Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome VI/Seconde partie/Livre II/Chapitre VIII

La bibliothèque libre.

CHAPITRE VIII.

Voyage de Tavernier dans l’Indoustan.

Tavernier parcourut d’abord plusieurs contrées de l’Europe. Mais ces courses n’appartenant point à notre plan, nous le transporterons tout de suite dans l’Indoustan, en partant de Surate pour Agra.

Des deux routes de Surate à Agra, l’une est par Brampour et par Seronghe ; l’autre par Amedabad. Tavernier, s’étant déterminé pour la première, passa par Balor et Kerkoa, et vint à Navapoura.

Navapoura est un gros bourg rempli de tisserands, quoique le riz fasse le principal commerce du canton. Il y passe une rivière qui rend son territoire excellent. Tout le riz qui croît dans cette contrée est plus petit de la moitié que le riz ordinaire, et devient en cuisant d’une blancheur admirable ; ce qui le fait estimer particulièrement. On lui trouve aussi l’odeur du musc, et tous les grands de l’Inde n’en mangent point d’autre. En Perse même, un sac de ce riz passe pour un présent fort agréable.

De Navapoura, on compte quatre-vingt-quinze cosses jusqu’à Brampour. C’est une grande ville ruinée, dont la plupart des maisons sont couvertes de chaume. On voit encore au milieu de la place un grand château qui sert de logement au gouverneur. Le gouvernement de cette province est si considérable, qu’il est toujours le partage d’un fils ou d’un oncle de l’empereur. Aureng-Zeb, qui régnait alors, avait commandé long-temps à Brampour pendant le règne de son père. Le commerce est florissant à Brampour. Il se fait dans la ville et la province une prodigieuse quantité de toiles fort claires, qui se transportent en Perse, en Turquie, en Moscovie, en Pologne, en Arabie, au grand Caire, et dans d’autres lieux. Des unes, qui sont teintes de diverses couleurs à fleurs courantes, on fait des voiles et des écharpes pour les femmes, des couvertures de lit et des mouchoirs. D’autres sont toutes blanches, avec une raie d’or ou d’argent qui borde la pièce et les deux bouts depuis la largeur d’un pouce jusqu’à douze ou quinze. Cette bordure n’est qu’un tissu d’or ou d’argent et de soie, avec des fleurs dont la beauté est égale des deux côtés. Si celles qu’on porte en Pologne, où le commerce en est considérable, n’avaient aux deux bouts trois ou quatre pouces au moins d’or ou d’argent, ou si cet or et cet argent devenaient noirs en passant les mers de Surate à Ormuz, et de Trébizonde à Mangalia, ou dans d’autres ports de la mer Noire, on ne pourrait s’en défaire qu’avec beaucoup de peine. D’autres toiles sont par bandes, moitié coton, moitié d’or et d’argent, et cette espèce porte le nom d’ornis. Il s’en trouve depuis quinze jusqu’à vingt aunes, dont le prix est quelquefois de cent et de cent cinquante roupies ; mais les moindres ne sont pas au-dessous de dix ou douze. En un mot, les Indes n’ont pas de province où le coton se trouve avec plus d’abondance qu’à Brampour.

Tavernier avertit que, dans tous les lieux dont le nom se termine par séra, on doit se représenter un grand enclos de murs ou de haies, dans lequel sont disposées en cercle cinquante ou soixante huttes couvertes de chaume. C’est une sorte d’hôtellerie fort inférieure aux caravansérails persans, où se trouvent quelques hommes et quelques femmes qui vendent de la farine, du riz, du beurre et des herbages, et qui prennent soin de faire cuire le pain et le riz des voyageurs. Ils nettoient les huttes, que chacun à la liberté de choisir ; ils y mettent un petit lit de sangle, sur lequel on étend le matelas dont on doit être fourni lorsqu’on n’est point assez riche pour se faire accompagner d’une tente. S’il se trouve quelque mahométan parmi les voyageurs, il va chercher dans le bourg ou le village du mouton et des poules, qu’il distribue volontiers à ceux qui lui en rendent le prix.

Seronghe lui parut une grande ville, dont les habitans sont banians, et la plupart artisans de père en fils, ce qui les porte à bâtir des maisons de pierre et de brique. Il s’y fait un grand commerce de chites, sorte de toiles peintes, dont le bas peuple de Turquie et de Perse aime à se vêtir, et qui sert dans d’autres pays pour des couvertures de lit et des nappes à manger. On en fait dans d’autres lieux que Seronghe, mais de couleurs moins vives et plus sujettes à se ternir dans l’eau ; tandis que celles de Seronghe deviennent plus belles chaque fois qu’on les lave. La rivière qui passe dans cette ville donne cette vivacité aux teintures. Pendant la saison des pluies, qui durent quatre mois, les ouvriers impriment leurs toiles suivant le modèle qu’ils reçoivent des marchands étrangers ; et lorsque les pluies cessent, ils se hâtent de laver les toiles dans la rivière, parce que plus elle est trouble, plus les couleurs sont vives et résistent au temps. On fait aussi à Seronghe une sorte de gazes ou de toiles si fines, qu’étant sur le corps, elles laissent voir la chair à nu. Le transport n’en est pas permis aux marchands. Le gouverneur les prend toutes pour le sérail impérial et pour les principaux seigneurs de la cour. Les sultanes et les dames mogoles s’en font des chemises et des robes, que l’empereur et les grands se plaisent à leur voir porter dans les grandes chaleurs.

En passant à Baroche, il accepta un logement chez les Anglais, qui ont un fort beau comptoir dans cette ville. Quelques charlatans indiens ayant offert d’amuser l’assemblée par des tours de leur profession, il eut la curiosité de les voir. Pour premier spectacle, ils firent allumer un grand feu, dans lequel ils firent rougir des chaînes, dont ils se lièrent le corps à nu sans en ressentir aucun mal. Ensuite prenant un petit morceau de bois qu’ils plantèrent en terre, ils demandèrent quel fruit on souhaitait d’en voir sortir. On leur dit qu’on souhaitait des mangues. Alors un des charlatans, s’étant couvert d’un linceul, s’accroupit cinq ou six fois contre terre. Tavernier, qui voulait le suivre dans cette opération, prit une place d’où ses regards pouvaient pénétrer par une ouverture du linceul ; et ce qu’il raconte ici semble demander beaucoup de confiance au témoignage de ses yeux.

« J’aperçus, dit-il, que cet homme, se coupant la chair sous les aisselles avec un rasoir, frottait de son sang le morceau de bois. Chaque fois qu’il se relevait le bois croissait à vue d’œil ; et la troisième, il en sortit des branches avec des bourgeons. La quatrième fois, l’arbre fut couvert de feuilles. La cinquième, on y vit des fleurs. Un ministre anglais, qui était présent, avait protesté d’abord qu’il ne pouvait consentir que des chrétiens assistassent à ce spectacle : mais lorsque, d’un morceau de bois sec, il eut vu que ces gens-là faisaient venir, en moins d’une demi-heure, un arbre de quatre ou cinq pieds de haut, avec des feuilles et des fleurs comme au printemps, il se mit en devoir de l’aller rompre, et dit hautement qu’il ne donnerait jamais la communion à ceux qui demeureraient plus long-temps à voir de pareilles choses : ce qui obligea les Anglais de congédier les charlatans, après leur avoir donné la valeur de dix ou douze écus, dont ils parurent fort satisfaits. » Il faut avouer qu’il n’y a point de tour de Comus qui approche de celui-là.

Dans le petit voyage qu’il fit à Cambaye, en se détournant de cinq ou six cosses, il n’observa rien dont Mandelslo n’eût fait la description ; mais, à son retour, il passa par un village qui n’est qu’à trois cosses de cette ville, où l’on voit une pagode célèbre par les offrandes de la plupart des courtisanes de l’Inde. Elle est remplie de nudités, entre lesquelles on découvre particulièrement une grande figure que Tavernier prit pour un Apollon, dans un état fort indécent. Les vieilles courtisanes qui ont amassé une somme d’argent dans leur jeunesse en achètent de petites esclaves qu’elles forment à tous les exercices de leur profession, et ces petites filles, que leurs maîtresses mènent à la pagode dès l’âge de onze ou douze ans, regardent comme un bonheur d’être offertes à l’idole. Cet infâme temple est à six cosses de Chid-Abad, où Mandelslo visita un des plus beaux jardins du grand mogol.

À l’occasion de la rivière d’Amedabad, qui est sans pont, et que les paysans passent à la nage, après s’être lié entre l’estomac et le ventre une peau de bouc qu’ils remplissent de vent, il remarque que, pour faire passer leurs enfans, ils les mettent dans des pots de terre dont l’embouchure est haute de quatre doigts, et qu’ils poussent devant eux. Pendant qu’il était dans cette ville, un paysan et sa femme passaient un jour avec un enfant de deux ans, qu’ils avaient mis dans un de ces pots, d’où il ne lui sortait que la tête. Vers le milieu de la rivière, ils trouvèrent un petit banc de sable, sur lequel était un gros arbre que les flots y avaient jeté. Ils poussèrent le pot dans cet endroit pour y prendre un peu de repos. Comme ils approchaient du pied de l’arbre, dont le tronc s’élevait un peu au-dessus de l’eau, un serpent qui sortit d’entre les racines sauta dans le pot. Le père et la mère, fort effrayés, abandonnèrent le pot, qui fut emporté par le courant de l’eau tandis qu’ils demeurèrent à demi morts au pied de l’arbre. Deux lieues plus bas, un banian et sa femme, avec leur enfant, se lavaient, suivant l’usage du pays, avant d’aller prendre leur nourriture. Ils virent de loin ce pot sur l’eau, et la moitié d’une tête qui paraissait hors de l’embouchure. Le banian se hâte d’aller au secours, et pousse le pot à la rive. Aussitôt la mère, suivie de son enfant, s’approche pour aider l’autre à sortir. Alors le serpent, qui n’avait fait aucun mal au premier, sort du pot, se jette sur l’enfant du banian, se lie autour de son corps par divers replis, le pique et lui jette son venin qui lui cause une prompte mort. Deux paysans superstitieux se persuadèrent facilement qu’une aventure si extraordinaire était arrivée par une secrète disposition du ciel, qui leur était leur ôtait leur enfant pour leur en donner un autre. Mais le bruit de cet événement s’étant répandu, les parens du dernier, qui en furent informés, redemandèrent leur enfant ; et leurs prétentions devinrent le sujet d’un différend fort vif. L’affaire fut portée devant l’empereur, qui ordonna que l’enfant fût restitué à son père.

Tavernier confirme ce qu’on a lu dans Mandelslo, de la multitude de singes qu’on rencontre sur la route, et du danger qu’il y a toujours à les irriter. Un Anglais, qui en tua un d’un coup d’arquebuse, faillit d’être étranglé par soixante de ces animaux qui descendirent du sommet des arbres, et dont il ne fut délivré que par le secours qu’il reçut d’un grand nombre de valets. En passant à Chitpour, assez bonne ville, qui tire son nom du commerce de ces toiles peintes qu’on nomme chites, Tavernier vit dans une grande place quatre ou cinq lions qu’on amenait pour les apprivoiser. La méthode des Indiens lui parut curieuse. On attache les lions par les pieds de derrière, de douze en douze pas l’un de l’autre, à un gros pieu bien affermi. Ils ont au cou une corde dont le maître tient le bout à la main. Les pieux sont plantés sur une même ligne ; et sur une autre parallèle éloignée d’environ vingt pas on tend encore une corde de la longueur de l’espace qui est occupé par les lions. Les deux cordes qui tiennent chacun de ces animaux attachés par les pieds de derrière leur laissent la liberté de s’élancer jusqu’à la corde parallèle qui sert de rempart à des hommes qui sont placés au-delà pour les irriter par quelques pierres ou quelques petits morceaux de bois qu’ils leur jettent. Une partie du peuple accourt à ce spectacle. Lorsque le lion provoqué s’est élancé vers la corde, il est ramené au pieu par celle que le maître tient à la main. C’est ainsi qu’il s’apprivoise insensiblement ; et Tavernier fut témoin de cet exercice à Chitpour, sans sortir de son carrosse.

Le jour suivant lui offrit un autre amusement dans la rencontre d’une bande de fakirs ou de dervis mahométans. Il en compta cinquante-sept, dont le chef ou le supérieur avait été grand écuyer de l’empereur Djehan-Ghir, et s’était dégoûté de la cour à l’occasion de la mort de son petit-fils, qui avait été étranglé par l’ordre de ce monarque. Quatre autres fakirs, qui tenaient le premier rang après le supérieur, avaient occupé des emplois considérables à la même cour. L’habillement de ces cinq chefs consistait en trois ou quatre aunes de toile couleur orangée, dont ils se faisaient comme des ceintures avec le bout passé entre les jambes et relevé par-derrière jusqu’au dos pour mettre la pudeur à couvert, et sur les épaules une peau de tigre attachée sous le menton. Devant eux on menait en main huit beaux chevaux, dont trois avaient des brides d’or et des selles couvertes aussi de lames d’argent, avec une peau de léopard sur chacune. L’habit du reste des dervis était une simple corde qui leur servait de ceinture, sans autre voile pour l’honnêteté qu’un petit morceau d’étoffe. Leurs cheveux étaient liés en tresse autour de la tête, et formaient une espèce de turban. Ils étaient tous armés la plupart d’arcs et de flèches, quelques-uns de mousquets, et d’autres de demi-piques avec une sorte d’arme inconnue en Europe, qui est, suivant la description de Tavernier, un cercle de fer tranchant, de la forme d’un plat dont on aurait ôté le fond ; ils s’en passent huit ou dix autour du cou comme une fraise ; et les tirant lorsqu’ils veulent s’en servir, ils les jettent avec tant de force, comme nous ferions voler une assiette, qu’ils coupent un homme presqu’en deux par le milieu du corps. Chaque dervis avait aussi une espèce de cor de chasse dont ils sonnent en arrivant dans quelque lieu, avec un autre instrument de fer à peu près de la forme d’une truelle. C’est avec cet instrument, que les Indiens portent ordinairement dans leurs voyages, qu’ils raclent et nettoient la terre dans les lieux où ils veulent s’arrêter, et qu’après avoir ramassé la poussière en monceau, ils s’en servent comme de matelas pour être couchés plus mollement. Trois des mêmes dervis étaient armés de longues épées, qu’ils avaient achetées apparemment des Anglais ou des Portugais. Leur bagage était composé de quatre coffres remplis de livres arabes ou persans, et de quelques ustensiles de cuisine. Dix ou douze bœufs qui faisaient l’arrière-garde servaient à porter ceux qui étaient incommodés de la marche.

Lorsque cette religieuse troupe fut arrivée dans le lieu où Tavernier s’était arrêté avec cinquante personnes de son escorte et de ses domestiques, le supérieur, qui le vit si bien accompagné, demanda qui était cet aga, et le fit prier ensuite de lui céder son poste, parce qu’il lui paraissait commode pour y camper avec les dervis. Tavernier, informé du rang des cinq chefs, se disposa de bonne grâce à leur faire cette civilité. Aussitôt la place fut arrosée de quantité d’eau et soigneusement raclée. Comme on était en hiver, et que le froid était assez piquant, on alluma deux feux pour les cinq principaux dervis, qui se placèrent au milieu, avec la facilité de pouvoir se chauffer devant et derrière. Dès le même soir ils reçurent dans leur camp la visite du gouverneur d’une ville voisine, qui leur fit apporter du riz et d’autres rafraîchissemens. Leur usage pendant leurs courses est d’envoyer quelques-uns d’entre eux à la quête dans les habitations voisines, et les vivres qu’ils obtiennent se distribuent avec égalité dans toute la troupe. Chacun fait cuire son riz ; ce qu’ils ont de trop est donné aux pauvres, et jamais ils ne se réservent rien pour le lendemain.

Tavernier arrive enfin à la ville impériale d’Agra ; elle est à 27 degrés 31 minutes de latitude nord, dans un terroir sablonneux, qui l’expose pendant l’été à d’excessives chaleurs. C’est la plus grande ville des Indes, et la résidence ordinaire des empereurs mogols ; les maisons des grands y sont belles et bien bâties ; mais celles des particuliers, comme dans toutes les autres villes des Indes, n’ont rien d’agréable ; elles sont écartées les unes des autres, et cachées par la hauteur des murailles, dans la crainte qu’on n’y puisse apercevoir les femmes ; ce qui rend toutes ces villes beaucoup moins riantes que celles de l’Europe.

Du côté de la ville, on trouve une autre place devant le palais ; la première porte, qui n’a rien de magnifique, est gardée par quelques soldats. Lorsque les grandes chaleurs d’Agra forcent l’empereur de transporter sa cour à Delhy, ou lorsqu’il se met en campagne avec son armée, il donne la garde de son trésor au plus fidèle de ses omhras, qui ne s’éloigne pas nuit et jour de cette porte, où il a son logement. Ce fut dans une de ces absences du monarque que Tavernier obtint la permission de voir le palais. Toute la cour étant partie pour Delhy, le gouvernement du palais d’Agra fut confié à un seigneur qui aimait les Européens. Vélant, chef du comptoir hollandais, l’alla saluer, et lui offrit en épiceries, en cabinets du Japon, et en beaux draps de Hollande, un présent d’environ six mille écus. Tavernier, qui était présent, eut occasion d’admirer la générosité mogole. Ce seigneur reçut le compliment avec politesse ; mais, se trouvant offensé du présent, il obligea les Hollandais de le remporter, en leur disant que, par considération et par amitié pour les Franguis, il prendrait seulement une petite canne, de six qu’ils lui offraient. C’était une de ces cannes du Japon qui croissent par petits nœuds  ; encore fallut-il ôter l’or dont on l’avait enrichie, parce qu’il ne la voulut recevoir que nue. Après les complimens, il demanda au directeur hollandais ce qu’il pouvait faire pour l’obliger ; et Vélant l’ayant prié de permettre que, dans l’absence de la cour, il pût voir avec Tavernier l’intérieur du palais, cette grâce leur fut accordée : on leur donna six hommes pour les conduire.

La première porte, qui sert de logement au gouverneur, conduit à une voûte longue et obscure, après laquelle on entre dans une grande cour environnée de portiques comme la place Royale de Paris. La galerie qui est en face est plus large et plus haute que les autres ; elle est soutenue de trois rangs de colonnes. Sous celles qui règnent des trois autres côtés de la cour, et qui sont plus étroites et plus basses, on a ménagé plusieurs petites chambres pour les soldats de la garde. Au milieu de la grande galerie on voit une niche pratiquée dans le mur, où l’empereur se rend par un petit escalier dérobé, et lorsqu’il y est assis, on ne le découvre que jusqu’à la poitrine, à peu près comme un buste. Il n’a point alors de gardes autour de lui, parce qu’il n’a rien à redouter, et que de tous les côtés cette place est inaccessible. Dans les grandes chaleurs, il a seulement près de sa personne un eunuque, ou même un de ses enfans pour l’éventer. Les grands de la cour se tiennent dans la galerie qui est au-dessous de cette niche.

Au fond de la cour, à main gauche, on trouve un second portail qui donne entrée dans une grande cour, environnée de galeries comme la première, sous lesquelles on voit aussi de petites chambres pour quelques officiers du palais. De cette seconde cour on passe dans une troisième, qui contient l’appartement impérial. Schah-Djehan avait entrepris de couvrir d’argent toute la voûte d’une grande galerie qui est à main droite. Il avait choisi pour l’exécution de cette magnifique entreprise un Français de Bordeaux qui se nommait Augustin ; mais, ayant besoin d’un ministre intelligent pour quelques affaires qu’il avait à Goa, il y envoya cet artiste ; et les Portugais, qui lui reconnurent assez d’esprit pour le trouver redoutable, l’empoisonnèrent à Cochin. La galerie est demeurée peinte de feuillage d’or et d’azur ; tout le bas est revêtu de tapis. On y voit des portes qui donnent entrée dans plusieurs chambres carrées, mais fort petites. Tavernier se contenta d’en faire ouvrir deux, parce qu’on l’assura que toutes les autres leur ressemblaient. Les autres côtés de la cour sont ouverts, et n’ont qu’une simple muraille à hauteur d’appui ; du côté qui regarde la rivière, on trouve un divan ou un belvédère en saillie, où l’empereur vient s’asseoir pour se donner le plaisir de voir ses brigantins ou le combat des bêtes farouches ; une galerie lui sert de vestibule, et le dessein de Schah-Djehan était de la revêtir d’une treille de rubis et d’émeraudes, qui devaient représenter au naturel les raisins verts et ceux qui commencent à rougir ; mais ce dessein, qui a fait beaucoup de bruit dans le monde, et qui demandait plus de richesses que l’Indoustan n’en peut fournir, est demeuré imparfait ; on ne voit que deux ou trois ceps d’or avec leurs feuilles, qui, comme tout le reste, devaient être émaillés de leurs couleurs naturelles et chargés d’émeraudes, de rubis et de grenats qui font les grappes. Au milieu de la cour, on admire une grande cuve d’eau, d’une seule pierre grisâtre, de quarante pieds de diamètre, avec des degrés dedans et dehors, pratiqués dans la même pierre pour monter et descendre.

Il paraît que la curiosité de Tavernier ne put pas aller plus loin ; ce qui s’accorde avec le témoignage des autres voyageurs, qui parlent des appartemens de l’empereur comme d’un lieu impénétrable. Il passe aux sépultures d’Agra, et des lieux voisins dont il vante la beauté. Les eunuques du palais ont presque tous l’ambition de se faire bâtir un magnifique tombeau ; lorsqu’ils ont amassé beaucoup de biens, la plupart souhaiteraient d’aller à la Mecque pour y porter de riches présens ; mais le grand-mogol, qui ne voit pas sortir volontiers l’argent de ses états, leur accorde rarement cette permission ; et leurs richesses leur devenant inutiles, ils en consacrent la plus grande partie à ces édifices pour laisser quelque mémoire de leur nom. Entre tous les tombeaux d’Agra, on distingue particulièrement celui de l’impératrice, femme de Schah-Djehan. Ce monarque le fit élever près du Tasimakan, grand bazar où se rassemblent tous les étrangers, dans la seule vue de lui attirer plus d’admirateurs. Ce bazar, ou ce marché, est entouré de six grandes cours, bordées de portiques sons lesquels on voit des boutiques et des chambres, où il se fait un prodigieux commerce de toiles. Le tombeau de l’impératrice est au levant de la ville, le long de la rivière, dans un grand espace fermé de murailles sur lesquelles on a fait régner une petite galerie ; cet espace est une sorte de jardin en compartimens, comme le parterre des nôtres, avec cette différence qu’au lieu de sable c’est du marbre blanc et noir : on y entre par un grand portail. À gauche, on découvre une belle galerie qui regarde la Mecque, avec trois ou quatre niches, où le mufti se rend à des heures réglées pour y faire la prière. Un peu au-delà du milieu de l’espace, on voit trois grandes plates-formes, d’où l’on annonce ces heures. Au-dessus s’élève un dôme qui n’a guère moins d’éclat que celui du Val-de-Grâce ; le dedans et le dehors sont également revêtus de marbre blanc ; c’est sous ce dôme qu’on a placé le tombeau, quoique le corps de l’impératrice ait été déposé sous une voûte qui est au-dessous de la première plate-forme. Les mêmes cérémonies qui se font dans ce lieu souterrain s’observent sous le dôme autour du tombeau ; c’est-à-dire que de temps en temps on y change les tapis, les chandeliers et les autres ornemens. On y trouve toujours aussi quelques molahs en prière. Tavernier vit commencer et finir ce grand ouvrage, auquel il assure qu’on employa vingt-deux ans, et le travail continuel de vingt mille hommes. On prétend, dit-il, que les seuls échafaudages ont coûté plus que l’ouvrage entier, parce que, manquant de bois, on était contraint de les faire de brique, comme les cintres de toutes les voûtes ; ce qui demandait un travail et des frais immenses. Schah-Djehan avait commencé à se bâtir un tombeau de l’autre côté de la rivière : mais la guerre qu’il eut avec ses enfans interrompit ce dessein, et l’heureux Aureng-Zeb, son successeur, ne se fit pas un devoir de l’achever. Deux mille hommes, sous le commandement d’un eunuque, veillent sans cesse à la garde du mausolée de l’impératrice et du tasimakan.

Les tombeaux des eunuques n’ont qu’une seule plate-forme, avec quatre petites chambres aux quatre coins. À la distance d’une lieue des murs d’Agra, on visite la sépulture de l’empereur Akbar. En arrivant du côté de Delhy, on rencontre, près d’un grand bazar, un jardin qui est celui de Djehan-Ghir, père de Schah-Djehan. Le dessus du portail offre une peinture de son tombeau, qui est couvert d’un grand voile noir, avec plusieurs flambeaux de cire blanche, et la figure de deux jésuites aux deux bouts. On est étonné que Schah-Djehan, contre l’usage du mahométisme qui défend les images, ait souffert cette représentation. Tavernier la regarde comme un monument de reconnaissance pour quelques leçons de mathématiques que ce prince et son père avaient reçues des jésuites. Il ajoute que dans une autre occasion Schah-Djehan n’eut pas pour eux la même indulgence. Un jour qu’il était allé voir un Arménien nommé Corgia, qu’il aimait beaucoup, et qui était tombé malade, les jésuites, dont la maison était voisine, firent malheureusement sonner leur cloche. Ce bruit, qui pouvait incommoder l’Arménien, irrita tellement l’empereur, que dans sa colère il ordonna que la cloche fût enlevée, et pendue au cou de son éléphant. Quelques jours après, revoyant cet animal avec un fardeau, qui était capable de lui nuire, il fit porter cette cloche à la place du katoual, où elle est demeurée depuis. Corgia passait pour excellent poëte. Il avait été élevé avec Schah-Djehan, qui prit du goût pour son esprit, et qui le comblait de richesses et d’honneurs ; mais ni les promesses ni les menaces n’avaient pu lui faire embrasser la religion de Mahomet.

Tavernier décrit la route d’Agra à Delhy, sans expliquer à quelle occasion ni dans quel temps il fit ce voyage ; il compte soixante-huit cosses entre ces deux villes, Delhy est une grande ville, située sur le Djemna, qui coule du nord au sud, et qui, prenant ensuite son cours du couchant au levant, après avoir passé par Agra et Kadiove, va se perdre dans le Gange. Schah-Djehan, rebuté des chaleurs d’Agra, fit bâtir près de Delhy une nouvelle ville, à laquelle il donna le nom de Djehanabad, qui signifie ville de Djehan : le climat y est plus tempéré. Mais depuis cette fondation, Delhy est tombée presqu’en ruine, et n’a que des pauvres pour habitans, à l’exception de trois ou quatre seigneurs, qui, lorsque la cour est à Djehanabad, s’y établissent dans de grands enclos, où ils font dresser leurs tentes. Un jésuite qui suivait la cour d’Aureng-Zeb prenait aussi son logement à Delhy.

Djehanabad, que le peuple, par corruption, nomme aujourd’hui Djenabab, est devenue une fort grande ville, et n’est séparée de l’autre que par une simple muraille. Toutes ses maisons sont bâties au milieu de grands enclos ; on entre du côté de Delhy par une longue et large rue, bordée de voûtes, dont le dessus est une plate-forme, et qui sert de retraite aux marchands ; cette rue se termine à la grande place où est le palais de l’empereur. Dans une autre, fort droite et fort large, qui vient se rendre à la même place, vers une autre porte du palais, on ne trouve que de gros marchands qui n’ont point de boutique extérieure.

Le palais impérial n’a pas moins d’une demi-lieue de circuit ; les murailles sont de belle pierre de taille, avec des créneaux et des tours ; les fossés sont pleins d’eau, et revêtus de la même pierre ; le grand portail du palais n’a rien de magnifique, non plus que la première cour, où les seigneurs peuvent entrer sur leurs éléphans ; mais après cette cour on trouve une sorte de rue ou de grand passage, dont les deux côtés sont bordés de beaux portiques, sous lesquels une partie de la garde à cheval se retire dans plusieurs petites chambres. Ils sont élevés d’environ deux pieds ; et les chevaux, qui sont attachés au-dehors à des anneaux de fer, ont leurs mangeoires sur les bords. Dans quelques endroits on voit de grandes portes qui conduisent à divers appartemens. Ce passage est divisé par un canal plein d’eau qui laisse un beau chemin des deux côtés, et qui forme de petits bassins à d’égales distances ; il mène jusqu’à l’entrée d’une grande cour où les omhras font la garde en personne : cette cour est environnée de logemens assez bas, et les chevaux sont attachés devant chaque porte. De la seconde on passe dans une troisième par un grand portail, à côté duquel on voit une petite salle élevée de deux ou trois pieds, où l’on prend les vestes dont l’empereur honore ses sujets ou les étrangers. Un peu plus loin, sous le même portail, est le lieu où se tiennent les tambours, les trompettes et les hautbois qui se font entendre quelques momens avant que l’empereur se montre au public et lorsqu’il est prêt à se retirer. Au fond de cette troisième cour, on découvre le divan ou la salle d’audience, qui est élevée de quatre pieds au-dessus du rez-de-chaussée, et tout-à-fait ouverte de trois côtés ; trente-deux colonnes de marbre, d’environ quatre pieds en carré, avec leurs piédestaux et leurs moulures, soutiennent la voûte. Schah-Djehan s’était proposé d’enrichir cette salle des plus beaux ouvrages mosaïques, dans le goût de la chapelle de Florence ; mais, après en avoir fait faire l’essai sur deux ou trois colonnes, il désespéra de pouvoir trouver assez de pierres précieuses pour un si grand dessein ; et n’étant pas moins rebuté par la dépense, il se détermina pour une peinture en fleurs.

C’est au milieu de cette salle, et près du bord qui regarde la cour, en forme de théâtre, qu’on dresse le trône où l’empereur donne audience et dispense la justice : c’est un petit lit, de la grandeur de nos lits de camp, avec ses quatre colonnes, un ciel, un dossier, un traversin et la courte-pointe. Toutes ces pièces sont couvertes de diamans ; mais lorsque l’empereur s’y vient asseoir, on étend sur le lit une couverture de brocart d’or, ou de quelque riche étoffe piquée. Il y monte par trois petites marches de deux pieds de long. À l’un des côtés on élève un parasol sur un bâton de la longueur d’une demi-pique, et l’on attache à chaque colonne du lit une des armes de l’empereur ; c’est-à-dire sa rondache, son sabre, son arc, son carquois et ses flèches.

Dans la cour, au-dessous du trône, on a ménagé une place de vingt pieds en carré, entourée de balustres, qui sont couverts tantôt de lames d’argent, et tantôt de lames d’or. Les quatre coins de ce parquet sont la place des secrétaires d’état, qui font aussi la fonction d’avocats dans les causes civiles et criminelles. Le tour de la balustrade est occupé par les seigneurs et par les musiciens ; car, pendant le divan même, on ne cesse pas d’entendre une musique fort douce, dont le bruit n’est pas capable d’apporter de l’interruption aux affaires les plus sérieuses. L’empereur, assis sur un trône, a près de lui quelqu’un des premiers seigneurs, ou ses seuls enfans. Entre onze heures et midi, le premier ministre d’état vient lui faire l’exposition de tout ce qui s’est passé dans la chambre où il préside, qui est à l’entrée de la première cour ; et lorsque son rapport est fini, l’empereur se lève ; mais pendant que ce monarque est sur le trône, il n’est permis à personne de sortir du palais. Tavernier fait valoir l’honneur qu’on lui fit de l’exempter de cette loi.

Vers le milieu de la cour, on trouve un petit canal large d’environ six pouces, où pendant que le roi est sur son trône, tous ceux qui viennent à l’audience doivent s’arrêter ; il ne leur est pas permis d’avancer plus loin sans être appelés ; et les ambassadeurs mêmes ne sont pas exempts de cette loi. Lorsqu’un ambassadeur est venu jusqu’au canal, l’introducteur crie, vers le divan où l’empereur est assis, que le ministre de telle puissance souhaite de parler à sa majesté : alors un secrétaire d’état en avertit l’empereur, qui feint souvent de ne pas l’entendre ; mais, quelques momens après, il lève les yeux, et les jetant sur l’ambassadeur, il donne ordre au même secrétaire de lui faire signe qu’il peut s’approcher.

De la salle du divan on passe à gauche sur une terrasse d’où l’on découvre la rivière, et sur laquelle donne la porte d’une petite chambre, d’où l’empereur passe au sérail. À la gauche de cette même cour, on voit une petite mosquée fort bien bâtie, dont le dôme est couvert de plomb si parfaitement doré, qu’on le croirait d’or massif. C’est dans cette chapelle que l’empereur fait chaque jour sa prière, excepté le vendredi, qu’il doit se rendre à la grande mosquée. On tend ce jour-là autour des degrés un gros rets de cinq ou six pieds de haut, dans la crainte que les éléphans n’en approchent, et par respect pour la mosquée même. Cet édifice, que Tavernier trouva très-beau, est assis sur une grande plate-forme plus élevée que les maisons de la ville, et l’on y monte par divers escaliers.

Le côté droit de la cour du trône est occupé par des portiques qui forment une longue galerie, élevée d’environ un pied et demi au-dessus du rez-de chaussée. Plusieurs portes qui règnent le long de ces portiques donnent entrée dans les écuries impériales, qui sont toujours remplies de très-beaux chevaux. Tavernier assure que le moindre a coûté trois mille écus, et que le prix de quelques-uns va jusqu’à dix mille. Au-devant de chaque porte on suspend une natte de bambou, qui se fend aussi menu que l’osier ; mais, au lieu que nos petites tresses d’osier se lient avec l’osier même, celles du bambou sont liées avec de la soie torse qui représente des fleurs ; et ce travail, qui est fort délicat, demande beaucoup de patience : l’effet de ces nattes est d’empêcher que les chevaux ne soient tourmentés des mouches ; chacun a d’ailleurs deux palefreniers, dont l’un ne s’occupe qu’à l’éventer. Devant les portiques, comme devant les portes des écuries, on met aussi des nattes, qui se lèvent et qui se baissent suivant le besoin ; et le bas de la galerie est couvert de fort beaux tapis qu’on retire le soir, pour faire dans le même lieu la litière des chevaux : elle ne se fait que de leur fiente, qu’on écrase un peu après l’avoir fait sécher au soleil. Les chevaux qui passent aux Indes, de Perse ou d’Arabie, ou du pays des Ousbeks, trouvent un grand changement dans leur nourriture. Dans l’Indoustan comme dans le reste des Indes, on ne connaît ni le foin ni l’avoine. Chaque cheval reçoit le matin, pour sa portion, deux ou trois pelotes composées de farine de froment et de beurre, de la grosseur de nos pains d’un sou. Ce n’est pas sans peine qu’on les accoutume à cette nourriture, et souvent on a besoin de quatre à cinq mois pour leur en faire prendre le goût : le palefrenier leur tient la langue d’une main, et de l’autre il leur fourre la pelote dans le gosier. Dans la saison des cannes à sucre ou du millet, on leur en donne à midi ; le soir, une heure ou deux avant le coucher de soleil, ils ont une mesure de pois chiches, écrasés entre deux pierres et trempés dans de l’eau.

Tavernier partit d’Agra le 25 novembre 1665, pour visiter quelques villes de l’empire, avec Bernier, auquel il donne le titre de médecin de l’empereur. Le 1er décembre, ils rencontrèrent cent quarante charrettes, tirées chacune par six bœufs, et chacune portant cinquante mille roupies : c’était le revenu de la province de Bengale, qui, toutes charges payées, et la bourse du gouverneur remplie, montait à cinq millions cinq cent mille roupies. Près de la petite ville de Djianabad, ils virent un rhinocéros qui mangeait des cannes de millet. Il les recevait de la main d’un petit garçon de neuf ou dix ans ; et Tavernier en ayant pris quelques-unes, cet animal s’approcha de lui pour les recevoir aussi de la sienne.

Les deux voyageurs arrivèrent à Alemkhand. À deux cosses de ce bourg on rencontre le fameux fleuve du Gange. Bernier parut fort surpris qu’il ne fût pas plus large que la Seine devant le Louvre. Il y a même si peu d’eau depuis le mois de mars jusqu’au mois de juin ou de juillet, c’est-à-dire, jusqu’à la saison des pluies, qu’il est impossible aux bateaux de remonter. En arrivant sur ses bords, les deux Français burent un verre de vin dans lequel ils mirent de l’eau de ce fleuve, qui leur causa quelques tranchées. Leurs valets, qui la burent seule, en furent beaucoup plus tourmentés. Aussi les Hollandais, qui ont des comptoirs sur les rives du Gange, ne boivent-ils jamais de cette eau sans l’avoir fait bouillir. L’habitude la rend si saine pour les habitans du pays, que l’empereur même et toute la cour n’en boivent point d’autre. On voit continuellement un grand nombre de chameaux sur lesquels on vient charger de l’eau du Gange.

Allahabad , où l’on arrive à neuf cosses d’Alemkhand, est une grande ville bâtie sur une pointe de terre où se joignent le Gange et la Djemna. Le château, qui est de pierres de taille, et ceint d’un double fossé, sert de palais au gouverneur. C’était alors un des plus grands seigneurs de l’empire : sa mauvaise santé l’obligeait d’entretenir plusieurs médecins indiens et persans, entre lesquels était Claude Maillé, Français, né à Bourges, et qui exerçait tout à la fois la médecine et la chirurgie. Le premier de ses médecins persans jeta un jour sa femme du haut d’une terrasse en bas, dans un transport de jalousie ; elle ne se rompit heureusement que deux ou trois côtes : ses parens demandèrent justice au gouverneur, qui fit venir le médecin, et qui le congédia. Il n’était qu’à deux ou trois journées de la ville, lorsque le gouverneur, se trouvant plus mal, l’envoya rappeler. Alors ce furieux poignarda sa femme et quatre enfans qu’il avait d’elle, avec treize filles esclaves ; après quoi il revint trouver le gouverneur, qui, feignant d’ignorer son crime, ne fit pas difficulté de le reprendre à son service.

Sous le grand portail de la pagode de Banaron, un des principaux bramines se tient assis près d’une grande cuve remplie d’eau, dans laquelle on a délayé quelque matière jaune. Tous les banians viennent se présenter à lui pour recevoir une empreinte de cette couleur, qui leur descend entre les deux yeux et sur le bout du nez, puis sur les bras et devant l’estomac : c’est à cette marque qu’on reconnaît ceux qui se sont lavés de l’eau du Gange, car, lorsqu’ils n’ont employé que de l’eau de puits dans leurs maisons, ils ne se croient pas bien purifiés, ni par conséquent en état de manger saintement. Chaque tribu a son onction de différentes couleurs ; mais l’onction jaune est celle de la tribu la plus nombreuse, et passe aussi pour la plus pure.

Assez près de la pagode, du côté qui regarde l’ouest, Djesseing, le plus puissant des radjas idolâtres, avait fait bâtir un collége pour l’éducation de la jeunesse. Tavernier y vit deux enfans de ce prince dont les précepteurs étaient des bramines, qui leur enseignaient à lire et à écrire dans un langage fort différent de celui du peuple. La cour de ce collége est environnée d’une double galerie, et c’était dans la plus basse que les deux princes recevaient leurs leçons, accompagnés de plusieurs jeunes seigneurs et d’un grand nombre de bramines, qui traçaient sur la terre, avec de la craie, diverses figures de mathématique. Aussitôt que Tavernier fut entré, ils envoyèrent demander qui il était ; et sachant qu’il était Français, ils le firent approcher pour lui faire plusieurs questions sur l’Europe, et particulièrement sur la France. Un bramine apporta deux globes, dont les Hollandais lui avaient fait présent. Tavernier leur en fit distinguer les parties, et leur montra la France. Après quelques autres discours, on lui servit le bétel. Mais il ne se retira point sans avoir demandé à quelle heure il pouvait voir la pagode du collége. On lui dit de revenir le lendemain, un peu avant le lever du soleil : il ne manqua point de se rendre à la porte de cette pagode, qui est aussi l’ouvrage de Djesseing, et qui se présente à gauche en entrant dans la cour. Devant la porte on trouve une espèce de galerie, soutenue par des piliers, qui était déjà remplie d’un grand nombre d’adorateurs. Huit bramines s’avancèrent l’encensoir à la main, quatre de chaque côté de la porte, au bruit de plusieurs tambours et de quantité d’autres instrumens. Deux des plus vieux bramines entonnèrent un cantique. Le peuple suivit, et les instrumens accompagnaient les voix. Chacun avait à la main une queue de paon, ou quelque autre éventail, pour chasser les mouches au moment où la pagode devait s’ouvrir. Cette musique et l’exercice des éventails durèrent plus d’une demi-heure. Enfin les deux principaux bramines firent entendre trois fois deux grosses sonnettes qu’ils prirent d’une main, et de l’autre ils frappèrent avec une espèce de petit maillet contre la porte. Elle fut ouverte aussitôt par six bramines qui étaient dans la pagode. Tavernier découvrit alors sur un autel, à sept ou huit pas de la porte, la grande idole de Ram-Khan, qui passe pour la sœur de Morli-ram. À sa droite, il vit un enfant, de la forme d’un cupidon, que les banians nomment Lokemin, et sur son bras gauche une petite fille, qu’ils appellent Sita. Aussitôt que la porte fut ouverte, et qu’on eut tiré un grand rideau qui laissa voir l’idole, tous les assistans se jetèrent à terre en mettant les mains sur leurs têtes, et se prosternèrent trois fois. Ensuite, s’étant relevés, ils jetèrent quantité de bouquets et de chaînes en forme de chapelets, que les bramines faisaient toucher à l’idole et rendaient à ceux qui les avaient présentés. Un vieux bramine qui était devant l’autel tenait à la main une lampe à neuf mèches allumées, sur lesquelles il jetait par intervalles une sorte d’encens, en approchant la lampe fort près de l’idole. Après toutes ces cérémonies, qui durèrent l’espace d’une heure, on fit retirer le peuple, et la pagode fut fermée. On avait présenté à Ram-Khan quantité de riz, de beurre, d’huile et de laitage, dont les bramines n’avaient laissé rien perdre. Comme l’idole représente une femme, elle est particulièrement invoquée de ce sexe, qui la regarde comme sa patronne. Djesseing, pour la tirer de la grande pagode, et lui donner un autel dans la sienne, avait employé, tant en présens pour les bramines qu’en aumônes pour les pauvres, plus de cinq laks de roupies, qui font sept cent cinquante mille livres de notre monnaie.

À cinq cents pas de Banaron, au nord-ouest, Tavernier et Bernier visitèrent une mosquée où l’on montre plusieurs tombeaux mahométans, dont quelques-uns sont d’une fort belle architecture. Les plus curieux sont dans un jardin fermé de murs, qui laissent des jours par où ils peuvent être vus des passans. On en distingue un qui compose une grande masse carrée, dont chaque face est d’environ quinze pas. Au milieu de cette plateforme s’élève une colonne de trente-quatre ou trente-cinq pieds de haut, tout d’une pièce, et que trois hommes pourraient à peine embrasser. Elle est d’une pierre grisâtre si dure, que Tavernier ne put la gratter avec un couteau. Elle se termine en pyramide, avec une grosse boule sur la pointe, et un cercle de gros grains au-dessous de la boule. Toutes les faces sont couvertes de figures d’animaux en relief. Plusieurs vieillards qui gardaient le jardin assurèrent Tavernier que ce beau monument avait été beaucoup plus élevé, et que depuis cinquante ans il s’était enfoncé de plus de trente pieds. Ils ajoutèrent que c’était la sépulture d’un roi de Boutan, qui était mort dans le pays après être sorti du sien pour en faire la conquête.

Patna, une des plus grandes villes de l’Inde, est située sur la rive occidentale du Gange. Tavernier ne lui donne guère moins de deux cosses de longueur. Les maisons n’y sont pas plus belles que dans la plupart des autres villes indiennes, c’est-à-dire qu’elles sont couvertes de chaume ou de bambou. La compagnie hollandaise s’y est fait un comptoir pour le commerce du salpêtre, qu’elle fait raffiner à Tchoupar, gros village situé aussi sur la rive droite du Gange, dix cosses au-dessus de Patna. La liberté règne dans cette ville, au point que Tavernier et Bernier, ayant rencontré, en arrivant, les Hollandais de Tchoupar qui retournaient chez eux dans leurs voitures, s’arrêtèrent pour vider avec eux quelques bouteilles de vin de Chypre en pleine rue. Pendant huit jours qu’ils passèrent à Patna, ils furent témoins d’un événement qui leur fit perdre l’opinion où ils étaient que certains crimes étaient impunis dans le mahométisme. Un mimbachi, qui commandait mille hommes de pied, voulait abuser d’un jeune garçon, qu’il avait à son service, et qui s’était défendu plusieurs fois contre ses attaques. Il saisit, à la campagne, un moment qui le fit triompher de toutes les résistances du jeune homme. Celui-ci, outré de douleur, prit aussi son temps pour se venger. Un jour qu’il était à la chasse avec son maître, il le surprit à l’écart, et d’un coup de sabre il lui abattit la tête. Aussitôt il courut à bride abattue vers la ville en criant qu’il avait tué son maître pour se venger du plus infâme outrage. Il alla faire la même déclaration au gouverneur, qui le fit jeter d’abord en prison ; mais, après de justes éclaircissemens, il obtint la liberté ; et, malgré les sollicitations de la famille du mort, aucun tribunal n’osa le poursuivre, dans la crainte d’irriter le peuple, qui applaudissait hautement son action.

À Patna, les deux voyageurs prirent un bateau sur le Gange pour descendre à Daca. Après quelques jours de navigation, Tavernier eut le chagrin de se séparer du compagnon de son voyage, qui, devant se rendre à Casambazar, et passer de là jusqu’à Ougli, se vit forcé de prendre par terre. Un grand banc de sable, qui se trouve devant la ville de Soutiqui, ne permet pas de faire cette route par eau lorsque la rivière est basse. Ainsi, pendant que Bernier prit son chemin par terre, Tavernier continua de descendre le Gange jusqu’à Toutipour, qui est à deux cosses de Raghi-Mehalé. Ce fut dans ce lieu qu’il commença le lendemain, au lever du soleil, à voir un grand nombre de crocodiles couchés sur le sable. Pendant tout le jour, jusqu’au bourg d’Acerat, qui est à vingt-cinq cosses de Toutipour, il ne cessa pas d’en voir une si grande quantité, qu’il lui prit envie d’en tirer un, pour essayer s’il est vrai, comme on le croit aux Indes, qu’un coup de fusil ne leur fait rien. Le coup lui donna dans la mâchoire, et lui fit couler du sang, mais il ne s’en retira pas moins dans la rivière. Le lendemain on n’en aperçut pas un moindre nombre, qui étaient couchés sur le bord de la rivière, et l’auteur en tira deux, de trois balles à chaque coup. Au même instant, ils se renversèrent sur le dos en ouvrant la gueule, et tous deux moururent dans le même lieu.

Daca est une grande ville qui ne s’étend qu’en longueur, parce que les habitans ne veulent pas être éloignés du Gange. Elle a plus de deux cosses, sans compter que, depuis le dernier pont de brique, on ne rencontre qu’une suite de maisons écartées l’une de l’autre, et la plupart habitées par des charpentiers, qui construisent des galéasses et d’autres bâtimens. Toutes ces maisons, dont Tavernier n’excepte point celles de Daca, ne sont que de mauvaises cabanes composées de terre grasse et de bambou. Le palais même du gouverneur est de bois ; mais il loge ordinairement sous des tentes qu’il fait dresser dans une cour de son enclos. Les Hollandais et les Anglais ne jugeant point leurs marchandises en sûreté dans les édifices de Daca, se sont fait bâtir d’assez beaux comptoirs. On y voit aussi une fort belle église de brique, dont les pères augustins sont en possession. Tavernier observe, à l’occasion des galéasses qui se font à Daca, qu’on est étonné de leur vitesse. Il s’en fait de si longues, qu’elles ont jusqu’à cinquante rames de chaque côté, mais on ne met que deux hommes à chaque rame. Quelques-unes sont fort ornées. L’or et l’azur y sont prodigués.

On lit dans une autre partie de sa relation qu’étant allé au palais pour prendre congé de l’empereur avant de quitter sa cour, ce monarque lui fit dire qu’il ne voulait pas le laisser partir sans lui montrer ses joyaux. Le lendemain, de grand matin, cinq ou six officiers vinrent l’avertir que l’empereur le demandait. Il se rendit au palais, où les courtiers des joyaux le présentèrent à sa majesté, et le menèrent ensuite dans une petite chambre qui est au bout de la salle où l’empereur était sur son trône, et d’où il pouvait les voir.

Akel-Khan, chef du trésor des joyaux, était déjà dans cette chambre. Il donna ordre à quatre eunuques de la cour d’aller chercher les joyaux, qu’ils apportèrent dans deux grands plats de bois lacrés, avec des feuilles d’or, et couverts de petits tapis faits exprès, l’un de velours rouge, l’autre de velours vert en broderie. On les découvrit : on compta trois fois toutes les pièces ; trois écrivains en firent la liste. Les Indiens observent toutes ces formalités avec autant de patience que de circonspection ; et s’ils voient quelqu’un qui se presse trop ou qui se fâche, ils le regardent sans rien dire, en riant de sa chaleur comme d’une extravagance.

La première pièce qu’Akel-Khan mit entre les mains de Tavernier fut un grand diamant, qui est une rose ronde, fort haute d’un côté. À l’arête d’en bas, on voit un petit cran dans lequel on découvre une petite glace. L’eau en est belle. Il pèse trois cent dix-neuf ratis et demi, qui font deux cent quatre-vingts de nos carats. C’est un présent que Mirghimola fit à l’empereur Schah-Djehan lorsqu’il vint lui demander une retraite à sa cour, après avoir trahi le roi de Golconde son maître. Cette pierre était brute, et pesait alors neuf cents ratis, qui font sept cent quatre-vingts carats et demi. Elle avait plusieurs glaces. En Europe on l’aurait gouvernée fort différemment, c’est-à-dire qu’on en aurait tiré de bons morceaux, et qu’elle serait demeurée plus pesante. Schah-Djehan la fit tailler par un Vénitien nommé Hortensio Borgis, mauvais lapidaire qui se trouvait à la cour. Aussi fut-il mal récompensé. On lui reprocha d’avoir gâté une si belle pierre, qu’on aurait pu conserver dans un plus grand poids, et dont Tavernier ajoute qu’il aurait pu tirer quelque bon morceau sans en faire tort à l’empereur. Il ne reçut pour prix de son travail que dix milles roupies.

Après avoir admiré ce beau diamant, et l’avoir remis entre les mains d’Akel-Khan, Tavernier en vit un autre en poire, de fort bonne forme et de belle eau, avec trois autres diamans à table, deux nets, et l’autre qui a de petits points noirs. Chacun pèse cinquante-cinq à soixante ratis, et la poire soixante-deux et demi ; ensuite on lui montra un joyau de douze diamans, chaque pierre de quinze à seize ratis, et toutes roses. Celle du milieu est une rose en cœur, de belle eau, mais avec trois petites glaces ; et cette rose peut peser trente-cinq à quarante ratis. On lui fit voir un autre joyau de dix-sept diamans, moitié table, moitié rose, dont le plus grand ne pèse pas plus de sept ou huit ratis, à la réserve de celui du milieu, qui peut en peser seize. Toutes ces pierres sont de la première eau, nettes, de bonne forme, et les plus belles qui se puissent trouver.

Deux grandes perles en poire, l’une d’environ soixante-dix ratis, un peu plate des deux côtés, de belle eau et de bonne forme ; un bouton de perle de cinquante-cinq à soixante ratis, de bonne forme et de belle eau ; une perle ronde, belle en perfection, un peu plate d’un côté, et de cinquante-six ratis ; c’est un présent au grand-mogol, de Schah-Abas II, roi de Perse ; trois autres perles rondes, chacune de vingt-cinq à vingt-huit ratis, mais dont l’eau tire sur le jaune ; une perle de parfaite rondeur, pesant trente-six ratis et demi, d’une eau vive, blanche, et de la plus haute perfection ; c’était le seul joyau qu’Aureng-Zeb eût acheté par admiration pour sa beauté ; tout le reste lui venait en grande partie de Daracha, son frère aîné, dont il avait eu la dépouille après lui avoir fait couper la tête, en partie des présens qu’il avait reçus depuis qu’il était monté sur le trône. Ce prince avait moins d’inclination pour les pierreries que pour l’or et l’argent : tels sont les bijoux que l’on mit entre les mains de Tavernier, en lui laissant tout le temps de satisfaire sa curiosité. Il vit encore deux autres perles parfaitement rondes et égales, qui pèsent chacune vingt-cinq ratis et un quart. L’une est un peu jaune ; mais l’autre est d’une eau très-vive, et la plus belle qui soit au monde. Il est vrai que le prince arabe qui a pris Mascate sur les Portugais en a une qui passe pour la première en beauté ; mais quoiqu’elle soit parfaitement ronde, et d’une blancheur si vive, qu’elle en est comme transparente, elle ne pèse que quatorze carats. L’Asie a peu de monarques qui n’aient sollicité ce prince de leur vendre une perle si rare.

Tavernier admira deux chaînes, l’une de perles et de rubis de diverses formes, percés comme les perles ; l’autre de perles et d’émeraudes rondes et percées. Toutes les perles sont de plusieurs eaux, et chacune de dix ou douze ratis. Le milieu de la chaîne de rubis offre une grande émeraude de vieille roche, taillée au cadran et fort haute en couleur, mais avec plusieurs glaces. Elle pèse environ trente ratis. Au milieu de la chaîne d’émeraudes, on admire une améthyste orientale à table longue, d’un poids d’environ quarante ratis, et belle en perfection.

Un rubis balais cabochon, de belle couleur, et percé par le haut, qui pèse dix mescals, dont six font une once ; un autre rubis cabochon, parfait en couleur, mais un peu glacé, et percé plus haut, du poids de douze mescals ; une topaze orientale, de couleur fort haute, taillée à huit pans, qui pèse six mescals, mais qui a d’un côté un petit nuage blanc ; tels étaient les plus précieux joyaux du grand-mogol. Tavernier vante l’honneur qu’il eut de les voir et de les tenir tous dans sa main, comme une faveur qu’aucun autre Européen n’avait jamais obtenue.

Tavernier, entre plusieurs observations sur Goa, qui lui sont communes avec les autres voyageurs, remarque particulièrement que le port de Goa, celui de Constantinople et celui de Toulon, sont les trois plus beaux du grand continent de notre ancien monde. « Avant que les Hollandais, dit-il, eussent abattu la puissance des Portugais dans les Indes, on ne voyait à Goa que de la richesse et de la magnificence ; mais, depuis que les sources d’or et d’argent ont changé de maîtres, l’ancienne splendeur de cette ville a disparu. À mon second voyage, ajoute Tavernier, je vis des gens, que j’avais connus riches de deux mille écus de rente, venir le soir, en cachette, me demander l’aumône, sans rien rabattre néanmoins de leur orgueil, surtout les femmes, qui viennent en palekis, et qui demeurent à la porte, tandis qu’un valet qui les accompagne vient vous faire un compliment de leur part. On leur envoie ce qu’on veut, ou bien on le porte soi-même, quand on a la curiosité de voir leur visage ; ce qui arrive rarement, parce qu’elles se couvrent la tête d’un voile ; mais elles présentent ordinairement un billet de quelque religieux qui les recommande, et qui rend témoignage de leurs richesses passées, en exposant leur misère présente. Ainsi le plus souvent on entre en discours avec la belle ; et, par honneur, on la prie d’entrer pour faire une collation, qui dure quelquefois jusqu’au lendemain. Il est constant, ajoute encore Tavernier, que, si les Hollandais n’étaient pas venus aux Indes, on ne trouverait pas aujourd’hui, chez la plupart des Portugais de Goa un morceau de fer, parce que tout y serait d’or ou d’argent. »

Le vice-roi, l’archevêque et le grand-inquisiteur, auxquels Tavernier rendit ses premiers devoirs, le reçurent avec d’autant plus de civilité, que ses visites étaient toujours accompagnées de quelque présent. C’était don Philippe de Mascarenhas qui gouvernait alors les Indes portugaises. Il n’admettait personne à sa table, pas même ses enfans ; mais dans la salle où il mangeait on avait ménagé un petit retranchement où l’on mettait le couvert pour les principaux officiers et pour ceux qu’il invitait ; ancien usage d’un temps dont il ne restait que la fierté. Le grand-inquisiteur, chez lequel Tavernier s’était présenté, s’excusa d’abord sur ses affaires, et lui fit dire ensuite qu’il l’entretiendrait dans la maison de l’inquisition, quoiqu’il eût son palais dans un autre quartier. Cette affectation pouvait lui causer quelque défiance, parce qu’il était protestant. Cependant il ne fit aucune difficulté d’entrer dans l’inquisition à l’heure marquée. Un page l’introduisit dans une grande salle, où il demeura seul l’espace d’un quart d’heure. Enfin un officier qui vint le prendre le fit passer par deux grandes galeries et par quelques appartemens, pour arriver dans une petite chambre où l’inquisiteur l’attendait, assis au bout d’une grande table en forme de billard. Tout l’ameublement, comme la table, était couvert de drap vert d’Angleterre. Après le premier compliment, l’inquisiteur lui demanda de quelle religion il était. Il répondit qu’il faisait profession de la religion protestante. La seconde question regarda son père et sa mère, dont on voulut savoir aussi la religion : et lorsqu’il eut répondu qu’ils étaient protestans comme lui, l’inquisiteur l’assura qu’il était le bienvenu, comme s’il eût été justifié par le hasard de sa naissance. Alors l’inquisiteur cria qu’on pouvait entrer. Un bout de tapisserie qui fut levé au coin de la chambre fit paraître aussitôt dix ou douze personnes qui étaient dans la chambre voisine. C’étaient deux religieux augustins, deux dominicains, deux carmes et d’autres ecclésiastiques, à qui l’inquisiteur apprit d’abord que Tavernier était né protestant, mais qu’il n’avait avec lui aucun livre défendu, et que, sachant les ordres du tribunal, il avait laissé sa bible à Mengrela. L’entretien devint fort agréable, et roula sur les voyages de Tavernier, dont toute l’assemblée parut entendre volontiers le récit. Trois jours après, l’inquisiteur le fit prier à dîner avec lui, dans une fort belle maison qui est à une demi-lieue de la ville, et qui appartient aux cannes déchaussés. C’est un des plus beaux édifices de toutes les Indes. Un gentilhomme portugais, dont le père et l’aïeul s’étaient enrichis par le commerce, avait fait bâtir cette maison, qui peut passer pour un beau palais. Il vécut sans goût pour le mariage ; et, s’étant livré à la dévotion, il passait la plus grande partie de sa vie chez les augustins, pour lesquels il conçut tant d’affection, qu’il fit un testament par lequel il leur donnait tout son bien, à condition qu’après sa mort ils lui élevassent un tombeau au côté droit du grand-autel. Quelques-uns de ces religieux lui ayant représenté que cette place ne convenait qu’à un vice-roi, et l’ayant prié d’en choisir une autre, il fut si piqué de cette proposition, qu’il cessa de voir les augustins ; et sa dévotion s’étant tournée vers les carmes, qui le reçurent à bras ouverts, il leur laissa son héritage à la même condition.

Tavernier, voulant visiter l’île de Java, résolut de porter des pierreries au roi de Bantam. Il trouva ce prince assis à la manière des Orientaux, avec trois des principaux seigneurs de la cour. Ils avaient devant eux cinq grands plats de riz de différentes couleurs, du vin d’Espagne, de l’eau-de-vie, et plusieurs espèce de sorbets. Aussitôt que Tavernier eut salué le roi, en lui faisant présent d’un anneau de diamans, et d’un petit bracelet de diamans, de rubis et de saphirs bleus, ce prince lui commanda de s’asseoir, et lui fit donner une tasse d’eau-de-vie, qui ne contenait pas moins d’un demi-setier. Il parut étonné du refus que Tavernier fit de toucher à cette liqueur ; et lui ayant fait servir du vin d’Espagne, il ne tarda guère à se lever, dans l’impatience de voir les joyaux. Il alla s’asseoir dans un fauteuil dont le bois était doré comme les bordures de nos tableaux, et qui était placé sur un petit tapis de Perse d’or et de soie. Son habit était une pièce de toile, dont une partie lui couvrait le corps depuis la ceinture jusqu’aux genoux, et le reste était rejeté derrière son dos en manière d’écharpe. Il avait les pieds et les jambes nus. Autour de sa tête une sorte de mouchoir à trois pointes formait un bandeau. Ses cheveux, qui paraissaient fort longs, étaient liés par-dessus. On voyait à côté du fauteuil une paire de sandales, dont les courroies étaient brodées d’or et parsemées de petites perles. Deux de ses officiers se placèrent derrière lui avec de gros éventails dont les bâtons étaient longs de cinq à six pieds, terminés par un faisceau de plumes de paon, de la grosseur d’un tonneau. À la droite, une vieille femme noire tenait dans ses mains un petit mortier et un pilon d’or, où elle pilait des feuilles de bétel, parmi lesquelles elle mêlait des noix d’arek, avec de la semence de perles qu’on y avait fait dissoudre. Lorsqu’elle en voyait quelque partie bien préparée, elle frappait de la main sur le dos du roi qui ouvrait aussitôt la bouche, et qui recevait ce qu’elle y mettait avec le doigt comme on donne de la bouillie aux enfans. Il avait mâché tant de bétel et bu tant de tabac, qu’il avait perdu toutes ses dents.

Son palais ne faisait pas honneur à l’habileté de l’architecte. C’était un espace carré, ceint d’un grand nombre de petits piliers revêtus de différens vernis, et d’environ deux pieds de haut. Quatre piliers plus gros faisaient les quatre coins, à quarante pieds de distance. Le plancher était couvert d’une natte tissue de l’écorce d’un certain arbre dont aucune sorte de vermine n’approche jamais ; et le toit était de simples branches de cocotier. Assez proche, sous un autre toit, soutenu aussi par quatre gros piliers, on voyait seize éléphans. La garde royale, qui était d’environ deux mille hommes, était assise par bandes à l’ombre de quelques arbres. Tavernier ne prit pas une haute opinion du logement des femmes. La porte paraissait fort mauvaise, et l’enceinte n’était qu’une sorte de palissade entremêlée de terre et de fiente de vache. Deux vieilles femmes noires en sortirent successivement pour venir prendre de la main du roi les joyaux de Tavernier, qu’elles allaient montrer apparemment aux dames. Il observa qu’elles ne rapportaient rien ; d’où il conclut qu’il devait tenir ferme pour le prix. Aussi vendit-il fort avantageusement tout ce qui était entré au sérail, avec la satisfaction d’être payé sur-le-champ.

Dans un autre voyage qu’il fit à la même cour, il ne tira pas moins d’avantage de tout ce qu’il y avait porté pour le roi. Mais sa vie fut exposée au dernier danger par la fureur d’un Indien mahométan qui revenait de la Mecque. Il passait avec son frère et un chirurgien hollandais dans un chemin où d’un côté on a la rivière, et de l’autre un grand jardin fermé de palissades, entre lesquelles il reste des intervalles ouverts. L’assassin, qui était armé d’une pique, et caché derrière les palissades, poussa son arme pour l’enfoncer dans le corps d’un des trois étrangers. Il fut trop prompt, et la pointe leur passa devant le ventre à tous trois, ou du moins elle ne toucha qu’au vaste haut-de- chausses du chirurgien hollandais, qui saisit aussitôt le bois de la pique ; Tavernier le prit aussi de ses deux mains, tandis que son frère, plus jeune et plus dispos, sauta par-dessus la palissade, et perça l’Indien de trois coups d’épée dont il mourut sur-le-champ. Aussitôt quantité de Chinois et d’Indiens idolâtres, qui se trouvaient aux environs, vinrent baiser les mains au capitaine Tavernier en applaudissant à son action. Le roi même, qui en fut bientôt informé, lui fit présent d’une ceinture, comme d’un témoignage de sa reconnaissance. Tavernier jette plus de jour sur une aventure si singulière. Les pèlerins javans, de l’ordre du peuple, surtout les fakirs qui vont à la Mecque, s’arment ordinairement à leur retour de leur cric, espèce de poignard dont la moitié de la lame est empoisonnée ; et quelques-uns s’engagent par vœu à tuer tout ce qu’ils rencontreront d’infidèles, c’est-à-dire de gens opposés à la loi de Mahomet. Ces fanatiques exécutent leur résolution avec une rage incroyable, jusqu’à ce qu’ils soient tués eux-mêmes. Alors ils sont regardés comme saints par toute la populace, qui les enterre avec beaucoup de cérémonies, et qui contribuent volontairement à leur élever de magnifiques tombeaux. Quelque dervis se construit une butte auprès du monument, et se consacre pour toute sa vie à le tenir propre, avec le soin continuel d’y jeter des fleurs. Les ornemens croissent avec les aumônes, parce que plus la sépulture est belle, plus la dévotion augmente avec l’opinion de sa sainteté.

Tavernier raconte une autre aventure du même genre qui fait frémir. « Je me souviens, dit-il, qu’en 1642 il arriva au port de Surate un vaisseau du grand-mogol revenant de la Mecque, où il y avait quantité de ces fakirs ; car tous les ans ce monarque envoie deux grands vaisseaux à la Mecque pour y porter gratuitement les pèlerins. Ces bâtimens sont chargés d’ailleurs de bonnes marchandises qui se vendent, et dont le profit est pour eux. On ne rapporte que le principal, qui sert pour l’année suivante, et qui est au moins de six cent mille roupies. Un des fakirs qui revenait alors ne fut pas plus tôt descendu à terre, qu’il donna des marques d’une furie diabolique. Après avoir fait sa prière, il prit son poignard, et courut se jeter au milieu de plusieurs matelots hollandais, qui faisaient décharger les marchandises de quatre vaisseaux qu’ils avaient au port. Cet enragé, sans leur laisser le temps de se reconnaître, en frappa dix-sept, dont treize moururent. Il était armé d’un cangiar, sorte de poignard dont la lame a trois doigts de large par le haut. Enfin le soldat hollandais qui était en sentinelle à l’entrée de la tente des marchands lui donna au milieu de l’estomac un coup de fusil dont il tomba mort. Aussitôt tous les autres fakirs qui se trouvèrent dans le même lieu, accompagnés de quantité d’autres mahométans, prirent le corps et l’enterrèrent. Dans l’espace de quinze jours il eut une belle sépulture. Elle est renversée tous les ans par les matelots anglais et hollandais, pendant que leurs vaisseaux sont au port, parce qu’ils sont les plus forts ; mais à peine sont-ils partis, que les mahométans la font rétablir, et qu’ils y plantent des enseignes. »

Tavernier s’était proposé de passer à Batavia les trois mois qui restaient jusqu’au départ des vaisseaux pour l’Europe ; mais l’ennuyeuse vie qu’on y mène, sans autre amusement, dit-il, que de jouer et de boire, lui fit prendre la résolution d’employer une partie de ce temps à visiter la cour du roi de Japara, qu’on nomme aussi l’empereur de la Jave. L’île entière était autrefois réunie sous sa domination, avant que le roi de Bantam, celui de Jacatra, et d’autres princes qui n’étaient que ses gouverneurs, eussent secoué le joug de la soumission. Les Hollandais ne s’étaient d’abord maintenus dans le pays que par la division de toutes ces puissances. Lorsque le roi de Japara s’était disposé à les attaquer, le roi de Bantam les avait secourus ; et le premier, au contraire, s’était empressé de les aider lorsqu’ils avaient été menacés de l’autre. Aussi, quand la guerre s’élevait entre ces deux princes, les Hollandais prenaient toujours parti pour le plus faible.

Le roi de Japara fait sa résidence dans une ville dont son état porte le nom ; éloignée de Batavia d’environ trente lieues, on n’y va que par mer, le long de la côte, d’où l’on fait ensuite près de huit lieues dans les terres, par une belle rivière qui remonte jusqu’à la ville ; le port, qui est fort bon, offre de plus belles maisons que la ville, et serait la résidence ordinaire du roi, s’il s’y croyait en sûreté ; mais, ayant conçu, depuis l’établissement de Batavia, une haine mortelle pour les Hollandais, il craint de s’exposer à leurs attaques dans un lieu qui n’est pas propre à leur résister. Tavernier raconte un sujet d’animosité plus récent, tel qu’il l’avait appris d’un conseiller de Batavia. Le roi, père de celui qui régnait alors, n’avait jamais voulu entendre parler de paix avec la compagnie ; il s’était saisi de quelques Hollandais. La compagnie, qui, par représailles, lui avait enlevé un beaucoup plus grand nombre de ses sujets, lui fit offrir inutilement de lui rendre dix prisonniers pour un ; l’offre des plus grandes sommes n’eut pas plus de pouvoir sur sa haine ; et se voyant au lit de mort, il avait recommandé à son fils de ne jamais rendre la liberté aux Hollandais qu’il tenait captifs, ni à ceux qui tomberaient entre ses mains. Cette opiniâtreté fit chercher au grand-général de Batavia quelque moyen d’en tirer raison. C’est l’usage, après la mort d’un roi mahométan, que celui qui lui succède envoie quelques seigneurs de sa cour à la Mecque avec des présens pour le prophète ; ce devoir fut embarrassant pour le nouveau roi, qui n’avait que de petits vaisseaux, et qui n’ignorait pas que les Hollandais cherchaient sans cesse l’occasion de les enlever. Il prit la résolution de s’adresser aux Anglais de Bantam, dans l’espérance que les Hollandais, respecteraient un vaisseau de cette nation. Le président anglais lui en promit un des plus grands et des mieux montés que sa compagnie eût jamais envoyés dans ces mers, à condition qu’elle ne paierait désormais que la moitié des droits ordinaires du commerce sur les terres de Japara. Ce traité fut signé solennellement, et les Anglais équipèrent en effet un fort beau vaisseau, sur lequel ils mirent beaucoup de monde et d’artillerie. Le roi, charmé de le voir entrer dans son port, ne douta pas que ses envoyés ne fissent le voyage de la Mecque en sûreté. Neuf des principaux seigneurs de sa cour, dont la plupart lui touchaient de près par le sang, s’embarquèrent avec un cortége d’environ cent personnes, sans y comprendre quantité de particuliers qui saisirent une occasion si favorable pour faire le plus saint pèlerinage de leur religion : mais ces préparatifs ne purent tromper la vigilance des Hollandais. Comme il faut passer nécessairement devant Bantam pour sortir du détroit, les officiers de la compagnie avaient eu le temps de faire préparer trois gros vaisseaux de guerre, qui rencontrèrent le navire anglais vers Bantam, et qui lui envoyèrent d’abord une volée de canon pour l’obliger d’amener ; ensuite, paraissant irrités de sa lenteur, ils commencèrent à faire jouer toute leur artillerie. Les Anglais, qui se virent en danger d’être coulés à fond, baissèrent leurs voiles et voulurent se rendre ; mais les seigneurs japarois, et tous les Javans qui étaient à bord, les traitèrent de perfides, et leur reprochèrent de n’avoir fait un traité avec le roi leur maître que pour les livrer à leurs ennemis ; enfin, perdant l’espérance d’échapper aux Hollandais qu’ils voyaient prêts à les aborder, ils tirèrent leurs poignards et se jetèrent sur les Anglais, dont ils tuèrent un grand nombre avant qu’ils fussent en état de se défendre. Ils auraient peut-être massacré jusqu’au dernier, si les Hollandais n’étaient arrivés à bord. Plusieurs de ces désespérés ne voulurent point de quartier, et fondant au nombre de vingt ou trente sur ceux qui leur offraient la vie, ils vengèrent leur mort par celle de sept ou huit Hollandais. Le vaisseau fut mené à Batavia, où le général fit beaucoup de civilités aux Anglais, et se hâta de les renvoyer à leur président ; ensuite il fit offrir au roi de Japara l’échange de ses gens pour les Hollandais qu’il avait dans ses fers ; mais ce prince, plus irréconciliable que jamais, rejeta cette proposition avec mépris. Ainsi les esclaves hollandais perdirent l’espérance de la liberté, et les Javans moururent de misère à Batavia.

La mort du capitaine Tavernier, frère de celui que nous suivons ici, mort qui fut attribuée aux débauches qu’il avait la complaisance de faire avec le roi de Bantam, donne occasion à notre voyageur de se plaindre des usages de Batavia. Il lui en coûta, dit-il, une si grosse somme pour faire enterrer son frère, qu’il en devint plus attentif à sa propre santé, pour ne pas mourir dans un pays où les enterremens sont si chers. La première dépense se fait pour ceux qui sont chargés d’inviter à la cérémonie funèbre. Plus on en prend, plus l’enterrement est honorable ; si l’on n’en emploie qu’un, on lui donne deux écus ; mais si l’on en prend deux, il leur faut quatre écus à chacun ; et si l’on en prend trois, chacun doit en avoir six. La somme augmente avec les mêmes proportions, quand on en prendrait une douzaine. Tavernier, qui voulait faire honneur à la mémoire de son frère, et qui n’était pas instruit de cet usage, en prit six, pour lesquels il fut étonné de se voir demander soixante-douze écus. Le poêle qui se met sur la bière lui en coûta vingt, et peut aller jusqu’à trente ; on l’emprunte de l’hôpital ; le moindre est de drap, et les trois autres sont de velours, l’un sans frange, l’autre avec des franges, le troisième avec des franges et des houppes aux quatre coins. Un tonneau de vin d’Espagne qui fut bu à l’enterrement lui revint à deux cents piastres ; il en paya vingt-six pour des jambons et des langues de bœuf ; vingt-deux pour de la pâtisserie ; vingt pour ceux qui portèrent le corps en terre, et seize pour le lieu de la sépulture : on en demandait cent pour l’enterrer dans l’église. Ces coutumes parurent étranges à Tavernier, plaisantes, et inventées, dit-il, pour tirer de l’argent des héritiers d’un mort.

Trois jours qu’il eut encore à passer dans la rade de Batavia lui firent connaître toutes les précautions que les Hollandais apportent à leurs embarquemens. Le premier jour, un officier qui tient registre de toutes les marchandises qui s’embarquent, soit pour la Hollande ou d’autres lieux, vint à bord pour y lire le mémoire de tout ce qu’on avait embarqué, et pour le faire signer non-seulement au capitaine, mais encore à tous les marchands qui partaient avec lui. Ce mémoire fut enfermé dans la même caisse où l’on enferme tous les livres de compte, et le rôle de tout ce qui s’est passé dans les comptoirs des Indes. Ensuite on scella le couvert sous lequel sont toutes les marchandises. Le second jour, le major de la ville, l’avocat fiscal et le premier chirurgien vinrent visiter à bord tous ceux qui s’étaient embarqués pour la Hollande. Le major, pour s’assurer qu’il n’y a point de soldats qui partent sans congé ; l'avocat fiscal, pour voir si quelque écrivain de la compagnie ne se dérobe point avant l’expiration de son terme ; le chirurgien, pour examiner tous les malades qu’on fait partir, et pour décider avec serment que leur mal est incurable aux Indes. Enfin le troisième jour est donné aux adieux des habitans de la ville, qui apportent des rafraîchissemens pour traiter leurs amis, et qui joignent la musique à la bonne chère.

Cinquante-six jours d’une heureuse navigation firent arriver la flotte hollandaise au cap de Bonne-Espérance. Elle y passa trois semaines, pendant lesquelles Tavernier se fit un amusement de ses observations. On ne s’arrêtera qu’à celles qui ne lui sont pas communes avec les autres voyageurs. Il est persuadé, dit-il, que ce n’est pas l’air ni la chaleur qui causent la noirceur des Cafres. Une jeune fille, qui avait été prise à sa mère dès le moment de sa naissance, et nourrie ensuite parmi les Hollandais, était aussi blanche que les femmes de l’Europe. Un Français lui avait fait un enfant ; mais la compagnie ne voulut pas souffrir qu’il l’épousât, et le punit même par la confiscation de huit cents livres de ses gages. Cette fille dit à Tavernier que les Cafres ne sont noirs que parce qu’ils se frottent d’une graisse composée de plusieurs simples ; et que, s’ils ne s’en frottaient souvent, ils deviendraient hydropiques. Il confirme par le témoignage de ses yeux que les Cafres ont une connaissance fort particulière des simples, et qu’ils en savent parfaitement l’application. De dix-neuf malades qui se trouvaient sur son vaisseau, la plupart affligés d’ulcères aux jambes, ou de coups reçus à la guerre, quinze furent mis entre leurs mains, et se virent guéris en peu de jours, quoique le chirurgien de Batavia n’eût fait espérer leur guérison qu’en Europe. Chaque malade avait deux Cafres qui le venaient panser ; c’est-à-dire qui, apportant des simples, suivant l’état des ulcères ou de la plaie, les appliquaient sur le mal après les avoir broyés entre deux cailloux. Pendant le séjour de Tavernier, quelques soldats, ayant été commandés pour une expédition, et s’étant avancés dans le pays, firent pendant la nuit un grand feu, moins pour se chauffer que pour écarter les lions : ce qui n’empêcha point que, pendant qu’ils se reposaient, un lion ne vînt prendre un d’entre eux par le bras. Il fut tué aussitôt d’un coup de fusil ; mais on fut obligé de lui ouvrir la gueule avec beaucoup de peine, pour en tirer le bras du soldat qui était percé de part en part. Les Cafres le guérirent en moins de douze jours. Tavernier conclut du même événement que c’est une erreur de croire que les lions soient effrayés par le feu. Il vit dans le fort hollandais quantité de peaux de lions et de tigres, mais avec moins d’admiration que celle d’un cheval sauvage tué par les Cafres, qui est blanche, traversée de raies noires, picotée comme celle d’un léopard, et sans queue. À deux ou trois lieues du fort, quelques Hollandais trouvèrent un lion mort, avec quatre pointes de porc-épic dans le corps, dont les trois quarts entraient dans la chair ; ce qui fit juger que le porc-épic avait tué le lion. Comme le pays est incommodé par la multitude de ces animaux, les Hollandais emploient une assez bonne invention pour s’en garantir. Ils attachent un fusil à quelque pieu bien planté, avec un morceau de viande retenu par une corde attachée à la détente. Lorsque l’animal saisit la viande, cette corde se bande, tire la détente et fait partir le coup, qui lui donne dans la gueule ou dans le corps. Ils n’ont pas moins d’industrie pour prendre les jeunes autruches. Après avoir observé leurs nids, ils attendent qu’elles aient sept ou huit jours. Alors plantant un pieu en terre, ils les lient par un pied dans le nid, afin qu’elles ne puissent fuir ; et les laissant nourrir par les grandes jusqu’à l’âge qu’ils désirent, ils les prennent enfin pour les vendre ou les manger.

Lorsqu’on aperçut les côtes de Hollande, tous les matelots de la flotte des Indes, dans la joie de revoir leur pays, allumèrent tant de feux autour de la poupe et de la proue des vaisseaux, qu’on les aurait crus près d’être consumés par les flammes. Tavernier compta sur son seul vaisseau plus de dix-sept cents cierges. Il explique d’où venait cette abondance. Une partie des matelots de sa flotte avaient servi dans celle que les Hollandais avaient envoyée contre les Manilles ; et quoique cette expédition eût été sans succès, ils. avaient pillé quelques couvens, d’où ils avaient emporté une prodigieuse quantité de cierges. Ils n’en avaient pas moins trouvé dans Pointe-de-Galle, après avoir enlevé cette place aux Portugais. La cire, dit Tavernier, était à vil prix dans les Indes ; chaque maison religieuse a toujours une prodigieuse quantité de cierges. Le moindre Hollandais en eut pour sa part trente ou quarante.

Le vice-amiral qui avait apporté Tavernier devait relâcher en Zélande, suivant les distributions établies. Il fut sept jours entiers sans pouvoir entrer dans Flessingue, parce que les sables avaient changé de place ; mais aussitôt qu’il eut jeté l’ancre, il se vit environné d’une multitude de petites barques, malgré le soin qu’on prenait de les écarter. On entendait mille voix s’élever de toutes parts pour demander les noms des parens et des amis que chacun attendait. Le lendemain, deux officiers de la compagnie vinrent à bord et firent assembler tout le monde entre la poupe et le grand mât ; ils prirent le capitaine à leur côté : » Messieurs, dirent-ils à tout l’équipage ; nous vous commandons au nom de toute la compagnie de nous déclarer si vous avez reçu quelque mauvais traitement dans ce voyage. » L’impatience de tant de gens qui se voyaient attendus sur le rivage par leur père, leur mère, ou leurs plus chers amis, les fit crier tout d’une voix que le capitaine était honnête homme. À l’instant chacun eut la liberté de sauter dans les chaloupes et de se rendre à terre. Tavernier reçut beaucoup de civilités des deux officiers, qui lui demandèrent à son tour s’il n’avait aucune plainte à faire des commandans du vaisseau.

Il n’avait pas d’autre motif pour s’arrêter en Hollande que le paiement des sommes qu’on lui avait retenues à Batavia ; mais ses longues et pressantes sollicitations ne purent lui en faire obtenir qu’un peu plus de la moitié. « S’il ne m’était rien dû, s’écrie-t-il dans l’amertume de son cœur, pourquoi satisfaire à la moitié de mes demandes ? et si je ne redemandais que mon bien, pourquoi m’en retenir une partie ? » Il prend occasion de cette injustice pour relever sans ménagement les abus qui se commettaient dans l’administration des affaires de la compagnie.