfermé dans cette chaise pour le bien de vos âmes : je n’en sortirai pas que tous les clous dont elle est remplie n’aient été achetés. » L’auteur remarque qu’il y en avait plus de deux mille. « Chaque clou, ajoutait le bonze, vous coûtera six sous ; mais vous ne devez pas douter qu’ils ne deviennent une source de bénédictions dans vos familles. Prenez-en du moins un, vous ferez un acte héroïque de vertu ; et l’aumône que vous donnerez ne sera pas pour les bonzes, à qui vous pouvez témoigner votre charité par d’autres voies, mais pour le dieu Fo, à l’honneur duquel nous voudrions bâtir un temple. »

Le père Le Comte passa fort près de ce jeune imposteur, qui lui fit le même compliment ; sur quoi il lui conseilla de s’épargner des peines inutiles, et d’aller se faire instruire à l’église chrétienne. Le bonze lui répondit qu’il le remerciait beaucoup de son conseil, mais qu’il lui aurait encore plus d’obligation s’il voulait acheter une demi-douzaine de ses clous, qui lui attireraient infailliblement du bonheur dans son voyage. « Tenez, ajouta-t-il en se tournant dans sa chaise, prenez ceux-ci sur ma parole ; foi de bonze, je vous les donne pour les meilleurs, parce que ce sont ceux qui m’incommodent le plus ; cependant ils ne vous coûteront pas plus que les autres. » Il prononça ce discours d’un air qui aurait fait rire le missionnaire dans toute autre occasion.

L’avidité des bonzes pour les aumônes les rend toujours prêts à se rendre indifféremment chez les riches et les pauvres, au moment qu’ils y sont appelés : ils y vont en tel nombre qu’on le souhaite ; ils y demeurent aussi long-temps qu’on veut les retenir. Si c’est pour quelque assemblée de femmes, ils mènent avec eux un grand bonze, qui est distingué des autres par le respect qu’ils lui portent, par le droit de préséance, et par un habillement propre à son rang.

Ces assemblées dévotes leur rapportent un revenu considérable. On voit dans les villes plusieurs sociétés de dix, quinze ou vingt femmes avancées en âge, ou veuves, et par conséquent libres dans la disposition de leurs bourses. Les bonzes choisissent particulièrement les dernières pour supérieures ou pour abbesses de la société. Chacune obtient ce degré d’honneur à son tour, et le possède l’espace d’un an. C’est chez la supérieure que se tiennent les assemblées, et les autres contribuent d’une certaine somme d’argent aux dépenses nécessaires pour l’entretien de l’ordre. Les jours d’assemblée, un vieux bonze, qui en est le président, chante des hymnes à l’honneur de Fo : toutes les dévotes y joignent leurs voix. Lorsqu’elles ont fait retentir assez longtemps les noms O-mi-to, Fo, et battu sur de petits chaudrons, elles se mettent à table, et se traitent fort bien. Lecteur, jugez, comparez, et profitez.

Aux jours solennels, le lieu de l’assemblée est orné de plusieurs images et de peintures grotesques, qui représentent les tourmens de l’enfer sous mille formes différentes. Les prières et les jeûnes durent sept jours, et le grand bonze est assisté par d’autres bonzes inférieurs qui joignent leurs voix à la sienne. Dans cet intervalle, leur principal soin est de préparer et de consacrer des trésors pour l’autre monde. On construit dans cette vue un petit palais de papier peint et doré, où l’on fait entrer toutes les parties qui composent une maison. On les remplit d’une infinité de boîtes de carton peintes et vernies, qui contiennent encore du papier doré et argenté. Ces mystérieuses bagatelles doivent servir à préserver les dévotes des châtimens terribles que le Yen-vang, ou le roi de l’enfer, exerce sur ceux qui n’ont rien à lui offrir. On met à part une certaine somme pour gagner les officiers de ce redoutable tribunal ; le reste est destiné, avec la maison, à se loger, à se nourrir, et à se procurer quelque emploi dans l’autre monde.

Les hommes ont, comme les femmes, des assemblées où les bonzes président, et qu’ils appellent tcha-tchays, ou jeûneurs. Le supérieur de ces sociétés en est comme le maître ; il a sous lui quantité de disciples, qui portent le nom de tou-ti ; comme il est distingué lui-même par le titre de ssée-fou, qui signifie père docteur.

La pratique du jeûne est un voile excellent pour couvrir tous les désordres d’une vie libertine, et pour se faire à peu de frais une grande réputation de sainteté ; mais s’ils en imposent aux esprits crédules, le père Duhalde assure qu’ils ne font pas la même impression sur les Chinois bien élevés. Les bonzes, dit-il, quelque apparence de piété qu’ils affectent, sont connus, la plupart, pour des hypocrites qui passent leur vie dans toutes sortes de débauches. Il remarque dans un autre endroit qu’ils sont généralement méprisés des grands, et qu’étant regardés comme la plus vile partie du peuple, il n’y a point de Chinois d’une naissance honnête qui veuille embrasser leur profession.

On n’a représenté jusqu’ici que la doctrine extérieure de Fo. Les dogmes intérieurs de sa secte passent pour des mystères inconnus, dit-on, à la plupart des bonzes, qui sont trop ignorans et trop stupides pour s’élever jusqu’à cette connaissance. Cette doctrine cependant est précisément celle de Lao-kiun.

La sainteté consiste à cesser d’être et à se replonger dans le néant. Plus on approche de la nature d’une pierre ou d’un tronc d’arbre, plus on touche à la perfection. C’est dans l’indolence, dans l’inaction, dans la cessation de tous les désirs, et dans la privation de tous les mouvemens du corps, dans l’annihilation de toutes les facultés de l’âme et dans la suspension générale de la pensée que consistent la vertu et le bonheur. Lorsqu’on est une fois parvenu à cet heureux état, toutes les vicissitudes et les transmigrations étant finies, on n’a plus rien à redouter, parce qu’à parler proprement, on n’est plus rien ; et, pour renfermer toute la perfection de cet état dans un seul mot, on est parfaitement semblable au dieu Fo. Nous avons déjà vu cette doctrine à Siam. Les docteurs de la Chine l’ont toujours combattue. L’un d’entre eux, nommé Chin, a tracé un tableau énergique des vices et des prestiges de ces imposteurs.

« Les sectateurs de Fo, dit-il, sont persuadés qu’ils peuvent s’abandonner impunément aux actions les plus criminelles, et qu’en brûlant un peu d’encens pendant la nuit, ou récitant quelques prières devant une statue, ils obtiennent le pardon de tous leurs crimes. Les dévots, dit-il ailleurs, sont insensibles aux nécessités d’un père et d’une mère qui souffrent le froid et la faim : toute leur attention se borne à ramasser une somme d’argent pour orner l’autel de Fo ou de quelque autre dieu qu’ils honorent d’un culte particulier. »

La Chine a quatre sortes de professions, entre lesquelles ses habitans font leur choix, et qui servent à l’entretien de la société : les lettrés, les laboureurs, les marchands, et les artisans ; mais les disciples de Fo exhortent sans cesse le peuple à s’éloigner de ces quatre voies pour entrer dans celle qu’ils ont prise eux-mêmes et dont ils vantent les avantages. « Supposons, continue le philosophe Chin, que tout le monde suivît leur exemple, que deviendraient les professions les plus nécessaires à l’état ? Qui prendrait soin de cultiver les terres et de travailler aux manufactures ? D’où nous viendraient les étoffes et les alimens pour le soutien de la vie ? Peut-on s’imaginer qu’une doctrine dont l’établissement universel entraînerait la ruine de l’empire ait la vérité pour fondement ? »

Observons avec l’abbé Prévost que les traducteurs anglais de Duhalde ne manquent pas d’attribuer à la religion romaine toutes les pratiques de la secte de Fo.

Les bonzes ne laissent pas de maltraiter quelquefois leurs idoles. N’en obtiennent-ils rien après de longues prières, ils les chassent de leur temple, comme des divinités impuissantes, les accablent de reproches, et leur donnent des noms outrageans auxquels ils joignent quelquefois des coups : « Comment, chien d’esprit, nous vous logeons dans un temple magnifique, nous vous revêtons d’une belle dorure, nous vous nourrissons bien, nous vous offrons de l’encens, et tous nos soins ne font de vous qu’un ingrat qui nous refuse ce que nous lui demandons ! » Là-dessus, ils lient la statue avec des cordes, et la traînent dans les rues, au travers des boues et des plus sales immondices, pour lui faire payer toute la dépense qu’ils ont faite en parfums. Si le hasard leur fait obtenir alors ce qu’ils demandaient, ils lavent le dieu avec beaucoup de cérémonies ; ils le rapportent au temple ; et, l’ayant replacé dans sa niche, ils tombent à genoux devant lui, et s’épuisent en excuses sur la manière dont ils l’ont traité. « Au fond, lui disent-ils, nous nous sommes un peu trop hâtés, mais il est vrai aussi que vous avez été un peu trop lent. Pourquoi vous êtes-vous attiré nos injures ? Nous ne pouvons remédier au passé : n’en parlons plus. Si vous voulez l’oublier, nous allons vous revêtir d’une nouvelle dorure. » On lit dans le père Le Comte une aventure fort bizarre, qui était arrivée de son temps à Nankin. Un habitant de cette ville, voyant sa fille unique dangereusement malade, et n’espérant plus rien des remèdes de l’art, s’adressa aux bonzes, qui lui promirent, pour une somme d’argent, l’assistance d’une idole fort vantée : il n’en perdit pas moins l’objet de son affection. Dans la douleur de sa perte, il résolut du moins de se venger. Il porta sa plainte aux juges pour demander que l’idole fût punie de l’avoir trompé par une fausse promesse. « Si cet esprit, disait-il dans sa requête, est capable de guérir les malades, c’est une friponnerie manifeste d’avoir pris mon argent et laissé mourir ma fille ; s’il n’a pas le pouvoir qu’il s’attribue, que signifie cette présomption ? Pourquoi prend-il la qualité de dieu ? Est-ce pour rien que nous l’honorons, et que toute la province lui offre des sacrifices ? » Ainsi, concluant que la mort de sa fille venait de l’impuissance ou de la méchanceté de l’idole, il demandait qu’elle fut punie corporellement, que son temple fût abattu, et que ses prêtres fussent honteusement chassés de la ville. Cette affaire parut si importante, que les juges ordinaires en renvoyèrent la connaissance au gouverneur, qui l’évoqua au vice-roi de la province. Ce mandarin, après avoir entendu les bonzes, prit pitié de leur embarras ; il fit appeler leur adversaire, et lui conseilla de renoncer à ses prétentions, en lui représentant qu’il n’y avait pas de prudence à presser certaine espèce d’esprits qui étaient naturellement malins, et qui pouvaient lui jouer tôt ou tard un mauvais tour : il ajouta que les bonzes s’engageraient à faire, au nom de l’idole, ce qu’on pouvait raisonnablement exiger d’eux, pourvu que les demandes ne fussent pas poussées trop loin. Mais le père, qui était inconsolable de la mort de sa fille, protesta qu’il périrait plutôt que de se relâcher. « Cet esprit, disait-il, ne se croira-t-il pas en droit de commettre toutes sortes d’injustices, s’il est une fois persuadé que personne n’a la hardiesse de s’y opposer ? » Le vice-roi se vit obligé de s’en remettre au cours ordinaire de la justice. L’affaire fut portée au conseil de Pékin ; en un mot, après de longues discussions, l’idole fut condamnée au bannissement perpétuel, comme inutile au bien de l’empire : son temple fut abattu ; et les bonzes qui la représentaient furent châtiés sévèrement.

Le respect que le peuple chinois porte aux prêtres n’empêche pas que les personnes prudentes ne soient sur leurs gardes, et que les magistrats n’aient toujours l’œil ouvert sur eux dans toutes les parties de leur juridiction. Il y a peu d’années, raconte le même auteur, que le gouverneur d’une ville, voyant une foule de peuple assemblée sur le grand chemin, eut la curiosité de faire demander la cause de ce tumulte. On lui répondit que les bonzes célébraient une fête extraordinaire. Ils avaient placé sur un théâtre une machine terminée par une petite cage de fer, au-dessus de laquelle passait la tête d’un jeune homme, dont on ne voyait distinctement que les yeux, mais qui les roulait d’une manière effrayante : un bonze paraissant sur le théâtre au-dessus de la machine, avait annoncé au peuple que ce jeune homme allait se sacrifier volontairement, en se précipitant dans une rivière profonde qui coulait près du grand chemin ; « cependant, avait ajouté le bonze, il n’en mourra point : au fond de la rivière, il sera reçu par des esprits charitables, qui lui feront un accueil aussi favorable qu’il puisse le désirer. En vérité, c’est ce qui pouvait lui arriver de plus heureux : cent autres ont ambitionné sa place ; mais nous lui avons donné la préférence, parce qu’il la mérite effectivement par son zèle et ses autres vertus. »

Après avoir écouté ce récit, le gouverneur déclara qu’il trouvait beaucoup de courage au jeune homme, mais qu’il était surpris que ce ne fût pas lui-même qui eût annoncé sa résolution au peuple. En même temps il ordonna qu’il lui fût amené, pour se donner la satisfaction de l’entendre : les bonzes, alarmés de cet ordre, employèrent tous leurs efforts pour s’y opposer ; ils protestèrent que, si la victime ouvrait la bouche, le sacrifice serait inutile, et qu’ils ne répondaient pas des malheurs que cette profanation pouvait attirer sur la province. Je réponds de tout, dit le gouverneur ; et renouvelant ses ordres, il fut surpris d’apprendre qu’au lieu de s’expliquer avec ceux qu’il en avait chargés, le jeune homme n’avait fait que jeter sur eux des regards agités, avec des contorsions extrêmement violentes. « Vous voyez, dit un bonze, combien il est affligé des ordres que vous lui faites porter : il en est au désespoir ; et si vous ne les révoquez pas , vous le ferez mourir de douleur. »

Loin de changer de résolution, le mandarin chargea ses gardes de le dégager de sa cage, et de l’amener. Ils le trouvèrent non-seulement lié par les pieds et par les mains, mais à demi-suffoqué d’un bâillon qui lui remplissait la bouche. Aussitôt qu’il fut délivré de ce tourment, il se mit à crier de toute sa force : « Vengez-moi de ces assassins, qui veulent me noyer. Je suis un bachelier dans les arts ; j’allais à Pékin pour l’examen. Hier, une troupe de bonzes m’enleva violemment ; ils m’ont attaché ce matin à cette machine pour me noyer ce soir, dans la vue de je ne sais quelle détestable cérémonie. » Tandis qu’il exprimait ses plaintes, les bonzes avaient commencé à s’éloigner ; mais les gardes qui accompagnent sans cesse les gouverneurs en arrêtèrent quelques-uns. Le supérieur, c’est-à-dire celui qui avait harangué l’assemblée, fut jeté sur-le-champ dans la rivière, où les esprits charitables ne se présentèrent pas pour le recevoir. Les autres coupables furent resserrés dans une étroite prison, et reçurent ensuite la punition qu’ils méritaient. Ici l’atrocité est jointe au ridicule ; et c’est ordinairement le double caractère de la superstition.

Depuis que les Tartares règnent à la Chine, les lamas, autre sorte de bonzes, sont venus s’y établir : leur habit est différent de celui des bonzes chinois par la taille et la couleur ; mais leur religion est la même, ou ne diffère que par un petit nombre de pratiques superstitieuses. Ils servent de chapelains à la noblesse tartare qui habite à Pékin.

On a déjà dû remarquer dans plusieurs articles de la religion de Fo une conformité surprenante avec le christianisme. Quelques missionnaires, étonnés de cette ressemblance, ont cru qu’elle en pouvait être une corruption, et que, vers le septième ou le huitième siècle, les peuples du Thibet et de la Tartarie peuvent avoir été convertis par les Nestoriens. D’autres se sont figuré que l’Évangile peut avoir été prêché dans ces régions, du temps même des apôtres ; mais comment donner de la vraisemblance à cette opinion, s’il paraît certain, par les histoires chinoises, que la religion de Fo ait précédé de plus de mille ans celle de Jésus-Christ ? Couplet, Le Comte, et plusieurs autres missionnaires n’opposent rien à cette objection : il est vrai que Duhalde, en parlant de la naissance de Fo, n’en rapporte point le temps ; mais il observe dans plusieurs autres endroits, particulièrement dans une note sur le philosophe Chin, que Fo vivait cinq cents ans avant Pythagore ; il ajoute que Pythagore tira des disciples de Fo sa doctrine de la métempsycose. Sans entreprendre d’éclaircir ces ténèbres, on croit devoir rapporter ici une observation du père Navarette. La fameuse figure, qui se nomme San-pao, dit ce missionnaire, que les Chinois donnent pour l’image de leur Ternaire, est exactement semblable à celle qu’on voit à Madrid sur le grand autel du couvent des Trinitaires. Un Chinois qui se trouverait en Espagne pourrait s’imaginer qu’on y adore le san-pao de son pays.

De la plupart des faits que nous avons recueillis, il résulte en général que le peuple chinois est très-porté à la superstition : on prétend même que quelques mandarins n’en sont pas exempts, et qu’ils souffrent chez eux le charlatanisme des bonzes, soit par une crédulité que leurs lumières acquises ne peuvent pas vaincre, soit par faiblesse pour les femmes, qui la plupart ont du penchant pour les prestiges et les sortiléges des prêtres de Fo. Trois causes, dit-on, toujours subsistantes, concourent à maintenir le pouvoir que ces imposteurs conservent à la Chine.

La première est le souan-ming, ou le métier de diseur de bonne aventure. Le pays est plein de gens qui calculent les nativités, et qui, jouant d’une espèce de tuorbe, vont de maisons en maisons pour offrir à chacun de lui dire sa bonne ou sa mauvaise fortune. La plupart sont des aveugles, et le prix de leur service est d’environ deux liards. Il n’y a point d’extravagances qu’ils ne débitent sur les huit lettres dont l’an, le jour, le mois et l’heure de la naissance sont composés : cet horoscope se nomme pa-tsé. Ils prédisent les malheurs dont on est menacé ; ils promettent des richesses et des honneurs, du succès dans les entreprises de commerce et dans l’étude des sciences ; ils découvrent la cause de vos maladies et de celles de vos enfans, les raisons qui vous ont fait perdre votre père, votre mère, etc. Les infortunes viennent toujours de quelque idole que vous avez eu le malheur d’offenser ; ils vous conseillent de ne pas perdre de temps


pour l’apaiser, et de faire appeler promptement un certain bonze : si les prédictions se trouvent fausses, le peuple se contente de dire : Cet homme entend mal son métier.

Le second usage qui entretient l’aveuglementdes Chinois consiste dans le po-coua ou le ta-coua, c’est-à-dire l’art de consulter les esprits. Il y a plusieurs méthodes établies pour cette opération ; mais la plus commune est de se présenter devant une idole, et de brûler certains parfums, en frappant plusieurs fois la terre du front. On prend soin de porter près de la statue une boîte remplie de petits bâtons, d’un demi-pied de longueur, sur lesquels sont gravés des caractères énigmatiques, qui passent pour autant d’oracles. Après avoir fait plusieurs révérences, on laisse tomber au hasard un des petits bâtons, dont les caractères sont expliqués par le bonze qui préside à la cérémonie. Quelquefois on consulte une grande pancarte qui est attachée contre le mur, et qui contient la clef des caractères. Cette opération se pratique à l’approche d’une affaire importante, d’un voyage, d’une vente de marchandises, d’un mariage, et dans mille autres occasions, pour le choix d’un jour heureux, et pour le succès de l’entreprise.

La troisième source d’ignorance et la plus profonde, quoique la plus ridicule, est le fong-choui, autre opération mystérieuse qui regarde la position des édifices, et surtout celle des tombeaux. Fong-choui signifie vent et eau. Si quelqu’un bâtit, par hasard, dans une position contraire à ses voisins, et qu’un coin de sa maison soit opposé au côté de celle d’un autre, c’est assez pour faire croire que tout est perdu. Il en résulte des haines qui durent aussi long-temps que l’édifice. Le remède consiste à placer dans une chambre un dragon ou quelque autre monstre de terre cuite, qui jette un regard terrible sur le coin de la fatale maison, et qui repousse ainsi toutes les influences qu’on peut en appréhender. Les voisins qui prennent cette précaution contre le danger ne manquent pas chaque jour de visiter plusieurs fois le monstre qui veille à leur défense. Ils brûlent de l’encens devant lui, ou plutôt devant l’esprit qui le gouverne, et qu’ils croient sans cesse occupé de ce soin ! Les bonzes ne manquent point de prendre part à l’embarras de leurs cliens ; ils s’engagent pour une somme d’argent à leur procurer l’assistance de quelque esprit puissant, qui soit capable de les rassurer nuit et jour par des efforts continuels de vigilance et d’attention. Il se trouve des personnes si timides, qu’elles interrompent leur sommeil pour observer s’il n’est point arrivé de changement qui doive les obliger de changer de lit ou de maison ; et d’autres encore plus crédules qui ne dormiraient pas tranquillement, s’ils n’entretenaient dans la chambre du dragon un bonze qui ne les quitte pas jusqu’à la fin du danger ; mais il est rare que le désordre dure long-temps. Tous les voisins ayant le même intérêt à se délivrer de leurs alarmes, emploient leurs biens et leur crédit auprès des mandarins, qui saisissent quelquefois aussi volontiers que les bonzes de si belles occasions pour tirer un profit considérable de la faiblesse du peuple. Ce qui doit paraître étrange, c’est qu’une superstition si généralement établie n’ait produit aucune loi qui ôte aux particuliers la liberté de suivre leur goût dans la forme et la position de leurs édifices. Il arrive souvent qu’un particulier, mécontent de son voisinage, prend un plaisir malin à se venger par le trouble qu’il y répand. Un jour quelques prosélytes chinois, qui n’avaient point encore secoué le joug de toutes leurs anciennes erreurs, vinrent avertir le supérieur de la mission qu’un de ses voisins, dans quelques réparations qu’il faisait à ses édifices, avait fait tourner le coin d’un mur contre le côté de l’église. Toute la ville informée de cette insulte, attendait curieusement quelle serait la conduite des Européens, et quelle méthode ils emploieraient pour détourner les calamités dont ils étaient menacés ; mais les missionnaires ayant reçu cet avis avec dédain, et paraissant tranquilles sur un si frivole sujet de terreur, le peuple ne douta point que, dans les pratiques de leur religion, ils n’eussent des méthodes comme celles de la Chine pour se garantir d’un mal si redoutable.

Cette superstition ne regarde pas seulement la situation des édifices, mais encore la manière de placer les portes, le jour, et la manière de disposer le fourneau pour faire cuire le riz, et quantité d’autres particularités de la même nature. Le pouvoir du fong-choui s’étend encore plus sur les sépulcres des morts. Certains imposteurs font leur métier de découvrir les montagnes et les collines dont l’aspect est favorable ; et lorsque, après diverses cérémonies ridicules, ils ont fixé un lieu pour cet usage, on ne croit pas qu’il y ait de trop grosses sommes pour acheter cette heureuse portion de terre.

Les Chinois sont persuadés que le bonheur ou le malheur de la vie dépend de ce fong-choui. Si quelqu’un se distingue entre les personnes du même âge par ses talens et sa capacité, s’il parvient de bonne heure au degré de docteur ou de quelque emploi, s’il devient père d’une nombreuse famille, s’il vit long-temps, ce n’est point à son mérite, à sa sagesse, à sa probité, qu’il en a l’obligation ; son bonheur vient de l’heureuse situation de sa demeure, ou de ce que la sépulture de ses ancêtres est partagée d’un excellent fong-choui.

Les Juifs sont établis depuis plusieurs siècles à Kai-fong-fou, capitale de la province de Ho-nan ; ils portent à la Chine le nom de Tiao-kin-kiao, qui signifie qu’ils s’abstiennent de sang. Ils ont reçu ce nom des Chinois, et le portent d’autant plus volontiers qu’il les distingue des mahométans, qui portent celui de Ti-mo-kiao.

Il y a plus de six cents ans que ceux-ci sont établis dans diverses provinces de l’empire, où ils vivent assez tranquillement, parce qu’ils ne se donnent pas de grands mouvemens pour étendre leur doctrine et se faire des disciples. Leur nombre s’accrut d’abord par la seule voie des alliances ; mais, depuis plusieurs années, l’argent leur sert beaucoup à l’augmenter. Ils achètent de tous côtés des enfans que leurs parens ne font pas scrupule de vendre, lorsqu’ils ne sont point en état de les élever. Pendant une famine qui ravagea la province de Chan-tong , ils en achetèrent ainsi plus de dix mille. Ils les marient et les établissent dans des villes dont ils ont aussi quelque partie, ou qu’ils bâtissent à leurs propres frais. Cette méthode les a rendus si puissans dans plusieurs endroits, qu’ils n’y souffrent point ceux qui refusent d’aller à la mosquée, et que, dans l’espace d’un siècle, ils se sont extrêmement multipliés. Il est probable qu’ils s’étaient introduits à la Chine avec l’armée des Tartares occidentaux, sous Gengis-khan, ou sous ses premiers successeurs.

Nous ne pouvons mieux terminer cet article que par un précis de la vie de Cong-fou-tzée, le législateur des lettrés de la Chine. Cong-fou-tzée naquit dans une bourgade du royaume de Lou, qui est aujourd’hui la province de Chan-tong, la vingtième année du règne de Ling-vang, vingt-troisième empereur de la race des Tcheou, cinq cent cinquante-un ans avant Jésus-Christ, et deux ans avant la mort de Thalès, un des sept sages de la Grèce ; il fut contemporain du fameux Pythagore et de Solon, et antérieur de quelques années à Socrate ; mais il a cet avantage sur eux, que sa législation n’a point été détruite par le temps, et qu’elle subsiste encore dans le plus grand empire du monde, qui croit lui être redevable de sa durée et de sa splendeur.

Ce sage philosophe, sans tourner son attention, comme Thalès, sur les secrets impénétrables de la nature et sur l’origine du monde ; sans vouloir approfondir, comme Pythagore, l’essence des punitions et des récompenses futures, se borna uniquement à parler du principe de tous les êtres, à inspirer pour lui du respect, de la crainte et de la reconnaissance, à persuader aux hommes qu’il connaît tout, jusqu’à nos plus secrètes pensées ; qu’il ne laisse jamais la vertu sans récompense, ni le crime sans châtiment, dans quelque condition que l’une ou l’autre ait été dans cette vie. Telles sont les maximes qui se trouvent répandues dans tous ses ouvrages, et par lesquelles il entreprit de réformer les mœurs.

Il n’avait que trois ans lorsqu’il perdit Cho-liang-hé son père, qui mourut à l’âge de soixante-treize ans. Quoique ce vieillard eût occupé les plus grands emplois du royaume de Song, il ne laissa point d’autre héritage à son fils que l’honneur d’être descendu de Ti-hié, vingt-septième empereur de la seconde race des Chang. La mère de Cong-fou-tzée, qui se nommait Ching, et qui tirait son origine de l’illustre famille des Yen, survécut de vingt-un ans à la mort de son mari.

Dès l’âge le plus tendre, il fit éclater toute la sagesse qui n’est ordinairement que le fruit de la maturité ; il dédaigna les jeux et les amusemens de l’enfance. Un air grave, modeste et sérieux lui conciliait déjà le respect de ceux qui le connaissaient. À peine fut-il parvenu à l’âge de quinze ans, qu’il s’appliqua sérieusement à l’étude des anciens livres. Il prit une femme à dix-neuf ans, et n’en eut jamais d’autre. Elle lui donna un fils nommé Pé-yu, qui mourut à l’âge de cinquante ans, et qui laissa un héritier nommé Tiou-ssëe, digne rejeton de son grand-père, et d’un mérite si distingué, qu’il fut élevé aux premières dignités de l’empire.

Cong-fou-tzée ayant fait des progrès considérables dans la connaissance de l’antiquité, à mesure qu’il avançait en âge, proposa de rétablir la forme du gouvernement sur de sages principes, et de réformer, par cette voie, les mœurs dans les divers petits royaumes dont l’empire était composé. Chaque province de la Chine était alors un royaume distingué, qui avait ses lois particulières et ses propres princes dépendans de l’empereur, mais qui lui devenaient quelquefois redoutables par l’excès de leur pouvoir, comme dans toutes les grandes monarchies d’Orient. L’ambition, l’intérêt, l’avidité, la fausseté, la fraude et la corruption des mœurs régnaient ouvertement dans toutes ces petites cours. Cong-fou-tzée entreprit, par ses exhortations et ses exemples, d’y introduire les vertus opposées.

Son intégrité, l’étendue de ses lumières et l’éclat de son mérite l’ayant bientôt fait connaître, on lui offrit plusieurs emplois distingués dans la magistrature ; il les accepta, mais dans la seule vue de répandre sa doctrine et de réformer les mœurs. Lorsque le succès répondait mal à son attente, il abandonnait ses charges pour chercher des peuples plus dociles. Vers la cinquante-cinquième année de son âge, ayant été rappelé dans le royaume de Lou, sa patrie, pour y remplir les premiers postes, il y recueillit de si heureux fruits de ses soins, que, dans l’espace d’environ trois ans, le roi, les grands et le peuple changèrent entièrement de conduite. Une révolution si prompte alarma les princes voisins jusqu’à leur faire conclure que le roi de Lou deviendrait trop puissant avec les conseils d’un tel ministre. Le roi de Tsi prit une voie fort étrange pour arrêter les progrès de cette réformation ; sous le voile d’une ambassade, il envoya au roi de Lou et aux principaux seigneurs de sa cour un grand nombre de belles filles qui avaient été élevées dans l’exercice de la danse et du chant, et qui étaient capables d’amollir les cœurs par le pouvoir de leurs charmes. Ce stratagème ne réussit que trop heureusement. L’intérêt des mœurs et du bien public ne résista pointa l’attrait du plaisir. En vain Cong-fou-tzée s’efforça par ses remontrances de ramener le prince et ses sujets à la raison. Dans le chagrin de ne pouvoir se faire écouter, il abandonna cette cour et des emplois dont il n’avait plus d’utilité à tirer pour ses vues.

De la cour de Lou, il passa dans les royaumes de Lsi, de Gueï et de Tsou ; mais il n’y trouva pas moins de résistance à ses principes : l’austérité de sa morale faisait redouter sa politique, et les ministres d’état n’étaient pas disposés à recevoir un rival qui leur faisait appréhender la ruine de leur autorité. Après avoir erré de province en province, il s’arrêta dans le royaume de Ching, où il se vit réduit à la dernière indigence sans rien perdre de sa grandeur d’âme et de sa constance ordinaire, enfin l’éclat de ses vertus surmonta tous les obstacles. Il se fit un grand nombre de disciples qui lui furent inviolablement attachés : on en compta trois mille, dont cinq cents étaient revêtus des plus hautes dignités dans divers royaumes, et les exerçaient sans reproches : mais on en comptait soixante-douze plus célèbres que tous les autres par la perfection de leur vertu. Son zèle, qui croissait de jour en jour, lui inspira le désir de passer la mer, pour communiquer sa doctrine aux nations étrangères, et la répandre dans les climats les plus éloignés.

Il partagea ses disciples en quatre classes : la première fut composée de ceux qui devaient cultiver leur esprit par la méditation. La seconde classe comprenait ceux qui devaient étudier l’éloquence et composer des discours éloquens et persuasifs. L’objet de la troisième classe était d’étudier les règles d’un bon gouvernement, d’en faire prendre une juste idée aux mandarins, et de leur enseigner à s’acquitter dignement des emplois publics ; enfin ceux qui devaient écrire sur les principes de la morale formaient la dernière classe.

Comme les actions de Cong-fou-tzée ne démentaient jamais ses maximes, et que par sa gravité, sa modestie, sa douceur et sa frugalité, par son mépris pour les plaisirs terrestres, et par une vigilance continuelle sur sa conduite, il était lui-même un exemple des préceptes qu’il donnait dans ses écrits et dans ses discours, les princes tâchèrent, à l’envi l’un de l’autre, de l’attirer dans leurs états. Le roi de Tcheou fut un de ses plus zélés admirateurs ; mais, après la mort de ce prince, l’envie de ses courtisans exposa Cong-fou-tzée à devenir le jouet d’une populace insensée, que quelques chansons satiriques avaient soulevé contre lui ; il parut insensible à cette injure. Sa fermeté éclata encore davantage lorsqu’un des principaux officiers de l’armée qui le haïssait, sans jamais en avoir reçu d’offense, leva son épée pour lui donner le coup mortel. Il n’en parut pas ému ; il rassembla ses disciples que la crainte avait dispersés ; et ceux qui avaient le plus d’affection pour lui le pressant de prendre la fuite pour éviter la fureur du mandarin : « Si le ciel, leur dit-il, nous accorde sa protection, quel mal peut nous faire toute : la puissance des hommes ? » Cette réponse ne permet pas de douter qu’il ne reconnût une Providence.

Les vertus du philosophe chinois tiraient un nouveau lustre de sa modestie. On ne l’entendit jamais parler avantageusement de lui-même ; il n’écoutait pas volontiers les louanges : s’il y faisait quelque réponse, c’était par des reproches qu’il se faisait de veiller avec trop peu de soin sur ses actions et de négliger la pratique du bien. Lorsqu’on marquait de l’admiration pour sa vertu et pour la sublimité de sa morale, il se hâtait de reconnaître qu’elle lui était venue de deux grands législateurs Yao, et Chun, qui vivaient quinze cents ans avant lui.

Cong-fou-tzée, après avoir heureusement fini ses travaux philosophiques, mourut dans le royaume de Lou, sa patrie, âgé de soixante-treize ans, dans la quarante-unième année du règne de King-vang, vingt-cinquième empereur de la race de Tcheou. Peu de jours avant sa dernière maladie, il dit à ses disciples, les larmes aux yeux, « qu’il était pénétré de douleur à la vue des désordres qui régnaient dans l’empire ; » il ajouta que « la montagne était tombée, la grande machine détruite, et qu’on ne verrait plus paraître de sagesse. » Il voulait faire entendre que l’édifice de la perfection, auquel il avait travaillé toute sa vie, était presque entièrement ruiné. Il commença dès lors à languir. Enfin, s’étant tourné vers ses disciples : « Le roi, leur dit-il, refuse de suivre mes maximes ; puisque je ne suis plus utile à rien sur la terre, il est temps pour moi de la quitter. » À peine eut-il prononcé ces paroles, qu’il tomba dans une léthargie qui dura sept jours, à la fin desquels il expira dans les bras de ses disciples. C’était Ngai-Cong qui régnait alors dans le pays de Lou. Ce prince ne put retenir ses larmes en apprenant la mort du philosophe. « Le ciel est irrité contre moi, s’écria-t-il, puisqu’il m’enlève Cong-fou-tzée.»

Le philosophe chinois fut pleuré de tout l’empire, mais particulièrement de ses disciples, qui prirent le deuil avec autant d’éclat que pour la mort d’un père. Ces sentimens de vénération n’ayant fait qu’augmenter avec le temps, il est aujourd’hui regardé comme le grand maître de la morale, et le premier docteur de l’empire. Depuis sa mort, tout l’empire chinois n’a pas cessé d’honorer sa mémoire ; et vraisemblablement cette vénération, qui s’est communiquée si fidèlement à la postérité, n’aura point d’autre fin que celle du monde. Les empereurs lui ont fait bâtir, dans toutes les provinces, des palais ou des temples, où les savans s’assemblent pour lui rendre certains honneurs. On y lit, en plusieurs endroits, en gros caractères : Au grand maître, au premier docteur, au saint, à celui qui a donné les instructions aux empereurs et aux rois.

Chaque année, les docteurs et les lettrés de la Chine célèbrent sa fête. On chante en son honneur des vers qui sont accompagnés du son des instrumens. On prononce son éloge, qui ne contient jamais plus de sept ou huit lignes. Ainsi cette fête est à la fois un modèle de justice et de précision.