Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome VII/Seconde partie/Livre III/Chapitre IV

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CHAPITRE IV.

Observations sur le royaume de Siam, tirées des
Mémoires du chevalier de Forbin.

Nous laisserions l’article de Siam imparfait, si nous ne rapportions pas quelques observations très-judicieuses, tirées des observations du chevalier de Forbin, l’un des officiers français qui accompagnèrent le P. Tachard à Siam. C’est un militaire qui paraît très-sensé et très-instruit. Il reproche au jésuite, non pas précisément de s’être trompé sur les faits, mais de n’en avoir vu que l’écorce, et d’avoir été trop ébloui du faste extérieur qu’on affecta d’étaler à Siam aux yeux des Français, et de n’avoir pas assez distingué la cour d’avec la nation ; d’avoir fait le panégyrique du roi et du ministre en religieux courtisan, qui ne voyait dans l’un qu’un néophyte qui allait illustrer les disciples de Loyola, et dans l’autre qu’un allié complaisant qui s’étudiait à flatter Louis XIV. La conversation très-curieuse de Forbin avec Louis XIV nous apprend ce qu’il faut penser de cette prétendue conversion du roi de Siam, et personne n’a mieux développé que lui le caractère du ministre Constance, et ses vues politiques et ambitieuses dans les caresses intéressées qu’il faisait à la nation française, et dans les adulations et les présens qu’il adressait à Louis XIV. Forbin avait eu le temps de bien connaître Siam, l’empereur et le ministre. Il était resté dans le pays pendant l’ambassade des Siamois en France, et Constance, qui ne se fiait pas à lui, avait empêché qu’il ne les suivît. Il l’avait retenu comme otage, et l’avait fait nommer gouverneur de Bancok, et grand-amiral général des armées du roi. Dans la suite, voyant le crédit que Forbin acquérait tous les jours près du roi, il s’était efforcé de le perdre par toutes sortes de moyens. Ce souvenir pouvait mettre un peu d’humeur dans la relation du chevalier de Forbin ; mais on y remarque le ton de la vérité et de la raison, et d’ailleurs les faits ont justifié depuis tout ce qu’il a dit.

Constance, dit le chevalier de Forbin, n’oubliait rien de tout ce qui pouvait donner aux Français une grande idée du royaume : c’étaient des fêtes continuelles, ordonnées avec tout l’appareil imaginable. Il eut soin d’étaler à l’ambassadeur et à ceux de sa suite toutes les richesses du trésor royal, qui étaient en effet dignes d’un grand monarque, et capables d’imposer ; mais il n’eut garde de leur dire que cet amas d’or, d’argent et de pierreries, était l’ouvrage d’une longue suite de rois qui avaient concouru à l’augmenter, l’usage étant à Siam que les rois ne s’illustrent qu’autant qu’ils augmentent considérablement ce trésor, sans qu’il leur soit jamais permis d’y toucher, quelque besoin qu’ils en puissent avoir d’ailleurs.

Constance leur fit visiter ensuite les plus belles pagodes de la ville, qui sont remplies de statues de plâtre, mais dorées avec tant d’art, qu’on les prendrait pour de l’or. Le ministre ne manqua pas de faire entendre qu’elles étaient toutes d’or, ce qui fut cru d’autant plus facilement qu’on ne pouvait les approcher qu’à une certaine distance. Parmi ces statues, il y en avait une de hauteur colossale de quinze ou seize pieds, qu’on avait fait passer pour être de même métal que les autres. Le père Tachard et l’abbé de Choisi y avaient été trompés, et ils ont si peu douté du fait, qu’ils l’ont rapporté dans leurs relations. Quelque temps après leur départ, un accident imprévu mit au jour l’imposture de Constance. La chapelle où cette grande statue était renfermée, s’écroulant tout à coup, brisa le colosse doré, qui se trouva n’être que de plâtre.

Les présens destinés au roi et à la cour de France pouvant contribuer au dessein que Constance se proposait, il épuisa le royaume pour les rendre en effet très-magnifiques. On peut dire, dans l’exacte vérité, qu’il porta les choses à l’excès, et que, non content d’avoir ramassé tout ce qu’il put trouver à Siam, il avait envoyé à la Chine et au Japon pour en faire venir tout ce qu’il y avait de plus rare et de plus curieux. Enfin, pour ne rien laisser en arrière, il n’y eut pas jusqu’aux simples matelots qui ne se ressentissent de ses largesses. Voilà comment l’ambassadeur et tous les Français furent trompés par cet habile ministre.

Forbin prétend, contre le sentiment du père Tachard, que Constance n’était point d’extraction noble ; qu’il était fils d’un cabaretier de Céphalonie ; qu’étant parvenu à gouverner le royaume de Siam, il n’avait pu s’élever à ce poste et s’y maintenir sans exciter contre lui la jalousie et la haine de tous les mandarins, et du peuple même. Il s’attacha d’abord au service du barcalon ou premier ministre. Ses manières douces et engageantes, un esprit propre pour les affaires, et que rien n’embarrassait, lui attirèrent bientôt toute la confiance de son maître, qui le combla de biens, et qui le présenta au roi comme un sujet dont il pourrait tirer d’utiles services. Ce prince ne le connut pas long-temps sans prendre aussi confiance en lui, mais, par une ingratitude qu’on ne saurait assez détester, le nouveau favori, qui ne voulait plus de concurrent dans les bonnes grâces du prince, abusant du pouvoir qu’il avait déjà auprès de lui, fit tant, qu’il rendit le barcalon suspect, et qu’il engagea peu après le roi à se défaire d’un sujet fidèle qui l’avait toujours bien servi. C’est par-là que Constance, faisant de son bienfaiteur la première victime qu’il immola à son ambition, commença à se rendre odieux à tout le royaume.

Les mandarins et les grands, irrités d’un procédé qui leur donnait lieu de craindre à tout moment pour eux-mêmes, conspirèrent en secret contre le nouveau ministre, et se proposèrent de le perdre auprès du roi ; mais il n’était plus temps, il disposait si fort de l’esprit du prince, qu’il en coûta la vie à plus de trois cents d’entre eux, qui avaient voulu croiser sa faveur. Il sut ensuite si bien profiter de sa fortune et des faiblesses de son maître, qu’il ramassa des richesses immenses, soit par ses concussions et par ses violences, soit par le commerce dont il s’était emparé, et qu’il faisait seul dans tout le royaume. Tant d’excès, qu’il avait pourtant toujours colorés du prétexte du bien public, avaient soulevé tout le royaume contre lui ; mais personne n’osait encore se déclarer. Ils attendaient une révolution que l’âge du roi et sa santé chancelante leur faisaient regarder comme prochaine.

Constance n’ignorait pas leur mauvaise disposition à son égard ; il avait trop d’esprit, et il connaissait trop les maux qu’il leur avait faits pour croire qu’ils les eussent oubliés. Il savait d’ailleurs mieux que personne combien peu il avait à compter sur la faible constitution du prince ; il connaissait aussi tout ce qu’il avait à craindre d’une révolution, et il comprenait bien qu’il ne s’en tirerait jamais, s’il n’était appuyé d’une puissance étrangère qui le protégeât en s’établissant dans le royaume. C’était là en effet tout ce qu’il avait à faire, et l’unique but qu’il se proposait. Pour y parvenir, il fallait d’abord persuader au roi de recevoir dans ses états des étrangers, et de leur confier une partie de ses places. Ce premier pas ne coûta pas beaucoup à Constance ; le roi déférait tellement à tout ce que son ministre lui proposait, et celui-ci lui fit valoir si habilement tous les avantages d’une alliance avec des étrangers, que ce prince donna aveuglément dans tout ce qu’on voulut. La grande difficulté fut de se déterminer sur le choix du prince à qui on s’adresserait. Constance, qui n’agissait que pour lui, n’avait garde de songer à aucun prince voisin ; le manque de fidélité est ordinaire chez eux, et il y avait trop à craindre qu’après s’être engraissés de ses dépouilles, ils ne le livrassent aux poursuites des mandarins, ou ne fissent quelque traité dont sa tête eût été le prix.

Les Anglais et les Hollandais ne pouvaient être attirés à Siam par l’espérance du gain, le pays ne pouvant fournir à un commerce considérable. Les mêmes raisons ne lui permettaient pas de s’adresser aux Espagnols ni aux Portugais ; enfin, ne voyant point d’autre ressource, il crut que les Français seraient plus aisés à tromper. Dans cette vue, il engagea son maître à rechercher l’alliance du roi de France, par des ambassadeurs qu’il avait chargés en particulier d’insinuer que leur maître songeait à se faire chrétien, quoiqu’il n’en eût jamais eu la pensée. Le roi crut qu’il était de sa piété de concourir à cette bonne œuvre, en envoyant à son tour des ambassadeurs au roi de Siam. Constance, voyant qu’une partie de son projet avait si bien réussi, songea à tirer parti du reste. Il commença d’abord par s’ouvrir à M. de Chaumont, à qui il fit entendre que les Hollandais, dans le dessein d’agrandir leur commerce, avaient souhaité depuis long-temps un établissement à Siam ; que le roi n’en avait jamais voulu entendre parler, craignant qu’ils ne se rendissent maîtres de ses états ; mais que, si le roi de France, sur la bonne foi de qui il y avait plus à compter, voulait entrer en traité avec sa majesté siamoise, il se faisait fort de lui faire remettre la forteresse de Bancok, place importante dans le royaume, et qui en est comme la clef, à condition toutefois qu’on y enverrait des troupes, des ingénieurs, et tout l’argent qui serait nécessaire pour commencer l’établissement.

M. de Chaumont et l’abbé de Choisy, à qui cette affaire avait été communiquée, ne la jugeant pas faisable, ne voulurent point s’en charger. Le père Tachard ne fit pas tant de difficultés. Ébloui d’abord par les avantages que le roi retirerait de cette alliance, avantages que Constance fit sonner bien haut et fort au delà de toute vraisemblance ; trompé d’ailleurs par ce ministre adroit et hypocrite, qui, cachant toutes ses menées sous une apparence de zèle, lui fit voir tout à gagner pour la religion, soit de la part du roi de Siam, qui, selon lui, ne pouvait manquer de se faire chrétien un jour, soit par rapport à la liberté qu’une garnison française à Bancok assurerait aux missionnaires pour l’exercice de leur ministère ; flatté enfin par les promesses de Constance, qui s’engagea à faire un établissement considérable aux jésuites, à qui il devait faire bâtir un collége et un observatoire à Louvo ; en un mot, ce père ne voyant rien dans tout ce projet que de très-avantageux pour le roi, pour la religion et pour sa compagnie, n’hésita pas de se charger de cette négociation : il se flatta même d’en venir à bout, et le promit à Constance, supposé que le P. de La Chaise voulût s’en mêler et employer son crédit auprès du roi. Dès lors le P. Tachard eut tout le secret de l’ambassade, et il fut arrêté qu’il retournerait en France avec les ambassadeurs siamois.

« Après le départ des ambassadeurs, dit Forbin, je me rendis à Louvo avec Constance. À mon arrivée, je fus introduit dans le palais pour la première fois. La situation où je trouvai les mandarins me surprit extrêmement ; et quoique j’eusse déjà un grand regret d’être demeuré à Siam, il s’accrut au double par ce que je vis. Tous ces mandarins étaient assis en rond sur des nattes de petit osier. Une seule lampe éclairait toute cette cour ; et quand un mandarin voulait lire ou écrire quelque chose, il tirait de sa poche un bout de bougie jaune, l’allumait à cette lampe, et l’appliquait ensuite sur une pièce de bois qui, tournant sur pivot, leur servait de chandelier.

» Cette décoration, si différente de celle de France, me fit demander à Constance si toute la grandeur de ces mandarins consistait en ce que je voyais. Il me répondit que oui. À cette réponse, me voyant interdit, il me tira à part, et me parlant plus ouvertement qu’il n’avait fait jusqu’alors : « Ne soyez pas surpris, me dit-il, de ce que vous voyez ; ce royaume est pauvre, à la vérité ; mais votre fortune n’en souffrira pas ; j’en fais mon affaire. » Ensuite, achevant de s’ouvrir à moi, nous eûmes une longue conversation dans laquelle il me fit part de toutes ses vues. Cette conduite de Constance ne me surprit pas moins que la misère des mandarins ; car quelle apparence qu’un si rusé politique dût s’ouvrir si facilement à un homme dont il ne venait d’empêcher le retour en France que pour n’avoir jamais osé se fier à sa discrétion ? Mais il sentait qu’il n’avait plus rien à craindre à cet égard dès qu’il me tenait en sa puissance. Je continuai ainsi pendant deux mois à aller tous les jours au palais, sans qu’il m’eût été possible de voir le roi qu’une seule fois. Dans la suite je le vis un peu plus souvent. Ce prince me demanda un jour si je n’étais pas bien aise d’être resté à sa cour. Je ne me crus pas obligé de dire la vérité ; ainsi je lui répondis que je m’estimais fort heureux d’être au service de sa majesté. Il n’y avait pourtant rien au monde de si faux ; mon regret augmentait à chaque instant, surtout lorsque je voyais la rigueur dont les moindres fautes étaient punies.

» C’est le roi lui-même qui fait exécuter la justice : il a toujours auprès de lui quatre cents bourreaux qui composent sa garde ordinaire. Personne ne peut se soustraire à la sévérité de ses châtimens. Les fils et les frères des rois n’en sont pas plus exempts que les autres. Les châtimens les plus communs sont de fendre la bouche jusqu’aux oreilles à ceux qui ne parlent pas assez, et de la coudre à ceux qui parlent trop. Pour des fautes assez légères, on coupe les cuisses à un homme ; on lui brûle les bras avec un fer rouge ; on lui donne des coups de sabre sur la tête, ou on lui arrache les dents. Il faut n’avoir presque rien fait pour n’être condamné qu’à la bastonnade, à porter la cangue au cou, ou à être exposé tête nue à l’ardeur du soleil. Pour ce qui est de se voir enfoncer sous les ongles des bouts de cannes qu’on pousse jusqu’à la racine, mettre les pieds au cep, et plusieurs autres supplices de cette espèce, il n’y a presque personne à qui cela ne soit arrivé au moins quelquefois dans la vie. Surpris de voir les plus grands mandarins exposés à la rigueur de ces traitemens, je demandai à Constance si j’avais à les craindre pour moi. Il me répondit que non, et que cette sévérité n’avait pas lieu pour les étrangers ; mais il mentait ; car il avait eu lui-même la bastonnade sous le ministre précédent, comme je l’appris depuis.

» Le roi me fit donner une fort petite maison ; on y mit trente-six esclaves pour me servir, et deux éléphans. La nourriture de tout mon domestique ne me coûtait que cinq sous par jour, tant les hommes sont sobres dans ce pays, et les denrées à bon marché : j’avais ma table chez Constance. Ma maison fut garnie de meubles peu considérables ; on y ajouta douze assiettes d’argent, deux grandes coupes de même métal, le tout fort mince ; quatre douzaines de serviettes de toile de coton, et deux bougies de cire jaune par jour. Ce fut tout l’équipage de M. le grand-amiral général des armées du roi. Il fallut pourtant s’en contenter. Quand le roi allait à la campagne ou à la chasse aux éléphans, il fournissait à la nourriture de ceux qui le suivaient ; on nous servait alors du riz et quelques ragoûts à la siamoise, dont un Français peu accoutumé à ces sortes de mets ne pouvait guère s’accommoder. À la vérité, Constance, qui suivait presque toujours, avait soin de faire porter de quoi mieux manger ; mais, quand des affaires particulières le retenaient chez lui, j’avais beaucoup de peine à me contenter de la cuisine du roi.

» Souvent, dans ces sortes de divertissemens, le roi me faisait l’honneur de s’entretenir avec moi ; je lui répondais par l’interprète que Constance m’avait donné. Comme ce prince me témoignait beaucoup de bienveillance, je me hasardais quelquefois à des libertés qu’il me passait, mais qui auraient mal réussi à tout autre. Un jour qu’il voulait faire châtier un de ses domestiques pour avoir oublié un mouchoir, ignorant les coutumes du pays, et étant d’ailleurs bien aise d’user de ma faveur pour rendre service à ce malheureux, je m’avisai de demander grâce pour lui. Le roi fut surpris de ma hardiesse, et se mit en colère contre moi ; Constance, qui en fut témoin, pâlit et appréhenda de me voir sévèrement punir : je ne me déconcertai point, et je dis à ce prince que le roi de France, mon maître, était charmé qu’en lui demandant grâce pour les coupables, on lui donnât occasion de faire éclater sa modération et sa clémence ; et que ses sujets, reconnaissans des grâces qu’il leur faisait, le servaient avec plus de zèle et d’affection, et étaient toujours prêts à exposer leur vie pour un prince qui se rendait si aimable par sa bonté. Le roi, charmé de ma réponse, fit grâce au coupable, disant qu’il voulait imiter le roi de France ; mais il ajouta que cette conduite, qui était bonne pour les Français naturellement généreux, serait dangereuse pour les Siamois ingrats, qui ne pouvaient être contenus que par la sévérité des châtimens. Cette aventure fit du bruit dans le royaume, et surprit les mandarins : ils comptaient que j’aurais la bouche cousue pour avoir parlé mal à propos. Constance même m’avertit en particulier d’y prendre garde à l’avenir, et blâma fort ma vivacité, qu’il accusa d’imprudence ; mais je lui répondis que je ne pouvais m’en repentir, puisqu’elle m’avait réussi si heureusement.

» En effet, loin de me nuire, je remarquai que depuis ce jour le roi prenait plus de plaisir à s’entretenir avec moi. Je l’amusais en lui faisant mille contes que j’accommodais à ma manière, et dont il paraissait fort satisfait. Il est vrai qu’il ne me fallait pas pour cela de grands efforts, ce prince étant grossier et fort ignorant. Un jour qu’étant à la chasse, il donnait ses ordres pour la prise d’un petit éléphant, il me demanda ce que je pensais de cet appareil. « Sire, lui répondis-je, en voyant votre majesté entouré de tout ce cortége, il me semble voir le roi mon maître à la tête de ses troupes, donnant ses ordres et disposant toutes choses dans un jour de combat. » Cette réponse lui fit plaisir ; je l’avais prévu, car je savais qu’il n’aimait rien tant que d’être comparé à Louis-le-Grand ; et en effet, cette comparaison, qui ne roulait que sur la grandeur et la pompe extérieure des deux princes, n’était pas absolument sans justesse, y ayant peu de spectacles plus superbes que les sorties du roi de Siam ; car, quoique le royaume soit pauvre et qu’on n’y voie aucun vestige de magnificence, lorsque le prince se montrait en public, il paraissait avec toute la pompe convenable à la majesté d’un grand monarque. »

Laissons achever au chevalier de Forbin une peinture dont il rassemble ici tous les traits dans les entretiens qu’il eut avec Louis XIV et avec ses ministres sur le royaume de Siam. « Sa majesté, dit-il, me demanda d’abord si le pays était riche : Sire, lui répondis-je, le royaume de Siam ne produit rien et ne consomme rien. C’est beaucoup dire en peu de mots, répliqua le roi ; et continuant à m’interroger, il voulut savoir quel en était le gouvernement, comment le peuple vivait, et d’où le roi tirait tous les présens qu’il avait envoyés en France. Je répondis à sa majesté que le peuple était fort pauvre ; qu’il n’y avait parmi eux ni noblesse ni condition, naissant tous esclaves du roi, pour lequel ils étaient obligés de travailler une partie de l’année, à moins qu’il ne voulut bien les en dispenser en les élevant à la dignité de mandarins ; que cette dignité, qui les tirait de la poussière, ne les mettait pas à couvert de la disgrâce du prince, dans laquelle ils tombaient fort facilement, et qui était toujours suivie de châtimens rigoureux ; que le barcalon lui-même, tout premier ministre qu’il fût, y était aussi exposé que les autres ; qu’il ne se soutenait dans ce poste périlleux qu’en rampant devant son maître comme le dernier du peuple ; que, s’il lui arrivait d’encourir sa disgrâce, le traitement le plus doux qu’il pût attendre, c’était d’être envoyé à la charrue, après avoir été sévèrement châtié ; que les habitans ne se nourrissaient que de quelques fruits et du riz, qu’ils ont en abondance, sans oser toucher à rien qui ait eu vie, de peur de manger leurs parens ; qu’à l’égard des présens que le roi de Siam avait envoyés à sa majesté, Constance avait épuisé l’épargne et fait des dépenses qu’il ne lui serait pas aisé de réparer ; que le royaume de Siam, qui forme presqu’une péninsule, pouvait être un entrepôt fort commode pour faciliter le commerce des Indes, étant baigné par deux mers qui lui ouvrent la communication avec divers pays, tant à l’orient qu’à l’occident ; que les marchandises de ces nations étaient transportées chaque année à Siam, comme une espèce de marché où les Siamois faisaient quelque profit en débitant leurs denrées ; que le principal revenu du roi consistait dans le commerce, qu’il faisait presque tout entier dans son royaume, où l’on ne trouve que du riz, de l’arec, peu d’étain, quelques éléphans, et quelques peaux de bêtes fauves dont le pays est rempli ; que les Siamois, qui vont presque nu, un morceau de toile de coton leur ceignant seulement les reins, n’ont aucune sorte de manufactures, si ce n’est de quelques mousselines, dont les mandarins seuls ont le droit de se faire comme une espèce de chemisette qu’ils mettent aux jours de cérémonie ; que, lorsqu’un mandarin est parvenu par son adresse à amasser une petite somme d’argent, il faut qu’il la tienne bien cachée, sans quoi le prince la lui ferait enlever ; que personne ne possédant de biens-fonds, qui appartiennent tous au roi, la plus grande partie demeure en friche ; et qu’enfin le peuple y est si sobre, qu’un particulier qui peut gagner quinze ou vingt francs par an a plus qu’il ne lui en faut pour vivre.

» Après quelques éclaircissemens sur les monnaies de Siam, le roi, me mettant sur le chapitre de la religion, me demanda s’il y avait beaucoup de chrétiens dans ce royaume, et si le roi songeait sérieusement à se faire chrétien lui-même. « Sire, lui répondis-je, ce prince n’y a jamais pensé, et aucun mortel ne serait assez hardi pour lui en faire la proposition. » Il est vrai que M. de Chaumont, dans la harangue, qu’il lui fit lors de sa première audience, parla beaucoup de religion ; mais Constance, qui lui servait d’interprète, omit adroitement cet article. Le vicaire apostolique, qui était présent, et qui entendait parfaitement le siamois, le remarqua fort bien, quoiqu’il n’osa jamais en rien dire, crainte de fâcher ou de s’attirer l’indignation de Constance, qui ne lui aurait pas pardonné, s’il en eût ouvert la bouche. J’ajoutai que, dans les audiences particulières que M. de Chaumont eut pendant le cours de son ambassade, il en revenait incessamment à la religion chrétienne ; et que Constance, qui était toujours l’interprète, jouait en homme d’esprit deux personnages, disant au roi de Siam ce qui le flattait, et répondant à l’ambassadeur ce qui était convenable, sans que, de la part du roi ni de celle de M. de Chaumont, il n’y eût rien de conclu que ce qu’il plaisait à Constance de faire entendre à l’un et à l’autre ; que je tenais encore ce fait du vicaire apostolique même qui avait assisté à tous leurs entretiens particuliers, et qui s’en était ouvert à moi dans une grande confidence. Le roi, qui m’avait écouté fort attentivement, surpris de ce discours, se mettant à rire : « Les princes, me dit-il, sont bien malheureux d’être obligés de s’en rapporter à des interprètes, souvent infidèles. »

» Ce prince me demanda ensuite si les missionnaires travaillaient avec fruit, et s’ils avaient déjà converti beaucoup de Siamois. Pas un seul, sire, lui répondis-je ; mais comme la plus grande partie des peuples qui habitent ce royaume n’est qu’un amas de différentes nations, et qu’il y a parmi les Siamois un nombre assez considérable de Portugais, de Cochinchinois et de Japonais qui sont chrétiens, les missionnaires en prennent soin, et leur administrent les sacremens ; ils vont d’un village à l’autre, et s’introduisent dans les maisons à la faveur de la médecine qu’ils exercent, et de petits remèdes qu’ils distribuent ; mais avec tout cela leur industrie a été jusqu’ici en pure perte. Leur plus heureux sort est de baptiser les enfans que les Siamois, qui sont fort pauvres, exposent sans crime dans les campagnes. C’est au baptême de ces enfans que se réduit tout le fruit que les missions produisent dans ce pays.

« Le père de La Chaise, confesseur du roi, ayant témoigné qu’il souhaitait aussi de m’entretenir sur cet objet, je fus introduit auprès de sa révérence. On m’avait averti de veiller sur moi-même, parce que je devais paraître devant l’homme le plus fin du royaume ; mais je n’avais que des vérités à lui dire. Ce père ne me parla presque que de religion, et du louable dessein du roi de Siam, qui voulait retenir des jésuites dans ses états, en leur permettant de bâtir un collége et un observatoire. Je lui dis là-dessus que Constance, ayant besoin du secours de sa majesté, promettait plus qu’il ne pouvait tenir ; que le collége et l’observatoire se bâtiraient peut-être pendant la vie du roi de Siam ; que les jésuites y seraient nourris et entretenus ; mais que, si ce prince venait à mourir, on pouvait se préparer en France à chercher des fonds pour la subsistance de ces pères, y ayant peu d’apparence qu’un nouveau roi voulût y contribuer de ses revenus. Quand le père de La Chaise m’eut entendu parler de la sorte : Vous n’êtes pas d’accord, me dit-il, avec le père Tachard. Je lui répondis que je ne disais que la pure vérité ; que j’ignorais ce que le père Tachard avait dit, et les motifs qui l’avaient fait parler ; mais que son amitié pour Constance, qui avait eu ses raisons pour le séduire, pouvait bien l’avoir aveuglé, et ensuite le rendre suspect ; que pendant le peu de temps qu’il était resté à Siam avec M. de Chaumont, il avait su s’attirer toute la confiance du ministre, à qui il avait même servi de secrétaire français dans certaines occasions, et que j’avais vu moi-même des brevets écrits de la main de ce père, et signés par monseigneur, et plus bas Tachard. À ce mot, le révérend père ne put s’empêcher de rire ; mais reprenant un moment après sa contenance grave et modeste, qu’il quittait rarement, il me fit encore d’autres questions sur les progrès du christianisme, auxquelles il me fut aisé de satisfaire.

« Au sortir du diner du roi, M. de Seignelay m’avait fait passer dans son cabinet, où il m’interrogea fort au long sur ce qui pouvait concerner l’intérêt du roi et celui du commerce ; je lui répondis à ce dernier égard comme j’avais fait à sa majesté : que le royaume de Siam, ne produisant rien, ne pouvait servir que d’entrepôt pour faciliter le commerce de la Chine, du Japon et des autres états des Indes ; que, cela supposé, l’établissement qu’on avait commencé, en y envoyant des troupes, devenait absolument inutile, celui que la compagnie y avait déjà étant plus que suffisant pour cet effet ; qu’à l’égard de la forteresse de Bancok, elle demeurerait aux Français durant la vie du roi de Siam et de Constance ; mais que, l’un des deux venant à mourir, les Siamois, sollicités par leur propre intérêt et par les ennemis de la France, ne manqueraient pas de chasser nos troupes d’une place qui les rendait maîtres du royaume. »

Nous joindrons ici le détail d’une expédition du chevalier de Forbin contre des Macassars pendant qu’il commandait à Bancok. Ce récit servira à faire connaître davantage ces peuples singuliers et redoutables, dont il a déjà été question à l’article de l’île Célèbes.

Un prince macassar, fuyant la colère du roi son frère, et suivi d’environ trois cents des siens, était venu, depuis quelques années, demander un asile au roi de Siam, qui, touché de son malheur, le reçut avec bonté, et lui assigna un quartier hors de l’enceinte de la capitale, pour s’y établir avec ceux de sa nation, près du camp des Malais, qui étaient mahométans comme eux. Mais ce prince, naturellement inquiet et ambitieux, poussa l’ingratitude jusqu’à conspirer deux fois contre son bienfaiteur, qui lui pardonna la première, mais qui fut obligé d’en faire justice à la seconde. Les Macassars avaient entraîné les Malais dans leur révolte. Leurs complots furent découverts et prévenus, et les Malais obtinrent grâce en se soumettant.

Les seuls Macassars ne purent se résoudre à cette soumission, et s’obstinèrent à périr. Leur prince fut plusieurs fois sommé de la part du roi de venir rendre raison de sa conduite ; mais il refusa constamment de le faire. Il s’excusait sur ce qu’il n’était point entré, disait-il, dans la conspiration, quoiqu’on l’en eût fort pressé ; et que s’il avait commis quelque faute, c’était de n’avoir pas découvert les auteurs d’un si pernicieux dessein ; mais que sa qualité de prince était suffisante pour le disculper de n’avoir pas fait l’odieux métier d’espion, ni trahi des amis qui lui avaient confié un secret de cette importance. Une si mauvaise réponse fit prendre au roi la résolution de se servir de la voie des armes. On connaissait assez le caractère de cette nation pour juger qu’on n’en viendrait pas aisément à bout ; ainsi il fallut faire des préparatifs pour les forcer. Ces mesures, loin de les intimider, parurent ranimer leur courage ; et une action qui se passa à Bancok quelque temps avant qu’on les attaquât les rendit encore plus fiers. Laissons parler ici le chevalier de Forbin.

« Bancok, dont le roi m’avait nommé gouverneur, était une place trop importante pour l’abandonner dans des conjonctures si périlleuses. J’eus ordre de m’y rendre incessamment, de faire achever au plus tôt les fortifications, de travailler à de nouvelles levées de soldats siamois, jusqu’à la concurrence de deux mille hommes, et de les dresser à la manière de France. Pour subvenir aux frais que je devrais faire, Constance eut ordre de me compter cent catis, qui reviennent à la somme de quinze mille livres de France ; mais le ministre ne m’en paya qu’une partie, et me fit un billet pour le reste, sous prétexte qu’il ne se trouvait pas assez d’argent en caisse. Le roi voulant que je fusse obéi et respecté dans mon gouvernement, me donna quatre de ses bourreaux pour faire justice ; ce qui ne s’étendait cependant qu’à la bastonnade, n’y ayant d’ordinaire, que le roi, ou, en certaines occasions, son premier ministre, qui puisse condamner à mort.

» Le capitaine d’une galère de l’île de Macassar, qui était venu à Siam pour commercer, et qui avait part à la conjuration, la voyant manquée, s’était retiré sur son bord, résolu de s’en retourner ou de vendre chèrement sa vie, si l’on entreprenait de le forcer. Constance, charmé de pouvoir séparer les ennemis, lui fit expédier un passe-port pour sortir librement du royaume, lui et sa troupe, qui montait à cinquante-trois hommes ; mais en même temps il me dépêcha un courrier, avec ordre de la part du roi de tendre la chaîne au travers de la rivière, d’arrêter ce bâtiment, où je devais entrer pour faire l’inventaire de sa charge, et de me saisir ensuite du capitaine et de tous ses gens pour les retenir prisonniers jusqu’à nouvel ordre, me défendant expressément de communiquer à personne ceux que je recevais, parce que des raisons d’état demandaient un secret inviolable sur ce point. C’est ainsi qu’il m’envoyait à la boucherie, en me prescrivant pas à pas ce que j’avais à faire pour périr infailliblement.

» En attendant l’arrivée de la galère, je m’occupais à exercer les troupes que j’avais eu ordre de lever. Je divisai mes nouveaux soldats en compagnies de cinquante hommes ; je mis à la tête de chaque compagnie trois officiers et dix bas-officiers, et je m’appliquai avec tant de soin à les former, à l’aide d’un sergent français et de quelques soldats portugais qui entendaient la langue siamoise, qu’en moins de six jours ils furent en état de faire le service militaire. Comme je n’avais point de prison où je pusse retenir les Macassars, j’en fis promptement construire une, joignant la courtine sur le devant du nouveau fort, et je la fortifiai de manière qu’avec quelques soldats il aurait été aisé d’y garder une cinquantaine de prisonniers.

» Enfin la galère parut le 27 août, vingt jours après l’ordre que j’avais eu de l’arrêter, sans que pendant tout ce temps la chaîne eut été détendue, crainte de surprise. Dans le plan que je m’étais formé pour m’acquitter sûrement de ma commission, je m’étais un peu écarté des instructions de Constance ; et au lieu d’aller à bord tandis que les Macassars en seraient les maîtres, je résolus de les engager plutôt à descendre, et de les arrêter d’abord, pour travailler ensuite à l’inventaire de leurs effets. Dans cette vue, je postai des soldats en différens endroits, pour les investir dès que j’en ferais donner l’ordre. La galère ayant trouvé le passage fermé à son arrivée, le capitaine vint à terre avec sept de ses gens, qui furent conduits dans le vieux fort où je les attendais dans un grand pavillon de bambou, que j’avais fait construire sur un des bastions. À mesure qu’ils entrèrent, je leur fis civilité, et les priai de s’asseoir autour d’une table où je mangeais ordinairement avec mes officiers.

« Le capitaine répondit à mes interrogations qu’il venait de Siam, et qu’il retournait à l’île de Macassar ; en même temps il me présenta son passe-port, que je fis semblant d’examiner, et je lui dis qu’il était fort bon ; mais j’ajoutai qu’étant étranger et nouvellement au service du roi, je devais être plus attentif qu’un autre à exécuter fidèlement ses ordres, que j’en avais reçu de très-rigoureux à l’occasion de la révolte, dont il était sans doute informé, pour empêcher qu’aucun Siamois ne sortît du royaume. Le capitaine m’ayant répondu qu’il n’avait avec lui que des Macassars, je lui répliquai que je ne doutais nullement de la vérité de ce qu’il me disait, mais qu’étant environné de Siamois qui observaient toutes mes actions, je le priais, afin que la cour n’eût rien à me reprocher, de faire mettre tout son monde à terre ; et qu’après qu’ils auraient été reconnus pour Macassars, ils seraient libres de continuer leur voyage. Le capitaine y consentit, à condition qu’ils descendraient armés. Je lui demandai en souriant si nous étions donc en guerre. Non, me répondit-il, mais le cric que nous portons est une si grande marque d’honneur parmi nous, que nous ne saurions le quitter sans infamie. Cette raison étant sans réplique, je m’y rendis, ne comptant pas qu’une arme, qui me paraissait si méprisable, fût aussi dangereuse dans les mains des Macassars que je l’éprouvai bientôt après.

» Tandis que le capitaine détacha deux de ses hommes pour aller chercher les autres, je lui fis servir du thé, afin de l’amuser en attendant qu’on vint m’avertir que tout le monde serait à terre. Comme ils tardaient trop à mon gré, je feignis d’avoir quelques ordres à donner, et je sortis après avoir prié un des mandarins présens de tenir ma place. Mes Siamois, attentifs à tout ce qui se passait, étaient fort en peine de savoir à quoi je destinais les troupes que j’avais postées de côté et d’autre. En sortant du pavillon, je trouvai un vieil officier portugais que j’avais fait major et qui attendait mes ordres ; je lui commandai d’aller avertir mes autres officiers de se tenir prêts et dès que les Macassars auraient passé un endroit que je lui marquai, de les investir, de les désarmer, et de les arrêter jusqu’à nouvel ordre.

» L’officier portugais, effrayé de ce qu’il venait d’entendre, me représenta que la chose n’était pas faisable, que je ne connaissais pas comme lui les Macassars, qui étaient des hommes imprenables, qu’il fallait tuer pour s’en rendre maître. « Je vous dirai bien plus ajouta-t-il ; c’est que, si vous faites mine de vouloir arrêter le capitaine qui est dans le pavillon, lui et ce peu d’hommes qui l’accompagnent nous massacreront tous, sans qu’il en échappe un seul. » Je ne fis pas d’abord tout le cas que je devais de cet avis ; et persistant dans mon projet, dont l’exécution me paraissait assez facile, je réitérai les mêmes ordres au major, qui s’en alla fort chagrin, me recommandant encore en partant de bien prendre garde à ce que je faisais, et que j’en serais infailliblement la victime.

» Le zèle de cet officier, dont la bravoure m’était d’ailleurs connue, me fit faire quelques réflexions. Pour ne rien donner au hasard, je fis monter vingt soldats siamois, dont la moitié était armé de lances et les autres de fusils, et m’étant avancé vers l’entrée du pavillon ; qui était fermé d’un simple rideau que j’avais fait tirer, j’ordonnai à un mandarin qui me servait d’interprète d’aller de ma part dire au capitaine que j’étais mortifié d’être obligé de l’arrêter ; mais qu’il recevrait toutes sortes de bons traitemens. Ce pauvre mandarin n’eut pas plus tôt prononcé ces mots, que les six Macassars, ayant jeté leurs bouquets par terre, mirent le cric à la main ; et, s’élançant comme un éclair, tuèrent dans un instant, et l’interprète et six autres mandarins qui étaient restés dans le pavillon. Voyant ce carnage, je me retirai auprès de mes soldats, et saisissant la lance de l’un d’eux, je commandai aux mousquetaires de faire feu sur les Macassars.

» Dans le même temps, un de ces six enragés vint sur moi le cric à la main ; je lui plongeai ma lance dans l’estomac ; le Macassar, comme s’il eut été insensible, avançait toujours, en s’enfonçant de plus en plus le fer de la lance que je lui tenais dans le corps, et faisant des efforts incroyables pour parvenir jusqu’à moi afin de me percer. Il l’aurait fait infailliblement, si la garde qui était vers le défaut de la lance ne l’eût retenu. Tout ce que j’eus de mieux à faire fut de reculer, appuyant toujours sur ma lance, sans oser jamais la retirer pour redoubler le coup. Enfin, je fus secouru par d’autres lanciers qui achevèrent de le tuer.

» Des six Macassars, quatre furent tués dans le pavillon, ou du moins on les crut morts ; les deux autres, dont l’un était le capitaine, quoique blessés, se sauvèrent par une fenêtre en sautant du haut du bastion en bas. La hardiesse, ou plutôt la rage de ces six hommes, m’ayant fait connaître que l’officier portugais m’avait dit vrai, et qu’ils étaient en effet imprenables, je commençai à craindre les quarante-sept autres qui étaient en marche. Dans cette fâcheuse situation, je changeai l’ordre que j’avais donné de les arrêter ; et, reconnaissant qu’il n’y avait pas d’autre parti à prendre, je résolus de les faire tous tuer, s’il était possible : dans cette vue, j’envoyai et j’allai moi-même de tous côtés pour faire assembler les troupes.

» Cependant les Macassars qui avaient mis pied à terre, marchaient vers le fort. J’envoyai ordre à un capitaine anglais, que Constance avait mis à la tête d’une compagnie de Portugais, d’aller leur couper le chemin, de les empêcher d’avancer, et en cas de refus, de tirer dessus : ajoutant que je serais à lui dans un instant pour le soutenir, avec tout ce que je pourrais ramasser de troupes. Sur la défense que l’Anglais leur fit de passer outre, ils s’arrêtèrent tout court, tandis que je faisais avancer mes nouveaux soldats, qui étaient armés de fusils et de lances, mais sans expérience, de sorte qu’il y avait peu à compter sur eux. Nous nous arrêtâmes à cinquante pas des Macassars. Après quelques pourparlers, je leur fis dire que, s’ils voulaient, il leur serait libre de retourner dans leur galère, comptant qu’il me serait alors aisé de les faire tous tuer à coup de fusil. Leur réponse fut qu’ils étaient contens de retourner à bord, pourvu qu’on leur rendît leur capitaine, sans lequel ils ne se rembarqueraient jamais.

» Le capitaine anglais, ennuyé de toutes ces longueurs, me fit savoir qu’il allait faire lier tous ces misérables ; et sans attendre ma réponse, il marcha à eux avec beaucoup d’imprudence. Au premier mouvement qu’ils lui virent faire, les Macassars, qui jusque-là s’étaient tenus accroupis à leur manière, se levèrent tout à coup, et s’enveloppant le bras gauche de l’espèce d’écharpe qu’ils portent autour des reins pour leur servir de bouclier, ils fondirent, le cric à la main, avec tant d’impétuosité sur les Portugais, qu’ils les avaient mis en pièces presque avant que nous nous fussions aperçus de l’attaque ; ensuite, sans reprendre haleine, ils poussèrent vers les troupes que je commandais. Quoique j’eusse plus de mille soldats armés de lances et de fusils, la frayeur dont ils furent saisis les mit en déroute. Les Macassars leur passèrent sur le ventre, tuant à droite et à gauche tous ceux qu’ils pouvaient joindre. Ils nous eurent bientôt poussés jusqu’au pied de la muraille du nouveau fort. Six d’entre eux, plus acharnés que les autres, poursuivirent les fuyards, et firent partout un carnage horrible, sans distinction d’âge ni de sexe.

» Dans cet embarras, ne pouvant plus retenir le gros des troupes, je les laissai fuir, et je gagnai le bord du fossé, résolu de sauter dedans, si j’étais poursuivi. Ce fossé étant plein de vase, je comptais qu’ils ne pourraient pas venir à moi avec leur vitesse ordinaire, et que j’en aurais meilleur marché ; ils passèrent à six pas de moi sans m’apercevoir, trop occupés à égorger mes malheureux Siamois, dont pas un ne songea seulement à faire face pour se défendre, tant ils étaient saisis. Enfin, ne voyant aucun moyen pour les rallier, je gagnai la porte du nouveau fort, qui n’était fermée que d’une barrière, et je montai sur un bastion d’où je fis tirer quelques coups de fusil sur les ennemis qui, se trouvant maîtres du champ de bataille, et n’ayant plus personne à tuer, se retirèrent sur le bord de la rivière.

» Après avoir conféré quelques momens entre eux, n’écoutant plus que leur désespoir, et résolus de se mettre dans la nécessité de combattre, ils regagnèrent leur galère, qu’ils brûlèrent, après s’être armés de boucliers, et de lances, et descendirent de nouveau à terre, dans le dessein de faire main-basse sur tout ce qui se présenterait à eux. Ils commencèrent par brûler toutes les maisons des soldats, et, remontant sur le bord de la rivière, ils attaquèrent et tuèrent indistinctement tout ce qu’ils trouvèrent sur leur passage. Tant de meurtres répandirent tellement l’alarme dans les environs, que la rivière fut bientôt couverte d’hommes et de femmes qui portaient leurs enfans sur le dos et se sauvaient à la nage.

» Touché de ce spectacle, et indigné de ne voir que des cadavres dans l’endroit où j’avais laissé tant de soldats, je ramassai une vingtaine d’hommes armés de fusils, et je m’embarquai avec eux sur un ballon pour suivre ces désespérés. Les ayant joints à une lieue du fort, mon feu les obligea de s’éloigner de la rivière et de se retirer dans les bois voisins ; comme je n’avais pas assez de monde pour les poursuivre, je pris le parti de retourner au fort.

» À mon arrivée, j’appris que les six Macassars qui avaient passé de l’autre côté s’étaient emparés d’un couvent de talapoins, dont ils avaient tué tous les moines, avec un mandarin de distinction, dans le corps duquel l’un d’eux avait laissé son cric qu’on me présenta. J’y courus avec quatre-vingts de mes soldats, qui, ne sachant pas encore manier le fusil, n’étaient armés que de lances. Je trouvai en arrivant que les Siamois, ne pouvant plus se défendre, avaient été réduits à mettre le feu au couvent. On me dit que les Macassars s’étaient jetés à quelques pas de là dans un champ plein d’herbes hautes et épaisses, où ils se tenaient accroupis ; j ’y conduisis ma troupe, dont je formai deux rangs bien serrés, menaçant de tuer le premier qui ferait mine de fuir. Mes lanciers ne marchaient d’abord que pas à pas et comme à tâtons ; mais peu à peu ma présence les rassura.

» Le premier Macassar que nous trouvâmes se dressa sur ses pieds comme un furieux, et élevant son cric, allait se jeter sur mes gens ; mais je le prévins en lui brûlant la cervelle. Quatre autres furent tués successivement par mes Siamois, qui ne s’ébranlèrent point dans cette occasion, donnant à grands coups de lance sur ces malheureux, dont le courage leur faisait préférer la mort à la retraite. Comme je songeais à m’en retourner, je fus averti qu’il restait encore un sixième Macassar ; c’était un jeune homme, le même qui avait laissé son cric dans le corps du mandarin tué au couvent des talapoins ; on se mit de nouveau à le chercher dans les herbes. J’ordonnai à mes soldats de ne le point tuer, puisqu’ils pouvaient le prendre vif sans résistance ; mais ils étaient si animés que, l’ayant trouvé, ils le percèrent de mille coups.

» De retour au fort, j’assemblai tous les mandarins pour me concerter avec eux sur le parti qu’il y avait à prendre par rapport aux autres Macassars. Il fut résolu qu’on assemblerait le plus de troupes qu’on pourrait, et que nous leur donnerions la chasse, dès que nous serions informés du lieu de leur retraite. Je trouvai que le nombre de nos morts, dans cette malheureuse journée, se montait à trois cent soixante-six hommes. Les ennemis n’en avaient perdu que dix-sept, savoir : six dans le petit fort, six aux environs du couvent des talapoins, et cinq sur le champ de bataille.

» Le lendemain de mon arrivée au fort, je reçus avis qu’un des six Macassars qui avaient combattu dans le pavillon n’était pas mort : quelques soldats siamois l’avaient saisi, et, de peur qu’il ne leur échappât, ils en avaient fait comme un peloton à force de le lier. J’allai le voir pour le questionner et pour en tirer, s’il était possible, quelques éclaircissemens. Ce démon (car la force et la patience humaines ne vont pas si loin) avait passé toute la nuit dans la fange, blessé de dix-sept coups de lance. Je lui fis quelques questions ; mais il me répondit qu’il ne pouvait me satisfaire qu’auparavant je l’eusse fait détacher. Il n’y avait pas à craindre qu’il échappât. J’ordonnai au sergent français que j’avais mené avec moi de le délier. Celui-ci posa sa hallebarde contre un arbre assez près du blessé ; et le jugeant hors d’état de rien entreprendre après l’avoir détaché, il laissa cette arme dans l’endroit où il l’avait mise d’abord. À peine le Macassar fut-il en liberté d’agir, qu’il commença à allonger les jambes et à remuer les bras comme pour les dégourdir. Je m’aperçus qu’en répondant aux questions que je lui faisais, il se retournait, et, tâchant de gagner terrain, s’approchait insensiblement de la hallebarde pour s’en saisir. Je connus son dessein ; et m’adressant au sergent : « Tiens-toi près de ta hallebarde, lui dis-je ; voyons jusqu’où cet enragé poussera l’audace. » Dès qu’il fut à portée, il ne manqua pas de se jeter dessus pour la saisir en effet ; mais, ayant plus de courage que de force, il se laissa tomber presque mort sur le visage. Alors voyant qu’il n’y avait rien à espérer de lui, je le fis achever sur-le-champ.

» J’étais frappé de tout ce que j’avais vu faire à ces hommes, qui me paraissaient si différens de tous les autres, et je souhaitai d’apprendre d’où pouvait venir à ces peuples tant de courage, ou pour mieux dire tant de férocité. Des Portugais, qui demeuraient dans les Indes depuis l’enfance, me dirent que ces peuples étaient habitans de l’île de Célèbes ou Macassar ; qu’ils étaient mahométans schismatiques et très-superstitieux ; que leurs prêtres leur donnaient des lettres écrites en caractères magiques, qu’ils leur attachaient eux-mêmes au bras, en les assurant que, tant qu’ils les porteraient sur eux, ils seraient invulnérables ; qu’un point particulier de leur créance, qui consiste à être persuadés que tous ceux qu’ils pourront tuer sur la terre, hors les mahométans, seront autant d’esclaves qui les serviront dans l’autre monde, ne contribuait pas peu à les rendre cruels et intrépides. Enfin ils ajoutèrent qu’on leur imprimait si fortement dès l’enfance ce qu’on appelle le point d’honneur, qui se réduit parmi eux à ne se rendre jamais, qu’il n’y avait point d’exemple qu’aucun y eût encore contrevenu. Pleins de ces idées, ils ne demandent ni ne donnent jamais de quartier ; dix Macassars, le cric à la main, attaqueraient cent mille hommes. Il n’y a pas lieu d’en être surpris : des gens imbus de tels principes ne doivent rien craindre, et ce sont des hommes bien dangereux. Ces insulaires sont d’une taille médiocre, basanés, agiles et vigoureux ; leur habillement consiste en une culotte fort étroite, une chemisette de coton, blanche ou grise, un bonnet d’étoffe bordé d’une bande de toile large d’environ trois doigts : ils vont les jambes nues, les pieds dans des babouches, et se ceignent les reins d’une écharpe, dans laquelle ils passent leur arme diabolique. Tels étaient ceux à qui j’avais eu affaire, et qui me tuèrent misérablement tant de monde.

» Je rendis compte à Constance de cette malheureuse aventure. Quoique sa manœuvre ne m’eût que trop manifesté sa mauvaise volonté à mon égard, je crus qu’il ne convenait pas de lui en témoigner du ressentiment ; je lui écrivis donc simplement pour lui faire un détail bien circonstancié de tout ce qui m’était arrivé. Je l’avertis en même temps de prendre garde au reste des Macassars qui étaient retranchés dans leur camp, et de profiter de mon exemple. Ayant reçu ma relation, il fit entendre au roi tout ce qu’il voulut ; et comme je m’étais sans doute trop bien conduit à son gré, il me répondit par une lettre pleine de reproches, m’accusant d’imprudence et d’avoir été la cause de tout ce massacre ; il finissait en me donnant ordre, non d’arrêter les Macassars comme la première fois, mais d’en faire mourir autant que je pourrais.

» Je n’avais pas attendu ses instructions sur ce point. Dès le lendemain de notre déroute, ayant encore assemblé tous les mandarins, je leur avais distribué des troupes avec ordre de se tenir sur les avenues, pour empêcher que les ennemis, qui avaient gagné les bois, ne revinssent jeter de nouveau l’épouvante sur le bord de la rivière, qui est l’endroit le plus habité du pays, et celui où ils pouvaient faire le plus de ravage.

» Quinze jours après, j’appris qu’ils avaient paru à deux lieues de Bancok : j’y accourus avec quatre-vingts soldats, que j’embarquai dans mon ballon, le pays étant encore inondé. J’arrivai fort à propos pour rassurer les peuples : j’y trouvai plus de quinze cents personnes qui fuyaient devant vingt-quatre ou vingt-cinq Macassars qui étaient encore attroupés. À mon arrivée, ces furieux abandonnèrent quelques ballons dont ils s’étaient saisis, et se jetèrent à la nage. Je fis tirer sur eux ; mais ils furent bientôt hors de la portée du fusil, et se retirèrent dans les bois. Je rassemblai tout ce peuple effrayé, je lui reprochai sa lâcheté et la honte qu’il y avait à fuir devant un si petit nombre d’ennemis. Animés par mes discours, les Siamois se rallièrent, et les poursuivirent jusqu’à l’entrée du bois, où voyant qu’il était impossible de les forcer, je retournai à Bancok.

» Je trouvai en arrivant deux de ces malheureux qui, ayant été blessés, n’avaient pu suivre les autres. Un missionnaire, nommé Manuel, les regardant comme un objet digne de son zèle, leur parla avec tant de force, qu’ils se convertirent et moururent peu de temps après avoir reçu le baptême. Quelques jours après on m’en amena un troisième, que le missionnaire exhorta inutilement. Ce misérable ayant demandé si en se faisant chrétien on lui sauverait la vie, on lui répondit que non. « Puisque je dois mourir, dit-il, que m’importe que je sois avec Dieu ou avec le diable ? » Là-dessus il eut le cou coupé, et j’ordonnai que sa tête serait exposée pour donner de la terreur aux autres.

« Au bout de huit jours, quelques paysans tout effrayés vinrent m’avertir que les ennemis avaient paru sur le rivage, qu’ils y avaient pillé un jardin d’où ils avaient enlevé quelques herbes et une quantité assez considérable de fruit. J’y allai avec environ cent soldats armés de lances et de fusils ; j’y trouvai plus de deux mille Siamois qui s’étaient rendus sur le lieu où les Macassars avaient couché. Lassé de me voir mené si long-temps par une poignée d’ennemis, je résolus d’en venir à bout ; je partageai les deux mille hommes que j’avais en deux corps, que je postai à droite et à gauche, et je me mis avec mes cent hommes aux trousses de ces bêtes féroces ; je suivis dans l’eau la route qu’ils s’étaient ouverte à travers les herbes : comme ils mouraient presque de faim, ne se nourrissant depuis un mois que d’herbes sauvages, je vis bien qu’il était temps de ne les plus marchander, surtout n’ayant avec moi que des hommes frais dont je pouvais tirer parti. Dans cette pensée, je leur fis doubler le pas : après avoir marché environ une demi-lieue, nous aperçûmes les ennemis, et nous nous mîmes en devoir de les joindre.

» Je les serrais de fort près. Pour m’éviter, ils se jetèrent dans un bois qui était sur la gauche, d’où ils tombèrent sur une troupe des miens, qui, du plus loin qu’ils les aperçurent, firent une décharge de mousqueterie hors de portée, et se sauvèrent à toutes jambes. Cette fuite ne me fit pas changer de dessein ; je joignis encore les ennemis, et je rangeai mes soldats en ordre de bataille. Comme nous avions de l’eau jusqu’à mi-jambe, les Macassars ne pouvant venir à nous avec leur activité ordinaire, gagnèrent une petite hauteur entourée d’un fossé où il y avait de l’eau jusqu’au cou. Je les investis, et m’approchant d’eux à la distance de dix à douze pas, je leur fis crier par un interprète de se rendre, les assurant que, s’ils se fiaient à moi, je m’engageais à leur ménager leur grâce auprès du roi de Siam. Ils se tinrent si offensés de cette proposition, qu’ils nous décochèrent une de leurs lances pour nous témoigner leur indignation, et se jetant un moment après dans l’eau, les crics entre les dents, ils se mirent à la nage pour nous venir attaquer.

» Les Siamois, encouragés et par mes discours et par mon exemple, firent si à propos leur décharge sur ces désespérés, qu’il n’en échappa pas un seul. Ils n’étaient plus que dix-sept ; tous les autres étaient morts dans les bois, ou de misère, ou des blessures qu’ils avaient reçues. J’en fis dépouiller quelques-uns que je trouvai tous secs comme des momies, n’ayant que la peau et les os ; ils portaient, tous sur le bras gauche ces caractères dont on a parlé. Telle fut la fin de cette malheureuse aventure, qui pendant un mois me causa des fatigues incroyables, et faillit me coûter la vie. »

Un Français nommé la Marre, témoin oculaire, rapporte en peu de mots ce qui se passa à Siam au sujet des Macassars retranchés dans leur camp, après la conspiration découverte.

« Cinq mille hommes de la garde furent détachés sous les ordres de Constance, premier ministre, que le roi regardait comme le plus digne de tous ses sujets, et en même temps le plus capable d’exécuter ses volontés.

» Tout étant disposé pour cette expédition, qui devait se faire le 24 septembre au matin, Constance se mit la veille dans un ballon, où il fit entrer le sieur Youdal, capitaine d’un vaisseau anglais qui était à la barre de Siam ; plusieurs Anglais au service du roi de Siam, un missionnaire et un autre particulier. En passant, il fit la revue de toutes les troupes qui l’attendaient dans divers bâtimens, près d’une langue de terre qui regarde le camp des Macassars, et leur ayant assigné leurs postes, il envoya tous les Anglais, à l’exception du capitaine, à bord de deux vaisseaux de roi armés en guerre, qui étaient une demi-lieue au-dessous du camp des Macassars, et demeura jusqu’à une heure de la nuit pour visiter tous les postes ; après quoi nous nous rendîmes aussi à bord de ces vaisseaux vers les quatre heures, une demi-heure avant l’attaque, qui devait commencer par un signal de l’autre côté de la rivière.

» Constance visita encore tous les postes en remontant, et donna ses ordres partout. Celui de l’attaque portait que Oklouang-Mahamontri, capitaine-général des gardes du roi, avec ses quinze cents hommes, devait enfermer les ennemis, en formant une ligne de tout son monde, depuis le bord de la grande rivière jusqu’à un ruisseau où se terminait leur camp. Vers le haut, une marre d’eau derrière le camp ne laissait entre la grande rivière et le ruisseau qu’un espace d’environ deux toises, de sorte que les Macassars ne pouvaient les combattre que par une espèce de chaussée ; mais on avait donné ordre d’y faire une barricade de pieux pour en défendre l’entrée. Okpra-Chula, mandarin siamois, devait se porter de l’autre côté du ruisseau, et le border avec mille hommes. Dans les deux rivières il y avait vingt-deux petites galères et soixante ballons remplis de monde pour escarmoucher contre les ennemis, et mille hommes sur la langue de terre vis-à-vis de leur camp.

» Le signal donné à l’heure marquée, Oklouang Mahamontri part brusquement avec quatorze de ses esclaves, sans se faire suivre de ses troupes, et va droit à la chaussée, le long de laquelle il pousse jusqu’aux maisons des Macassars. Là, s’arrêtant, il appelle tout bas Okpra-Chula. Un Macassar, que l’obscurité l’empêchait de voir, lui répond en siamois, que voulez-vous ? Ce mandarin croyant que c’était effectivement Okpra-Chula, s’avance sans défiance ; en même temps, les Macassars sortent de leur embuscade, et le tuent avec sept de ses esclaves. Après cette expédition, une partie des Macassars passa de l’autre côté du ruisseau avant qu’Okpra se fût emparé de ce poste.

» À cinq heures et demie un Anglais nommé Coste, capitaine de vaisseau du roi de Siam, attaqua les ennemis du côté de la grande rivière, à l’extrémité de leur camp, et fit faire sur eux un si grand feu de sa mousqueterie, qu’il les contraignit de se retirer vers le haut de leur camp. Ce capitaine s’en étant aperçu, mit pied à terre, suivi de dix ou douze Anglais et d’un officier français ; mais à peine étaient-ils descendus, que les Macassars, revenant sur leurs pas, les chargèrent à leur tour et les obligèrent de se jeter dans la rivière. Coste y reçut à la tête une blessure dont il mourut, et l’officier français se sauva à la nage.

» Après ce coup, tous les Macassars abandonnèrent leur camp, qui était déjà à moitié brûlé, et voulurent gagner le haut de la petite rivière, à dessein de pousser jusqu’au camp des Portugais, pour exercer leur rage sur les chrétiens. Dans ces entrefaites, le sieur Veret, chef du comptoir de la compagnie orientale de France à Siam, arriva avec une chaloupe et un ballon où étaient tous les Français qui se trouvaient dans cette ville au nombre de vingt. Constance, qui montait un ballon plus léger que les autres, s’avança en diligence du côté des Macassars, suivi du ballon de M. Veret et de douze où quinze autres ballons siamois, pour les empêcher de rien entreprendre et de passer la rivière à une demi-lieue au-dessus du camp. Les ayant aperçus, il commanda aux Siamois de descendre pour les charger ; et mettant pied à terre lui-même, ce ministre marcha droit à eux, suivi de nuit Français, de deux Anglais, de deux mandarins siamois et d’un soldat japonais. La chaloupe n’était pas encore arrivée, et l’on ne pouvait l’attendre, parce qu’il était de la dernière importance de prévenir les Macassars.

» On passa d’abord une grande haie de bambous pour entrer dans la plaine où étaient les ennemis. La première escarmouche coûta la vie à un Siamois et à deux Macassars. Les autres se retirèrent derrière des bambous, et, se partageant ensuite à droite et à gauche, ils revinrent avec beaucoup de furie dans le dessein d’enfermer les Siamois. Ce mouvement nous obligea de faire une retraite fort précipitée, et de nous jeter dans l’eau pour regagner les ballons. De douze personnes qui accompagnaient Constance, il y en eut cinq de tués, entre autres Youdal, capitaine du vaisseau anglais, percé de cinq coups, et quatre Français, qui en avaient reçu chacun dix ou douze. La rage des Macassars, animés par leur opium, était si grande, qu’un d’eux tua sa propre femme qui l’embarrassait dans sa retraite.

» Cet échec n’étonna point Constance : il mit de nouveau pied à terre, suivi d’un plus grand nombre de Français, tant du ballon que de la chaloupe, et de plusieurs Anglais qui y étaient accourus. Il y eut quantité de Macassars tués dans cette seconde descente, et quoiqu’ils se défendissent avec beaucoup d’opiniâtreté, nous n’y perdîmes pas un seul homme.

» Le ministre, voyant qu’il n’y avait aucun moyen de vaincre ces désespérés qu’avec des forces supérieures, détacha contre eux quatre cents hommes sous les ordres d’un mandarin siamois, pour aller se poster au-dessus de cet endroit et s’opposer à leur passage. En même temps il descendit sur le bord du ruisseau, à la tête de trois mille hommes, avec tous les français et les Anglais, entra dans la plaine où il y avait de l’eau jusqu’à la ceinture, et marcha droit aux ennemis. Nous aperçûmes de loin qu’ils étaient aux prises avec les quatre cents hommes qu’on avait détachés vers le haut, lesquels soutinrent vigoureusement cette furie, et contraignirent les Macassars de se retirer à l’abri des maisons et des bambous qui bordent la petite rivière. Aussitôt Constance fit un détachement de huit cents mousquetaires pour les escarmoucher à travers les maisons et les bambous, en poussant toujours vers le haut de la rivière. Ces mousquetaires firent des merveilles, et ne lâchèrent jamais pied, malgré la résistance des Macassars.

» Quelques momens après, le ministre fit avancer en croissant les deux mille deux cents hommes qui étaient restés auprès de lui dans la plaine pour se joindre aux quatre cents premiers. Ils portaient devant eux de petites claies de bambous, traversées de gros clous à trois pointes, qui s’élevaient par-dessus à la hauteur d’un demi-pied. Ces machines furent plongées dans l’eau, et appuyées avec des pieux à mesure qu’on s’approchait des ennemis, qui, venant fondre tous ensemble à leur ordinaire, sans voir où ils posaient les pieds, se trouvèrent pris pour la plupart, si bien que, ne pouvant ni avancer ni reculer, ils furent presque tous tués à coups de fusil.

» Ceux qui s’échappèrent, s’étant retranchés dans des maisons de bambous ou de bois, auxquelles on mit le feu, n’en sortirent qu’à demi brûlés, en se jetant au milieu des troupes la lance ou le cric à la main, et combattant toujours jusqu’à ce qu’ils tombassent sous les coups de leurs ennemis. Il n’y en eut pas un de ceux qui s’étaient retirés dans les maisons et dans les bâtimens qui ne mourut de cette manière. Le prince même, qui s’était caché derrière une maison, et qui avait été blessé d’un coup de mousquet à l’épaule, se voyant découvert, courut la lance à la main droit à Constance, qui lui présenta la sienne, tandis qu’un des Français de la suite du ministre lui lâcha un coup de mousqueton qui l’étendit mort à ses pieds. Enfin tous les Macassars furent tués ou pris. Vingt-deux qui s’étaient retirés dans une mosquée se rendirent sans combattre. On en saisit trente-trois autres en vie, qui étaient tous percés de coups. De la Marre ne nous apprend pas ce qu’on fit des prisonniers ; mais le chevalier de Forbin dit qu’on ne sauva la vie qu’à deux jeunes fils du prince, qui furent conduits à Louvo. On ne trouva les corps que de quarante-deux morts ; les autres étaient péris dans la rivière. Il y eut sept Européens et seulement dix Siamois de tués dans cette expédition. Le combat dura depuis quatre heures et demie du matin jusqu’à quatre heures du soir. Les mandarins siamois firent parfaitement bien leur devoir, allant partout le sabre à la main dans les endroits les plus périlleux, et faisant exécuter les ordres du ministre avec une promptitude admirable. Tout étant achevé, Constance donna ordre qu’on coupât les têtes des Macassars qui furent trouvés morts, et qu’on les exposât dans leur camp. Il partit ensuite pour aller rendre compte au roi du succès de cette grande journée. Sa majesté lui témoigna qu’elle était satisfaite de sa conduite ; mais elle lui fit en même temps une douce réprimande de s’être si fort exposé, et lui donna ordre de remercier de sa part les Français et les Anglais qui avaient partagé avec lui le danger et la victoire. »

Tachard ajoute à cette relation quelques particularités qu’il tenait du père de Fontenay, et qui servent à faire voir jusqu’à quel point les Macassars poussent la fermeté et le courage. Quatre d’entre eux, qui avaient abandonné le service du roi de Siam, le jour même que la conjuration éclata, pour se joindre à leurs compatriotes, ayant été condamnés à la mort, ce père s’intéressa pour faire différer leur supplice, s’imaginant que des malheureux qui avaient déjà beaucoup souffert seraient plus dociles à recevoir les lumières du christianisme. Ils venaient de subir une terrible torture : on les avait roués de coups de bâton ; on leur avait enfoncé des chevilles sous les ongles, écrasé tous les doigts, appliqué du feu aux bras, et serré les tempes entre deux ais. M. Leclerc, qui parlait leur langue, fit tout ce qu’il put pour opérer leur conversion, mais inutilement. Ainsi les pères furent obligés de les abandonner à la justice. Ils furent attachés à terre, pieds et poings liés, le corps nu, autant que la pudeur pouvait le permettre. Dans cet état, on lâcha un tigre, qui, après les avoir flairés sans leur faire aucun mal, fit de grands efforts pour sortir de l’enceinte, haute de quatre pieds. Il était midi qu’il n’avait point encore touché aux criminels, quoiqu’ils eussent été exposés depuis sept heures du matin. L’impatience des bourreaux leur fit irriter le tigre, qui en tua trois avant la nuit, et la nuit même le quatrième ! Les exécuteurs tenaient ce cruel animal par deux chaînes passées des deux côtés hors de l’enceinte, et le tiraient malgré lui sur les criminels. Ce qu’il y a de plus admirable, c’est qu’on ne les entendit jamais ni se plaindre, ni seulement gémir. L’un se laissa dévorer le pied sans le retirer ; l’autre, sans faire un cri, se laissa dévorer tous les os du bras ; un troisième souffrit que le tigre lui léchât le sang qui coulait de son visage sans détourner les yeux, et sans faire le moindre mouvement du corps. Un seul tourna autour de son poteau pour éviter cet animal furieux ; mais il mourut enfin avec la même constance que les autres.