Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome VII/Seconde partie/Livre III/Chapitre V

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CHAPITRE V.

Voyage d’Occum Chamnam, mandarin siamois.

Nous joindrons ici la relation du malheureux voyage de ce mandarin, relation dont nous sommes redevables au père Tachard. Il avait entendu vanter la singularité de ses aventures : sa curiosité lui fit désirer de les apprendre de lui-même. Il les écrivit à mesure que le mandarin les lui racontait ; et dans la suite ayant eu occasion de connaître plusieurs Portugais dignes de foi, qui avaient fait le même voyage avec lui, il trouva dans la conformité de leur témoignage une parfaite confirmation de ce récit.

Le roi de Portugal ayant envoyé au roi de Siam une célèbre ambassade pour renouveler leurs anciennes alliances, le monarque siamois se crut obligé de répondre à cette marque extraordinaire de considération en faisant partir à son tour trois grands mandarins revêtus de la qualité de ses ambassadeurs, et six autres d’un ordre inférieur, avec un assez grand équipage pour se rendre à la cour de Portugal. Ils s’embarquèrent pour Goa vers la fin du mois de mai 1684, sur une frégate siamoise commandée par un capitaine portugais. Quoique Goa ne soit pas bien éloignée de Siam, ils employèrent plus de cinq mois dans cette route ; et, soit défaut d’habileté dans les officiers et les pilotes, soit opiniâtreté des vents, ils n’y purent arriver qu’après le départ de la flotte portugaise. Ainsi leur navigation vers l’Europe fut différée d’une année presque entière.

Ils se virent dans la nécessité de passer onze mois à Goa pour attendre le retour de la flotte portugaise qui devait revenir d’Europe. Ils s’embarquèrent enfin dans un vaisseau portugais de cent cinquante hommes d’équipage et d’environ trente pièces de canon. Outre les ambassadeurs avec les personnes de leur suite, il portait plusieurs religieux de divers ordres et un grand nombre de passagers, créoles, indiens et portugais. On mit à la voile de la rade de Goa le 17 janvier 1686. La navigation fut heureuse jusqu’au 27 avril ; mais, à l’exemple du traducteur d’Occum, c’est dans sa bouche qu’il faut mettre le reste de cette relation.

« Ce même jour, au coucher du soleil, on avait fait monter plusieurs matelots, sur les mâts et les vergues du navire pour reconnaître la terre qui s’offrait alors devant nous, un peu à côté sur la droite, et qu’on avait aperçue depuis trois jours. Sur le rapport des matelots et sur d’autres indices, le capitaine et le pilote jugèrent que c’était le cap de Bonne-Espérance. On continua la route dans cette supposition jusqu’à deux ou trois heures après le soleil couché, qu’on se crut au delà des terres qu’on avait reconnues. Alors, changeant de route, on porta un peu plus vers le nord. Comme le temps était clair et le vent fort frais, le capitaine, persuadé qu’on avait doublé le Cap, ne mit point de sentinelle sur les antennes. Les matelots de quart veillaient à la vérité, mais c’était pour les manœuvres, ou pour se réjouir ensemble avec tant de confusion, qu’aucun ne s’aperçut et ne se défia même du danger. Je fus le premier qui découvris la terre. Je ne sais quel pressentiment du malheur qui nous menaçait m’avait fait passer une nuit si inquiète, qu’il m’avait été impossible de fermer l’œil pour dormir. Dans cette agitation, j’étais sorti de ma chambre, et je m’amusais à considérer le navire, qui semblait voler sur les eaux. En regardant un peu plus loin, j’aperçus tout d’un coup sur la droite une ombre fort épaisse et peu éloignée de nous. Cette vue m’épouvante : j’en avertis le pilote qui veillait au gouvernail. En même temps on cria de l’avant du vaisseau : Terre ! terre ! devant nous. Nous sommes perdus ! Revirez de bord. Le pilote fit pousser le gouvernail pour changer de route. Nous étions si près du rivage, qu’en revirant, le navire donna trois coups de sa poupe sur une roche, et perdit aussitôt son mouvement. Ces trois secousses furent très-rudes : on crut le vaisseau crevé. On courut à la poupe. Cependant, comme il n’était pas encore entré une seule goutte d’eau, l’équipage fut un peu ranimé.

» On s’efforça de sortir d’un si grand danger en coupant les mâts et en déchargeant le vaisseau ; mais on n’en eut pas le temps. Les flots que le vent poussait au rivage y portèrent aussi le bâtiment Des montagnes d’eau qui s’allaient rompre sur les brisans avancés dans la mer soulevaient le vaisseau jusqu’aux nues, et le laissaient retomber tout d’un coup sur les roches avec tant de vitesse et d’impétuosité, qu’il n’y put résister long-temps. On l’entendait craquer de tous côtés. Les membres se détachaient les uns des autres, et l’on voyait cette grosse masse de bois s’ébranler, plier et se rompre de toutes parts, avec un fracas épouvantable. Comme la poupe avait touché la première, elle fut aussi la première enfoncée. En vain les mâts furent coupés, et les canons jetés à la mer, avec les coffres et tout ce qui tombait sous la main pour soulager le corps du bâtiment ; il toucha si souvent que, s’étant ouvert enfin sous la sainte-barbe, l’eau qui entrait en abondance eut bientôt gagné le premier pont et rempli la sainte-barbe. Elle monta jusqu’à la grande chambre ; et peu de temps après elle était à la hauteur de la ceinture au second pont.

» À cette vue, il s’éleva de grands cris. Chacun se réfugia sur l’étage le plus haut du navire, mais avec une confusion qui augmenta le danger. L’eau continuant de monter, nous vîmes le vaisseau s’enfoncer insensiblement dans la mer jusqu’à ce que, la quille ayant atteint le fond, il demeura quelque temps immobile dans cet état.

» Il serait difficile de représenter l’effroi et la consternation qui se répandirent dans tous les esprits, et qui éclatèrent par des cris, des sanglots et des hurlemens. Le bruit et le tumulte étaient si horribles, qu’on n’entendait plus le fracas du vaisseau qui se rompait en mille pièces, ni le bruit des vagues qui se brisaient sur les rochers avec une furie incroyable. Cependant, après s’être livrés à des gémissemens mutiles, ceux qui n’avaient pas encore pris le parti de se jeter à la nage pensèrent à se sauver par d’autres voies. On fit plusieurs radeaux des planches et des mâts du navire. Tous les malheureux à qui la frayeur avait fait négliger de prendre ces précautions, furent engloutis dans les flots ou écrasés par la violence des vagues, qui les précipitaient sur les rochers du rivage.

» Mes craintes furent d’abord aussi vives que celles des autres ; mais, lorsqu’on m’eut assuré qu’il y avait quelque espérance de se sauver je m’armai de résolution. J’avais deux habits assez propres, que je vêtis l’un sur l’autre ; et m’étant mis sur quelques planches liées ensemble, je m’efforçai de gagner à la nage le bord de la mer. Notre second ambassadeur, le plus robuste et le plus habile des trois à nager, était déjà dans l’eau. Il s’était chargé de la lettre du roi, qu’il portait attachée à la poignée d’un sabre dont sa majesté lui avait fait présent. Ainsi nous arrivâmes tous deux à terre presque en même temps. Plusieurs Portugais s’y étaient déjà rendus ; mais ils n’avaient fait que changer de péril. Si ceux qui étaient encore dans le vaisseau pouvaient être noyés, il n’y avait pas plus de ressource à terre contre la faim. Nous étions sans eau, sans vin et sans biscuit. Le froid était d’ailleurs très-piquant, et j’y étais d’autant plus sensible, que la nature ne m’y avait point accoutumé. Je compris qu’il me serait impossible d’y résister long-temps. Cette idée me fit prendre la résolution de retourner le lendemain au vaisseau pour y prendre des habits plus épais que les miens, et des rafraîchissemens. Les Portugais de quelque rang avaient été logés sur le premier pont ; et je m’imaginai que je trouverais dans leurs cabanes des choses précieuses, surtout de bonnes provisions, qui étaient le plus nécessaire de nos besoins. Je me remis sur une espèce de claie, et je nageai heureusement jusqu’au vaisseau.

» Il ne me fut pas difficile d’y aborder, parce qu’il paraissait encore au-dessus de l’eau. Je m’étais flatté d’y trouver de l’or, des pierreries, ou quelque meuble précieux qui n’eût pas été difficile à porter. Mais, en arrivant, je vis toutes les chambres remplies d’eau, et je ne pus emporter que quelques pièces d’étoffe d’or, avec une petite cave de six flacons de vin et un peu de biscuit, que je trouvai dans la cabane d’un pilote. J’attachai ce petit butin sur la claie, et le poussant devant moi avec beaucoup de peine et de danger, j’arrivai une seconde fois au rivage, quoique bien plus fatigué que la première.

» J’y rencontrai quelques Siamois qui s’étaient sauvés nus. La compassion que je ressentis de leur misère en les voyant trembler de froid, m’obligea de leur faire part des étoffes que j’avais apportées du vaisseau. Mais craignant que, si je leur confiais la cave, elle ne durât pas long-temps entre leurs mains, je la donnai à un Portugais qui m’avait toujours marqué beaucoup d’amitié, à condition néanmoins que nous en partagerions l’usage. Dans cette occasion, je reconnus combien l’amitié est faible contre la nécessité. Cet ami me donna chaque jour un demi-verre de vin à boire pendant les deux ou trois premières journées, dans l’espérance de trouver une source ou un ruisseau. Mais lorsqu’on se vit pressé de la soif, et qu’on craignit de ne pas découvrir d’eau douce pour se désaltérer, en vain le pressai-je de me communiquer un secours qu’il tenait de moi. Il me répondit qu’il ne l’accorderait pas à son père. Le biscuit ne put nous servir, parce que l’eau de la mer dont il avait été trempé lui donnait une amertume insupportable.

» Aussitôt que tout le monde se fut rendu à terre, ou du moins que personne ne parut plus sortir du vaisseau, on fit le dénombrement ; nous nous trouvâmes environ deux cents personnes ; d’où l’on conclut qu’il ne s’en était noyé que sept ou huit, pour avoir eu trop d’empressement à se sauver. Quelques Portugais avaient eu la précaution d’emporter des fusils et de la poudre pour se défendre des Cafres, et pour tuer du gibier dans les bois. Ces armes nous furent aussi fort utiles à faire du feu, non-seulement pendant toute la durée de notre voyage jusqu’aux habitations hollandaises, mais surtout les deux premières nuits que nous passâmes sur le rivage, tout dégouttans de l’eau de la mer. Le froid fut si rigoureux, que, si nous n’eussions allumé du feu pour faire sécher nos habits, peut-être aurions-nous trouvé dans une prompte mort le remède à nos peines.

» Le second jour après notre naufrage, nous nous mîmes en chemin. Le capitaine et les pilotes nous disaient que nous n’étions pas à plus de vingt lieues du cap de Bonne-Espérance, où les Hollandais avaient une fort nombreuse habitation, et que nous n’avions besoin que d’un jour ou deux pour y arriver. Cette assurance porta la plupart de ceux qui avaient apporté quelques vivres du vaisseau à les abandonner, dans l’espoir qu’avec ce fardeau de moins ils marcheraient plus vite et plus facilement. Nous entrâmes ainsi dans les bois, ou plutôt dans les broussailles ; car nous vîmes peu de grands arbres dans tout le cours de notre voyage. On marcha tout le jour, et l’on ne s’arrêta que deux fois pour prendre un peu de repos. Comme on n’avait presque rien apporté pour boire et pour manger, on commença bientôt à ressentir les premières atteintes de la faim et de la soif, surtout après avoir marché avec beaucoup de diligence à l’ardeur du soleil, dans l’espérance d’arriver le même jour chez les Hollandais. Sur les quatre heures après midi, nous trouvâmes une grande mare d’eau qui servit beaucoup à nous soulager. Chacun y but à loisir. Les Portugais furent d’avis de passer le reste du jour et la nuit suivante sur le bord de cet étang. On fit du feu. Ceux qui purent trouver dans l’eau quelques cancres les firent rôtir et les mangèrent. D’autres, en plus grand nombre, après avoir bu une seconde fois, prirent le parti de se livrer au sommeil, bien plus abattus par la fatigue d’une si longue marche que par la faim qui les tourmentait, depuis deux jours qu’ils étaient à jeun.

» Le lendemain, après avoir bu par précaution pour la soif future, on partit de grand matin. Les Portugais prirent les devans, parce que, notre premier ambassadeur étant d’une faiblesse et d’une langueur qui ne lui permettaient pas de faire beaucoup de diligence, nous fûmes obligés de nous arrêter avec lui. Mais, comme il ne fallait pas perdre les Portugais de vue, nous prîmes le parti de nous diviser en trois troupes. La première suivait toujours de vue les derniers Portugais, et les deux autres, marchant dans la même distance, prenaient garde aux signaux dont on était convenu avec la première bande, pour avertir lorsque les Portugais s’arrêteraient ou changeraient de route. Nous trouvâmes quelques petites montagnes qui nous causèrent beaucoup de peine à traverser. Pendant tout le jour, nous ne pûmes découvrir qu’un puits, dont l’eau était si saumâtre, qu’il fut impossible d’en boire. Un signal de la première troupe ayant fait juger en même temps que les Portugais s’étaient arrêtés, on ne douta pas qu’ils n’eussent rencontré de bonne eau, et cette espérance nous fit doubler le pas. Cependant tous nos efforts ne purent nous y faire mener l’ambassadeur avant le soir. Nos gens nous déclarèrent que les Portugais n’avaient pas voulu nous attendre, sous prétexte qu’il n’y aurait aucun avantage pour nous à souffrir la faim et la soif avec eux, et qu’ils nous serviraient plus utilement en se hâtant de marcher, pour se mettre en état de nous envoyer des rafraîchissemens.

» À cette triste nouvelle, le premier ambassadeur fit assembler tous les Siamois qui étaient restés près de lui. Il nous dit qu’il se sentait si faible et si fatigué, qu’il lui était impossible de suivre les Portugais ; qu’il exhortait ceux qui se portaient bien à faire assez de diligence pour les rejoindre, et que les maisons hollandaises ne pouvaient être éloignées ; il leur ordonnait seulement de lui envoyer un cheval et une charrette avec quelques vivres, pour le porter au Cap, s’il était encore en vie. Cette séparation nous affligea beaucoup ; mais elle était nécessaire. Il n’y eut qu’un jeune homme âgé d’environ quinze ans, fils d’un mandarin, qui ne voulut pas quitter l’ambassadeur, dont il était fort aimé, et pour lequel il avait beaucoup d’affection. La reconnaissance et l’amitié lui firent prendre la résolution de mourir ou de se sauver avec lui, sans autre suite qu’un vieux domestique, qui ne put se résoudre non plus à quitter son maître.

» Le second ambassadeur, un autre mandarin et moi, nous prîmes congé de lui, après lui avoir promis de le secourir aussitôt que nous en aurions le pouvoir ; et nous nous remîmes en chemin avec nos gens, dans le dessein de suivre les Portugais, tout éloignés qu’ils étaient de nous. Un signal que nos Siamois les plus avancés nous firent du haut d’une montagne augmenta notre courage, et nous fit doubler le pas ; mais nous ne pûmes les joindre que vers dix heures du soir. Ils nous dirent que les Portugais étaient encore fort loin ; et nous découvrîmes en effet leur camp à quelques feux qu’ils y avaient allumés. L’espérance d’y trouver du moins de l’eau soutint notre courage. Après avoir continué de marcher l’espace de deux grandes heures au travers des bois et des rochers, nous y arrivâmes avec des peines incroyables. Les Portugais s’étaient postés sur la croupe d’une grande montagne, après y avoir fait un grand feu autour duquel ils s’étaient endormis. Chacun de nous demanda d’abord où était l’eau. Un Siamois eut l’humanité de m’en apporter ; car le ruisseau qu’on avait découvert était assez loin du camp, et je n’aurais pas eu la force de m’y traîner. Je m’étendis auprès du feu. Le sommeil me prit dans cette posture, jusqu’au lendemain que le froid me réveilla.

» Je me sentis si affaibli et pressé d’une faim si cruelle, qu’ayant souhaité mille fois la mort, je résolus de l’attendre dans le lieu où j’étais couché. Pourquoi l’aller chercher plus loin avec de nouveaux tourmens ? Mais ce mouvement de désespoir se dissipa bientôt à la vue des Siamois et des Portugais, qui, n’étant pas moins abattus que moi, ne laissaient pas de se mettre en chemin pour travailler à la conservation de leur vie. Je ne pus résister à leur exemple. L’exercice de mes jambes me rendit un peu de chaleur. Je devançai même une fois mes compagnons jusqu’au sommet d’une colline, où je trouvai des herbes extrêmement hautes et fort épaisses. La vitesse de ma marche avait achevé d’épuiser mes forces. Je fus contraint de me coucher sur cette belle verdure, où je m’endormis. À mon réveil je me sentis les jambes et les cuisses si raides, que je désespérai de pouvoir m’en servir. Cette extrémité me fit reprendre la résolution à laquelle j’avais renoncé le matin. J’étais si déterminé à mourir, que j’en attendais le moment avec impatience, comme la fin de mes infortunes. Le sommeil me prit encore dans ces tristes réflexions. Un mandarin, qui était mon ami particulier, et mes valets, qui me croyaient égaré, me cherchèrent assez long-temps. Ils me trouvèrent enfin ; et m’ayant réveillé, le mandarin m’exhorta si vivement à prendre courage, qu’il me fit quitter un lieu où je serais mort infailliblement sans son secours. Nous rejoignîmes ensemble les Portugais, qui s’étaient arrêtés près d’une ravine d’eau. La faim, qui les pressait comme moi, leur fit mettre le feu à des herbes demi-sèches pour y chercher quelques lézards ou quelques serpens qu’ils pussent dévorer. Un d’entre eux ayant trouvé des feuilles sur le bord de l’eau, eut la hardiesse d’en manger, quelque amères qu’elles fussent, et sentit sa faim apaisée. Il annonça cette nouvelle à toute la troupe, qui n’en mangea pas moins avidement. Nous passâmes ainsi la nuit.

» Le lendemain, qui était le cinquième jour de notre marche, nous partîmes de grand matin, persuadés que nous ne pouvions manquer ce jour-là de trouver les habitations hollandaises. Cette idée renouvela nos forces. Après avoir marché sans interruption jusqu’à midi, nous aperçûmes assez loin de nous quelques hommes sur une hauteur. Personne ne douta que nous ne fussions au terme de nos souffrances, et nous nous avançâmes avec une joie qui ne peut être exprimée. Mais ce sentiment dura peu, et nous fûmes bientôt détrompés. C’étaient trois ou quatre Hottentots qui, nous ayant découverts les premiers, venaient armés de leurs zagaies pour nous reconnaître. Leur crainte parut égale à la nôtre, à la vue de notre troupe nombreuse et de nos fusils. Cependant nous nous persuadâmes que leurs compagnons n’étaient pas éloignés ; et nous croyant au moment d’être massacrés par ces barbares, nous prîmes le parti de les laisser approcher, dans l’idée qu’il valait mieux finir tout d’un coup une malheureuse vie que de la prolonger, quelques jours pour la perdre enfin par des tourmens plus cruels que la mort même. Mais, lorsqu’ils eurent reconnu d’assez loin que nous étions en plus grand nombre qu’ils ne l’avaient jugé d’abord, ils s’arrêtèrent pour nous attendre à leur tour ; et nous voyant approcher, ils prirent le devant, en nous faisant signe de les suivre, et nous montrant avec le doigt quelques maisons, c’est-à-dire trois ou quatre misérables cabanes qui se présentaient sur une colline. Ensuite, lorsque nous fûmes au pied de cette colline, ils prirent un petit chemin par lequel ils nous menèrent vers un autre village avec les mêmes signes, pour nous engager à marcher sur leurs tracés, quoiqu’ils tournassent souvent la tête, et qu’ils parussent nous observer d’un air de défiance.

» En arrivant à ce village, qui était composé d’une quarantaine de cabanes couvertes de branches d’arbres, dont les habitans montaient au nombre de quatre ou cinq cents personnes, leur confiance augmenta jusqu’à s’approcher de nous et nous considérer à loisir. Ils prirent plaisir à regarder particulièrement les Siamois, comme s’ils eussent été frappés de leur habillement. Cette curiosité nous parut bientôt importune. Chacun voulut entrer dans leurs cases pour y chercher quelques alimens ; car tous les signes par lesquels nous leur faisions connaître nos besoins ne servaient qu’à les faire rire de toutes leurs forces, sans qu’ils parussent nous entendre ; quelques-uns nous répétaient seulement ces deux mots : tabac, pataque. Je leur offris deux gros diamans, que le premier ambassadeur m’avait donnés au moment de notre séparation ; mais cette vue les toucha peu. Enfin le premier pilote, qui avait quelques pataques, seule monnaie qui soit connue de ces barbares, fut réveillé par le nom ; il leur en donna quatre, pour lesquelles ils amenèrent un bœuf, qu’ils ne vendent ordinairement aux Hollandais que sa longueur de tabac. Mais de quel secours pouvait être un bœuf entre tant d’hommes à demi morts de faim, qui n’avaient vécu depuis six jours entiers que de quelques feuilles d’arbres ? Le pilote n’en fit part qu’aux gens de sa nation et à ses meilleurs amis. Aucun Siamois n’en put obtenir un morceau. Ainsi nous eûmes le chagrin de ne recevoir aucun soulagement à la vue non-seulement de ceux qui satisfaisaient leur faim, mais de quantité de bestiaux qui paissaient dans la campagne. Les Portugais ne nous défendaient pas moins de toucher aux troupeaux des Hottentots qu’au bœuf qu’ils avaient fait cuire, et nous menaçaient de nous abandonnera la fureur de ces barbares.

» Un mandarin, voyant que les Hottentots refusaient l’or monnayé, prit le parti de se parer la tête de certains ornemens d’or, et parut devant eux dans cet état. Cette nouveauté leur plut. Ils lui donnèrent un quartier de mouton pour ces petits ouvrages, qui valaient plus de cent pistoles. Nous mangeâmes cette viande à demi crue ; mais elle ne fit qu’aiguiser notre appétit. J’avais remarqué que les Portugais avaient jeté la peau de leur bœuf après l’avoir écorché. Ce fut un trésor pour moi. J’en fis confidence au mandarin qui m’avait sauvé de mon propre désespoir. Nous allâmes chercher cette peau ensemble, et l’ayant heureusement trouvée, nous la mimes sur le feu pour la faire griller. Elle ne nous servit que pour deux repas, parce que, les autres Siamois nous ayant découvert, il fallut partager avec eux notre bonne fortune. Un Hottentot s’étant arrêté à considérer les boutons d’or de mon habit, je lui fis entendre que, s’il voulait me donner quelque chose à manger, je lui en ferais volontiers présent. Il me témoigna qu’il y consentait ; mais au lieu d’un mouton que j’espérais pour le moins, il ne m’apporta qu’un peu de lait, dont il fallut paraître content.

» Nous passâmes la nuit dans ce lieu, près d’un grand feu qu’on avait allumé devant les cases des Hottentots. Ces barbares ne firent que danser et pousser des cris jusqu’au jour ; ce qui nous obligea de renoncer au sommeil, pour nous tenir incessamment sur nos gardes. Nous partîmes le matin, et, prenant le chemin de la mer, nous arrivâmes au rivage vers midi. Les moules que nous trouvâmes le long des rochers furent pour nous un charmant festin. Après nous en être rassasiés, chacun eut soin d’en faire sa provision pour le soir ; mais il fallait rentrer dans les bois pour y chercher de l’eau. Nous n’en pûmes trouver qu’à la fin du jour ; encore n’était-ce qu’un filet d’eau fort sale ; mais personne ne se donna le temps de la laisser reposer pour en boire. On campa sur le bord du ruisseau, avec la précaution de faire la garde toute la nuit, dans la crainte des Cafres, dont on soupçonnait les intentions.

» Le jour suivant nous nous trouvâmes au pied d’une haute montagne qu’il fallut traverser avec une étrange fatigue. La faim nous pressa plus que jamais, et rien ne s’offrait pour l’apaiser. Du sommet de la montagne, nous vîmes sur un coteau des herbes assez vertes et quelques fleurs. On y courut : on se mit à manger les moins amères ; mais ce qui apaisait notre faim augmenta notre soif, jusqu’à nous causer un tourment qu’il faut avoir éprouvé pour le comprendre. Cependant nous ne trouvâmes de l’eau que bien avant dans la nuit, au pied de la même montagne. Lorsque tout le monde y fut rassemblé, on tint conseil, et d’un commun accord on prit la résolution de ne plus s’enfoncer dans les terres, comme on avait fait jusqu’alors pour abréger le chemin. Le capitaine et les pilotes reconnaissaient qu’ils s’étaient trompés. Ne pouvant plus cacher leur erreur, ils avouaient qu’ils étaient incertains, et du lieu que nous cherchions, et du chemin qu’il fallait tenir, et du temps dont nous avions besoin pour y arriver. D’ailleurs on était sûr, en suivant la côte, de trouver d’autres moules et des coquillages, qui étaient du moins une ressource continuelle contre la faim. Enfin, comme la plupart des rivières, des ruisseaux et des fontaines, ont leur cours vers la mer, nous pouvions espérer d’avoir moins à souffrir de la soif.

» À la pointe du jour, nous reprîmes le chemin du rivage, où nous arrivâmes deux heures avant midi. On découvrit d’abord une grande plage, terminée par une grosse montagne qui s’avançait fort loin dans la mer. Cette vue réjouit tout le monde, parce que les pilotes assurèrent que c’était le cap de Bonne-Espérance. Une si douce nouvelle ranima, tellement nos forces, que, sans nous reposer un moment, nous continuâmes de marcher jusqu’à la nuit ; mais, après avoir fait cinq ou six lieues, on reconnut que ce n’était pas le Cap qu’on avait espéré. De mortels regrets succédèrent à l’espérance. On se consola un peu néanmoins sur le récit d’un matelot, qui, ayant été à la découverte une heure avant le coucher du soleil, rapporta qu’il avait trouvé à peu de distance une petite île presque couverte de moules, avec une fort bonne source d’eau douce. On se hâta de s’y rendre pour y passer la nuit ; et le lendemain on se trouva si bien du rafraîchissement qu’on s’y était procuré, qu’on prit le parti d’y demeurer tout le jour et la nuit suivante. Ce séjour nous délassa beaucoup, et l’abondance de la nourriture y remit un peu nos forces. Le soir, nous étant assemblés suivant notre coutume, un peu à l’écart des Portugais, nous fûmes surpris de voir manquer un de nos mandarins. On le chercha de tous côtés, on l’appela par des cris ; mais ces soins furent inutiles. Ses forces l’avaient abandonné en chemin. L’extrême aversion qu’il avait pour les herbes et pour les fleurs, que les autres mangeaient du moins sans dégoût, ne lui avait pas permis d’en porter même à la bouche ; il était mort de faim et de faiblesse, sans pouvoir se faire entendre et sans être aperçu de personne. Quatre jours auparavant, un autre mandarin avait eu le même sort. Il faut que la misère endurcisse beaucoup le cœur : en tout autre temps, la mort d’un ami m’eût causé une vive affliction, mais, dans cette occasion, je n’y fus presque pas sensible.

» Pendant le jour et les deux nuits que nous passâmes dans l’île, on remarqua certains arbres secs et assez gros, qui étaient percés par les deux bouts. La soif, qui nous avait paru jusqu’alors un tourment si cruel, nous inspira le moyen d’en tirer quelque utilité. Chacun se pourvut d’un de ces longs tubes, et l’ayant fermé par le bas, on le remplit d’eau pour la provision du jour. Dans l’incertitude de la situation du cap de Bonne-Espérance, les pilotes proposèrent de monter sur celui que nous avions devant nous. Du sommet on pouvait espérer de découvrir l’objet de nos recherches. Cette idée plut à tout le monde. On eut besoin de beaucoup d’efforts pour grimper sur une hauteur escarpée, et pendant tout le jour on ne vécut que d’herbes et de fleurs qui s’y trouvaient en différens lieux. Vers le soir, en descendant de cette montagne, d’où nous avions eu le chagrin de ne pas apercevoir ce que nous cherchions, nous découvrîmes à une demi-lieue de nous une troupe d’éléphans qui paissaient dans une vaste campagne, mais qui n’étaient pas d’une grandeur extraordinaire. On passa la nuit sur le rivage au pied de la montagne. Le soleil n’était point encore couché, on se répandit de tous côtés sans rien trouver qui put servir d’aliment. De tous les Siamois, je fus le seul à qui le hasard offrit de quoi souper. J’avais cherché des herbes ou des fleurs, et n’en ayant trouvé que de fort amères, je m’en retournais après m’être inutilement fatigué, lorsque j’aperçus un serpent fort menu, à la vérité, mais assez long. Je le poursuivis dans sa fuite, et je le tuai d’un coup de poignard. Nous le mîmes au feu sans autre précaution et nous le mangeâmes tout entier, sans excepter la peau, la tête et les os. Il nous parut de fort bon goût. Après cet étrange festin, nous remarquâmes qu’il nous manquait un de nos trois interprètes. On décampa le lendemain un peu plus tard qu’à l’ordinaire. Il s’était élevé à la pointe du jour un gros brouillard qui avait obscurci tout l’horizon. À peine eûmes-nous fait un quart de lieue, que nous fûmes incommodés d’un vent très-froid, et le plus impétueux que j’eusse éprouvé de ma vie. Peut-être l’affaiblissement de nos forces nous le faisait-il trouver plus violent qu’il n’était en effet ; mais ne pouvant mettre un pied devant l’autre, nous fûmes obligés, pour avancer un peu vers notre terme, d’aller successivement à droite et à gauche, comme on louvoie sur mer. Vers deux heures après midi, le vent nous amena une grosse pluie qui dura jusqu’au soir ; elle était si épaisse et si pesante, que, dans l’impossibilité de marcher, les uns se mirent à l’abri sous quelques arbres secs, d’autres allèrent se cacher dans le creux des rochers, et ceux qui ne trouvèrent aucun asile s’appuyèrent le dos contre les hauteurs d’une ravine en se pressant les uns contre les autres pour s’échauffer un peu et pour résister à la violence de l’orage. La description de nos peines surpasse ici toute expression. Quoique nous eussions passé le jour sans manger, et que nous n’eussions bu que de l’eau de pluie, la faim nous parut le moindre de nos maux, lorsqu’à l’arrivée de la nuit, tremblans de lassitude et de froid, il nous fut impossible de fermer l’œil, et même de nous coucher pour prendre un peu de repos.

» Aussi nous crûmes-nous délivrés de la moitié de notre misère en voyant paraître le jour. L’engourdissement, la faiblesse et les autres maux qui nous restaient d’une si fâcheuse nuit ne nous empêchèrent pas de tourner nos premiers soins à rejoindre les Portugais. Mais quels furent notre étonnement et notre tristesse de ne les plus apercevoir ! En vain nos yeux les cherchaient de tous côtés ; non-seulement nous n’en découvrîmes pas un seul, mais il nous fut impossible de juger quel chemin ils avaient pris. Dans ce cruel moment, tous les maux que nous avions essuyés jusqu’alors, la faim, la soif, la lassitude et la douleur se réunirent devant nous pour nous accabler. La rage et le désespoir se saisirent de notre cœur ; nous nous regardions les uns les autres, étonnés, à demi morts, dans un profond silence et sans aucun sentiment. Le second ambassadeur fut le premier qui reprit courage ; il nous assembla tous pour délibérer sur notre sort. Après nous avoir représenté que les Portugais ne pouvaient nous avoir abandonnés sans de fortes raisons, et que nous avions été obligés nous-mêmes de laisser notre premier ambassadeur derrière nous dans une affreuse solitude, il nous fit considérer que le secours que nous avions tiré d’eux ne méritait pas d’être regretté, et que nous pouvions continuer à suivre les côtes, suivant la résolution que nous avions prise de concert. « Il n’y a qu’une seule chose, nous dit-il, que nous devons préférer à tout le reste, et qui m’empêcherait de sentir mon malheur, si j’avais l’esprit tranquille sur ce point. Vous êtes tous témoins du profond respect que j’ai toujours eu pour la lettre du grand roi dont nous sommes les sujets : mon premier soin, dans notre naufrage, fut de la sauver ; je ne puis même attribuer ma conservation qu’à la bonne fortune qui accompagne toujours ce qui appartient à notre maître. Vous avez vu avec quelle circonspection je l’ai portée. Quand nous avons passé la nuit sur des montagnes, je l’ai toujours placée au sommet, ou du moins au-dessus de notre troupe ; et me mettant toujours un peu plus bas, je me suis tenu dans une distance convenable pour la garder. Quand nous nous sommes arrêtés dans les plaines, je l’ai toujours attachée à la cime de quelque arbre. Pendant le chemin, je l’ai portée sur mes épaules aussi long-temps que je l’ai pu, et je ne l’ai confiée à d’autres qu’après l’épuisement de mes forces. Dans le doute où je suis si je pourrai vous suivre long-temps, j’ordonne, de la part du grand roi notre maître, au troisième ambassadeur, qui en usera de même à l’égard du premier mandarin, s’il meurt avant lui, de prendre après ma mort les mêmes soins de cette auguste lettre. Si, par le dernier des malheurs, aucun de nous ne pouvait arriver au cap de Bonne-Espérance, celui qui en sera chargé le dernier ne manquera point de l’enterrer, avant de mourir, sur une montagne ou dans le lieu le plus élevé qu’il pourra trouver, afin qu’ayant mis ce précieux dépôt à couvert d’insulte, il meure prosterné dans le même lieu, avec autant de respect en mourant que nous en devons au roi pendant notre vie. Voilà ce que j’avais à vous recommander. Après cette explication, reprenons courage, ne nous séparons jamais, allons à petites journées ; la fortune du grand roi notre maître nous protégera toujours. »

» Ce discours nous remplit de résolution ; cependant, au lieu de nous attacher à suivre les côtes, on convint qu’il fallait tenter de rejoindre les Portugais, et prendre le chemin qu’on pouvait juger qu’ils avaient suivi. Nous avions devant nous une grande montagne, et sur la droite, un peu à côté, quelques petites collines. Nous nous persuadâmes aisément que, fatigués comme ils étaient, ils n’auraient pas choisi les plus rudes passages, quoiqu’ils fussent les plus droits. On prit par la première colline : cette journée me coûta d’étranges douleurs ; non-seulement la nuit précédente m’avait rendu les jambes raides, mais elles commencèrent à s’enfler avec tout mon corps. Quelques jours après, il me sortit de tout le corps, surtout des jambes, une eau blanchâtre et pleine d’écume. Nous marchions fort vite, ou du moins il nous semblait que nous faisions beaucoup de diligence, quoiqu’en effet nous fissions peu de chemin. Vers midi, nous arrivâmes fort las au bord d’une rivière qui pouvait avoir soixante pieds de large et sept ou huit de profondeur. Nous doutâmes si les Portugais l’avaient passée, parce que, sans avoir beaucoup de largeur, elle était extrêmement rapide. Quelques Siamois essayèrent de la traverser ; mais le courant était si impétueux, qu’ils retournèrent sur leurs pas, dans la crainte d’être emportés. Cependant on résolut de tenter encore une fois le passage ; et pour le faire avec moins de péril, on s’avisa de lier ensemble toutes les écharpes de la troupe, dont un mandarin fort robuste entreprit d’attacher un bout au tronc d’un arbre qu’on voyait de l’autre côté de la rivière, dans l’espérance qu’à la faveur de cette espèce de chaîne, chacun pourrait passer successivement ; mais à peine le mandarin fut-il au milieu de la rivière, que, ne pouvant résister au cours de l’eau, il fut obligé de quitter le bout des écharpes pour nager vers l’autre bord ; et, malgré toute son adresse, il fut jeté contre une pointe de terre qui le blessa en plusieurs endroits du corps ; il prit le parti de remonter à pied le long du rivage pour crier vis-à-vis nous qu’il n’était pas vraisemblable que les Portugais eussent pris cette route. On lui dit de nous rejoindre, ce qu’il ne put exécuter qu’en remontant bien haut pour se mettre à la nage.

» Nous conclûmes que les Portugais avaient suivi le bord où nous étions, et l’on prit le même chemin. Un bas déclaré qu’on trouva une demi-lieue plus loin nous confirma dans cette opinion. Après des peines infinies, nous arrivâmes au bas d’une montagne qui était creusée par le pied, comme si la nature en eût voulu faire un logement pour les passans. Il y avait assez d’espace pour nous y loger tous ensemble ; nous y passâmes une nuit très-froide, et par conséquent très-douloureuse. Depuis quelques jours mes jambes et mes pieds s’étaient enflés ; je ne pouvais porter ni souliers ni bas : cette incommodité s’accrut tellement, qu’en m’éveillant le matin, je remarquai sous moi la terre couverte d’eau et d’écume qui étaient sorties de mes pieds : cependant je trouvai des forces pour partir.

» Pendant tout le jour nous continuâmes de suivre le bord de la rivière, impatiens de trouver les Portugais, que nous ne pouvions croire éloignés. Nous trouvions par intervalles des traces de leur marche. À quelque distance de la caverne où nous avions couché, un de nos gens aperçut, un peu à l’écart, un fusil avec une boîte à poudre qu’un Portugais avait apparemment laissés, dans l’impuissance de les porter plus loin. Cette rencontre nous fut d’une extrême utilité ; depuis que nous suivions la rivière, nous n’avions trouvé aucune espèce de nourriture, et nous étions à demi morts de faim. On fit aussitôt du feu. Pour moi, qui n’avais aucun usage à faire de mes souliers, et qui étais même embarrassé de cet inutile fardeau, j’en séparai toutes les pièces que je fis griller, et nous les mangeâmes avidement. On essaya de manger le chapeau d’un de nos valets, après l’avoir fait griller long-temps ; mais il fut impossible de le mâcher, il fallait en faire cuire les pièces jusqu’à les mettre en cendres, et dans cet état, elles étaient si amères et si dégoûtantes, qu’elles révoltaient l’estomac.

» Après avoir repris notre route, nous trouvâmes encore au pied d’un coteau une preuve bien sensible que les Portugais suivaient comme nous le bord de la rivière. Ce fut le corps d’un de nos interprètes qui s’était joint à leur troupe, et qui était mort en chemin. Il avait les genoux en terre, la tête et le reste du corps appuyés sur le revers d’un petit coteau. Les deux interprètes qui nous restaient étant métis, c’est-à-dire nés de pères européens et de mères siamoises, n’avaient pas voulu se séparer des Portugais et nous avaient abandonnés avec eux ; nous jugeâmes que celui-ci était mort de froid. Le coteau était couvert d’une si belle verdure, que chacun y fit une petite provision d’herbes et de feuilles les moins amères pour le repas du soir. L’idée que les Portugais étaient trop loin devant nous, et que nous nous fatiguions inutilement pour les rejoindre, commençait à nous faire regretter d’avoir quitté la petite île où nous avions trouvé de l’eau excellente et quantité de moules ; mais le chagrin et les murmures augmentèrent beaucoup dans le lieu où nous devions passer la nuit. Il n’y avait que deux chemins à prendre, tous deux fort difficiles, et rien ne pouvait servir à nous faire distinguer lequel des deux les Portugais avaient suivi. D’un côté, on voyait une montagne très-rude, et de l’autre un marécage coupé dé divers canaux que la rivière formait naturellement, et qui dans plusieurs endroits inondaient une partie de la campagne. On ne pouvait se persuader que les Portugais eussent traversé la montagne ; il n’y avait pas plus d’apparence qu’ils fussent entrés dans le marais, qui nous paraissait presque entièrement inondé, et qui n’offrait d’ailleurs aucun vestige d’homme. Nous délibérâmes une partie de la nuit s’il fallait passer outre ou retourner sur nos pas. La difficulté de choisir entre les deux routes parut si difficile à surmonter, que tout le monde fut d’avis de ne pas aller plus loin. Il paraissait impossible de traverser le marais sans se mettre en danger d’y périr mille fois ; et passer sur la montagne, c’était s’exposer à mourir de soif, parce qu’il n’y avait aucune apparence d’y trouver de l’eau, et qu’il ne fallait pas moins de deux jours pour la traverser. On conclut de retourner à la petite île qu’on regrettait d’avoir quittée ; d’y attendre pendant quelques jours des nouvelles de la troupe portugaise ; et si nous n’en recevions aucune, après avoir consommé les rafraîchissemens, d’aller trouver volontairement les Hottentots, et de nous offrir à leur servir d’esclaves pour garder leurs troupeaux. Cette condition nous paraissait plus douce que le malheureux état où nous étions depuis si longtemps.

» Après la résolution du conseil, il nous tarda que le jour fût venu pour nous remettre en marche. Nous retournâmes sur nos pas avec tant de courage, dans le désir de revoir l’île désirée, et d’y soulager la faim qui nous devenait chaque jour plus insupportable, que nous y arrivâmes le troisième jour. Nous sentîmes des transports de joie à la vue d’un lieu si agréable. Chacun s’efforça d’y entrer le premier. Mais la diligence des plus ardens fut inutile, parce que la marée en avait fermé le passage. Cette île, à parler proprement, n’était qu’un rocher assez élevé, de figure ronde, et d’environ cent pas de circuit dans la haute mer, mais qui s’agrandissait lorsque la mer venait à se retirer, et qui se trouvait alors environné de quantité de petites roches qu’on découvrait sur le sable. Nous attendîmes impatiemment le départ de la marée, qui nous rendit enfin la liberté du passage. Chacun s’empressa de prendre des moules. Après en avoir amassé suffisamment pour la journée, nous en mangions une partie, et nous exposions l’autre au soleil, ou nous la faisions cuire au feu pour le soir. Toutes les côtes voisines étaient si désertes et si arides, qu’il ne s’y trouvait qu’un petit nombre d’arbres secs pour allumer du feu. Nous ne pouvions vivre néanmoins sans ce secours ; car à peine étions-nous endormis, que le froid ou l’humidité nous réveillaient. Le bois nous manquant bientôt sur le rivage, quelques-uns en allèrent chercher plus loin dans les terres. Mais les environs n’étaient que des déserts couverts de sable et pleins de rochers escarpés, sans arbres et sans aucune verdure. On trouva beaucoup de fiente d’éléphans, qui servit deux ou trois jours à l’entretien de notre feu. Enfin, ce dernier secours nous ayant aussi manqué, la rigueur du froid nous fit abandonner un lieu qui nous avait fourni pendant six jours des rafraîchissemens si nécessaires à nos besoins. Nous prîmes le parti de chercher les Hottentots, pour nous abandonner à leur discrétion. Mais à quoi ne nous serions-nous pas exposés pour sauver une vie qui nous avait déjà coûté si cher !

» Nous partîmes en regrettant amèrement les moules et l’eau douce que nous laissions dans l’île. Ce qui avait achevé de nous déterminer, c’était l’idée que les Portugais, ne nous donnant point de leurs nouvelles, devaient être morts en chemin, ou qu’ils nous croyaient morts nous-mêmes, ou que les gens qu’ils avaient envoyés au-devant de nous ne viendraient pas nous déterrer dans cette île écartée. Avant de nous mettre en marche, chacun fit, suivant ses forces, une provision d’eau douce et de moules. On alla passer la nuit au bord d’un étang d’eau salée, fort près d’une montagne où nous avions déjà campé. Il fut heureux pour nous d’avoir apporté de l’eau et des vivres, car nous ne découvrîmes rien qui put servir d’aliment. Dès la pointe du jour, chacun se mit à chercher un peu d’herbes ou quelques feuilles d’arbres. Nous voulions conserver le reste de nos moules pour des occasions plus pressantes. Quelques-uns descendirent dans le lac pour y trouver quelques poissons, mais ce n’était qu’un amas d’eau salée et bourbeuse.

« Tandis que nous étions ainsi dispersés, ceux qui n’étaient pas éloignés du lac aperçurent trois Hottentots qui venaient droit vers eux. Un signe dont on était convenu nous rassembla aussitôt, et nous attendîmes ces trois hommes qui marchaient à grands pas pour nous joindre. Dès qu’ils se furent approchés, nous reconnûmes aux pipes dont ils se servaient qu’ils avaient quelque commerce avec les Européens. La difficulté de part et d’autre fut d’abord de nous faire entendre. Ils nous faisaient des signes de leurs mains, en élevant six doigts et criant de toutes leurs forces, Hollanda ! Hollanda ! Quelques-uns de nos siamois les prirent pour des émissaires de ceux que nous avions déjà rencontrés, et qui nous cherchaient peut-être pour nous massacrer. D’autres croyaient entendre par leurs signes que le cap de Bonne-Espérance n’était éloigné que de six journées. Après un peu de délibération, nous nous déterminâmes à suivre ces guides dans quelque lieu qu’ils voulussent nous mener, par la raison qu’il ne pouvait rien nous arriver de pire que ce que nous avions déjà souffert, et que la mort même était le remède de tant de malheurs qui nous rendaient la vie si insupportable. Cependant, nous cessâmes bientôt de prendre ces Hottentots pour des espions, en reconnaissant qu’ils n’étaient pas si simples que les premiers, et qu’ils avaient quelque liaison avec les Européens. Ils avaient apporté un quartier de mouton, que la faim nous obligea de leur demander. Ils nous firent connaître que nous l’obtiendrions pour de l’argent ; et jugeant par nos signes que nous n’en avions pas, ils nous témoignèrent qu’ils accepteraient nos boutons qui étaient d’or et d’argent. Je leur en donnai six d’or : ils m’abandonnèrent aussitôt le quartier de mouton, que je fis griller, et que je partageai ensuite avec mes compagnons.

» Ces guides inconnus nous pressaient fort de les suivre. Ils marchaient quelque temps devant nous, et notre lenteur paraissant leur causer de l’impatience, ils revenaient à nous pour nous exciter. Nous avions quitté l’étang vers midi. Ils nous menèrent camper au pied d’une hauteur. Le chemin avait été fort rude : de quinze que nous étions encore, sept se trouvèrent si accablés de misère et de fatigue, que le lendemain, lorsqu’il fallut partir, il leur fut impossible de faire usage de leurs jambes. Nous tînmes conseil sur ce triste incident : on résolut de laisser dans ce lieu les plus faibles avec une partie des moules sèches qui nous restaient, en les assurant que notre premier soin, si nous avions le bonheur de trouver une habitation hollandaise, serait de leur envoyer des voitures commodes. Quelque dure que leur parût cette séparation, la nécessité les força d’y consentir. À la vérité, nous étions tous dans un misérable état ; il n’y avait pas un de nous qui n’eût le corps, surtout les cuisses et les pieds, extraordinairement enflés : mais les malheureux que nous abandonnions étaient si défigurés, qu’ils faisaient peur. Nous emportâmes un regret fort amer de quitter ces chers compagnons, dans l’incertitude de ne les revoir jamais ; mais ils ne pouvaient recevoir de nous aucun soulagement, quand nous aurions pris le parti de mourir avec eux. Après nous être dit un triste adieu, nous recommençâmes à marcher pour suivre nos guides, qui nous avaient éveillés de fort grand matin. Comme j’étais toujours un des plus diligens, je fus témoin d’un spectacle fort désagréable, auquel je ne m’arrête ici que pour faire connaître la saleté de cette barbare nation. Après avoir fait du feu pour se chauffer à la fin d’une nuit très-froide, ils prirent des charbons éteints, et, les ayant mis dans un trou qu’ils creusèrent exprès, ils urinèrent dessus, ils broyèrent tout ensemble, et s’en frottèrent long-temps le visage et tout le corps. Après cette cérémonie, ils vinrent se présenter devant nous, fort chagrins de nous voir moins prompts qu’eux. Enfin la patience parut leur manquer : ils tinrent conseil entre eux pendant quelques momens. Deux se détachèrent, et prirent le devant avec beaucoup de diligence. Le troisième demeura près de nous sans s’écarter jamais, et s’arrêtait même à chaque occasion aussi long-temps que nous pouvions le désirer.

» Nous employâmes six jours entiers à le suivre, avec une fatigue et des peines qui nous semblèrent beaucoup plus insupportables que les précédentes : il fallait incessamment monter et descendre par des lieux dont la seule vue nous effrayait. Notre guide, accoutumé à grimper sur les hauteurs les plus escarpées, avait peine lui-même à se soutenir dans plusieurs passages. Quelques Siamois, lui voyant prendre le chemin d’une montagne si rude, qu’ils la croyaient inaccessible, formèrent la résolution de l’assommer, dans l’idée qu’il ne nous y menait que pour nous faire périr. Le second ambassadeur leur fit honte de ce cruel dessein. Il leur représenta que ce pauvre Hottentot nous servait sans y être obligé, et que, dans notre situation, l’ingratitude serait le plus horrible de tous les crimes. Comme les difficultés qui étonnent à la première vue s’aplanissent lorsqu’on les envisage de près, ces mêmes lieux qui nous semblaient si dangereux dans l’éloignement prenaient une autre face à mesure que nous avancions, et les pentes devenaient plus faciles. Enfin, malgré tous nos maux, la lassitude, la faim et la soif, il n’y avait point d’obstacles que notre courage ne nous fît surmonter.

» Pendant ce temps-là nous ne vivions que de nos moules séchées au soleil, et nous les ménagions soigneusement. On se croyait heureux de rencontrer certains petits arbres verts dont les feuilles avaient une aigreur appétissante, et servaient d’assaisonnement à nos moules. Les grenouilles vertes nous paraissaient aussi d’un fort bon goût. Nous en trouvions souvent, surtout dans les lieux couverts de verdure. Les sauterelles nous plaisaient moins ; mais l’insecte qui nous parut le plus agréable, était une espèce de grosse mouche ou de hanneton fort noir, qui ne se trouve et qui ne vit que dans l’ordure. Nous en trouvâmes beaucoup sur la fiente des éléphans. L’unique préparation qu’on apportait pour les manger, c’était de les faire griller au feu. Je ne ferai pas difficulté d’avouer que je leur trouvais un goût merveilleux. Ces connaissances peuvent être utiles à ceux qui auront le malheur de se trouver réduits aux mêmes extrémités.

» Enfin, le trente-unième jour de notre marche, et le sixième après l’heureuse rencontre des Hottentots, en descendant une colline, vers six heures du matin, nous aperçûmes quatre personnes sur le sommet d’une très-haute montagne qui était devant nous, et que nous devions traverser. On les prit d’abord pour des Hottentots, parce que l’éloignement ne permettait pas de les distinguer, et qu’il ne pouvait pas nous venir à l’esprit que ces déserts eussent d’autres créatures humaines à nous offrir. Comme ils venaient à nous, et que nous marchions vers eux, nous fûmes bientôt agréablement détrompés. Il nous fut aisé de reconnaître deux Hollandais avec les deux Hottentots qui nous avaient quittés en chemin. Le transport de notre joie fut proportionné à toutes les peintures qu’on a lues de notre misère. Ce sentiment augmenta lorsque nos libérateurs se furent approchés. Ils commencèrent par nous demander si nous étions Siamois, et où étaient les ambassadeurs du roi notre maître. On les leur montra. Ils leur firent beaucoup de civilités ; après quoi, nous ayant fait asseoir, ils firent approcher les deux Cafres qui les accompagnaient, chargés de quelques rafraîchissemens qu’ils nous avaient apportés. À la vue du pain frais, de la viande cuite et du vin, nous ne pûmes modérer les mouvemens de notre reconnaissance. Les uns se jetaient aux pieds des Hollandais et leur embrassaient les genoux ; d’autres les nommaient leurs pères, leurs libérateurs. Pour moi, je fus si pénétré de cette faveur inestimable, que, dans le sentiment qui m’agitait, je voulus leur faire voir sur-le-champ le prix que j’attachais à leurs soins généreux. Notre premier ambassadeur, en nous ordonnant de le laisser derrière nous, et de lui aller chercher quelques voitures, s’était défait de plusieurs pierreries que le roi notre maître lui avait confiées pour en faire divers présens. Il m’avait donné cinq gros diamans enchâssés dans autant de bagues d’or. Je fis présent d’une de ces bagues à chacun des deux Hollandais, pour les remercier de la vie dont je croyais leur avoir obligation.

» Mais ce qui paraîtra surprenant, c’est qu’après avoir bu et mangé, nous nous sentîmes tous si faibles, et dans une si grande impossibilité d’aller plus loin, qu’aucun de nous ne put se relever qu’avec des douleurs incroyables. En un mot, quoique les Hollandais nous représentassent qu’il ne nous restait qu’une heure de chemin jusqu’à leurs habitations, où nous nous reposerions à loisir, personne n’eut assez de force et de courage pour entreprendre une marche si courte. Nos généreux guides reconnaissant que nous n’étions plus en état de faire un pas, envoyèrent les Hottentots chercher des voitures : en moins de deux heures nous les vîmes revenir avec deux charrettes et quelques chevaux. Le second de ces deux secours nous fut inutile. Personne n’ayant pu s’en servir, nous nous mîmes tous sur les charrettes, qui nous portèrent à l’habitation hollandaise : elle n’était éloignée que d’une lieue. Nous y passâmes la nuit, couchés sur la paille, avec plus de douceur qu’on n’en a jamais ressenti dans la meilleure fortune. Mais le lendemain, à notre réveil, quelle fut notre joie de nous voir délivrés, et désormais à couvert des effroyables souffrances que nous avions essuyées l’espace de trente-un jours !

» Notre premier soin fut de prier les Hollandais d’envoyer une charrette , avec les rafraîchissemens nécessaires, aux sept Siamois que nous avions laissés en chemin. Après avoir vu partir cette voiture, nous nous rendîmes sur deux autres, dans une habitation hollandaise, à quatre ou cinq lieues de la première. À peine y fûmes-nous arrivés, que nous vîmes paraître plusieurs soldats envoyés par le gouverneur pour nous servir d’escorte, et deux chevaux pour les deux ambassadeurs ; mais ils étaient si malades, qu’ils n’osèrent s’en servir. Ainsi nous reprîmes nos charrettes, et dans cet équipage nous nous rendîmes au cap de Bonne-Espérance. Le commandant, averti de notre arrivée, envoya son secrétaire au-devant des ambassadeurs, pour leur faire des complimens de sa part. On nous fit entrer dans le fort au milieu d’une vingtaine de soldats rangés en haie. Nous fûmes conduits à la maison du commandant, qui se trouva au pied de l’escalier, où il reçut avec de grandes marques de respect et d’affection les ambassadeurs et les mandarins de leur suite. Il nous fit entrer dans une salle, où, nous ayant priés de nous asseoir, il nous fit apporter des rafraîchissemens, tandis qu’il faisait tirer douze coups de canon pour honorer le roi de Siam dans la personne de ses ministres. Nous le conjurâmes d’envoyer avec toute la diligence possible quelques secours au premier ambassadeur que nous avions laissé assez près du rivage où notre vaisseau s’était brisé. Il nous répondit que, dans la saison où l’on était encore, il était impossible de nous satisfaire ; mais qu’aussitôt qu’elle serait passée, il ne manquerait pas d’y employer tous ses soins. Il ajouta que nous étions heureux d’avoir suivi les côtes ; que, si nous eussions pénétré dans les bois, nous serions infailliblement tombés entre les mains de certains Cafres qui nous auraient massacrés sans pitié.

» Lorsqu’en approchant du Cap, nous eûmes aperçu plusieurs navires, nous sentîmes l’espérance de revoir encore une fois nos parens et notre chère patrie. Les offres du commandant nous confirmèrent dans une idée si consolante, et nous firent presque entièrement oublier nos peines : il fut fidèle à ses promesses. Son secrétaire reçut ordre de nous conduire au logement qu’il nous avait fait préparer, et l’on nous y fournit libéralement tous les rafraîchissemens qui nous étaient nécessaires. Il est vrai qu’il fit tenir un compte exact de notre dépense, et du loyer même de notre maison, qu’il envoya jusqu’à Siam aux ministres du roi notre maître, et qui lui fut payé avec autant d’exactitude. On lui remboursa jusqu’à la paie de l’officier et des soldats qui étaient venus au-devant de nous, et qui firent la garde à notre porte pendant tout le séjour que nous fîmes au Cap.

» Les Portugais, y étaient arrivés huit jours ayant nous, après avoir encore plus souffert. Un père portugais, de l’ordre de saint Augustin, qui accompagnait par ordre du roi les ambassadeurs destinés à la cour de Portugal, nous fit de leurs peines une peinture qui nous tira les larmes des yeux. Un tigre, nous dit-il, aurait eu le cœur attendri des cris et des gémissemens de ceux qui tombaient au milieu de leur marche, également accablés de douleur et de faim. Ils invoquaient l’assistance de leurs amis et de leurs proches. Tout le monde paraissait insensible à leurs plaintes ; la seule marque d’humanité qu’on donnait en les voyant tomber, était de recommander leur âme à Dieu. On détournait les yeux, on se bouchait les oreilles pour n’être pas effrayés par les cris lamentables qu’on entendait sans cesse, et par la vue des mourans qui tombaient presque, chaque heure du jour. Ils avaient perdu dans ce voyage, depuis qu’ils nous eurent quittés, cinquante ou soixante personnes de tout âge et de toute condition, sans y comprendre ceux qui étaient morts auparavant, parmi lesquels était un jésuite déjà vieux et fort cassé.

» Mais le plus triste accident qu’on puisse s’imaginer, et dont on n’a peut-être jamais eu d’exemple, fut celui qui arriva au capitaine du vaisseau. C’était un homme de qualité, riche et d’un caractère vertueux : il avait rendu des services considérables au roi son maître, qui estimait sa valeur et sa fidélité. Je ne puis me rappeler son nom ; mais on vantait sa naissance comme une des plus illustres du Portugal. Il avait mené aux Indes son fils unique, âgé d’environ dix ou douze ans, soit qu’il eût voulu l’accoutumer de bonne heure aux fatigues de la mer, ou qu’il n’eût osé confier à personne l’éducation d’un enfant si cher. En effet, ce jeune gentilhomme avait toutes les qualités qui concilient l’estime et l’amitié ; il était bien fait de sa personne, bien élevé, savant pour son âge, d’un respect pour son père, d’une docilité et d’une tendresse qu’on aurait pu proposer pour modèle. Le capitaine, en se sauvant à terre, ne s’était fié qu’à ses propres mains du soin de l’y conduire en sûreté. Pendant le chemin, il le faisait porter par des esclaves ; mais enfin, tous ses nègres étant morts, ou si languissans, qu’ils ne pouvaient se traîner eux-mêmes, ce pauvre enfant devint si faible, qu’un jour après midi, la fatigue l’ayant obligé comme les autres de se reposer sur une colline, il lui fut impossible de se relever ; il demeura couché, les jambes roides et sans les pouvoir plier ; ce spectacle fut un coup de poignard pour son père. Il le fit aider, il l’aida lui-même à marcher ; mais ses jambes n’étant plus capables de mouvement, on ne faisait que le traîner ; et ceux que le père avait priés de lui rendre ce service, sentant eux-mêmes leur vigueur épuisée, déclarèrent qu’ils ne pouvaient le soutenir plus long-temps sans périr avec lui. Le malheureux capitaine voulut essayer de porter son fils : il le fit mettre sur ses épaules ; mais, n’ayant pas la force de faire un pas, il tomba rudement avec son fardeau. Cet enfant paraissait plus affligé de la douleur de son père que de ses propres maux. Il le conjura souvent de le laisser mourir, en lui représentant que les larmes qu’il lui voyait verser augmentaient sa douleur sans pouvoir servir à prolonger sa vie : on n’espérait pas en effet qu’il pût vivre jusqu’au soir. À la fin, voyant que ses discours ne faisaient qu’attendrir son père, jusqu’à lui faire prendre la résolution de mourir avec lui, il conjura les autres Portugais, avec des expressions dont le souvenir les attendrissait encore, de l’éloigner de sa présence, et de prendre soin de sa vie. Deux religieux représentèrent au capitaine que la religion l’obligeait de travailler à la conservation de sa vie ; ensuite tous les Portugais se réunirent pour l’enlever, et le portèrent hors dé la vue de son fils, qu’on avait mis un peu à l’écart, et qui expira dans le cours de la nuit. Cette séparation lui fut si douloureuse, qu’ayant porté jusqu’au Cap l’image de son malheur et le sentiment de sa tristesse, il y mourut deux jours après son arrivée.

» Nous passâmes près de quatre mois au cap de Bonne-Espérance, pour attendre quelque vaisseau hollandais qui fit voile pour Batavia ; mais nous fûmes plus de deux mois à reprendre nos forces. Un habile chirurgien, qui se chargea de rétablir notre santé, nous imposa d’abord un régime dont l’observation nous coûta beaucoup. Malgré la peine que nous ressentions de ne point satisfaire notre appétit, il nous fit craindre de charger notre estomac de viandes qui l’eussent suffoqué. Ainsi nous éprouvâmes encore la faim au milieu de l’abondance.

» Avant notre départ du Cap, nous apprîmes que le second pilote de notre vaisseau s’était sauvé dans un navire anglais. Le premier pilote voulait suivre son exemple ; mais il fut gardé si étroitement par le maître du navire et par tout le reste de l’équipage, qui voulait le mener en Portugal et le faire punir de sa négligence, qu’il ne put échapper à leur observation. La plupart des Portugais s’embarquèrent sur des vaisseaux hollandais qui devaient les porter à Amsterdam, d’où ils comptaient retourner dans leur patrie. Les autres montèrent avec nous sur un navire de la Compagnie hollandaise, qui était arrivé au Cap dans l’arrière-saison, et qui nous porta heureusement à Batavia. Pour nous, après avoir passé six mois dans cette ville, nous fîmes voile pour Siam au mois de juin, et nous y arrivâmes dans le cours du mois de septembre. Le roi notre maître nous y reçut avec des marques extraordinaires de tendresse et de bonté. »

Ce qui peut-être est le plus digne de remarque dans ce récit, c’est l’inviolable respect de ces ambassadeurs pour les ordres et la lettre de leur maître, et cet infatigable attachement à leur devoir, qui ne les abandonne jamais au milieu des plus épouvantables angoisses du besoin, de la misère et du désespoir ; et c’étaient pourtant des esclaves ! L’esclavage a donc aussi quelquefois son héroïsme ! Ce n’est pas sans doute l’enthousiasme du beau et de l’honnête, qui ne peut exister que dans une âme éclairée et libre. Non ; c’est un instinct irrésistible, né de la religion et de l’habitude, transmis avec le sang dans des races esclaves ; et c’est ainsi que le cœur humain, aveuglément dirigé par ces deux puissans ressorts, peut retrouver encore une extrême énergie dans un extrême abaissement.