Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome VIII/Seconde partie/Livre IV/Chapitre V

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CHAPITRE V.

Description des quinze provinces de la Chine.

Il paraît assez incertain d’où le nom de Chine est venu aux Européens : les Chinois ne le connaissent pas ; mais l’historien Magalhaens observe que ce grand pays se nomme Chin au Bengale, et Navarette juge que ce nom lui vient de la soie, qui porte le nom de chin dans cette partie des Indes. Le premier de ces deux auteurs s’imagine aussi qu’il pourrait être dérivé de la famille de Chin, qui régnait cent soixante-neuf ans après Jésus-Christ, ou plutôt de celle de Sin ou Tsin, qui occupait le trône deux cent quarante ans avant l’ère chrétienne.

Les marchands de l’Indoustan appellent la Chine Catay ; mais il faut observer que Kitay ou Catay était un nom que les Mogols donnaient seulement aux provinces situées au nord du Hoang-Ho, ou fleuve Jaune, et aux parties contiguës de la Tartarie, autrefois possédées par les Tartares-kins, dont les Mantchous qui gouvernent aujourd’hui sont descendus.

Il ne paraît pas que les Chinois mêmes aient un nom fixe pour leur pays. Il change avec chaque nouvelle famille qui monte sur le trône. Ainsi, sous la race précédente des empereurs chinois, le nom de la Chine était Tay-main-koué (royaume de la grande splendeur) ; mais les Tartares qui règnent aujourd’hui l’appellent Tay-tsing-koué (royaume de la grande pureté). Ces noms sont ceux des deux familles souveraines, qui le tirent de leurs fondateurs. Les Chinois nomment ordinairement leur pays Tchong-koué (royaume du milieu).

La Chine est bordée au nord par la grande muraille qui la sépare de la Tartarie occidentale ; à l’ouest, par le Thibet et Ava ; au sud, par le Laos, le Tonquin et la mer de la Chine, ou l’océan oriental ; à l’est, par le même océan.

Il y a peu de pays dont la situation et l’étendue aient été mieux vérifiées que celles de la Chine, par les mesures et observations astronomiques des missionnaires. Il en résulte qu’elle est située entre 115° et 181° de longitude orientale, et entre à 20° 14′, et 41° 24′ de latitude septentrionale. Sa forme est presque carrée ; c’est-à-dire que sa longueur du sud au nord étant d’environ douze cent soixante-onze milles, sa largeur est de onze cent quarante de l’ouest à l’est.

Pour donner une idée générale de cette belle contrée, on emprunte ici les expressions d’un écrivain moderne, dans la description qu’il fait de la Chine. « Elle passe avec raison, dit-il, pour le plus beau pays de l’univers ; sa fertilité est extrême. Les montagnes mêmes y sont cultivées jusqu’au sommet : elle produit, dans une infinité d’endroits, deux moissons de riz et d’autres grains, avec une grande variété d’arbres rares, de fruits, de plantes et d’oiseaux. Les bestiaux, les moutons, les chevaux et le gibier y sont en abondance ; elle est remplie de grandes rivières navigables, de lacs et d’étangs bien fournis de poisson. Ses montagnes produisent de l’or, de l’argent, du cuivre, etc. Le charbon-de-terre y est commun de tous côtés. Les provinces de Pé-tche-li, de Kiang-nan et de Chang-tong sont coupées, comme la Hollande, par un nombre infini de canaux. Son étendue, qui est immense en latitude, y fait régner le chaud dans les provinces du sud, et le froid dans celles du nord ; mais en général l’air y est excellent. En un mot, la Chine surpasse de beaucoup tous les autres pays du monde par la multitude de ses habitans, de ses cités et de ses villes ; par la sagesse des mœurs, la politesse et l’industrie, qui sont des qualités dominantes dans toutes les parties de l’empire, et par l’excellence de ses lois et de son gouvernement.

« Le commerce de la Chine consiste en or, en argent, en pierres précieuses, en porcelaines, en soies, coton, épices, rhubarbe, et d’autres drogues ; en thé, en ouvrages vernissés, etc. Le commerce intérieur est si grand d’une province à l’autre, qu’on n’a pas besoin de vente au-dehors. À la Chine, on ne compte pas moins de quatorze cent soixante douze rivières ou lacs, et de deux mille quatre-vingt-dix-neuf montagnes remarquables. Outre les oranges, les limons et les citrons, qui viennent originairement de cette contrée, on y voit l’arbre au vernis, l’arbre au suif, l’arbre à la cire, le bois de fer, dont on fait des ancres, sans parler de l’arbrisseau qui porte le thé. On y trouve le daim musqué et l’homme-singe. La dorade y est charmante, et le hay-sang extrêmement hideux.

» La terre entière n’a point de pays si célèbre par ses ouvrages publics, ni de pays par conséquent où le zèle du bien public ait tant d’ardeur. Entre les plus distingués, on compte la grande muraille, bâtie depuis dix-neuf cent soixante ans contre les Tartares. Elle a dix-sept cent soixante-dix milles de longueur, depuis vingt jusqu’à vingt-cinq pieds de hauteur, avec assez de largeur pour y faire passer cinq ou six chevaux de front. Le grand canal, qui s’étend l’espace de trois cents lieues, et qui, traversant l’empire depuis Canton jusqu’à Pékin, est continuellement couvert d’une multitude infinie de vaisseaux et de bateaux, a quatre cent soixante ans d’antiquité. On compte à la Chine trois cent trente-un ponts remarquables pour leur beauté ; onze cent cinquante-neuf arcs de triomphe élevés en l’honneur des rois ou des personnes éminentes ; deux cent soixante-douze bibliothèques fameuses ; sept cent neuf salles bâties en mémoire des hommes illustres ; six cent quatre-vingt-huit tombeaux célèbres par leur architecture ; trente-deux palais royaux, et treize mille six cent quarante-sept palais de magistrats.

» La Chine contient quinze cent quatre-vingt-une cités, dont cent soixante-treize sont du premier rang, deux cent trente-cinq du second, et onze cent soixante-treize du troisième, sans y comprendre une quantité innombrable de bourgs et de villages, dont plusieurs n’ont pas moins de grandeur que deux villes, deux mille huit cents places fortifiées ; trois mille forts des deux côtés de la grande muraille, et trois mille tours pour les sentinelles. »

On a observé que la plupart des villes de la Chine ont tant de ressemblance entre elles, que c’est presque assez d’en avoir vu une pour se former une idée générale des autres. Leur forme est généralement carrée, autant du moins que le terrain peut s’y prêter : elles sont ceintes de hautes murailles flanquées de tours. Plusieurs sont revêtues d’un fossé sec ou rempli d’eau. Dans l’intérieur on voit des tours, les unes rondes, d’autres hexagones ou octogones, hautes de huit ou neuf étages ; des arcs de triomphe pour l’ornement des rues ; d’assez beaux temples consacrés aux idoles, ou élevés en l’honneur des héros et de ceux qui ont rendu quelque important service à l’état. On distingue des édifices publics, plus remarquables par leur étendue que par leur magnificence. On y peut joindre un grand nombre de places et de longues rues, les unes fort larges, d’autres plus étroites, bordées de maisons qui n’ont que le rez-de-chaussée, ou qui ne s’élèvent au plus que d’un étage. Les boutiques sont ornées de porcelaine, de soie et d’ouvrages vernissés. On a vu plus haut que devant chaque porte est placée, sur un piédestal, une planche de sept ou huit pieds de haut, peinte ou dorée, avec trois grands caractères pour servir d’enseigne. On y lit souvent les noms de deux ou trois sortes de marchandises, et celui du marchand par-dessous, accompagné de ces deux mots : pou hou, c’est-à-dire, il ne vous trompera point. Cette double rangée de pilastres, qui sont placés à d’égales distances, forme une espèce de colonnade qui n’est pas sans agrément.

La Chine est divisée en quinze provinces, dont la moindre est assez grande pour former un royaume ; aussi en portaient-elles le nom dans l’origine, et quelques-unes contenaient même plusieurs petites monarchies.

Quoique la province de Pé-tché-li ne s’étende point au delà du quarante-deuxième parallèle et que l’air y soit tempéré, les rivières ne laissent pas d’y être glacées pendant quatre mois, c’est-à-dire depuis la fin de novembre jusqu’au milieu de mars ; mais, à moins qu’il n’y souffle un certain vent de nord, on n’y ressent jamais ces froids perçans que la gelée produit en Enrope ; ce qui peut être attribué à la sérénité du ciel, qui, même en hiver, est presque toujours sans nuages. Il y pleut rarement, excepté vers la fin de juillet et au commencement d’août, qui est proprement la saison de la pluie ; mais il tombe chaque nuit une rosée qui humecte la terre. Cette humidité venant à sécher au lever du soleil, se change en une poussière très-fine, qui pénètre jusque dans les chambres les mieux fermées. Les voyageurs qui ont la vue faible sont obligés de porter un voile mince sur le visage.

Chun-tien-fou, qu’on a nommée Pékin ou Cour du nord, parce qu’elle est la résidence ordinaire des empereurs depuis qu’ils ont quitté Nankin ou la Cour du sud, vers l’année 1405, pour observer les mouvemens des Tartares, est la capitale de tout l’empire. Elle est située dans une plaine très-fertile, à vingt lieues de la grande muraille. Cette ville, qui est presque carrée, est divisée en deux parties. Celle qui renferme le palais impérial se nomme Sin-tching, ou la ville nouvelle. Elle porte aussi le nom de cité tartare, parce qu’à l’établissement de la famille qui règne aujourd’hui, les maisons furent distribuées à cette nation, aussi-bien que les terres voisines et les villes à certaine distance, avec exemption de taxes et de tributs. La seconde partie de Pékin se nomme Lao-tching, ou vieille ville, parce qu’à la même occasion une partie des Chinois s’y retira après avoir abandonné l’autre, qui, suivant Duhalde, est la mieux peuplée des deux. Le Comte prétend au contraire que la cité chinoise a plus d’habitans. « Elle prit naissance, dit-il, lorsque les Chinois furent obligés de céder l’autre aux Tartares. Celle-ci avait quatre lieues de circuit ; mais toutes deux ensemble renferment un espace de six lieues de tour, sans y comprendre les faubourgs. » Le même auteur compte trois mille six cents pas pour chaque lieue, suivant la mesure ordonnée par l’empereur Khang-hi.

Paris a plus de beauté que Pékin, mais moins d’étendue. Sa longueur n’étant que de deux mille cinq cents pas, on ne lui trouverait que dix mille pas de circonférence, si sa forme était carrée. Paris ne surpasse donc pas la moitié de la ville tartare, et n’est qu’un quart de la ville entière de Pékin.

Cependant, si l’on considère que les maisons de Pékin n’ont qu’un étage, et que celles de Paris en ont pour le moins trois ou quatre, on doit juger que la capitale du royaume de France a plus de logemens que Pékin, dont les rues sont beaucoup plus larges, et les palais fort peu habités. Le père Le Comte n’en est pas moins persuadé que Pékin contient plus d’habitans, parce que vingt ou trente Chinois n’occupent pas plus de place que dix Parisiens ; sans compter que les rues de Pékin sont remplies d’un si grand nombre de passans, qu’en comparaison celles de Paris ne sont qu’un désert. Quelques auteurs ont écrit que les deux parties de Pékin ne contiennent pas moins de six ou sept millions d’âmes ; mais Le Comte ne donne à Pékin que deux millions d’habitans, ou le double de Paris.

Les deux villes sont ceintes d’un mur qui est fort beau dans la cité neuve, et digne de la plus grande capitale du monde ; mais dans la vieille cité, il ne vaut pas mieux qu’à Nankin et dans la plupart des villes de la Chine. Un cheval peut monter sur le premier par le moyen d’une rampe ou d’un talus qui commence de fort loin.

On compte neuf portes à Pékin : elles sont hautes et si bien voûtées, qu’elles soutiennent un gros pavillon de neuf étages, dont chacun est garni de fenêtres et d’embrasures ; le plus bas forme une grande salle pour les soldats et les officiers de la garde.

La plupart des rues sont fort droites : on donne à la plus grande environ cent vingt pieds de largeur ; sa longueur est d’une grosse lieue. L’usage est de se faire porter en chaise par des hommes ou de marcher à cheval. Il n’en coûte pas plus de six ou sept sous par jour pour le louage d’un cheval ou d’une mule. On vend des livres où les quartiers, les places et les rues sont marqués avec les noms des officiers publics. Chaque rue a son nom : la plus belle est celle qui se nomme Chang-ngan-kiai, ou la rue du Repos perpétuel.

Le gouverneur de Pékin, qui est un Tartare de distinction, s’appelle kyou-men-ti-tou, ou le général des neuf portes ; il a sous sa juridiction non-seulement les troupes, mais aussi le peuple, dans tout ce qui concerne la police et la sûreté publique. Rien n’est comparable à la police qui s’y observe. On ne se lasse point d’admirer la parfaite tranquillité qui règne dans un peuple si nombreux. Il se passe des années entières sans qu’on entende parler de la moindre violence dans les maisons et dans les rues, parce qu’il serait impossible aux coupables d’éviter le châtiment.

Toutes les grandes rues, tirées au cordeau d’une porte à l’autre, ont des corps-de-garde où nuit et jour un certain nombre de soldats, l’épée au côté et le fouet à la main, punissent sans distinction les auteurs du moindre trouble, et s’assurent de ceux qui ont la hardiesse de résister. Les petites rues qui traversent les grandes ont à chaque coin des portes de bois en treillis au travers desquelles les passans peuvent être vus par les gardes qui sont dans les grandes rues. Elles se ferment le soir et s’ouvrent rarement pendant la nuit, excepté pour les personnes connues, qui se présentent une lanterne à la main, et qui sortent de leur maison pour une bonne raison, par exemple, pour appeler un médecin. Aussitôt que la grosse cloche a sonné la retraite, un ou deux soldats font la patrouille d’un corps-de-garde à l’autre, en jouant d’une espèce de crécelle pour avertir le public de leur passage. Ils ne souffrent personne dans les rues pendant la nuit. Les messagers mêmes de l’empereur ne sont pas dispensés de répondre aux interrogations ; et si leur réponse est suspecte, on s’assure d’eux aussitôt. D’ailleurs ce corps-de-garde doit répondre au premier cri des sentinelles. Le gouverneur de la ville est obligé de faire des rondes, et arrive souvent lorsqu’on y pense le moins. Les officiers de la garde des murs et des pavillons qui sont sur les portes envoient des subalternes pour faire la visite des quartiers dépendans de leurs portes. Les plus légères négligences sont punies le lendemain, et l’officier de garde est cassé sans indulgence.

Cette partie de l’administration civile est d’une grande dépense. Une partie des troupes n’est entretenue que pour veiller à la sûreté des rues : tous ces soldats sont à pied ; leur paie est considérable. Outre la garde du jour et de la nuit, ils sont aussi chargés d’entretenir la propreté des rues, en obligeant chacun de balayer devant sa porte, et d’arroser soir et matin dans les temps secs ; eux-mêmes doivent tenir le milieu fort net pour la commodité publique. Après avoir enlevé les boues, car les rues ne sont point pavées, ils battent le terrain, ou le sèchent en y mêlant d’autre terre ; de sorte que deux heures après les plus grosses pluies, on peut marcher à pied sec dans toute la ville. Les voyageurs qui ont représenté les rues de Pékin comme ordinairement fort sales n’avaient vu vraisemblablement que celles de la cité vieille, qui sont petites et moins soigneusement entretenues.

Navarette nous apprend que plusieurs mathématiciens veillent sans cesse au sommet de la tour de l’observatoire pour observer les mouvemens des étoiles, et remarquer tout ce qui arrive de nouveau dans le ciel. Le jour suivant, ils rendent compte de leurs opérations à l’empereur. S’il s’est passé quelque chose d’extraordinaire, tous les astronomes s’assemblent pour juger si c’est quelque bonheur ou quelque disgrâce qui est annoncé à la famille royale. Ce n’est pas ainsi que l’astronomie peut faire de grands progrès.

La cloche de la ville qui sert à sonner les heures de la nuit est peut-être la plus grosse cloche du monde. Son diamètre, au pied, tel qu’il fut mesuré par les pères Schaal et Verbiest, est de douze coudées chinoises, et huit dixièmes ; son épaisseur, vers le sommet, de neuf dixièmes de coudée ; sa profondeur intérieure de douze coudées, et son poids de cent vingt mille livres. Le son ou plutôt le rugissement e la grosse cloche de Pékin est si éclatant et si fort, qu’il se fait entendre de fort loin dans le pays. Elle fut élevée sur la tour par les jésuites, avec des machines qui firent l’étonnement de la cour de Pékin.

Avec cette cloche extraordinaire, les empereurs de la Chine en ont fait fondre sept autres, dont cinq sont demeurées à terre et sans usage. On en distingue une qui mérite l’admiration par les caractères chinois dont elle est presque entièrement couverte. Ils sont si beaux, si nets et si exacts, qu’ils ne paraissent point avoir été fondus, et qu’on les prendrait plutôt pour l’écriture de quelque excellent maître.

Le père Verbiest, dans ses Lettres, et le père Couplet, dans sa Chronologie, rapportent l’origine de ces cloches à l’année 1404. Elles furent fondues par l’ordre de l’empereur Ching-fou ou Yong-lo. On en comptait cinq, dont chacune pesait cent vingt mille livres, et qui étaient alors sans doute les plus grosses cloches du monde. Cependant Jacques Rutenfels assure que, dans un palais du czar, à Moscou, on en voit une qui pèse trois cent vingt mille livres, et d’une si prodigieuse masse, que tout l’art humain n’a pu parvenir à la suspendre dans la tour, nommée Ivan-Veliki, au pied de laquelle elle est placée sur des pièces de bois.

Le palais impérial est situé au centre de la cité neuve, ou ville tartare : sa figure est un carré long : il est divisé en deux parties, l’intérieure et l’extérieure. La partie extérieure est un carré long d’environ cinq milles de circonférence. Le mur qui l’environne porte le nom d’Hoang-tching, ou Mur impérial : ce mur est percé par de grandes portes, dont chacune a sa garde. Chaque porte est composée de trois parties ; celle du milieu demeure toujours fermée, ou ne s’ouvre que pour l’empereur : les deux autres sont ouvertes depuis la pointe du jour jusqu’au temps où le son de la cloche avertit qu’il faut sortir du palais. L’approche de toutes ces portes est absolument défendue aux bonzes, aux aveugles, aux boiteux, aux estropiés, aux mendians, à ceux qui ont le visage défiguré par quelque cicatrice, et qui ont le nez ou les oreilles coupées ; en un mot, à tous ceux qui ont quelque difformité remarquable.

Cet espace est divisé en rues larges et bien proportionnées, où demeurent les officiers et les eunuques de l’empereur : ces derniers sont beaucoup moins nombreux qu’autrefois. Les cours qui portent le nom de tribunaux intérieurs sont dans le même lieu, pour régler seulement les affaires du palais. À la mort de Chin-chi, on en chassa six mille eunuques. On chassa le même nombre de femmes, parce que chaque eunuque a toujours une femme pour le servir. Les eunuques étaient devenus insupportables aux princes de l’empire par l’excès de leur pouvoir et de leur insolence ; ils ont perdu leur ancienne considération. Les plus jeunes servent de pages ; les autres sont employés aux plus vils offices, tels que de balayer les chambres, et d’y entretenir la propreté. Ils sont punis rigoureusement par leurs gouverneurs, qui ne leur passent jamais la moindre faute.

Le mur intérieur, qui environne immédiatement le palais où l’empereur fait sa résidence, est d’une hauteur et d’une épaisseur extraordinaires, bâti de grosses briques, et embelli de créneaux. Pendant le règne des empereurs chinois, vingt eunuques faisaient la garde à chaque porte ; mais on leur a substitué quarante soldats et deux officiers. L’entrée n’est permise qu’aux officiers de la maison impériale et aux mandarins des tribunaux intérieurs. Tous les autres ne peuvent s’y présenter qu’avec une petite tablette de bois ou d’ivoire, sur laquelle sont inscrits leurs noms et le lieu de leur demeure, avec le sceau du mandarin auquel ils appartiennent. Ce second mur est ceint d’un large et profond fossé, bordé de pierres de taille et rempli d’excellent poisson. Chaque porte a son pont tournant pour le passage du fossé.

Après avoir traversé plusieurs cours fort vastes, on trouve l’appartement qui se nomme le Portail suprême. L’entrée consiste dans cinq grandes et majestueuses portes où l’on monte par cinq escaliers, chacun de trente degrés ; mais, avant d’y arriver, on traverse un fossé profond rempli d’eau, et couvert de cinq ponts qui répondent aux cinq escaliers. Les escaliers et les ponts sont également ornés de balustrades, de colonnes et de pilastres à bases carrées, avec des lions et d’autres ornemens, tous de marbre très-blanc et très-fin. On entre au delà dans une cour qui est bordée des deux côtés de portiques, de galeries, de salles et de diverses chambres d’une magnificence et d’une richesse extraordinaires. C’est au fond de cette cour qu’on trouve la suprême salle impériale, où l’on monte par cinq escaliers de trois degrés, tous de fort beau marbre et d’un ouvrage somptueux. Celui du milieu, qui ne sert jamais que pour l’empereur, est d’une largeur extraordinaire. Le suivant, de chaque côté, qui est pour les seigneurs et les mandarins, n’est pas si large. Les deux autres sont encore plus étroits, et servent pour les eunuques et les officiers de la maison impériale. On nous apprend que, sous le règne des empereurs chinois, cette salle était une des merveilles du monde par sa beauté, sa richesse et son étendue ; mais que les brigands qui se révoltèrent pendant la dernière révolution la brûlèrent avec une grande partie du palais, lorsque la crainte des Tartares eut obligé ces monarques de quitter Pékin. Après la conquête, les Tartares se contentèrent de lui donner quelque ressemblance avec ce qu’elle avait été. Cependant il y reste assez de beautés pour faire admirer la grandeur chinoise. C’est dans cette salle que l’empereur, assis sur son trône, reçoit les honneurs de tous les seigneurs et des mandarins lettrés et militaires. Ils y prennent leurs places suivant l’ordre du rang et de la qualité. Elles sont marquées pour chacun des neuf ordres, au bas d’un grand nombre de petits piliers.

Après la salle impériale, on trouve une autre cour qui conduit au septième appartement, nommé Salle haute. On entre de là dans une autre cour qui mène dans la grande salle du milieu, comptée pour le huitième appartement. Ensuite, traversant une autre cour, on arrive à la salle de la souveraine Concorde. Cette salle est accompagnée de deux autres de chaque côté. C’est là que l’empereur se rend deux fois l’année, matin et soir, pour traiter des affaires de l’empire avec ses kolaos, ou conseillers d’état, et les mandarins des six tribunaux suprêmes. À l’orient de cette salle, on voit un beau palais pour les conseillers du tribunal intérieur, qui se nomme Kiu-yuen. Il est composé de trois cents mandarins de tous les ordres, ce qui le rend supérieur à tous les tribunaux de l’empire.

De là, passant dans une autre cour, on arrive au dixième appartement, qui offre un grand et beau portail, nommé le Portail du ciel net et sans tache, divisé en trois portes, où l’on monte par trois escaliers, chacun d’environ quarante degrés, avec deux autres petites portes aux deux côtés, comme on en voit à chaque grand portail. Celui-ci conduit dans une cour spacieuse, au fond de laquelle est le onzième appartement qui porte le nom de Mansion du ciel nette et sans tache : c’est le plus riche, le plus élevé et le plus magnifique ; on y monte par cinq escaliers de beau marbre, chacun de quarante-cinq degrés, ornés de piliers, de parapets, de balustrades, et de plusieurs petits lions de cuivre doré, d’un travail curieux, dans lesquels on brûle de l’encens nuit et jour. C’est dans ce somptueux appartement que l’empereur réside avec ses trois reines. La première, qui se nomme Hoang-heou, c’est-à-dire reine ou impératrice, demeure avec lui dans le quartier du milieu ; la seconde, nommée Tong-kong, a son logement dans le quartier de l’est ; et la troisième, nommée Si-kong, dans le quartier de l’ouest : ces deux quartiers joignent celui du milieu. Le même appartement et ceux qui le suivent servent aussi de résidence à mille, et quelquefois à deux ou trois mille concubines, suivant le goût et l’ordre de l’empereur.

Le onzième appartement est suivi d’une cour, et celle-ci d’une autre qui offre le douzième appartement, nommé Mansion qui communique au ciel. Derrière cet édifice est le jardin impérial ; ensuite, après avoir traversé encore plusieurs cours et d’autres grands espaces, on arrive au dernier portail de l’enclos intérieur, qui fait le quinzième appartement, et qui se nomme Portail de la valeur mystérieuse. Il consiste en trois arches, qui soutiennent une salle fort haute : cette salle est peinte et dorée ; le sommet du toit a pour ornement plusieurs petites tours, disposées avec tant d’ordre et de proportion, qu’elles forment un spectacle également agréable et majestueux. Plus loin, on traverse le fossé sur un grand et beau pont de marbre, pour entrer dans une rue qui s’étend de l’est à l’ouest, et qui est bordée au nord par quantité de palais et de tribunaux. Au milieu, vis-à-vis le pont, est un portail à trois arches, qui est un peu moins grand que les autres, et qui forme le seizième appartement, nommé haute Porte du sud ; il est suivi d’une cour large de trente toises du sud au nord, et longue d’un stade chinois de l’est à l’ouest. Cette cour sert de manége à l’empereur pour exercer ses chevaux ; aussi n’est-elle pas pavée comme les autres cours, mais couverte seulement de terre et de gravier, qu’on arrose soigneusement lorsque l’empereur doit monter à cheval.

Au milieu du mur nord de la même cour est un grand portail à cinq arches, semblable au précédent, qui se nomme Portail de mille arches, et qui fait le dix-septième appartement. Un peu plus loin on trouve un parc fort spacieux, où l’empereur fait garder ses bêtes farouches, telles que des sangliers, des ours, des tigres et d’autres animaux, chacun dans une loge particulière, qui n’a pas moins de beauté que de grandeur ; au milieu de ce parc sont cinq petites collines, deux à l’est, deux à l’ouest, et la cinquième au milieu des quatre autres, mais plus élevée : leur forme est ronde et leur pente égale. C’est un ouvrage de main d’homme formé de la terre qu’on a tirée du fossé et du lac, et couvert d’arbres fort bien ordonnés. Le pied de chaque arbre est entouré d’une sorte de piédestal rond ou carré, qui sert de gîte aux lapins et aux lièvres dont ces collines sont remplies. L’empereur prend souvent plaisir à visiter ce lieu pour voir courir les daims et les chèvres, et pour entendre le chant des oiseaux. À quelque distance est un bois fort épais, au bout duquel, près de la muraille nord du parc, on voit trois maisons de plaisance, avec de fort belles terrasses qui communiquent l’une à l’autre. C’est un édifice véritablement royal, et l’architecture en est exquise ; il forme le dix-huitième appartement sous le nom de Palais de longue vue. Un peu plus loin se présente un autre portail, qui fait le dix-neuvième appartement, qui se nomme la haute Porte du nord ; on passe de là dans une longue et large rue, bordée de palais et de tribunaux, après laquelle on trouve un autre portail à trois arches, qui se nomme le Portail du repos du nord. C’est le vingtième et le dernier appartement du palais impérial, en le traversant du sud au nord.

Il faut observer que les toits des édifices ont quatre faces qui s’élèvent fort haut et qui sont ornés d’ouvrages à fleurs ; ils se recourbent en dehors vers l’extrémité. Un second toit, aussi brillant que le premier, s’élève des murs et environne tout l’édifice soutenu par une forêt de solives, de lambourdes et de barres de bois, revêtues d’un vernis vert, entremêlé de figures d’or. Le second toit, avec la projection du premier, forme une espèce de couronne qui produit un effet très-agréable. Duhalde décrit la salle impériale, qui se nomme Tay-ho-tyen, ou la Salle de la grande union.

Cette salle est longue d’environ cent trente pieds, et presque de la même largeur. Le plafond est tout en sculptures revêtues d’un vernis vert et chargées de dragons dorés. Les colonnes qui soutiennent la voûte ont au bas six ou sept pieds de circonférence, et sont incrustées d’une sorte de pâte vernie de rouge. Le pavé est en partie couvert de tapis communs dans le goût des tapis de Turquie. Les murs sont fort proprement blanchis, mais sans tapisseries, sans miroirs, sans branches, sans tableaux et sans aucune autre sorte d’ornemens. Le trône, qui occupe le milieu de la salle, est une grande alcôve où l’on remarque beaucoup de propreté, mais peu de richesse et de magnificence, avec cette inscription : Ching, qui signifie excellent, parfait ou très-sage. Sur la plate-forme qui est devant, on voit de grands vases de bronze où brûlent des parfums pendant la cérémonie de l’audience, et des chandeliers dont la forme représente quelque oiseau. Cette plate-forme s’étend au nord beaucoup au delà de Tay-ho-tyen, et sert de base à deux autres salles, mais plus petites, qui sont cachées par l’autre. L’une de ces deux petites salles forme une assez jolie rotonde, avec des fenêtres de chaque côté et des vernis fort éclatans. C’est dans ce lieu que l’empereur se repose quelquefois, après et avant les audiences publiques, et qu’il change d’habits.

La salle ronde n’est éloignée que de quelques pas de l’autre, qui est plus longue que large, et dont la porte fait face au nord. C’est par cette porte que l’empereur est obligé de passer lorsqu’il vient de son appartement au trône pour y recevoir les hommages de tout l’empire. Il est porté alors dans une chaise : ses porteurs sont vêtus de longues robes rouges brodées de soie, avec des bonnets ornés de plumes.

Les jours marqués pour les cérémonies prescrites par les lois de l’empire ou pour le renouvellement de l’hommage, tous les mandarins se rangent en ordre dans une basse-cour qui est devant le Tay-ho-tyen. Que l’empereur soit présent ou non, ces cérémonies ne s’observent pas moins fidèlement. Personne n’est dispensé de frapper la terre du front devant la porte du palais ou devant les salles impériales, avec les mêmes formalités et le même respect que si le monarque était assis sur son trône.

Cette cour d’assemblée est la plus grande du palais. Sa longueur est au moins de trois cents pieds sur deux cent cinquante de largeur. Au-dessus de la galerie qui l’environne est le magasin des raretés impériales, différent du trésor ou de la chambre des revenus de l’empire, qui est dans le Hou-pou, un des tribunaux suprêmes. Le magasin des raretés s’ouvre dans certaines occasions, telles que la naissance d’un prince qui doit hériter de la couronne, la création d’une impératrice, d’une reine, etc. On conserve dans un cabinet les vases et les autres ouvrages de différens métaux ; dans un autre, de grosses provisions de belles peaux ; dans un troisième, des habits fourrés de peaux d’écureuils gris, de renards, d’hermines et de martres, dont l’empereur fait quelquefois présent aux seigneurs de son empire. Il y a une salle pour les pierres précieuses, les marbres rares et les perles qui se trouvent en divers endroits de la Tartarie ; mais la plus grande, qui est divisée en deux étages, contient les armoires où l’on renferme les étoffes de soie qui se fabriquent, pour l’usage de l’empereur et de sa maison, à Nankin, à Hang-tcheou-fou et à Sa-tcheou-fou, sous la direction d’un mandarin. Trois autres chambres servent pour les armes et les selles qui se font à Pékin, et pour celles qui viennent des pays étrangers, ou qui ont été présentées à l’empereur par de grands princes, et qui sont conservées pour l’usage de sa majesté et de ses enfans. Dans une autre, on garde le meilleur thé de toutes les espèces, avec les simples et les drogues les plus estimées. Quelque idée qu’on veuille nous donner de la magnificence chinoise, il ne paraît pas que ces cabinets de rareté puissent valoir le Muséum d’histoire naturelle de Paris.

Aux deux côtés du palais, qui n’est proprement que pour la personne de l’empereur, on en voit dix-sept autres, dont plusieurs sont assez beaux et assez vastes pour servir de logemens à de grands princes. Pour se faire une plus juste idée de leur situation, il faut observer que l’espace renfermé par le mur intérieur est divisé en trois parties par de hautes murailles qui s’étendent du sud au nord. Le palais impérial occupe le centre de cet espace, et les palais collatéraux en sont comme les ailes. Ces palais particuliers sont séparés l’un de l’autre par des murailles de la même forme, et composés chacun de quatre appartemens, avec des cours et une grande salle au centre, qui a son escalier et sa galerie de marbre blanc, comme celles du palais impérial, quoique beaucoup moins étendue. De toutes parts les cours sont ornées de salons et de chambres dont l’intérieur est revêtu d’un vernis rouge entremêlé d’or et d’azur.

Tous ces édifices sont couverts de tuiles larges et épaisses, vernies de jaune, de vert et de bleu, attachées avec des clous, pour résister aux vents, qui sont fort impétueux à Pékin. Dans l’éloignement, et surtout au lever du soleil, cette variété de couleurs jette un éclat si vif et si majestueux, qu’on croirait les tuiles d’or pur émaillé d’azur et de vert. Les faîtières, qui s’étendent toujours de l’est à l’ouest, s’élèvent d’environ huit pieds plus que le toit. Elles se terminent à l’extrémité par des figures de dragons, de tigres, de lions, et d’autres animaux, ornées de fleurs, de grotesques, etc., qui leur sortent de la gueule et des oreilles, ou qui sont suspendues à leurs cornes. On ne finirait pas si l’on entreprenait de détailler les maisons de plaisance, les bibliothèques, les magasins, les trésoreries, les offices, les écuries, et quantité d’autres bâtimens de cette nature.

À l’égard des temples, le plus considérable est celui de la Terre, qui se nomme Ti-tang. C’est là que l’empereur, après son couronnement, offre un sacrifice au dieu de la terre avant de prendre possession du gouvernement. Ensuite, se revêtant d’un habit de laboureur, il se met à tracer des sillons dans une petite pièce de terre qui est renfermée dans l’enclos du temple. Pendant son travail, la reine, accompagnée de ses dames, lui prépare, dans un appartement voisin, un dîner qu’elle lui apporte et qu’elle mange avec lui. Les anciens Chinois instituèrent cette cérémonie pour faire souvenir leurs monarques que les revenus sur lesquels est fondée leur puissance, venant du travail et de la sueur du peuple, ne doivent point être employés au faste et à la débauche, mais aux nécessités de l’état.

La seconde province de la Chine, nommée Kiang-nan, est remarquable surtout par la célèbre ville de Nankin. Si l’on peut s’en rapporter aux anciens Chinois, Nankin ou Kiang-ning-fou était autrefois la plus belle ville du monde : ils disent que, si deux hommes à cheval sortent dès le matin par la même porte, et qu’on leur ordonne d’en faire le tour au galop, chacun de son côté, ils ne se rejoindront que le soir. C’est du moins la plus grande ville de la Chine. La circonférence de ses murs est de cinquante-sept lis, environ six lieues.

Nankin n’est pas à plus d’une lieue du grand fleuve de Yang-tsé-kiang, d’où elle reçoit des barques par divers canaux de communication. Cette ville est de figure irrégulière, à cause de la nature du terrain et des montagnes qui se trouvent renfermées dans son enceinte. Elle est d’ailleurs extrêmement déchue de son ancienne splendeur. Il n’y reste aucune trace de ses magnifiques palais. Son observatoire est négligé et presque détruit. Tous ses temples, les tombeaux des empereurs et les autres monumens ont été démolis par les Tartares, dans leur première invasion. Un tiers de la ville est désert, quoique le reste soit encore assez peuplé. On voit dans quelques quartiers plus de monde et de commerce que dans toute autre ville de la Chine. Les rues ne sont pas si larges de la moitié que celles de Pékin ; mais elles sont assez belles, bien pavées, et bordées de grandes boutiques propres et richement fournies.

Nankin est la résidence d’un tsong-tou, auquel on appelle de tous les tribunaux des provinces de Kiang-nan et Kiang-si. Les Tartares y ont une garnison nombreuse, et sont en possession d’une partie de la ville, qui n’est séparée de l’autre que par un simple mur. On n’y voit aucun édifice public de quelque importance, à l’exception de ses portes, qui sont d’une beauté extraordinaire, et de quelques temples, tels que celui qui contient la fameuse tour de porcelaine. Les habitans de Nankin sont fort distingués par leur goût pour les sciences et les arts. Elle seule fournit plus de docteurs et de grands mandarins que plusieurs villes ensemble ; les bibliothèques y sont en plus grand nombre, les libraires mieux fournis de livres, l’impression plus belle ; le papier qui s’y débite est le meilleur de l’empire.

Les principales manufactures de Nankin sont de satins unis et à fleurs, que les Chinois nomment touan-tsé, et qui passent à Pékin pour les meilleurs. Le drap de laine, qui s’appelle nan-king-chen, s’y fabrique aussi. On en voit dans quelques autres villes de la province qui ne lui sont pas comparables ; ce n’est presque que du feutre fait sans tissu. On ne peut rien voir de plus naturel que les fleurs artificielles qui se font à Nankin, avec la moelle d’un arbrisseau nommé tong-tsao, dont le commerce est considérable. L’encre de Nankin vient de Hoeï-tcheou, ville de la même province, dont le district est rempli de grands villages, presque uniquement peuplés d’ouvriers qui travaillent à la composition des bâtons d’encre. On en voit de toutes sortes de formes.

Sou-tcheou-fou, dans la même province, est une des plus belles et des plus agréables villes de la Chine. Les Européens la comparent à Venise : elle n’est éloignée de la mer que de deux journées par eau ; le bras de la rivière et les canaux sont capables de recevoir les plus grandes barques. Ensuite deux ou trois jours suffisent aux plus petits vaisseaux pour se rendre au Japon, où ils exercent le commerce, de même qu’avec toutes les provinces de l’empire. Les broderies et brocarts qui se font à Sou-tcheou-fou sont fort recherchés pour leur excellente qualité, et la modicité de leur prix. C’est d’ailleurs le siége du vice-roi de la partie orientale de cette province. Son district est charmant, fort riche, bien cultivé, rempli d’habitations, de villes et de bourgs, qui se présentent sans cesse à la vue. Il abonde en rivières, en canaux, en lacs, couverts de barques magnifiques, dont quelques-unes servent de logement à des personnes de qualité, qui s’y trouvent plus commodément que dans leurs propres maisons. On trouve dans les livres chinois un ancien proverbe dont le père Duhalde rapporte les termes : Chang-yeou-tien-tang, Yia-yeou-sou-hang, c’est-à-dire, le paradis est en haut, mais Sou-tckeou et Hang-tcheou sont en bas. En effet, ces deux villes sont le paradis terrestre de la Chine. On donne aux murs plus de quatre lieues de circonférence : ils ont six portes du côté de la terre, et six autres sur l’eau. Les faubourgs s’étendent fort loin sur les bords des canaux, et les barques sont autant de maisons flottantes, rangées sur l’eau en différentes lignes, l’espace de plus d’une lieue. On en voit de la grandeur d’un vaisseau du troisième rang. Quoique la multitude des négocians y soit incroyable, il ne s’élève jamais entre eux le moindre démêlé.

Le Kiang-si, la troisième province, est remplie de torrens, de rivières, de lacs, qui abondent en poisson. La fleur de lien-hoa, si renommée à la Chine, croît presqu’à chaque pas dans cette province. Les montagnes dont elle est environnée sont couvertes de bois, de simples et d’herbes médicinales, tandis que leur sein renferme des mines d’or, d’argent, de plomb, de fer et d’étain. On y fabrique les plus belles étoffes de soie ; le vin de riz qu’on y fait passe pour délicieux ; mais ce qui la rend encore plus célèbre, c’est sa belle porcelaine, qui se fabrique à King-té-tching. C’est


un bourg qui s’étend l’espace d’une lieue et demie le long d’une belle rivière. Ses rues sont fort longues et s’entre-coupent à de justes distances ; mais elles manquent de largeur, et les maisons y sont trop serrées, à l’exception néanmoins de celles des marchands, qui prennent beaucoup d’espace, et qui contiennent une multitude prodigieuse d’ouvriers. On donne à ce bourg plus d’un million d’habitans. Tout ce qui sert à la subsistance est apporté de divers autres lieux ; et le bois même qu’on emploie pour les fourneaux vient d’environ trois cents milles. Les provisions ne peuvent manquer d’y être chères ; mais on ne laisse pas d’y voir arriver des villes voisines un nombre infini de pauvres familles. Il n’y a personne, sans en excepter les boiteux et les aveugles, qui ne puisse y gagner sa vie à broyer les couleurs. On n’y comptait pas anciennement plus de trois cents fourneaux de porcelaine ; mais le nombre en est augmenté jusqu’à cinq cents. La situation de King-té-tching est dans une plaine entourée de hautes montagnes : celle de l’est, près de laquelle le bourg est bâti, forme une espèce de demi-cercle ; celles des côtés donnent passage à deux rivières, l’une petite, et l’autre fort grande, qui forment, en s’unissant, un fort beau port, dans un vaste bassin, à moins d’une lieue du bourg : on y trouve quelquefois trois rangées de barques qui se suivent dans toute cette distance. Les nuages de flamme et de fumée qui s’élèvent des différentes parties de King-té-tching font connaître son étendue : pendant la nuit, on s’imaginerait que c’est une grande ville en feu, où une vaste fournaise percée d’une infinité de soupiraux. On n’accorde point aux étrangers la liberté de s’arrêter à King-té-tching. Ceux qui n’ont pas dans ce lieu quelque personne de connaissance qui répond de leur conduite, sont obliges de passer la nuit dans leur barque.

L’eau de King-té-tching semble contribuer à la beauté et à la valeur de sa porcelaine ; car il n’y a point d’autre lieu où l’on puisse la faire aussi bonne, quoiqu’on y emploie les mêmes matériaux qui se trouvent sur les limites de cette province, et dans un seul endroit de celle de Kiang-nan. On expliquera dans la suite ce que c’est que cette terre, et les préparations qu’elle demande.

Le Fo-tien est la quatrième province de la Chine. Ses bornes sont Ché-kiang, au nord ; Kiang-si, à l’ouest ; Quang-ton, au sud ; et la mer de la Chine à l’est. Quoiqu’elle soit une des plus petites provinces de l’empire, elle passe pour une des plus riches. Le climat est chaud, mais l’air y est très-pur et sain. C’est de Fo-kien que les provinces intérieures tirent le poisson sec et salé qu’on prend sur ses côtes. Elles sont découpées par des golfes nombreux et profonds, et défendues par plusieurs forts.

La plupart de ses montagnes sont taillées en forme d’amphithéâtres, ou de terrasses placées l’une au-dessus de l’autre, et semées de riz. Dans les plaines, le riz est arrosé par de petits canaux dérivés des grandes rivières, des torrens et des fontaines qui viennent des montagnes, et que les laboureurs ménagent avec beaucoup d’habileté. Ils ont le secret d’élever l’eau jusqu’au sommet des plus hautes montagnes, et de la conduire de l’une à l’autre par des tuyaux de bambous, qu’on trouvé en quantité dans cette province.

Outre les productions communes à la plupart des autres provinces, la province de Fo-kien est enrichie par son commerce avec le Japon, les îles Philippines, Formose, Camboge, Siam, etc. On y trouve du musc, des pierres précieuses, du vif-argent, des étoffes de soie, des toiles, de l’acier, et toutes sortes d’ustensiles qui s’y fabriquent en perfection. Elle tire des pays étrangers des clous de girofle, de la cannelle, du poivre, du bois de sandal, de l’ambre gris, du corail et d’autres marchandises de cette nature. Ses montagnes sont couvertes d’arbres propres à la construction des vaisseaux, et contiennent des mines d’étain et de fer. On assure qu’il s’y en trouvé même d’or et d’argent. Entre ses fruits, les oranges y sont excellentes et plus grosses que celles de l’Europe ; elles ont l’odeur et le goût du raisin muscat. Leur écorce, qui se pèle aisément, est épaisse et d’un jaune doré : on les confit pour les transporter dans les autres provinces. Le Fo-kien produit aussi des oranges rouges d’une beauté admirable, et deux sortes de fruits particuliers à la Chine, dont le li-tchi[1] est peut-être le plus délicieux de l’univers. L’autre, nommé long-yuen, est moins estimé, quoiqu’il soit aussi fort bon. On en parlera ailleurs. La plante tien-hoa, qui sert pour les teintures en bleu, est beaucoup plus estimée que celle qui croît dans les autres provinces.

Le langage mandarin, dont l’usage est général dans toute la Chine, est entendu de peu de personnes dans la province de Fo-kien. Chaque ville a sa langue différente, et chaque langue un dialecte qui lui est propre ; diversité fort incommode pour les étrangers. L’esprit et le goût des sciences sont des qualités communes parmi les habitans du Fo-kien : aussi en voit-on sortir un grand nombre de lettrés.

L’île Formose ou Taï-ouan, qui appartient à la province de Fo-kien, est divisée en deux parties par une chaîne de montagnes, qui s’étendent du sud au nord. La partie à l’ouest de ces montagnes, et la seule qui appartienne aux Chinois, se trouve renfermée entre 22° 8′ et 25° 20′ latitude nord. La partie orientale, si l’on en croit les Chinois, est montagneuse et brute, habitée par une nation qui diffère peu des sauvages de l’Amérique. On ne leur connaît ni lois, ni culte, ni la moindre idée de religion.

Les Chinois n’ayant point trouvé de mines d’or dans la partie de l’île dont ils sont les maîtres, et n’osant se hasarder dans les montagnes, envoyèrent un petit vaisseau dans la partie orientale, où ils savaient que la nature avait placé les mines. Les habitans firent un accueil favorable à leurs envoyés ; mais, alarmés peut-être de leurs recherches, ils ne leur donnèrent aucun éclaircissement sur l’objet de leur voyage. Tout ce que les Chinois découvrirent après huit jours de perquisition, fut un petit nombre de lingots qui se trouvaient comme négligés dans les cabanes des habitans. Cette vue enflamma leur avarice ; ils feignirent de vouloir témoigner leur reconnaissance à de généreux bienfaiteurs qui les avaient aidés à réparer leur vaisseau ; et, les ayant enivrés dans un grand festin qu’ils leur donnèrent, ils les égorgèrent barbarement pour remettre à la voile avec les lingots. Cette funeste nouvelle ne fut pas plus tôt répandue dans la partie orientale de l’île, que tous les habitans prirent les armes ; ils entrèrent dans la partie occidentale où ils mirent à feu et à sang toutes les habitations chinoises, sans épargner les femmes et les enfans. Depuis ce temps, le feu de la guerre ne s’est pas ralenti entre les deux parties de l’île.

Celle qui est habitée par les Chinois mérite le nom de Formose, qu’elle a reçu effectivement pour sa beauté : l’air y est pur et toujours serein ; la.terre y produit en abondance du blé, du riz et d’autres grains : elle est arrosée par quantité de rivières qui descendent des montagnes ; mais l’eau y est d’une bonté médiocre. On y trouve la plupart des fruits qui croissent dans les Indes, tels que des oranges, des bananes, des ananas, des goyaves, des papaies, des cocos, etc., sans parler des pêches, des abricots, des figues, des raisins, des châtaignes, des grenades de l’Europe. On y cultive une espèce de melons d’eau beaucoup plus gros que ceux de l’Europe, la plupart de forme oblongue, mais quelquefois ronds, dont la chair est ou rouge ou blanche, toujours remplie d’une eau fraîche et sucrée que les Chinois aiment beaucoup. Le tabac et la canne à sucre y croissent parfaitement bien. Tous les arbres sont rangés dans un ordre si agréable, que, lorsqu’on a disposé le riz suivant l’usage, en lignes et en carrés, toute la partie méridionale de l’île a l’air d’un grand jardin. On n’y trouve point de sangliers, de loups, d’ours, de tigres ni de léopards, comme dans plusieurs parties de la Chine. Les daims, les chevaux, les moutons, les chèvres, et même les porcs, y sont fort rares ; mais on y voit des légions de cerfs et de singes. Les poulets, les oies et les canards privés y sont en abondance. Les bœufs n’y sont pas moins communs, et servent de monture aux habitans, qui leur font porter la bride, la selle et la croupière. On ne voit pas beaucoup d’oiseaux dans l’île Formose ; les plus communs sont les faisans ; mais les chasseurs ne leur laissent pas le temps de multiplier beaucoup.

Les mandarins examinent soigneusement tout ce qui entre dans l’île ou qui en sort. Il n’est pas permis aux Chinois mêmes de s’y établir sans passe-port et sans caution, parce que les Tartares sont persuadés que celui qui s’en rendrait maître serait en état de susciter de grands troubles dans l’empire ; aussi l’empereur y entretient-il une garnison de dix mille hommes.

Le gouvernement et les mœurs des Chinois de l’île Formose ne diffèrent en rien du gouvernement et des mœurs de la Chine ; mais les naturels, qui vivent dans leur dépendance, sont divisés en quarante-cinq bourgs qui portent le nom de ché. On en compte trente-six dans la partie du nord, tous assez peuplés et bâtis dans le goût chinois ; et neuf dans la partie du sud, qui ne méritent que le nom d’amas de cabanes ; elles sont en bambou, couvertes de chaume, et placées sur une sorte de terrasse haute de trois ou quatre pieds ; elles ont la forme d’entonnoirs renversés, de quinze, vingt, trente ou quarante pieds de diamètre. Quelques-unes sont divisées par des cloisons. Au reste, on n’y trouve ni chaises, ni bancs, ni tables, ni lits , ni aucune sorte de meuble. Au centre est une espèce de cheminée ou de fourneau élevé à deux pieds de terre, qui sert de cuisine. La nourriture ordinaire des habitans est le riz ou d’autres petits grains, et le gibier qu’ils tuent avec leurs armes ou qu’ils prennent à la course. Ils sont si légers, qu’on les a vus devancer un cheval au grand galop. On attribue cette vitesse extraordinaire à l’usage qu’ils ont de se lier fort étroitement les genoux et les reins jusqu’à l’âge de quatorze ou quinze ans. Les hommes ont la taille aisée et élancée, le teint olivâtre, et des cheveux lisses qui leur tombent sur les épaules. Ils ont une sorte de dard qu’ils lancent avec beaucoup d’adresse, à la distance de soixante ou quatre-vingts pas ; et quoique rien ne soit plus simple que leurs arcs et leurs flèches, ils tuent des faisans au vol.

Leur habillement consiste dans une pièce de toile longue de deux ou trois pieds, qui leur couvre le corps depuis la ceinture jusqu’aux genoux. Quelques-uns impriment sur leur chair des figures grotesques d’animaux, d’arbres, de fleurs, etc. Cette distinction, qui n’est accordée qu’à ceux qui excellent à la chasse ou à la course, leur coûte assez cher ; elle leur cause des douleurs qui pourraient occasioner leur mort, si l’opération se faisait tout à la fois ; ils sont obligés d’y employer plusieurs mois, et quelquefois une année entière. Mais tout le monde a droit de se noircir les dents, de porter des pendans d’oreilles, des bracelets au-dessus du coude et des poignets, des colliers et des couronnes composées de plusieurs rangs de petits grains de différentes couleurs ; cette parure de tête, est terminée par une aigrette de plumes de coq ou de faisan.

Le Tché-kiang, la cinquième province, est regardée comme une des plus riches de l’empire par sa fertilité et par son commerce. Elle est bornée à l’est par la mer ; au sud, par le Fo-kien ; au nord et à l’ouest par le Kiang-nan et le Kiang-si, qui l’environnent de ces deux côtés. Tout le pays est coupé par des rivières et par de larges et profonds canaux qui sont bordés de pierres et couverts de ponts de distance en distance ; de sorte qu’on peut voyager dans toutes les parties de cette province par terre et par eau. Elle abonde aussi en lacs et en sources vives ; les montagnes situées au midi et au couchant sont toutes cultivées ; en d’autres endroits où elles sont parsemées de roches, elles fournissent du bois de construction pour les maisons et pour les vaisseaux.

Ses habitans sont d’un caractère fort doux. Ils ont beaucoup d’esprit et de politesse. Les étoffes de soie brochées d’or et d’argent qu’ils fabriquent sont les meilleures qui se fassent dans toute la Chine, et à si bon marché, qu’un habit d’assez belle soie coûte moins que ne coûterait en Europe un habit de laine la plus commune. On y voit quantité de champs remplis de mûriers nains, que l’on empêche de croître en les plantant et les taillant à peu près comme la vigne. Cet usage vient de l’opinion confirmée par une longue expérience, que les feuilles des petits arbres produisent la meilleure soie. On nourrit dans le Tché-kiang une si grande quantité de vers à soie, qu’on peut dire que cette province est en état de fournir presque elle seule à bon compte des étoffes de toutes les sortes au Japon, aux Philippines et à l’Europe.

Tout ce qui est nécessaire à la vie s’y trouve en abondance. On vanté beaucoup ses écrevisses. Ses lacs nourrissent le poisson doré. Ses mousserons se transportent dans toutes les parties de l’empire. Salés et séchés, ils se conservent dés années entières et pour les manger aussi frais que s’ils venaient d’être cueillis, il suffit de les faire un peu tremper dans l’eau. C’est du Tché-kiang que viennent les meilleurs jambons. On y trouve l’arbre qui porte du suif, et l’arbrisseau à fleurs blanches qui ressemble au jasmin. Une seule de ses fleurs suffit pour parfumer une maison entière.

Le Tché-kiang abonde en forêts de bambous ; ils ont assez de grosseur et de force pour soutenir de pesans fardeaux. Malgré leur dureté ils se fendent aisément en filets très-déliés dont on fait des nattes, des peignes, des boîtes et d’autres petits ouvrages. Comme les bambous sont naturellement percés ils servent aussi à faire des tuyaux pour la conduite des eaux, et des tubes, des étuis ou des supports pour les lunettes d’approche, etc.

Ning-po-fou, que les Portugais ont nommé Liampo, est un excellent port sur la côte orientale du Tché-kiang, vis-à-vis les îles du Japon. Il est situé au confluent de deux petites rivières : celle de Kin, qui vient du sud, et celle d’Yao, de l’ouest-nord-ouest ; après leur jonction elles forment jusqu’à la mer un canal qui porte des bâtimens de deux cents tonneaux. Ces deux rivières arrosent une plaine entourée presque de tous côtés de montagnes, qui en font une espèce de bassin ovale, dont le diamètre de l’est à l’ouest, en tirant une ligne au travers de la ville, peut avoir de longueur dix ou douze mille toises de la Chine, chacune de dix pieds : du sud au nord, il est beaucoup plus long.

Cette plaine est si unie et si soigneusement cultivée, qu’elle a l’air d’un vaste jardin. Elle est remplie de villages et de hameaux, et coupée par un grand nombre de canaux formés par les eaux des montagnes. Celui qui passe par le faubourg de l’est s’étend jusqu’au pied des monts, et se divise en trois bras : sa longueur est de cinq ou six mille toises, et sa largeur de six ou sept. Dans cet espace, on compte soixante-six canaux qui sortent du principal, et dont quelques-uns le surpassent en largeur. C’est à cette abondance d’eau que la plaine doit sa fertilité : elle donne deux moissons de riz, on y sème aussi du coton et des légumes. Les arbres à suif y sont en fort grand nombre. L’air y est pur, le paysage ouvert et agréable. La mer y fournit du poisson en abondance, toutes sortes de coquillages et d’excellens homards, entre autres cette délicieuse espèce qui se nomme hoang, c’est-à-dire jaune : elle se prend au commencement de l’été, et se transporte dans toutes les parties de l’empire, en la mettant dans de la glace pour la conserver.

Les marchands chinois de Batavia et de Siam font chaque année le voyage de Ning-po, pour y acheter des soies qui sont les plus belles de l’empire. Ceux de Fo-kin et des autres provinces fréquentent continuellement cette ville. Son commerce n’est pas moins considérable au Japon, parce qu’elle n’est qu’à deux journées du port de Nangazaki. Elle y envoie de la soie crue et travaillée, du sucre, des drogues et du vin, pour en rapporter du cuivre, de l’or et de l’argent.

Le Hou-touang, sixième province de la Chine, est un pays très-fertile. On trouve de l’or dans le sable des rivières et des torrens qui descendent des montagnes. On y fabrique beaucoup de papier des bambous qui y croissent. Les petits vers qui produisent de la cire, comme les abeilles donnent le miel, y sont fort communs. Cette province est nommée le grenier de l’empire ; les campagnes y nourrissent des bestiaux sans nombre. Les fruits y sont abondans, surtout les oranges et les citrons. Plusieurs montagnes sont couvertes de vieux pins propres à faire ces grandes colonnes que les architectes chinois emploient dans leurs beaux édifices. Il y a des mines abondantes de fer, d’étain et d’autres métaux.

Vou-tchang-fou en est la capitale. Cette ville, en y joignant : Han-yang-fou, qui n’en est séparée que par l’Yang-tsé-kiang, et par la petite rivière de Hang, est le lieu le plus peuplé et le plus fréquenté de toute la Chine. Vou-tchan-fou seule peut être comparée avec Paris pour la grandeur. Han-yang-fou, qui par un de ses faubourgs s’étend jusqu’à la jonction de l’Yang-tsé-kiang et du Hang, n’est pas inférieure à Lyon ni à Rouen. Un nombre incroyable de grandes et de petites barques, qui n’est jamais au-dessous de huit ou dix mille, est répandu dans l’espace de plus de deux lieues sur ces mêmes rivières. Entre ces barques, il s’en trouve quelques centaines, aussi longues et aussi hautes que celles de Nantes. Un voyageur qui regarde de dessus une hauteur cette forêt de mâts, d’un côté, et de l’autre le vaste espace qui est couvert de maisons, croit voir en ce genre la plus belle chose du monde.

Cette ville est comme le centre de l’empire ; ses communications sont faciles avec les autres provinces par le Kiang, qui n’y a pas moins de trois milles de largeur, quoiqu’il soit à cent cinquante lieues de la mer. Il est assez profond pour recevoir les plus grands vaisseaux. Le territoire de Vou-chang-fou produit d’abondantes récoltes du meilleur thé, et fournit beaucoup de papier de Bambou aux autres provinces : ses montagnes donnent aussi le plus beau cristal de la Chine.

À l’égard du Ho-nan, septième province de l’empire, les Chinois racontent que Fo-hi, fondateur de leur monarchie, et d’autres anciens empereurs, invités par la beauté et la fertilité de ce pays, y établirent leur résidence. L’air y est tempéré et fort sain. Les bestiaux, les grains et les fruits y abondent, sans en excepter ceux de l’Europe. Trois livres de farine n’y coûtent pas plus d’un sou. La quantité de blé, de riz, de soie et d’étoffes, que la province fournit à titre de tribut, paraît surprenante. Si l’on excepte la partie occidentale où il se trouve des montagnes couvertes de forêts, tout le reste du pays est plat, si bien arrosé et cultive avec tant de soin, que, quand on y voyage, il semble qu’on se promène dans un vaste jardin : aussi les Chinois lui en donnent-ils le nom. Entre ses curiosités, on remarque, un lac dont l’eau donne un lustre inimitable à la soie ; cette propriété si heureuse dans un empire où la soie est une des principales richesses attire un grand nombre d’ouvriers.

Dans les campagnes de Chan-tong, huitième province, on voit une sorte de soie blanche particulière au pays, qui est attachée en longs fils aux arbrisseaux et aux buissons. Les vers qui la produisent ressemblent à la chenille. On en fait des étoffes nommées kient-cheou, plus grossières, mais aussi plus serrées et plus fortes que celles de la soie ordinaire.

Cette province est baignée au nord par le golfe de Pe-tché-li, à l’est par le golfe de Kiang-nan. Plusieurs îles répandues le long des côtes sont très-peuplées. Quelques-unes ont des ports commodes pour les jonques chinoises, qui de là passent à la Corée et au Leao-tong. Le grand canal impérial traverse une partie de la province qui est aussi arrosée par quantité de lacs, de ruisseaux et de rivières, et d’une fertilité extraordinaire. Cette abondance ne peut être interrompue que par une trop grande sécheresse, car il pleut rarement, ou par les ravages des sauterelles.

Kio-seu-kieu, ville de cette province, est fameuse par la naissance de Confucius. On y a élevé plusieurs monumens qui rendent témoignage de la vénération publique pour la mémoire de ce grand homme.

Le Chan-si, la neuvième province, est séparée de la Tartarie au nord par la grande muraille. Quoique parmi les montagnes dont elle est pleine il y en ait quelques-unes d’affreuses et d’incultes, la plupart ont été défrichées à l’aide des terrasses qu’on y a taillées du pied jusqu’au sommet, et sont entièrement couvertes de blé. On y trouve, dans plusieurs endroits, jusqu’à six ou sept pieds de bonne terre, et les sommets forment de très-belles plaines. Elles ne sont pas moins remarquables par leurs mines de houille, qui ne peuvent être épuisées. On brûle ce minéral, ou en morceaux tel qu’il sort de la terre, ou en mottes qu’on fabrique en le réduisant en poudre et le pétrissant. Le bois à brûler est rare dans ce pays. Le riz n’y croît pas facilement, parce que les canaux ne sont pas en grand nombre ; mais on y trouve une grande abondance de toutes sortes d’autres grains, surtout de froment et de millet, qui se transportent dans les autres provinces. Il y croît aussi beaucoup de raisin, qui se transporte sec ; car on ne l’emploie point ici à faire du vin.

Cette province fournit beaucoup de musc, de porphyre, de marbre et de jaspe de diverses couleurs, du lapis-lazuli, et du fer en si grande abondance, que les autres provinces en tirent toutes sortes d’ustensiles de cuisine. On y trouve aussi des lacs d’eau salée qui produisent du sel, et plusieurs sources d’eau chaude et bouillante.

Outre les manufactures de soie, qui sont communes dans la province de Chan-si, la ville de Tai-yuen-fou, sa capitale, en a une de tapis à la manière de Turquie et de Perse. Il s’en fait de toutes sortes de grandeurs. Le commerce de la province n’est pas moins considérable en ouvrages de fer, les montagnes incultes étant couvertes de bois pour l’usage des forges.

On voit sur les montagnes voisines de Tai-yuen-fou de belles tombes de marbre ou de pierres de taille. Elles occupent un espace considérable. On rencontre à des distances convenables, des arcs de triomphe, des statues de héros, des figures de lions, de chevaux et d’autres animaux, dans des attitudes différentes, mais toutes fort naturelles. Ce monument est environné d’une forêt d’antiques cyprès plantés en quinconce.

On trouve dans les montagnes qui entourent Tai-tong-fou, cinquième ville de cette province, une sorte de pierre rouge qui s’amollit dans l’eau jusqu’à pouvoir servir, comme la cire, à recevoir l’empreinte des cachets. Au nombre des pierres que l’on trouve en d’autres endroits, il y a du jaspe de toutes sortes de couleur, particulièrement de l’espèce que les Chinois nomment yu-ché, qui est transparente et blanche comme l’agate. On l’emploie à faire des cachets. La situation de Tai-tong-fou au milieu des montagnes, dans un endroit voisin de la grande muraille et exposé aux incursions des Tartares, rend cette ville fort importante : aussi est-elle très-bien fortifiée, suivant la manière chinoise, et y entretient-on une grosse garnison.

Le Chen-si, dixième province, située au nord-ouest de la Chine, est séparé de la Tartarie par la grande muraille. Elle produit peu de riz ; mais le millet, le blé et les autres grains y croissent en abondance, et si vite, que pendant l’hiver on les laisse brouter aux bestiaux ; ce qui ne sert qu’à rendre la moisson plus riche : cependant elle est sujette aux ravages des sauterelles, qui enlèvent souvent l’espérance des laboureurs. On tire de cette province beaucoup de rhubarbe, de miel, de cire, de musc, de bois de senteur qui ressemble au sandal, de cinabre et de houille, dont les mines sont inépuisables. On y connaît aussi des mines d’or, qu’il n’est pas permis d’ouvrir. On en trouve une si grande quantité dans le sable des rivières et des torrens, qu’une partie des habitans en subsistent en le recueillant. Un grand nombre de carrières produisent une sorte de pierre molle ou de minéral, nommée hiang-hoang, d’un rouge qui tire sur le jaune, et marquetée de petits points noirs : on en fait des vases de toutes sortes de formes. Les médecins prétendent que le vin qu’on y verse devient un souverain remède contre le plus subtil poison, contre les fièvres malignes et contre les chaleurs de la canicule. Le pays produit aussi de petites pierres d’un bleu noirâtre, mêlé de petites veines blanches, qu’on fait prendre en poudre pour fortifier la santé et prolonger la vie.

Les cerfs et les daims vont par troupes dans toutes les parties de la province ; on y voit quantité d’ours, de taureaux sauvages et d’animaux semblables aux tigres, dont la peau est fort estimée ; une espèce de chèvre dont on tire le musc ; des moutons à queue longue et épaisse, dont la chair est d’un excellent goût, et une espèce singulière de chauves-souris, que les Chinois préfèrent aux meilleurs poulets ; elles sont de la grosseur d’une poule.

L’oiseau qu’on nomme poule d’or, et dont on vante beaucoup la beauté, est assez commun dans cette province. Il y croît toutes sortes de fleurs, particulièrement celle qui porte, en chinois, le nom de reine des fleurs, et qui est fort estimée : elle ressemble à la rose ; mais, quoique beaucoup plus belle, elle a une odeur moins agréable ; ses feuilles sont plus longues, sa tige est sans épines, et sa couleur est un mélange de blanc et de rouge, quoiqu’il s’en trouve aussi de rouges et de jaunes ; l’arbrisseau qui la porte ressemble au sureau.

De la laine des brebis et du poil des chèvres on fabrique une étoffe fort jolie et fort recherchée ; on ne se sert que du poil qui croît à ces animaux pendant l’hiver, et qui, étant plus près de la peau, est plus délicat.

Si-ngan-fou, où les empereurs chinois ont résidé pendant plusieurs siècles, est, après Pékin, une des plus grandes villes, des plus belles et des mieux peuplées de la Chine ; elle est située dans une grande plaine : c’est le séjour du tsong-tou de Chen-si et Sé-tchuen. Le commerce y est considérable, surtout celui des mulets, qui se vendent ensuite à Pékin jusqu’à cinq ou six cents francs. C’est dans cette ville qu’on tient en garnison les principales troupes tartares destinées à la défense du nord de la Chine ; elles y sont commandées par un tsian-kian, ou général de leur nation, qui habite, avec ses soldats, un quartier séparé des autres par un mur. Les gens du pays sont plus robustes, plus braves, plus hardis, et même de plus haute taille que le commun des Chinois, ce qui rend leur milice plus redoutable que celle des autres provinces.

L’ancienne route qui conduisait à la capitale est un ouvrage qui cause de l’étonnement ; il fut achevé avec une promptitude incroyable, par plus de cent mille ouvriers qui égalèrent et aplanirent les montagnes ; ils firent des ponts pour la communication de l’une à l’autre, avec des piliers d’une hauteur proportionnée pour les soutenir dans les endroits où les vallées étaient trop larges. Quelques-uns de ces ponts sont si hauts, qu’on ne peut jeter sans horreur la vue sur le précipice : il y a des deux côtés des garde-fous pour la sûreté des voyageurs. On trouve, à certaines distances, des villages et des hôtelleries.

Le Sé-tchuen est la onzième province de la Chine : le grand fleuve Yang-tsé-kyang, qui la traverse, y répand la fertilité. On vante ses richesses en soie, en fer, en étain et en plomb, en ambre, en cannes à sucre, en excellentes pierres d’aimant, en lapis-lazuli : les oranges et les citrons y sont en abondance. On estime beaucoup les chevaux du pays pour leur beauté, quoique de petite taille, et pour leur vitesse à la course ; on y voit aussi quantité de cerfs, de daims, de perdrix, de perroquets, et une espèce de poules qui sont revêtues de duvet frisé au lieu de plumes ; elles sont petites, et ont les pieds courts : les dames chinoises en font beaucoup de cas.

Cette province produit beaucoup de musc. On en tire la meilleure rhubarbe et la vraie racine de fou-lin, avec une autre racine nommée fen-sé, qui se vend fort cher. Les habitans fabriquent du sel en faisant évaporer l’eau de certains puits qu’ils creusent dans les montagnes ; mais il a moins de force que le sel de mer, dont il leur serait difficile de faire des provisions suffisantes, à cause du grand éloignement.

Le Quang-tong, la douzième province, et la seule aujourd’hui fréquentée des Européens, a un grand nombre de ports commodes. Le pays est entremêlé de plaines et de montagnes ; il est si fertile, qu’il produit deux moissons chaque année. On en tire aussi de l’or, des pierres précieuses, de la soie, des perles, de l’étain, du vif-argent, du sucre, du cuivre, du fer, de l’acier, du salpêtre, de l’ébène, du bois d’aigle, et plusieurs sortes de bois odoriférans.

Entre les fruits on vante particulièrement une espèce de citrons qui croissent sur des arbres épineux, et qui portent une fleur blanche d’une odeur exquise ; on en tire par la distillation une liqueur fort agréable. Le fruit est presque aussi gros que la tête d’un homme. Sa chair est ou blanche ou rougeâtre, et le goût aigre-doux. On y voit un autre fruit qui passe pour le plus gros qu’il y ait au monde : au lieu de croître sur les branches de l’arbre, il sort du tronc ; son écorce est très-dure ; il renferme un grand nombre de petites loges qui contiennent une chair jaune fort douce et fort agréable, lorsque le fruit est mûr.

Une autre rareté de la même province est l’arbre que les Portugais nomment bois de fer, parce qu’il ressemble au fer par sa couleur, sa dureté et sa pesanteur qui le fait enfoncer dans l’eau. On y trouve aussi une singulière espèce de bois qui se nomme bois de rose, dont on fait des tables, des chaises et d’autres meubles : il est d’un noir rongeâtre, marqué de veines, et comme peint naturellement.

Il croît sur les montagnes une quantité prodigieuse d’un osier admirable, qui n’est pas plus gros que le doigt ; il rampe à terre en poussant de long jets qui ressemblent à des cordes entortillées, et qui embarrassent tellement le passage, que les cerfs mêmes ne s’en dégagent pas aisément. Comme il est souple et tenace, on l’emploie à faire des câbles et des cordages pour les navires. Fendu en filets fort déliés, on en fait des paniers, des claies, des chaises et des nattes fort commodes, qui servent de lit aux Chinois pendant l’été, parce qu’elles sont très-fraîches.

Cette province est remplie de paons privés et sauvages, et d’une prodigieuse quantité de canards privés. Les habitans font éclore les œufs de ces oiseaux dans des fours ou dans le fumier ; ensuite ils mènent les petits en troupes sur la côte, pendant que la marée est basse, pour qu’ils s’y nourrissent d’huîtres, de coquillages et d’insectes de mer. Toutes les bandes se mêlent sur le rivage ; mais au signal que les maîtres donnent en frappant sur un bassin, elles retournent chacune à la barque d’où elles sont sorties, comme les pigeons à leur colombier.

On pêche sur les côtes des poissons de toutes les espèces, des huîtres, des homards, des crabes exquis, et des tortues d’une grosseur extraordinaire.

Les habitans de cette province sont renommés par leur industrie. Quoiqu’ils soient peu inventifs, ils imitent avec beaucoup d’habileté : on ne leur montre pas d’ouvrages de l’Europe qu’ils ne contrefassent parfaitement.

La province de Quang-ton est la plus considérable de la Chine. Son gouvernement est le plus important de l’empire. Elle est divisée en dix districts, qui contiennent dix villes du premier ordre, et quatre-vingt-quatre tant du second que du troisième, sans y comprendre les forts ou les places de guerre, la ville de Macao, et plusieurs îles grandes et petites.

Quang-tcheou-fou, que les Européens ont nommée Canton, est une des villes les plus opulentes et les mieux peuplées de la Chine : elle est située sur le Ta-ho, une des plus belles rivières de ce grand empire. Dans son cours, depuis la province de Quang-si, elle reçoit une autre rivière, qui la rend assez profonde pour porter de grands bâtimens depuis la mer jusques auprès de la ville ; et une infinité de canaux font aller ses eaux en diverses provinces. Son embouchure est fort large : elle porte le nom de Hou-men, qui signifie Porte du tigre, parce qu’elle est bordée de plusieurs forts bâtis uniquement pour écarter les pirates. Ses rives, les plaines voisines et les collines mêmes sont bien cultivées en riz ou couvertes d’arbres toujours verts. Le passage, en arrivant de la mer, offre une perspective charmante.

Canton n’a guère moins d’étendue que Paris. C’est la résidence du vice-roi. Les barques dont le fleuve est couvert le long de ses deux rives contiennent une multitude infinie de peuple, et forment une espèce de ville flottante. Elles se touchent et forment des rues. Chaque barque contient une famille dans différens appartemens qui ressemblent à ceux des maisons. La population qui les habite en sort de grand matin pour aller pêcher ou travailler au riz.

Quoique les étoffes de soie fabriquées à Canton plaisent beaucoup à la vue, elles sont de qualité médiocre et d’un travail peu soigné, soit que la matière soit trop épargnée ou mal choisie : aussi sont-elles peu estimées à Pékin. Le nombre incroyable d’ouvriers qui travaillent à Canton ne suffisant pas pour le commerce qui s’y fait, on a établi une si grande quantité de manufactures à Fo-chan, qui n’en est qu’à quatre lieues, que ce bourg est devenu très-considérable. C’était à Fo-chan que se faisait le principal commerce pendant les troubles qui ont régné à Canton. Fo-chan n’a pas moins de trois lieues de circonférence ; il est extrêmement fréquenté et peu inférieur à Canton par les richesses et la population.

La grande quantité d’argent qu’on apporte à Canton des pays les plus éloignés, y attire les marchands de toutes les provinces de la Chine ; de sorte qu’on trouve dans ce port presque tout ce qu’il y a de curieux et de rare dans l’empire. Les habitans d’ailleurs sont fort laborieux et fort adroits.

Canton a dans sa dépendance la ville et le port de Macao, qui appartiennent aux Portugais. Macao est située vers l’embouchure du fleuve ; ou plutôt du port de Canton. Elle a perdu, avec son commerce, toute son ancienne splendeur. Les Portugais obtinrent de l’empereur Kia-tsing la permission de s’y établir, comme une récompense des services qu’ils avaient rendus à l’empire contre le pirate Tchang-si-lao. Ce brigand ayant mis le siége devant Canton, les mandarins demandèrent du secours aux Européens qui étaient à bord des vaisseaux marchands. L’intérêt du commerce fit prêter l’oreille à cette proposition. Tchang-si-lao se vit forcé de lever le siége, fut poursuivi jusqu’à Macao, dont il s’était saisi, et tué devant cette place par les armes des Portugais.

Nan-hyung-fou est une grande ville très-commerçante et l’un des marchés les plus fréquentés de l’empire. C’est entre cette ville et Nan-ngan, première ville de Kiang-si, éloignée de dix lieues, qu’on trouve la grande montagne de Mey-lin, sur laquelle passe un chemin admirable qui a plus d’une lieue de longueur et qui est bordé de précipices. Cependant les voyageurs n’y courent aucun danger, parce qu’il est fort large. Cette route est célèbre dans toute la Chine par le transport continuel des marchandises, et par la multitude des passans.

L’île de Hay-nan, dont le nom signifie Sud de La mer, appartient à la province de Quang-tong. Elle a près de soixante-dix lieues de longueur de l’est à l’ouest, et près de cinquante de largeur du nord au sud. Le terrain de la partie du nord ne forme pour ainsi dire qu’une plaine depuis la côte jusqu’à quinze lieues dans l’intérieur. Celui du sud, au contraire de même que celui de l’est, sont couverts de montagnes. Ce n’est qu’entre ces montagnes et celles qui occupent le centre de l’île qu’on trouve des campagnes cultivées et ces plaines, quoiqu’une très-petite portion de l’île soit encore inculte en plusieurs endroits et remplie de sable. Cependant la grande quantité de rivières et les pluies de la mousson rendent les campagnes de riz assez fertiles ; et la récolte que l’on fait deux fois l’année suffit aux besoins d’un peuple assez nombreux.

L’air y est très-malsain dans la partie méridionale, et l’eau très-dangereuse à boire, si l’on n’a pris le soin de la faire bouillir auparavant. Les meilleurs bois, soit d’odeur, soit pour les ouvrages de sculpture, viennent des montagnes de Hay-nan : tels sont le bois d’aigle, le hoa-li, que les Européens nomment bois de rose ou de violette, et une sorte de bois jaune très-beau et incorruptible : on en fait des colonnes qui sont d’un prix immense lorsqu’elles ont une certaine grosseur, et qu’on réserve, comme le hoa-li, pour le service de l’empereur. Khang-hi fit bâtir de ce bois un palais destiné pour sa sépulture.

L’île de Hay-nan produit, avec la plupart des fruits qui sont propres à la Chine, beaucoup de sucre, de tabac et de coton ; l’indigo y est fort commun, aussi-bien que les noix d’arec, et le poisson sec et salé. On y voit venir de Canton, tous les ans, vingt ou trente jonques pour le commerce de ces marchandises : de sorte, que Hay-nan, par sa situation, par sa grandeur et par ses richesses, peut être mise au rang des principales îles de l’Asie. Sur le rivage de la côte sud de l’île on trouve des plantes marines et des madrépores de toutes les espèces : on y voit aussi quelques arbres qui donnent le sang-de-dragon, et d’autres dont on fait distiller par incision un suc blanchâtre, qui devient rouge en durcissant, mais qui n’a aucun rapport avec la gomme ou les résines. Cette matière, jetée dans une cassolette, brûle lentement, et répand une odeur moins forte et plus agréable que celle de l’encens. On trouve entre les rochers, à peu de profondeur dans l’eau, de petits poissons bleus qui ressemblent mieux au dauphin que la dorade ; les Chinois, en font plus de cas que des poissons dorés de leurs rivières ; mais ces poissons ne vivent que peu de jours hors de leur élément.

Quelques voyageurs ont parlé dans leurs relations d’un lac de cette île qui a la vertu de pétrifier tout ce qu’on y jette. Cette idée peut venir des fausses pétrifications qui sont communes à Canton, et que les Chinois font parfaitement. Quant au lac, jamais les insulaires n’en ont eu connaissance. On ne trouve pas non plus dans l’île de Hay-nan cette abondance de perles que quelques autres voyageurs ont attribuée à la côte septentrionale. On voit dans l’île quantité d’oiseaux curieux, tels que des corbeaux qui ont une raie blanche autour du cou ; des étourneaux qui ont une petite lunette sur le bec ; des merles d’un bleu foncé, avec des oreilles jaunes d’un demi-pouce de longueur, qui parlent et chantent parfaitement ; des oiseaux de la grosseur d’une fauvette qui ont le plumage d’un beau rouge, et d’autres qui l’ont couleur d’or : ces deux espèces sont toujours ensemble. Enfin l’île de Hay-nan produit des serpens d’une grandeur prodigieuse, mais si timides, que le moindre bruit les fait fuir ; ils ne peuvent être fort dangereux par leurs morsures, puisque les habitans sont accoutumés à voyager nuit et jour, souvent pieds nus et sans armes, dans les bois et dans les plaines. On y rencontre aussi une espèce curieuse de grands singes noirs dont la physionomie approche assez de la figure humaine, tant ils ont les traits bien marqués ; mais cette espèce est rare : il y en a de gris, qui sont fort laids et fort communs.

Le gibier y abonde, et l’on y peut chasser de toutes les manières. Les perdrix, les cailles et les lièvres ne valent pas ceux d’Europe ; mais les bécassines, les sarcelles et tous les oiseaux de rivière sont très-bons. Les cerfs et les sangliers y sont communs.

L’île de Hay-nan est soumise à l’empire de la Chine, excepté les montagnes centre, qui se nomment Li-mou-chan ou Tchi-chan, dont les habitans vivent dans l’indépendance. Ces peuples entretenaient autrefois une correspondance ouverte avec les Chinois. Ils faisaient avec eux, deux fois l’année, le commerce de l’or qu’ils tirent de leurs montagnes, et celui de leurs bois d’aigle et de Calambac. On députait de part et d’autre quelques facteurs pour examiner les marchandises et régler les conditions. C’étaient les facteurs chinois qui portaient les premiers leurs toiles et leurs merceries dans les montagnes de Li-mou-chan ; après quoi les montagnards leur délivraient fidèlement les choses qu’ils avaient promises en échange. Mais l’empereur Kang-hi, informé que ce commerce rapportait une prodigieuse quantité d’or à quelques mandarins, défendit sous peine de mort toute communication avec ces peuples. Cependant les gouverneurs voisins entretiennent encore dans les montagnes des liaisons furtives par leurs émissaires secrets, quoique les profits de ce commerce clandestin soient moins considérables qu’autrefois. Les montagnards ne paraissent presque jamais, si ce n’est pour fondre par intervalles sur quelques villages voisins. Ils sont si lâches et si mal disciplinés, que cinquante Chinois en mettraient mille en fuite. Depuis quelque temps néanmoins une partie d’entre eux a la liberté d’habiter quelques villages dans les plaines, en payant un tribu à l’empereur ; d’autres s’engagent au service des Chinois, surtout dans l’est et dans le sud de l’île, pour la garde des troupeaux ou la culture des terres. Ils sont généralement difformes, de petite taille et de couleur rougeâtre. Les hommes et les femmes portent leurs cheveux passés dans un anneau sur le front, et par-dessus un petit chapeau de paille ou de rotang, d’où pendent deux cordons qu’ils nouent sous le menton. Ils sont vêtus comme les naturels de Formose. Leurs armes sont l’arc et la flèche, dont ils ne servent pas avec beaucoup d’adresse, et une espèce de coutelas qu’ils portent dans un petit panier attaché derrière eux à la ceinture. C’est le seul instrument qui leur sert à faire leurs ouvrages de charpente, et à couper les bois et les broussailles lorsqu’ils traversent les forêts.

Le Quang-si, treizième province, n’est pas comparable à la plupart des autres pour la grandeur, pour la beauté ni pour le commerce. Les seules parties bien cultivées sont celles de l’est et du sud, parce que le pays est plat et l’air tempéré. Dans toutes les autres parties, surtout vers le nord, elle est remplie de montagnes couvertes d’épaisses forêts. Il y a des mines de toutes sortes de métaux.

Il croît dans cette province un arbre assez singulier, nommé quang-lang, qui contient, au lieu de moelle, une substance molle dont on se sert comme de farine et dont le goût n’est pas désagréable. On y voit aussi une grande quantité de ces petits insectes qui produisent de la cire blanche. La cannelle du Quanq-si a l’odeur plus agréable que celle de Ceylan. Les toiles de soie qui s’y fabriquent sont presque aussi chères que les étoffes de soie ordinaire. Enfin ce pays produit des perroquets, des porcs-épics et des rhinocéros. On y trouve, près de Quey-ling-fou, sa capitale, les meilleures pierres pour la composition de l’encre. On y prend aussi des oiseaux d’un si beau plumage, qu’on fait entrer leurs plumes dans le tissu de certaines étoffes de soie. Cette province, quoiqu’une partie soit inculte, produit du riz en si grande abondance, qu’elle en fournit pendant six mois à la province de Quang-tong, qui, sans ce secours, n’aurait pas de quoi faire subsister le grand nombre de ses habitans.

Le Yun-nan, quatorzième province, est une des plus riches de l’empire. Elle a pour bornes les provinces de Se-tchuen, de Koeï-tcheou et de Quang-si d’une part ; et de l’autre, les terres du Thibet, des peuples sauvages peu connus, et les royaumes d’Ava, de Pégou, de Laos, et de Tonquin. Elle est toute coupée de rivières, dont plusieurs tirent leurs sources des lacs considérables qui s’y trouvent et qui la rendent très-fertile.

Tout ce qui est nécessaire à la vie s’y vend à bon compte. On y recueille beaucoup d’or dans les sables des rivières et des torrens qui descendent des montagnes situées dans sa partie occidentale ; ce qui fait juger qu’elles renferment des mines fort riches. Outre le cuivre ordinaire, on en tire une espèce singulière qui se nomme pé-tong, et qui est d’une blancheur égale en dedans et en dehors. Cette province fournit de l’ambre rouge, et n’en a pas de jaune. Les rubis, les saphirs, les agates et d’autres pierres précieuses, le musc, la soie, le benjoin, le lapis-lazuli, les plus beaux marbres jaspés, dont quelques-uns représentent naturellement des montagnes, des fleurs, des arbres et des rivières, sont autant de richesses qu’on tire de la province de Yun-nan. Quelques personnes croient que les rubis et les autres pierres précieuses y sont apportés du royaume d’Ava.

À To-li-fou, l’on fait des tables et d’autres ornemens de ce beau marbre jaspé dont on vient de parler, et qu’on tire principalement de la montagne de Tieu-sung. Les couleurs en sont si vives et si naturelles, qu’on les prendrait pour l’ouvrage d’un peintre habile.

Le Koeï-tcheou, quinzième et dernière province, est une des plus petites de l’empire. Elle est remplie de montagnes inaccessibles ; c’est pourquoi une partie est habitée par des peuples qui n’ont jamais été entièrement soumis. Les empereurs chinois, pour peupler cette province, y ont souvent envoyé des colonies. Elle contient un si grand nombre de forts et de places de guerre, avec des garnisons nombreuses, que les tributs qu’on en tire n’égalent point la dépense. Ses montagnes renferment des mines d’or, d’argent, de mercure et de cuivre. Entre les montagnes il y a des vallées agréables et assez fertiles, surtout auprès des rivières. Les denrées y sont à bon marché, mais non pas en si grande abondance que dans d’autres provinces, parce que la terre n’y est pas bien cultivée. On y nourrit beaucoup de vaches, de porcs, et les meilleurs chevaux de la Chine. Le nombre des oiseaux sauvages y est infini, et leur chair d’un excellent goût. Les étoffes de soie y manquent ; mais on y fabrique des tissus d’une espèce de chanvre : ils se portent en été.

C’est dans les provinces de Sé-tchuen, de Koeï-tcheou, de Hou-quang, de Quang-si, et sur les frontières de Quang-tong, que sont dispersés plusieurs peuples montagnards, connus sous le nom général de Miao-tsé, la plupart à demi sauvages, dont les uns vivent indépendans, et dont les autres, en reconnaissant l’autorité de l’empereur, se gouvernent par leurs lois et ont leurs usages particuliers, nécessairement différens de ceux d’un peuple aussi soumis et aussi policé que les Chinois.


  1. Ce fruit a été naturalisé à l’île Bourbon : son goût n’y dément pas l’éloge qu’on en fait. [F.]